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mercredi 20 août 2014

MAXIME GORKI LA MÈRE TRADUCTION DE SERGE PERSKY



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MAXIME GORKI

LA MÈRE

TRADUCTION DE SERGE PERSKY

PRÉCÉDÉ D’UN ENTRETIEN
ENTRE ANNA ZALOMOVA
L’HÉROÏNE DE CE ROMAN
ET S. ORLOV






UNE VISITE À ANNA ZALOMOVA
l’héroïne de la Mère.

À deux kilomètres de la ville de Gorki[1], dans une petite pièce d’une bourgade ouvrière, une mère tricote des chaussettes pour en faire cadeau à son fils. Elle a un sourire caressant ; derrière les lunettes, son regard est étonnamment vif et intelligent. Des mèches argentées lui tombent sur le front. Cette femme est encore vaillante, forte, joyeuse de vivre.
C’est Anna Kirillovna Zalomova, que des millions de lecteurs connaissent sous le nom de Pélaguée Nilovna Vlassova, héroïne du roman de Maxime Gorki, la Mère. Elle est âgée de 85 ans. Elle a dix-huit petits-fils et douze arrière-petits-fils. Son beau cœur est toujours le même ; elle se réjouit des victoires de l’édification socialiste, de la réalisation de l’idéal pour lequel avait lutté son fils préféré, Piotr Zalomov, le Pavel Vlassov du roman.


Nous faisons connaissance des la façon la plus simple. Le visage éclairé du sourire extrêmement doux d’un être d’une cordialité et d’une modestie extraordinaires, elle dit :
— Cela fait longtemps, que j’ai lu la Mère. J’avais appris qu’un écrivain nous avait choisis, mon fils et moi, pour sujet de son livre. Lorsque Piotr était en prison, Alexëi Maximovitch[2] lui portait le dîner, lui envoyait de l’argent tous les mois, prenait soin de lui…
Je prie Anna Kirillovna de me parler un peu d’elle-même.
Mais une fois de plus, elle parle de son fils, de son caractère, de sa maîtrise, du passé.
— Il est tellement obstiné, mon fils… Le 1er mai, à Sormovo, il y eut cinq cents manifestants, mais on n’en a arrêté que sept. Dertev et Moïsséev, des étudiants, Piotr, le serrurier Samyline, et un autre, je ne sais plus qui… Le lendemain, j’allai chez ma fille, pour savoir ce qu’il était advenu de mon fils… À cette époque-là, il vivait chez elle. Chemin faisant, je rencontrai une femme :
« Où vas-tu ? Sais-tu, le meneur, celui qui portait le drapeau, on l’a blessé à coups de baïonnette… C’est pas assez : il aurait fallu le tuer.
« Moi, je répondis : c’est faux. Il est mon fils, il vit, il n’a fait aucun mal aux hommes.
« Elle faillit tomber, et moi :
« — Pourquoi avez-vous peur, je ne vous ai rien fait. »
Une grande flamme merveilleuse éclaire les yeux de la mère qui raconte :
— Piotr a adhéré au Parti lorsqu’il avait quinze ans… On lui avait dit plus d’une fois : « Tu verras, tu finiras sur la potence ou devant un peloton d’exécution. » Cela ne l’avait pas effrayé. On les a jugés et déportés tous dans le gouvernement de l’Enisséï, au village de Maklakovka. Cela se passait en 1903 ; puis, il s’évada… En 1905, il combattit sur les barricades, à Moscou. Puis, il fallut partir pour Kostroma, où nous sommes restés cinq mois, puis pour Soudja… Sa femme est institutrice. Il se faisait appeler Anton Fédorovitch… Il vivait sous un faux nom, mon fils.
— Et vous-même, avez-vous participé à l’action révolutionnaire.
— Mais oui. En 1899 ou en 1900, j’allai à Ivanovo- Voznessensk… Pour porter des proclamations. Piotr en avait envoyé quelques milliers. Au début, on voulait les confier à mon frère, mais j’eus peur… « Mieux vaut que j’y aille, moi »… On venait de réduire les salaires des tisserands… Il fallait leur porter des tracts…
« Je m’en souviens très bien. Je m’engageai dans une ruelle. Une dame apparut sur un perron… J’entrai dans la cour ; des menuisiers y étaient en train de travailler. Soudain, sortant d’une cave une femme d’un certain âge se précipita vers moi :
« — Vous êtes Anna Kirillovna ? » Et de m’embrasser « Venez, venez vite ». Elle m’offrit du thé… Elle voulait me persuader de rester… Puis arriva un jeune tisserand qui emporta les proclamations…
— Ce ne fut pas pour rien, ajoute Anna Kirillovna en souriant, les ouvriers ont eu gain de cause…
« Une autre fois, je transportai des tracts de Pétchory à Sormovo, dans un seau. Je mis des choux par-dessus, comme si j’avais des choux. J’allais monter lorsqu’on me dit : « Où vas-tu avec tes seaux ? Comme s’il n’y avait pas de choux à Sormovo ? » Et moi, je réponds : « Pas de choux comme ça, c’est une sorte spéciale »…
« En 1902, à Kovalikha, vivait un infirmier, Ivan Pavlovitch. On devait transporter des drapeaux, de chez lui jusqu’à Sormovo… Je viens chez lui… Je passe dans la chambre et je les enroule autour de ma taille, sous la blouse… Puis, je ressors. « Et les drapeaux, dit-il, vous les avez oubliés ? Mais non, Ivan Pavlovitch, je n’ai rien oublié. » Tout se passa très bien…
— Vous aimez votre fils, Anna Kirillovna ?
— Tu es drôle ! Est-ce qu’une mère peut ne pas aimer son fils ? Attends, je vais te raconter comment il est, le mien… On l’avait jugé au Tribunal régional et mis en prison… Aucun détenu n’avait le droit de recevoir des visites. Ils décidèrent de faire la grève de la faim. Certains se bornèrent à ne pas manger, et lui, il refusa de boire, tellement il est entêté…
« Un jour, j’arrive à la prison, et le gardien me dit : « Pas la peine de venir : ton fils n’est pas là… On l’a emporté à l’infirmerie… Je ne pense pas que tu le trouves vivant ».
« Je me dirige à l’infirmerie. Je supplie le substitut, je supplie le procureur lui-même.
« — Ayez pitié, un homme à l’agonie ne peut-il donc pas voir sa mère ? Vous si votre toutou est malade, vous faites venir le médecin…
« — Il l’a voulu, répond le procureur.
« Je sors dans la rue, je me sens défaillir, je tombe… Un attroupement se forme. « Pour l’amour de Dieu, dis-je, donnez-moi un verre d’eau »… Un homme compatissant m’apporte à boire.
« Mais le policier fait circuler : « Va-t’en, va-t’en, ne te vautre pas ici ».
« Pendant un moment, je me promène devant la prison. Ensuite, je décide d’agir par la ruse. Je demande l’adresse de l’infirmier…
« — Par là, me dit-on, dans cette maisonnette.
« J’entre… Je vois une jeune femme. Des traits doux. Je l’interroge : « J’ai un fils, Piotr ; vit-il ? »
« — Vous avez de la chance, dit-elle, on a eu de la peine à le sauver »… Ce que j’ai pu être heureuse…
La mère nous raconte des épisodes remarquables de son existence passionnante. Elle parle, en termes chaleureux et caressants, de l’écrivain Gorki qu’elle a connu tout gosse. « Il était bien vif, Lionia… il était toujours fourré dans les livres et apprenait l’allemand. Je suis allé plus d’une fois à la teinturerie des Kachirine[3]. »
Je m’informe de la santé d’Anna Kirillovna. « Mes forces diminuent… Par ailleurs, ça va. Ce que j’aime, c’est lire. Les vieilles de mon âge me reprochent mon goût pour la lecture… »
Lorsqu’elle apprend que je vais voir son fils, Piotr Zalomov, elle me tend les grosses chaussettes tricotées et dit en souriant :
— Donne-les à Pétia, mon petit. Dis-lui que je l’aime et que je pense à lui…


S. Orlov.
1935





Première partie



I

Tous les jours, dans l’atmosphère enfumée et grave du faubourg ouvrier, la sirène de la fabrique jetait son cri strident. Alors, des gens maussades, aux muscles encore las, sortaient rapidement des petites maisons grises et couraient comme des blattes effrayées. Dans le froid demi-jour, ils s’en allaient par la rue étroite vers les hautes murailles de la fabrique qui les attendait avec certitude et dont les innombrables yeux carrés, jaunes et visqueux, éclairaient la chaussée boueuse. La fange claquait sous les pieds. Des voix endormies résonnaient en rauques exclamations, des injures déchiraient l’air ; et une onde de bruits sourds accueillait les ouvriers : le lourd tapage des machines, le grognement de la vapeur. Sombres et rébarbatives comme des sentinelles, les hautes cheminées noires se profilaient au-dessus du faubourg, pareilles à de grosses cannes.
Le soir, quand le soleil se couchait, et que ses rayons rouges brillaient aux vitres des maisons, l’usine vomissait de ses entrailles de pierre toutes les scories humaines, et les ouvriers, noircis par la fumée, se répandaient de nouveau dans la rue, laissant derrière eux des exhalaisons moites de graisse de machines ; leurs dents affamées étincelaient. Maintenant, il y avait dans leur voix de l’animation et même de la joie : les travaux forcés étaient finis pour quelques heures ; à la maison les attendaient le souper et le repos.
La fabrique engloutissait la journée, les machines suçaient dans les muscles des hommes toutes les forces dont elles avaient besoin. La journée était rayée de la vie sans laisser de traces ; sans s’en apercevoir, l’homme avait fait un pas de plus vers sa tombe ; mais il pouvait se livrer à la jouissance du repos, aux plaisirs du cabaret sordide, et il était satisfait.
Les jours de fête, on dormait jusque vers dix heures du matin ; puis les gens sérieux et mariés revêtaient leurs meilleurs habits et s’en allaient à la messe, reprochant aux jeunes gens leur indifférence en matière religieuse. Au retour de l’église, on mangeait des pâtés, ensuite on se couchait de nouveau jusqu’au soir.
La fatigue amassée pendant de longues années enlevait l’appétit ; afin de pouvoir manger, il fallait boire beaucoup, exciter l’estomac indolent par les brûlures aiguës de l’alcool.
Le soir venu, on se promenait paresseusement dans les rues ; ceux qui possédaient des caoutchoucs les mettaient lors même qu’il faisait sec ; ceux qui avaient un parapluie le prenaient, même par un beau soleil. Il n’est pas donné à tout le monde d’avoir des caoutchoucs et un parapluie, mais chacun désire surpasser son voisin, d’une manière ou de l’autre.
Quand on se rencontrait, on s’entretenait de la fabrique, des machines, on invectivait les contremaîtres. Les paroles et les pensées ne se rapportaient qu’à des choses liées au travail. L’intelligence malhabile et impuissante ne jetait que de solitaires étincelles, qu’une faible lueur dans la monotonie des jours. En rentrant, les maris cherchaient querelle aux femmes et les battaient souvent, sans épargner leurs forces. Les jeunes gens restaient au cabaret ou organisaient de petites soirées chez l’un ou chez l’autre, jouaient de l’accordéon, chantaient des chansons stupides et ignobles, dansaient, se racontaient des histoires obscènes et buvaient avec excès. Exténués par le travail, ces hommes s’enivraient facilement et dans chaque poitrine se développait une surexcitation maladive, incompréhensible, qui voulait une issue. Alors, pour n’importe quel prétexte, ils s’attaquaient mutuellement avec une irritation de fauves. Il se produisait des rixes sanglantes.
Dans les relations des ouvriers entre eux, ce même sentiment d’animosité aux aguets dominait ; il était aussi invétéré que la fatigue des muscles. Ces êtres naissaient avec cette maladie de l’âme, héritage de leurs pères ; et comme une ombre noire, elle les accompagnait jusqu’au tombeau, les poussant à accomplir des actes hideux par leur cruauté inutile.
Les jours de fête, les jeunes gens rentraient tard, les vêtements en lambeaux, couverts de boue et de poussière ; les visages meurtris, ils se vantaient des coups qu’ils avaient portés à leurs camarades ; les injures subies les courrouçaient ou les faisaient pleurer, ils étaient pitoyables et ivres, malheureux et répugnants. Parfois, c’étaient les parents qui ramenaient à la maison leurs fils qu’ils avaient trouvés ivres-morts dans la rue ou au cabaret ; les injures et les coups pleuvaient sur les enfants abrutis ou excités par l’eau-de-vie ; puis on les mettait au lit avec plus ou moins de précaution et, le matin, on les réveillait dès que le rugissement de la sirène fendait l’air.
Bien qu’on injuriât les enfants et qu’on les frappât, leur ivrognerie et leurs rixes semblaient choses naturelles aux parents ; quand les pères étaient jeunes, ils avaient bu et s’étaient battus aussi ; et leurs pères et mères les avaient corrigés également. La vie avait toujours été pareille ; elle s’écoulait on ne sait où, régulière et lente comme un fleuve fangeux.
Parfois, apparaissaient dans le faubourg des étrangers qui, d’abord, attiraient l’attention, tout simplement parce qu’ils étaient inconnus ; mais bientôt on s’habituait à eux et ils passaient inaperçus. Il ressortait de leurs récits que partout la vie de l’ouvrier est la même. Et du moment qu’il en était ainsi, à quoi bon en parler ?
Il s’en trouvait cependant qui disaient des choses encore nouvelles pour le faubourg. On ne discutait pas avec eux ; on ne prêtait qu’une attention incrédule à leurs paroles bizarres, qui excitaient chez les uns une irritation aveugle, chez les autres une sorte d’inquiétude, tandis que d’autres encore se sentaient troublés par un vague espoir et se mettaient à boire encore plus que de coutume pour chasser cette émotion.
Si l’étranger manifestait quelque trait extraordinaire, les habitants du faubourg lui en tenaient longtemps rigueur et le traitaient avec une répulsion instinctive, comme s’ils craignaient de le voir apporter dans leur existence quelque chose qui en troublerait le cours pénible, mais calme. Accoutumés à être opprimés par la vie, ces gens considéraient toutes les transformations possibles comme propres seulement à rendre leur joug encore plus lourd.
Résignés, ils faisaient le vide autour de ceux qui prononçaient des paroles étranges. Alors ceux-ci disparaissaient on ne sait où ; s’ils restaient à la fabrique, ils vivaient à l’écart, n’arrivant pas à se fondre dans la foule uniforme des ouvriers.
Après avoir vécu ainsi une cinquantaine d’années, l’homme mourait.





II

C’est ainsi que vivait le serrurier Mikhaïl Vlassov, homme sombre, aux petits yeux méfiants et mauvais, abrités sous d’épais sourcils. C’était le meilleur serrurier de la fabrique et l’hercule du faubourg. Mais il était grossier envers ses chefs ; c’était pourquoi il gagnait peu ; chaque dimanche, il rossait quelqu’un ; tout le monde le craignait, personne ne l’aimait. À plusieurs reprises, on avait tenté de le rouer de coups, mais sans y parvenir. Quand Vlassov prévoyait une agression, il saisissait une pierre, une planche, un morceau de fer, et, solidement planté sur ses jambes écartées, attendait l’ennemi en silence. Son visage couvert depuis les yeux jusqu’au cou d’une barbe noire, ses mains velues excitaient la terreur générale. On avait surtout peur de ses yeux, perçants et aigus, qui vrillaient les gens comme une pointe d’acier ; quand on rencontrait leur regard, on se sentait en présence d’une force sauvage, inaccessible à la crainte, prête à frapper sans pitié.
— Eh donc ! allez-vous-en, canailles ! disait-il sourdement.
Dans l’épaisse toison de son visage, ses grosses dents jaunes brillaient, féroces. Ses adversaires reculaient tout en l’invectivant.
— Canailles ! leur criait-il encore, et ses yeux étincelaient de sarcasmes acérés comme une alène. Puis, redressant, la tête d’un air provocant, il suivait ses ennemis en criant de temps à autre :
— Eh bien, qui veut mourir ?
Personne ne voulait.
Il parlait peu. Son expression favorite était « canaille ». Il qualifiait ainsi les chefs de la fabrique et la police ; il employait cette épithète en s’adressant à sa femme.
— Canaille, tu ne vois pas que mes pantalons sont déchirés ?
Quand son fils Pavel eut quatorze ans, l’envie vint un jour à Vlassov de le prendre aux cheveux une fois de plus. Mais Pavel, s’emparant d’un lourd marteau, fit brièvement :
— Ne me touche pas…
— Quoi ? demanda le père, se dirigeant vers l’enfant aux formes sveltes et élancées (on aurait dit une ombre tombant sur un bouleau).
— Assez ! dit Pavel, je ne te laisserai plus faire…
Et il secoua le marteau, tandis que ses grands yeux noirs s’élargissaient.
Le père le regarda, cacha ses mains velues derrière son dos, et dit en ricanant :
— C’est bien…
Puis il ajouta avec un profond soupir :
— Ah ! canaille !
Bientôt il déclara à sa femme :
— Ne me demande plus d’argent… pour vous nourrir, Pavel et toi.
— Tu boiras tout ? osa-t-elle demander.
Il frappa la table du poing et s’écria :
— Ce n’est pas ton affaire, canaille ! Je prendrai une maîtresse.
Il ne prit pas de maîtresse ; mais depuis ce moment-là jusqu’à sa mort, pendant deux ans environ, il ne regarda plus son fils et ne lui adressa pas une fois la parole.
Il avait un chien aussi gros et velu que lui-même. Chaque matin l’animal l’accompagnait jusqu’à la porte de la fabrique, où il l’attendait le soir. Les jours de fête Vlassov s’en allait au cabaret. Il marchait sans mot dire, et comme s’il eût cherché quelque chose, égratignant du regard les gens au passage. Toute la journée, le chien le suivait, tenant basse sa grosse queue épaisse. Quand Vlassov, ivre, rentrait à la maison, il soupait et donnait à manger au chien dans sa propre assiette. Il ne battait jamais l’animal, pas plus qu’il ne l’invectivait ou ne le caressait. Après le repas, si sa femme n’avait pas réussi à enlever le couvert au moment opportun, il jetait la vaisselle à terre, plaçait devant lui une bouteille d’eau-de-vie, et, le dos appuyé au mur, la bouche grande ouverte et les yeux fermés, il entonnait d’une voix sourde une chanson mélancolique. Les sons discordants s’embarrassaient dans ses moustaches, d’où tombaient des miettes de pain ; le serrurier lissait de ses gros doigts les poils de sa barbe et chantait. Les paroles de la chanson étaient incompréhensibles, traînantes, la mélodie rappelait le hurlement des loups en hiver. Il chantait tant qu’il y avait de l’eau-de-vie dans la bouteille ; puis il s’allongeait sur le banc ou posait sa tête sur la table et dormait ainsi jusqu’à l’appel de la sirène. Le chien se couchait à côté de lui.
Il mourut d’une hernie, après une longue agonie. Pendant cinq jours, noirci par la souffrance, il s’agita sans cesse dans son lit, les paupières closes, les dents grimaçantes. Parfois, il disait à sa femme :
— Donne-moi de l’arsenic… empoisonne-moi.
Elle fit venir le médecin, qui ordonna des cataplasmes, ajoutant qu’une opération était indispensable et qu’il fallait conduire le malade à l’hôpital le jour même.
— Va-t’en au diable… canaille… je mourrai bien tout seul ! répondit Vlassov.
Lorsque le docteur fut parti, sa femme en pleurs voulut l’exhorter à se soumettre à l’opération ; Mikhaïl lui déclara en la menaçant du poing :
— N’essaye pas… Si je guéris, tu le paieras cher !
Il mourut un matin, tandis que la sirène appelait les ouvriers au travail. On le coucha dans son cercueil ; il avait les sourcils froncés et la bouche ouverte. Il fut conduit à sa demeure dernière par sa femme, son fils, son chien, ainsi que par Danilo Vessoftchikov, vieux voleur ivrogne chassé de la fabrique, et par quelques miséreux du faubourg. La femme pleura un peu. Pavel avait les yeux secs. Ceux qui rencontraient le cortège funèbre s’arrêtaient et se signaient en disant :
— Sans doute, Pélaguée est bien contente de la mort de son mari.
Quelqu’un corrigea :
— Il n’est pas mort, il a crevé.
Après la descente du cercueil, les gens s’en retournèrent ; le chien resta, couché sur la terre fraîche, et flaira longtemps. Quelques jours plus tard il fut tué, on ne sait par qui.





III

Un dimanche, une quinzaine après la mort de son père, Pavel rentra ivre à la maison. Il arriva en chancelant dans la première pièce et cria à sa mère, en assénant un coup de poing sur la table, comme le faisait Mikhaïl :
— Le souper ?…
Pélaguée s’approcha, s’assit à ses côtés, et l’enlaçant, elle attira sur sa poitrine la tête de son fils. Il la repoussa, en posant le bras sur son épaule et dit :
— Vite, maman !
— Petit bêta, répondit-elle d’une voix triste et caressante.
— Moi aussi, je veux fumer… donne-moi la pipe du père… grogna-t-il en remuant péniblement sa langue rebelle.
C’était la première fois qu’il était ivre. L’alcool avait affaibli son corps, mais n’avait pas éteint sa conscience ; il se demandait :
— Je suis ivre ?… Suis-je ivre ?
Les caresses de sa mère le rendaient confus ; il était touché par la tristesse de son regard. Il avait envie de pleurer ; et, pour vaincre ce désir, il feignait d’être plus ivre qu’il l’était en réalité.
Et la mère caressait ses cheveux en désordre et couverts de sueur en disant doucement :
— Tu n’aurais pas dû faire cela…
Pavel commençait à avoir des nausées. Après une série de vomissements, il fut mis au lit par la mère, qui plaça un essuie-mains mouillé sur le front pâle. Il se remit un peu ; mais tout tournait autour de lui et sous lui ; ses paupières étaient pesantes ; il avait dans la bouche un goût répugnant et amer ; il regardait le visage de sa mère et avait des pensées sans suite.
— C’est encore trop tôt pour moi… les autres boivent sans être malades ; moi, j’ai des nausées.
La douce voix de sa mère arrivait à ses oreilles, comme lointaine :
— Comment pourras-tu me nourrir, si tu te mets à boire ?
Il dit en fermant les yeux :
— Tous boivent…
Pélaguée soupira profondément. Il avait raison. Elle savait que les gens n’ont pas d’autre endroit que le cabaret pour y chercher du plaisir, qu’ils n’ont pas d’autre jouissance que l’alcool. Pourtant, elle répondit :
— Tu n’as pas besoin de boire ! Le père a assez bu pour toi… Et il m’a assez tourmentée… tu pourrais bien avoir pitié de ta mère.
En écoutant ces paroles mélancoliques et résignées, Pavel pensa à l’existence silencieuse et effacée de cette femme, toujours dans l’attente des coups de son mari. Les derniers temps, Pavel était resté peu à la maison, pour ne pas voir son père ; il avait un peu oublié sa mère ; tout en revenant à son état normal, il l’examinait.
Elle était grande et légèrement voûtée ; son corps pesant, brisé par un labeur incessant et par les mauvais traitements, se mouvait sans bruit, obliquement, comme si elle craignait de se heurter à quelque chose. Le large visage ovale, découpé par les rides et légèrement boursouflé, était illuminé par des yeux noirs à l’expression triste et inquiète, comme chez presque toutes les femmes du faubourg. Au front, une profonde balafre faisait un peu remonter le sourcil droit, il semblait que l’oreille droite aussi était plus haute que l’autre, ce qui donnait au visage un air craintif… Il y avait dans l’épaisse chevelure noire des mèches grises pareilles à des marques de coups terribles… Toute sa personne respirait la douceur, une résignation douloureuse.
Et le long de ses joues, des larmes coulaient lentement…
— Attends ! Ne pleure pas ! supplia Pavel à voix basse. Donne-moi à boire !
— Je vais t’apporter de l’eau avec de la glace…
Lorsqu’elle revint, il dormait. Elle resta immobile un instant, retenant sa respiration ; la cruche tremblait dans sa main, les morceaux de glace se heurtaient contre le métal. Puis, après avoir posé l’ustensile sur la table, Pélaguée se mit à genoux devant les saintes images et pria silencieusement. Les vitres des fenêtres tremblaient sous les ondes sonores de la vie obscure et ivre du dehors. Dans les ténèbres et l’humidité d’une nuit d’automne, un accordéon grinçait ; quelqu’un chantait à pleine voix ; on entendait des paroles viles et obscènes ; des voix de femmes résonnaient, alarmées ou irritées.

Dans le petit logis des Vlassov, la vie s’écoulait uniforme, mais plus calme et paisible qu’auparavant, différant ainsi de l’existence générale au faubourg. La maison était située à l’extrémité de la grand-rue, au sommet d’une courte descente très rapide, au bas de laquelle se trouvait un marais.
La cuisine occupait le tiers de la demeure ; une mince cloison qui n’arrivait pas jusqu’au plafond la séparait d’une petite chambre où couchait la mère. Le reste formait une pièce carrée, à deux fenêtres ; dans un angle, le lit de Pavel, dans l’autre, deux bancs et une table. Quelques chaises, une commode où l’on serrait le linge, une petite glace, une malle à habits, une horloge et deux images saintes, c’était tout.
Pavel essayait de vivre comme les autres. Il faisait tout ce qui convient à un jeune homme ; il s’acheta un accordéon, une chemise à plastron empesé, une cravate voyante, des caoutchoucs et une canne. En apparence, il ressemblait à tous les adolescents de son âge. Il allait à des soirées, apprenait à danser le quadrille et la polka ; le dimanche, il rentrait ivre. Le lendemain matin, il avait mal à la tête, la fièvre le consumait, son visage était blême et abattu.
Un jour, sa mère lui demanda :
— Eh bien, tu t’es amusé hier soir ?
Il répondit avec une sombre irritation :
— Je me suis ennuyé atrocement ! Mes camarades sont tous comme des machines… J’aime mieux aller à la pêche ou m’acheter un fusil.
Il travaillait avec zèle ; jamais il n’était mis à l’amende ou ne chômait. Il était taciturne. Ses yeux bleus, grands comme ceux de sa mère, avaient une expression de mécontentement. Il ne s’acheta pas de fusil et n’alla pas à la pêche ; mais il abandonna la voie battue que suivaient ses camarades, fréquenta de moins en moins les soirées, et, bien qu’il continuât de sortir le dimanche, il rentrait sobre. Pélaguée l’examinait sans mot dire et voyait le visage basané de Pavel devenir de plus en plus décharné, le regard toujours plus grave et les lèvres se serrer avec une sévérité bizarre. Il semblait souffrir de quelque maladie ou de quelque colère mystérieuse. Auparavant, ses camarades lui faisaient des visites, mais, comme il n’était jamais à la maison, ils cessèrent de venir. La mère voyait avec plaisir que son fils n’imitait pas les jeunes gens de la fabrique ; mais lorsqu’elle remarqua cette obstination à s’éloigner du torrent obscur de la vie monotone, un sentiment de vague inquiétude envahit son âme.
Pavel apportait des livres ; au début, il essaya de les lire en cachette. Parfois, il copiait quelque chose sur un morceau de papier.
— Tu n’es pas bien, mon fils ? lui demanda un jour Pélaguée.
— Si, je suis bien ! répondit-il.
— Tu es tellement maigre ! soupira-t-elle.
Il garda le silence.
Ils parlaient peu et ne se voyaient guère. Le matin, le jeune homme prenait son thé en silence et s’en allait au travail ; à midi, il venait dîner ; à table, on n’échangeait que des paroles insignifiantes ; et ensuite il disparaissait de nouveau jusqu’au soir. Puis, la journée finie, il se lavait avec soin, soupait et lisait ses livres. Le dimanche, il s’en allait dès le matin pour ne rentrer que tard dans la nuit. La mère savait qu’il se rendait en ville, fréquentait le théâtre ; mais personne ne venait de la ville pour le voir. Il lui semblait que, plus les jours passaient, moins son fils lui adressait la parole ; et, en même temps, elle remarquait que, de plus en plus, il employait des mots nouveaux, incompréhensibles pour elle, tandis que les grossières expressions coutumières disparaissaient de ses discours.
Il attacha plus de soin à la propreté de son corps et de ses vêtements ; il se mouvait avec plus d’adresse et d’aisance ; il devint plus simple d’apparence, plus doux ; il inquiétait sa mère. Il la traitait d’une manière nouvelle, faisait son lit lui-même le dimanche, en général, sans phrases, sans ostentation, il s’efforçait de lui alléger la besogne. Personne n’agissait ainsi dans le faubourg…
Un jour, il rapporta un tableau qu’il accrocha au mur, et qui représentait trois personnages aux traits empreints de décision, de courage.
— C’est le Christ ressuscité se rendant à Emmaüs ! expliqua le jeune homme.
Le tableau plut à Pélaguée, mais elle pensa :
— Tu honores le Christ et tu ne vas pas à l’église…
Puis, d’autres tableaux encore vinrent orner les murs, le nombre des livres augmenta sur le beau rayon qu’un menuisier, un camarade de Pavel, avait placé. La chambre prenait un aspect agréable.
Le jeune homme disait souvent « vous » à sa mère et l’appelait « maman ». Parfois, il lui adressait quelques brèves paroles :
— Mère, ne soyez pas inquiète, je vous en prie, je reviendrai tard ce soir…
Et sous ces mots, elle sentait qu’il y avait quelque chose de fort et de sérieux, qui lui plaisait.
Mais son anxiété grandissait sans cesse, et comme elle ne s’en expliquait pas avec Pavel, c’était devenu comme un pressentiment de quelque chose d’extraordinaire qui lui étreignait de plus en plus le cœur. Parfois elle pensait :
— Les autres vivent comme des créatures humaines, mais lui, il est comme un moine… Il est trop sérieux… Ce n’est pas de son âge…
Elle se demandait :
— Peut-être a-t-il une amie ?
Mais, pour être aimé des demoiselles, il faut de l’argent, et il lui donnait presque tout son salaire.
C’est ainsi que passèrent les semaines, les mois, presque deux ans, d’une vie bizarre et silencieuse, pleine de pensées, de craintes confuses sans cesse croissantes.





IV

Un soir, après le souper, Pavel ayant tiré les rideaux devant les fenêtres, s’assit dans un coin et se mit à lire, après avoir suspendu au mur, au-dessus de sa tête, une lampe d’étain. La mère avait fini de serrer la vaisselle à la cuisine ; elle s’approcha de lui. Il leva la tête et la regarda d’un air interrogateur.
— Ce n’est rien, Pavel, c’est… comme ça ! fit-elle vivement.
Et elle s’éloigna en remuant les sourcils d’un air confus. Mais, après être restée immobile un instant, au milieu de la cuisine, elle se lava les mains et revint, pensive et préoccupée.
— Je voulais te demander ce que tu lis sans cesse, fit-elle doucement.
Il posa son livre.
— Assieds-toi, maman…
Pélaguée s’assit lourdement à côté de lui, se redressa et prêta l’oreille, dans l’attente de quelque chose de grave.
Sans la regarder, à mi-voix, très rudement, Pavel parla.
— Je lis des livres défendus. On en interdit la lecture, parce qu’ils disent la vérité sur notre vie, sur celle du peuple… On les imprime en cachette, et si on les trouvait chez moi, on me mettrait en prison… en prison pour avoir voulu savoir la vérité. As-tu compris ?
Elle eut soudain de la peine à respirer et fixa des yeux hagards sur son fils, qui lui parut changé, étranger. Il avait une autre voix, plus épaisse, plus basse, plus sonore. De ses doigts effilés, il tordait ses fines moustaches soyeuses et jetait un regard bizarre en dessous. Elle eut peur pour lui.
— Pourquoi cela, Pavel ? dit-elle.
Il leva la tête, l’examina et répondit tranquillement :
— Je veux savoir la vérité.
Sa voix était basse, mais ferme, un désir obstiné brillait dans ses yeux. Pélaguée comprit que son fils s’était voué à jamais à quelque chose de mystérieux et de terrible. Tout dans la vie lui avait toujours paru inévitable ; elle s’était accoutumée à se soumettre sans réfléchir ; elle commença donc à pleurer doucement, sans trouver de mots dans son cœur serré par l’angoisse et la douleur.
— Ne pleure pas ! dit Pavel d’une voix caressante — et il sembla à la mère qu’il lui disait adieu — réfléchis, quelle vie est la nôtre ! Tu as quarante ans et pourtant as-tu vraiment vécu ? Le père te battait… Je comprends maintenant que c’est son chagrin qu’il exprimait ainsi sur ton dos… le chagrin de la vie qui l’oppressait, et il ne savait pas lui-même d’où cela lui venait. Il a travaillé trente ans, il a commencé quand la fabrique n’occupait que deux corps de bâtiment, et aujourd’hui elle en a sept ! Les fabriques se développent et les gens meurent en travaillant pour elles.
Pélaguée l’écoutait, tout à la fois avec crainte et avidité. Les beaux yeux clairs du jeune homme étincelaient ; la poitrine appuyée contre la table, il s’était rapproché de sa mère et, touchant presque sa figure baignée de larmes, il lui disait son premier discours sur la vérité, telle qu’il la comprenait. Avec la naïveté de la jeunesse et l’ardeur d’un écolier fier de ses connaissances et sincèrement convaincu de leur importance, il parlait de tout ce qui lui paraissait si évident, il parlait autant pour se contrôler lui-même que pour convaincre sa mère. Il s’arrêtait parfois quand les mots lui manquaient, et alors il voyait le visage inquiet dans lequel brillaient de bons yeux voilés de larmes, pleins de terreur, de perplexité. Il eut pitié de sa mère et, de nouveau, il lui parla d’elle-même.
— Quelles joies as-tu connues ? demanda-t-il. Qu’as-tu de bon dans ton passé ?
Elle hocha tristement la tête, elle éprouvait un sentiment nouveau, inconnu encore, douloureux et joyeux à la fois, qui caressait délicieusement son cœur endolori. Pour la première fois, on lui parlait d’elle et de sa propre vie, et des pensées vagues, endormies depuis longtemps, se réveillaient en elle, ranimaient les sentiments éteints de vague mécontentement, les pensées et les souvenirs de sa jeunesse lointaine. Elle parla de sa vie, de ses amies, elle parla longuement de tout ; mais, comme les autres, elle ne savait que se plaindre ; personne n’expliquait pourquoi la vie est si pénible et si dure… Et voici que son fils était assis devant elle, et tout ce que les yeux de Pavel, son visage, ses paroles, lui disaient d’elle, la saisissait au cœur, la remplissait de fierté ; c’était son fils à elle qui avait compris la vie de sa mère, qui lui disait la vérité sur ses souffrances, qui la plaignait.
On ne plaint pas les mères, en général.
Elle le savait. Elle ne comprenait pas que Pavel ne parlait pas seulement d’elle, mais tout ce qu’il avait dit de la vie féminine était la vérité, la cruelle vérité. C’est pourquoi il lui semblait que dans sa poitrine s’agitait une foule de sensations qui la réchauffaient comme une caresse, inconnue.
— Que veux-tu faire ? lui demanda-t-elle en l’interrompant.
— Apprendre et ensuite enseigner aux autres. Nous devons apprendre, nous autres, nous devons savoir, nous devons comprendre pourquoi la vie est si pénible pour nous.
Il était doux à la mère de voir les yeux bleus de son fils, toujours sérieux et sévère, briller de tendresse, éclairant en lui quelque chose de rare pour elle. Un sourire satisfait vint aux lèvres de Pélaguée, bien qu’elle eût encore des larmes dans les rides des joues. Un double sentiment la partageait : elle était fière du fils qui voulait le bonheur de tous les hommes, qui les plaignait tous et voyait la douleur de la vie ; et, en même temps, elle ne pouvait oublier qu’il était jeune, qu’il ne parlait pas comme ses camarades, qu’il avait résolu d’entrer seul en lutte contre la vie coutumière qu’elle et les autres menaient. Elle eut envie de lui dire :
— Chéri ! que peux-tu faire ? On t’écrasera… tu périras.
Mais elle craignit de cesser d’admirer le jeune homme qui soudain s’était révélé à elle, si intelligent, si changé… et un peu étranger.
Pavel voyait le sourire sur les lèvres de sa mère, l’attention qu’elle lui prêtait, l’amour éclatant dans ses yeux, il crut lui avoir fait comprendre la vérité qu’il avait découverte, et la jeune fierté de la force de sa parole exalta sa foi en lui-même. Plein d’excitation, il parlait toujours, tantôt riant, tantôt fronçant les sourcils ; par moments, la haine résonnait dans sa voix, et quand Pélaguée entendait ces rudes accents, elle hochait craintivement la tête et demandait à mi-voix :
— Est-ce bien ainsi ?
— Oui ! reprenait-il d’une voix forte et ferme.
Et il lui parlait de ceux qui voulaient le bien du peuple, qui semaient la vérité et qui pour cela étaient traqués comme des fauves, envoyés en prison, exilés au bagne, par les ennemis de la vie…
— J’ai vu des gens de ce genre ! s’écria-t-il avec ardeur. Ce sont les meilleures âmes de la terre !
Ces êtres excitaient la terreur de la mère et elle avait envie de demander encore à son fils :
— Est-ce bien ainsi ?
Mais elle ne se décidait pas, elle écoutait célébrer ces gens qu’elle ne comprenait pas, et qui avaient appris à son fils une manière de penser et de parler si dangereuse pour lui.
— Il va bientôt faire jour… si tu te couchais… si tu dormais. Il faut aller au travail demain.
— Je vais me coucher, acquiesça-t-il.
Et, se penchant vers elle, il demanda :
— M’as-tu compris ?
— Oui ! soupira-t-elle.
De nouveau, les larmes jaillirent, de ses yeux, et elle ajouta en sanglotant :
— Tu périras !
Il se leva, se mit à aller et venir dans la chambre.
— Eh bien, tu sais maintenant ce que je fais, où je vais ! Je t’ai tout dit ! Je t’en supplie, mère, si tu m’aimes, ne me retiens pas !
— Mon chéri, s’écria-t-elle. Il aurait peut-être mieux valu ne rien me dire !
Il lui prit la main qu’il serra avec force entre les siennes.
Elle fut frappée par ce mot de « mère », prononcé avec une ardeur juvénile, et ce serrement de mains, nouveau et bizarre.
— Je ne ferai rien pour te contrarier, dit-elle d’une voix saccadée. Seulement, prends garde à toi, prends garde !…
Et sans savoir à quoi il devait prendre garde, elle ajouta tristement :
— Tu maigris de plus en plus.
Et, enveloppant le corps robuste et harmonieux du jeune homme d’un regard caressant, elle dit à voix basse :
— Que Dieu soit avec toi ! Vis comme tu veux, je ne t’en empêcherai pas ! Je ne te demande qu’une chose : ne parle pas à la légère. Il faut se méfier des gens, ils se haïssent tous mutuellement ! Ils vivent par l’avidité, ils vivent par l’envie ! Tous sont heureux de faire le mal… Quand tu voudras les accuser, les juger, ils te haïront, ils te feront périr !
Debout sur le seuil, Pavel écoutait ces paroles douloureuses ; il répondit en souriant :
— Les gens sont méchants, oui… Mais quand j’ai appris qu’il y avait une vérité sur la terre, ils m’ont semblé meilleurs !
Il sourit de nouveau et continua :
— Je ne comprends pas moi-même comment c’est arrivé ! Dans mon enfance, j’avais peur de tout le monde… Quand j’ai grandi, je me suis mis à haïr… les uns pour leur lâcheté… les autres, je ne sais pourquoi… Mais maintenant, il n’en est plus de même, j’ai pitié d’eux, je crois… Je ne comprends pas comment, mais mon cœur est devenu plus tendre quand j’ai su qu’il y avait une vérité pour les hommes, et qu’ils ne sont pas tous coupables de l’ignominie de leur vie…
Il se tut un instant, comme pour écouter quelque chose en lui-même, puis il reprit, pensif :
— Voilà comment respire la vérité !
Elle lui jeta un coup d’œil et dit faiblement :
— Tu t’es transformé d’une manière dangereuse, ô mon Dieu !
Quand il se fut endormi, Pélaguée se leva sans bruit et s’approcha du lit de Pavel. Le visage basané aux traits sévères et obstinés se dessinait distinctement sur l’oreiller blanc. Les mains jointes sur la poitrine, pieds nus et en chemise, la mère resta là, ses lèvres remuaient en silence, et de ses yeux s’échappaient lentement de grosses larmes troubles…





V

La vie recommença pour eux ; de nouveau, ils étaient proches et lointains.
Une fois, un jour de fête, au milieu de la semaine, Pavel dit à sa mère, au moment de s’en aller :
— Il viendra des gens chez moi, samedi !
— Quelles gens ? demanda-t-elle.
— Les uns d’ici… d’autres, de la ville.
— De la ville…, répéta la mère en hochant la tête.
Soudain, elle se mit à sangloter.
— Pourquoi pleurer maman ? s’écria Pavel mécontent. Pourquoi ?
Elle répondit d’une voix faible en essuyant ses larmes :
— Je ne sais pas… comme cela…
Il fit quelques pas dans la chambre, s’arrêta devant elle et demanda :
— Tu as peur ?
— Oui ! avoua-t-elle. Ces gens de la ville… sait-on qui c’est ?
Il se pencha vers elle et fit d’une voix irritée, comme son père :
— C’est à cause de cette peur que nous périssons tous ! Et ceux qui nous commandent profitent de cette peur et nous effrayent encore plus. Comprenez-le donc : tant que les gens auront peur, ils pourriront, comme les bouleaux, là, dans le marais.
Il s’éloigna en ajoutant :
— N’importe… on se réunira chez moi.
La mère pleura :
— Ne m’en veuille pas ! Comment ne pas avoir peur ? J’ai vécu ma vie entière dans la crainte… mon âme en est toute pleine.
Il répondit à mi-voix, plus doucement :
— Excusez-moi ! Je ne puis pas faire autrement !
Et il sortit.
Pendant trois jours, Pélaguée trembla ; son cœur cessait de battre quand elle se rappelait que des étrangers allaient venir dans la maison. Elle ne pouvait se les représenter, mais il lui semblait qu’ils devaient être terribles. C’étaient eux qui avaient montré à son fils la voie qu’il suivait maintenant…
Le samedi soir, Pavel revint de la fabrique, se débarbouilla, changea de vêtements et sortit, en disant sans regarder sa mère :
— Si l’on vient, dis que je serai de retour à l’instant… Qu’on m’attende… Et n’aie pas peur, s’il te plaît… Ce sont des gens comme les autres…
Elle se laissa tomber sur le banc. Son fils la regarda en fronçant le sourcil et lui proposa :
— Tu veux peut-être sortir ?
Elle s’offensa. Hochant négativement la tête, elle dit :
— Non !… c’est égal… Pourquoi sortirais-je ?
On était à la fin de novembre. Pendant la journée, une neige fine et sèche était tombée sur le sol gelé, qu’on entendait grincer sous les pieds de Pavel qui s’en allait. Des ténèbres épaisses se collaient aux vitres des fenêtres. La mère, affaissée sur le banc, attendait, les yeux tournés vers la porte.
Il lui semblait que, dans l’obscurité, des êtres silencieux, aux vêtements étranges, se dirigeaient de toutes parts vers la maison, qu’ils avançaient en se dissimulant, courbés et regardant de tous côtés. Il y avait déjà quelqu’un près de la maison et qui se tenait aux murs.
On entendit un coup de sifflet qui serpenta dans le silence comme un mince filet mélodieux et triste ; il errait dans le désert de la nuit, approchait… Soudain, il disparut sous la fenêtre, comme s’il eût pénétré dans le bois de la cloison.
Des bruits de pas résonnèrent ; la mère frémit et se leva, les yeux dilatés.
On ouvrit la porte. D’abord apparût une grosse tête coiffée d’une casquette de fourrure, puis un long corps penché se glissa lentement, se redressa, leva le bras droit sans hâte et soupira bruyamment, d’une voix de poitrine :
— Bonsoir !
La mère s’inclina sans mot dire.
— Pavel n’est pas encore rentré ?
L’homme ôta avec lenteur une veste de fourrure, leva un pied, fit tomber avec sa casquette la neige qui recouvrait sa chaussure, répéta le geste pour l’autre botte, jeta sa coiffure dans un coin et entra dans la chambre en se dandinant sur ses longues jambes. Il s’approcha d’une chaise, l’examina comme pour s’assurer de sa solidité, s’assit enfin et se mit à bâiller en recouvrant sa bouche de sa main. Il avait la tête ronde et tondue de près, les joues rasées et de longues moustaches dont la pointe retombait. Après avoir considéré la chambre de ses gros yeux bombés et grisâtres, il croisa les jambes et demanda en se balançant sur sa chaise :
— La chaumière vous appartient-elle ou la louez-vous ?
La mère, assise en face de lui, répondit :
— Nous la louons.
— Elle n’est pas fameuse ! observa l’homme.
— Pavel reviendra bientôt, attendez-le ! dit faiblement Pélaguée.
— C’est ce que je fais ! répliqua-t-il tranquillement.
Son calme, sa voix douce, la simplicité de son visage rendirent du courage à la mère. Il la regardait franchement, d’un air bienveillant ; une gaie étincelle brillait au fond de ses yeux transparents, et il y avait quelque chose d’amusant et de sympathique dans cette créature anguleuse et voûtée perchée sur de longues jambes. L’homme était vêtu d’un pantalon noir dont le bas était rentré dans les bottes et d’une blouse bleue. La mère avait envie de lui demander qui il était, d’où il venait, s’il connaissait son fils depuis longtemps, lorsque soudain il s’agita et dit :
— Qui est-ce qui vous a troué le front, petite mère ?
Il parlait d’une voix caressante, et souriait des yeux. Mais la question irrita la femme. Elle serra les lèvres et, après un instant de silence, elle s’informa avec une froide politesse :
— Et qu’est-ce que cela peut vous faire, petit père ?
Il se tourna vers elle de tout son corps :
— Mais ne vous fâchez donc pas ! Je vous ai demandé cela parce que ma mère adoptive avait aussi la tête trouée tout à fait comme vous. C’était son conjoint qui l’avait battue, avec un embauchoir ! Il était cordonnier. Elle était blanchisseuse. Elle m’avait déjà adopté quand, pour son malheur, elle a trouvé cet ivrogne on ne sait où ! Il la battait, je ne vous dis que ça ! J’en avais tellement peur que la peau me craquait.
Pélaguée se sentit désarmée par cette franchise, et elle se dit que peut-être Pavel ne serait pas content si elle se montrait impolie envers cet original. Elle reprit avec un sourire confus :
— Je ne me fâche pas… mais vous m’avez surprise. C’est un cadeau de mon mari, que Dieu ait son âme ! Vous n’êtes pas Tatar, vous ?
L’homme secoua les jambes et eut un sourire si large que ses oreilles mêmes semblèrent reculer vers la nuque. Puis il dit avec gravité :
— Pas encore… je ne suis pas Tatar !
— Vous ne parlez pas tout à fait comme un Russe ! expliqua la mère en souriant : elle avait compris sa plaisanterie.
— Mon langage vaut mieux que le russe ! s’écria gaiement le visiteur en hochant la tête. Je suis Petit-Russien, de la ville de Kaniev.
— Y a-t-il longtemps que vous êtes ici ?
— J’ai demeuré en ville près d’un an… et il y a un mois que je suis venu ici, à la fabrique… J’y ai trouvé de braves gens… votre fils… d’autres…, mais pas beaucoup. Je veux me fixer ici, ajouta-t-il en tortillant sa moustache.
Il plaisait à Pélaguée, et pour le remercier de l’éloge qu’il venait de faire de Pavel, elle proposa :
— Voulez-vous du thé ?
— Comment, en prendre tout seul ? répondit-il en haussant les épaules. Quand nous serons tous réunis, vous nous en offrirez…
De nouveau, on entendit des pas, la porte s’ouvrit brusquement, la mère se leva. Mais à son grand étonnement, ce fut une jeune fille légèrement et pauvrement vêtue, de petite taille, à physionomie de paysanne, qui entra dans la cuisine. La visiteuse, dont les cheveux blonds formaient une épaisse natte, demanda :
— Je ne suis pas en retard ?
— Mais non ! répondit le Petit-Russien, resté dans la chambre. Vous êtes venue à pied ?
— Bien entendu ! Vous êtes la mère de Pavel Mikhaïlovitch ? Bonsoir ! Je m’appelle Natacha.
— Et du nom de votre père ? demanda la mère.
— Vassilievna. Et vous ?
— Pélaguée Nilovna.
— Eh bien, nous avons fait connaissance, maintenant !
— Oui, dit la mère, en soupirant un peu.
Et elle examina la jeune fille avec un sourire.
Le Petit-Russien demanda :
— Il fait froid ?
— Oui, très froid, dans les champs ! Le vent souffle.
Elle avait une voix moelleuse, claire ; sa bouche était petite et ronde, toute sa personne potelée et fraîche. Après avoir enlevé son manteau, elle frotta énergiquement ses joues colorées avec ses petites mains rougies par le froid, en marchant dans la chambre à pas rapides ; les talons de ses bottines faisaient résonner le plancher.
— Elle n’a pas de caoutchouc ! pensa la mère.
— Oui ! dit la jeune fille en traînant les mots, je suis transie, gelée.
— Je vais tout de suite préparer le samovar, tout de suite, fit vivement la mère.
Et elle sortit.
Il lui semblait qu’elle connaissait la jeune fille depuis longtemps et qu’elle l’aimait d’un véritable amour de mère. Elle était contente de la voir ; tout en songeant aux yeux bleus un peu clignotants de son hôte, elle souriait de satisfaction ; elle prêta l’oreille à la conversation.
— Pourquoi êtes-vous triste André ? demanda la jeune fille.
— Comme ça ! répondit le Petit-Russien à mi-voix. La veuve a de bons yeux et je pensais que, peut-être, ceux de ma mère sont pareils… Je pense souvent à ma mère, vous savez… il me semble toujours qu’elle est vivante…
— Vous disiez qu’elle était morte…
— Non, c’est ma mère adoptive… Je parle de ma vraie mère… Je me figure qu’elle demande l’aumône quelque part à Kiev et qu’elle boit de l’eau-de-vie…
— Pourquoi ?
— Comme ça… Et quand elle est ivre, les agents de police la frappent au visage…
— Ah ! le pauvre homme ! pensa la mère en soupirant.
Natacha se mit à parler rapidement, mais à mi-voix. Puis la voix sonore du Petit-Russien résonna de nouveau :
— Vous êtes encore jeune ! vous n’avez pas beaucoup d’expérience ! Chacun a une mère, et pourtant les gens sont mauvais. Il est difficile d’accoucher, mais il est encore plus difficile d’enseigner le bien à l’homme.
— Voyez-vous ! s’exclama intérieurement la mère.
Elle aurait voulu pouvoir répondre au Petit-Russien, lui dire que, elle, par exemple, aurait été heureuse d’enseigner le bien à son fils, mais qu’elle ne savait rien elle-même.
Mais la porte s’ouvrit lentement et livra passage à Vessoftchikov, fils du vieux voleur Danilo, et misanthrope célèbre dans tout le faubourg. Il se tenait toujours à l’écart et chacun se moquait de lui à ce propos. La mère demanda, étonnée :
— Que veux-tu ?
Il la regarda de ses petits yeux gris, essuya de la large paume de sa main son visage grêlé aux larges pommettes et, sans répondre à la salutation de Pélaguée, il demanda d’une voix sourde :
— Pavel est à la maison ?
— Non.
Il jeta un coup d’œil dans la chambre et y pénétra en disant :
— Bonsoir, camarades…
— Lui aussi !… Est-ce possible ? pensa la mère avec hostilité.
Et elle fut très étonnée de voir Natacha tendre la main au nouveau venu avec un air joyeux et affectueux.
Puis survinrent deux autres jeunes gens, des enfants presque. La mère connaissait l’un d’eux : c’était le neveu de Fédor Sizov, vieil ouvrier de la fabrique ; il avait les traits aigus, un front très haut et des cheveux bouclés. L’autre, aux cheveux plats, lui était inconnu, mais ne la terrifiait pas, il paraissait modeste. Enfin, Pavel revint, accompagné de deux camarades ; elle les reconnut ; c’étaient deux ouvriers de la fabrique. Son fils lui dit aimablement :
— Tu as préparé le thé ? Merci !
— Faut-il acheter de l’eau-de-vie ? proposa-t-elle, ne sachant comment lui exprimer sa reconnaissance de quelque chose qu’elle ne comprenait pas encore.
— Non, c’est inutile, répondit Pavel en enlevant son manteau, et il lui sourit avec bonté.
Soudain, l’idée lui vint que son fils avait exagéré à dessein le danger de la réunion pour se moquer d’elle.
— Et c’est ceux-là qui sont des gens dangereux ?
— Parfaitement ! dit Pavel en passant dans la chambre.
— Ah ! fit la mère, le suivant d’un regard caressant.
Et en elle-même elle pensa :
— C’est encore un enfant !





VI

Lorsque l’eau du samovar fut en ébullition, elle le porta dans la chambre. Les hôtes étaient assis autour de la table ; Natacha, un livre à la main, s’était placée dans le coin sous la lampe.
— Afin de comprendre pourquoi les gens vivent si mal…, disait Natacha.
— Et pourquoi ils sont si mauvais…, intervint le Petit-Russien.
— Il faut voir comment ils ont commencé à vivre…
— Regardez, mes enfants, regardez, chuchota la mère, en préparant le thé.
Tous se turent.
— Que dites-vous, maman ? demanda Pavel en fronçant le sourcil.
— Moi ?
Voyant tous les yeux fixés sur elle, elle expliqua avec embarras :
— Je me parlais à moi-même… je disais : regardez !
Natacha se mit à rire, ainsi que Pavel ; le Petit-Russien s’écria :
— Merci, petite mère, pour le thé !
— Vous ne l’avez pas encore bu et vous remerciez déjà ! répliqua-t-elle.
Puis elle ajouta en regardant son fils :
— Je ne vous gêne pas ?
Ce fut Natacha qui répondit :
— Comment pouvez-vous gêner vos hôtes, vous qui êtes la maîtresse de maison ?
Et elle s’écria, d’une voix enfantine et plaintive :
— Chère âme ! donnez-moi vite du thé ! Je tremble de froid… j’ai les pieds gelés…
— Tout de suite ! tout de suite ! dit vivement Pélaguée.
Après avoir bu son thé, Natacha soupira bruyamment, rejeta sa natte par-dessus l’épaule et ouvrit un gros livre illustré à couverture jaune. La mère remplissait les verres, s’efforçant de ne pas les entre-choquer et écoutait, avec toute l’attention dont son cerveau peu habitué à travailler était capable, la lecture harmonieuse de la jeune fille. La voix sonore de Natacha se mêlait à la petite chanson pensive du samovar ; et dans la chambre se déroulait et frissonnait comme un ruban magnifique, l’histoire simple et claire des sauvages qui vivaient dans les cavernes et assommaient les bêtes avec des pierres. C’était comme une légende ; à plusieurs reprises, la mère jeta un coup d’œil sur son fils, désireuse de savoir ce qu’il y avait de défendu dans cette histoire de sauvages. Mais bientôt, elle cessa d’écouter et, sans qu’on s’en aperçut, se mit à examiner ses hôtes.
Pavel était assis à côté de Natacha ; c’était le plus beau de tous. La jeune fille, penchée sur son livre, remontait souvent les cheveux fins et bouclés qui lui tombaient sur le front. Parfois, elle secouait la tête, et, avec un regard caressant à ses auditeurs, elle ajoutait quelques remarques en baissant la voix. Le Petit-Russien avait appuyé sa large poitrine contre le coin de la table ; il effilait sa moustache, dont il essayait d’apercevoir les pointes en louchant. Vessoftchikov était assis sur une chaise, raide comme un mannequin, les mains posées sur les genoux ; son visage grêlé, dépourvu de sourcils, orné d’une maigre moustache, était immobile comme un masque. Sans mouvoir ses yeux étroits, il contemplait obstinément ses traits que réfléchissait le cuivre brillant du samovar ; il paraissait ne pas respirer. Le petit Fédia écoutait la lecture en remuant les lèvres ; il se répétait les paroles du livre ; son camarade aux cheveux bouclés se penchait, les coudes sur les genoux, et souriait pensivement, le visage appuyé dans ses mains. Un des jeunes gens venus avec Pavel était roux, frisé et mince ; ses yeux verts avaient une expression joyeuse ; il avait envie de dire quelque chose et faisait des gestes d’impatience ; l’autre, aux cheveux blonds et courts, se caressait la tête en regardant le plancher ; son visage n’était pas visible.
Il faisait chaud dans la chambre, ce qui était tout particulièrement agréable ce soir-là. Dans le gazouillement de la voix de Natacha, mêlé à la chanson tremblante du samovar, la mère se rappelait les soirées bruyantes de sa jeunesse, les mots grossiers des garçons, qui puaient l’alcool, leurs plaisanteries cyniques. À ces souvenirs, son cœur humilié se serrait de pitié pour elle-même.
Elle revécut en pensée le moment où son mari défunt l’avait demandée en mariage. C’était pendant une soirée ; il l’avait arrêtée dans un corridor obscur, l’avait serrée contre le mur de toute sa force, et lui avait proposé d’une voix sourde et irritée :
— Veux-tu te marier avec moi ?
Elle s’était sentie outragée ; il lui faisait mal en lui pétrissant la poitrine de ses gros doigts, il reniflait et lui envoyait au visage son haleine chaude et humide. Elle essaya de s’arracher à son étreinte, de lui échapper…
— Où vas-tu ? hurla-t-il. Réponds-moi d’abord !
Elle avait gardé le silence, haletante de honte et de colère.
— Ne fais pas d’embarras, nigaude ! Je vous connais, vous autres ! Au fond, tu es bien contente…
Quelqu’un ayant ouvert une porte, il avait quitté la jeune fille sans se hâter en disant :
— Je t’enverrai demander en mariage dimanche.
Il avait tenu parole.
Pélaguée ferma les yeux et soupira profondément.
— Je n’ai pas besoin de savoir comment les hommes ont vécu, mais comment il faut vivre, dit soudain Vessoftchikov d’une voix sourde et mécontente.
— Il a raison ! ajouta le jeune homme roux en se levant.
— Je ne suis pas d’accord ! s’écria Fédia. Si nous voulons aller de l’avant, nous devons tout savoir.
— C’est vrai ! dit le frisé à mi-voix.
Une discussion animée s’ensuivit. La mère ne comprenait pas pourquoi on criait. Tous les visages étaient rouges d’excitation ; mais personne n’était irrité ; on n’entendait pas les mots tranchants et grossiers auxquels elle était habituée.
— Ils se gênent devant la demoiselle, conclut-elle.
Elle était charmée par le visage sérieux de Natacha, qui surveillait attentivement tout le monde, comme si les jeunes gens présents eussent été des enfants peur elle.
— Attendez, camarades ! dit soudain la jeune fille.
Et tous se turent, les yeux tournés vers elle.
— Ceux qui disent que nous devons tout savoir sont dans le vrai. Nous devons nous allumer nous-mêmes à la flamme de la raison pour que les gens obscurs nous voient ; nous devons répondre à tout avec honnêteté, avec vérité. Il faut connaître toute la vérité, tout le mensonge.
Le Petit-Russien hochait la tête au rythme des paroles de Natacha. Vessoftchikov, le jeune homme roux et l’ouvrier venu avec Pavel formaient un groupe distinct ; ils déplaisaient à la mère, sans qu’elle sût pourquoi.
Lorsque Natacha eut terminé, Pavel se leva et demanda tranquillement :
— Est-ce des repus seulement que nous voulons être ? — Non ! se répondit-il en regardant avec fermeté le trio, nous voulons être des hommes. Nous devons montrer à ceux qui nous exploitent et qui nous ferment les yeux, que nous voyons tout, que nous ne sommes ni des idiots, ni des brutes, que ce n’est pas seulement manger que nous voulons, mais aussi vivre comme il convient aux hommes de vivre. Nous devons montrer aux ennemis que la vie de bagne qu’ils nous ont faite ne nous empêche pas de nous mesurer avec eux par l’intelligence et de les dépasser par l’esprit…
La mère écoutait ces paroles ; elle frémissait de fierté en entendant son fils parler si bien.
— Il y a beaucoup de gens repus, mais aucun d’eux n’est honnête ! dit le Petit-Russien. Construisons un pont qui franchisse le marais de notre infecte vie et qui nous conduise au royaume à venir de la bonté sincère voilà notre tâche, camarades !
— Quand le moment de se battre est venu, on n’a pas le temps de se panser la main ! répliqua sourdement Vessoftchikov.
— En outre, on nous cassera les os, et avant la bataille encore ! s’écria gaiement le Petit-Russien.
Il était déjà passé minuit quand le cercle se dispersa. Le jeune homme roux et Vessoftchikov partirent les premiers, ce qui ne plut pas à sa mère…
— Voyez-vous comme ils sont pressés ! pensa-t-elle en les saluant.
— Vous m’accompagnez, André ? demanda Natacha.
— Comment donc ! répliqua le Petit-Russien.
Pendant que Natacha s’habillait dans la cuisine, la mère lui dit :
— Vous avez des bas bien minces pour un temps pareil ! Si vous le permettez, je vous en tricoterai une paire en laine.
— Merci, Pélaguée Nilovna ; les bas de laine, ça chatouille ! répondit la jeune fille en riant.
— Je vous en ferai qui ne vous chatouilleront pas ! dit la mère.
Natacha la considéra en clignant un peu ; et ce regard fixe embarrassa la mère.
— Excusez ma bêtise… c’est de bon cœur !… ajouta-t-elle à voix basse.
— Comme vous êtes bonne ! répliqua Natacha, à mi-voix aussi, en lui serrant la main.
— Bonsoir, petite mère ! dit le Petit-Russien en la regardant en face ; et il sortit en se baissant, à la suite de Natacha.
La mère jeta un coup d’œil vers son fils ; debout sur le seuil de la chambre, il souriait :
— Pourquoi ris-tu ? demanda-t-elle avec confusion.
— Comme ça… je suis content !
— Je suis vieille et bête… je le sais… mais je comprends quand même ce qui est bien ! fit-elle, vexée.
— Et vous avez raison ! répliqua-t-il en secouant la tête. Allez vous coucher… c’est le moment…
— Et pour toi aussi… Je vais tout de suite au lit…
Elle tournait autour de la table tout en enlevant la vaisselle ; elle était heureuse : tout s’était bien passé et terminé en paix.
— Tu as eu une bonne idée, mon fils, dit-elle, ce sont de braves gens… Le Petit-Russien est bien gentil ! Et la demoiselle… Ah ! qu’elle est intelligente ! qui est-ce ?
— Une maîtresse d’école, répondit brièvement Pavel, marchant de long en large dans la pièce.
— C’est pour cela qu’elle est si pauvre !… Ah ! qu’elle est mal habillée ! Elle va prendre froid ! Où sont ses parents ?
— À Moscou !
Et Pavel, s’arrêtant près de sa mère, lui dit, d’une voix basse et sérieuse :
— Son père est très riche ; c’est un marchand de fer qui possède plusieurs maisons. Il l’a chassée, parce qu’elle a pris cette voie… Elle a été élevée dans le luxe, tous les siens la gâtaient, lui donnaient ce qu’elle voulait… et en ce moment-ci, elle fait sept kilomètres à pied, seule…
Ces détails frappèrent Pélaguée. Debout au milieu de la chambre, elle regardait, son fils sans mot dire, les sourcils levés d’étonnement.
Puis elle demanda à mi-voix :
— Elle va en ville ?
— Oui.
— Ah ! elle n’a pas peur ?
— Non, elle n’a pas peur ! dit Pavel en souriant.
— Mais pourquoi ? Elle aurait pu passer la nuit ici…elle aurait couché avec moi.
— Ce n’était pas possible. On l’aurait vue ici demain matin ; et nous n’avons pas besoin de cela. Ni elle non plus.
La mère se souvint, regarda vers la fenêtre d’un air pensif et reprit doucement :
— Je ne comprends pas ce qu’il y a là de dangereux, de défendu ? Il n’y a pas de mal à ces choses-là, n’est-ce pas mon fils ?
Elle n’en était pas sûre et elle aurait voulu obtenir de Pavel une réponse négative. Il la regarda avec calme et déclara d’un ton ferme :
— Nous ne faisons ni ne ferons rien de mal. Et pourtant, c’est la prison qui nous attend, sache-le.
Les mains de Pélaguée se mirent à trembler. D’une voix brisée elle questionna :
— Peut-être… Dieu permettra qu’il en soit autrement.
— Non ! dit Pavel, d’un ton caressant mais assuré. Je ne veux pas te tromper. Il ne peut pas en être autrement.
Il sourit et ajouta :
— Couche-toi ! Tu es fatiguée ! Bonne nuit !
Restée seule, la mère s’approcha de la fenêtre et regarda dans la rue. Le vent soufflait et chassait la neige du toit des petites maisons endormies, il battait les murs en chuchotant on ne sait quoi, tombait à terre, et faisait courir le long de la rue de blancs nuages de flocons secs.
— Jésus-Christ, ayez pitié de nous ! pria-t-elle à voix basse.
Les larmes s’amassaient dans son cœur, l’attente du malheur dont son fils parlait avec tant de calme et de certitude, frémissait en elle, pareille à un papillon de nuit. Devant ses yeux se déroula une plaine couverte de neige. Le vent ébouriffé y tourbillonnait en sifflant. Au milieu de la plaine, une petite silhouette de jeune fille cheminait, solitaire et chancelante. Le vent s’enroulait autour de ses jambes, gonflait ses jupes, lui lançait à la figure des flocons cinglants. La marche était difficile pour les petits pieds qui enfonçaient dans la neige. Il faisait froid et les ténèbres étaient effrayantes. La jeune fille s’inclinait comme un brin d’herbe secoué par le souffle rapide du vent d’automne. À sa droite, dans le marais, une forêt dressait sa sombre muraille, où les bouleaux et les grêles sapins tremblaient et bruissaient tristement. Bien loin, devant elle, scintillaient les lumières de la ville.
— Seigneur ! ayez pitié de nous ! dit encore la mère, frissonnante de froid et de peur.





VII

Les jours glissaient, les uns après les autres ; comme les boules d’un boulier, ils s’additionnaient en semaines et en mois. Tous les samedis, les camarades se réunissaient chez Pavel ; et chaque séance était comme une marche d’un long escalier en pente douce qui conduisait bien loin, on ne sait où, élevant lentement ceux qui montaient, et dont on ne voyait pas le sommet.
Des figures nouvelles apparaissaient sans cesse. La petite chambre des Vlassov devenait trop étroite. Natacha continuait à venir, transie de froid, fatiguée, mais toujours gaie et animée. La mère lui avait tricoté des bas qu’elle avait voulu mettre elle-même aux petits pieds. Natacha avait ri d’abord, puis s’était tue ; et ayant réfléchi un instant :
— J’avais une bonne, dit-elle à voix basse… elle était aussi étonnamment dévouée ! Comme c’est étrange, Pélaguée Nilovna ; le peuple a une vie si dure, si pleine d’humiliations ; et pourtant, il a plus de cœur, plus de bonté que… les autres.
Elle avait agité le bras, en désignant quelque endroit, très éloigné d’elle.
— Et vous donc ! — lui avait dit la mère de Pavel — vous avez sacrifié vos parents et tout le reste…
Elle ne parvint pas à achever sa pensée, soupira et se tut en regardant Natacha. Elle lui était reconnaissante sans savoir de quoi et restait assise sur le sol, devant la jeune fille, qui souriait, pensive, la tête baissée.
— J’ai sacrifié mes parents… avait répété Natacha. Ce n’est pas le plus pénible. Mon père est si stupide et grossier… mon frère aussi… et il boit. Ma sœur aînée est malheureuse, elle fait pitié. Elle s’est mariée avec un homme beaucoup plus âgé qu’elle, très riche, avare et ennuyeux… Mais c’est maman que je regrette ! Elle est simple comme vous, toute petite comme une souris… Elle court toujours et a peur de tout le monde… Quelquefois j’ai un tel désir de la revoir, ma maman…
— Pauvre petite ! dit la mère de Pavel, en secouant tristement la tête.
La jeune fille se redressa soudain et s’écria :
— Oh ! non ! Il y a des moments où j’éprouve une telle joie, un tel bonheur !…
Son visage avait pâli et ses yeux bleus lançaient des étincelles. Et, posant la main sur l’épaule de Pélaguée, elle dit d’une voix profonde, avec un accent venu du cœur :
— Si vous saviez… si vous pouviez comprendre quelle œuvre joyeuse et grande nous accomplissons… Vous le sentirez ! s’écria-t-elle.
Une impression voisine de l’envie s’empara du cœur de la mère. Elle fit tristement en se levant :
— Je suis trop vieille pour cela… trop ignorante, trop vieille.

…Pavel parlait beaucoup, il discutait avec une ardeur toujours croissante et… maigrissait. Pélaguée croyait remarquer que lorsqu’il causait avec Natacha ou la considérait, son regard sévère s’adoucissait, que sa voix se faisait plus caressante, qu’il devenait plus simple.
— Que Dieu le veuille ! pensait-elle. Et elle souriait à l’idée que Natacha pourrait devenir sa bru.
Lorsque, dans les réunions, les discussions prenaient un caractère trop ardent, le Petit-Russien se levait et, se dandinant comme le battant d’une cloche, il disait de sa voix sonore des paroles claires et simples qui faisaient renaître le calme. Le taciturne Vessoftchikov poussait constamment ses camarades à des actes mal définis ; c’était toujours lui et Samoïlov, le jeune homme roux, qui animaient les discussions. Ils avaient pour partisan Ivan Boukine, le jeune homme à la tête ronde, aux sourcils blancs, et qui semblait délavé par le soleil. Jacob Somov, toujours modeste, propre et bien coiffé, parlait peu et brièvement, d’une voix basse et sérieuse. Avec Fédia Mazine, l’adolescent au grand front, il était toujours du même avis que Pavel et le Petit-Russien.
Parfois, au lieu de Natacha, c’était Nicolas Ivanovitch qui venait de la ville. Il portait des lunettes et avait une petite barbe blonde. Originaire d’une province éloignée, il discourait avec un accent particulier et chantant, sur des thèmes très simples, sur la vie de famille, les enfants, le commerce, la police, le prix de la viande et du pain, sur ce qui est la vie de tous les jours. Et en tout il découvrait des erreurs, de la confusion, des choses stupides, amusantes parfois, mais toujours désavantageuses pour les hommes. Il semblait à la mère que Nicolas Ivanovitch était venu de loin, d’un autre royaume où l’existence était facile et honnête, et que, ici, tout lui était déplaisant. Il avait le teint jaunâtre ; de petites rides rayonnaient autour de ses yeux, sa voix était basse et ses mains toujours chaudes. Quand il saluait la mère Vlassov, il lui entourait la main de ses longs doigts vigoureux, et ce geste soulageait l’âme de Pélaguée.
Il venait encore d’autres personnes de la ville, ainsi une demoiselle à la taille élancée, aux grands yeux, au visage maigre et pâle. On l’appelait Sachenka. Il y avait quelque chose de masculin dans ses gestes et dans sa démarche ; elle fronçait ses noirs sourcils d’un air irrité ; quand elle parlait, les minces narines de son nez bien dessiné frémissaient.
Ce fut elle qui dit un jour, la première :
— Nous autres, socialistes…
Quand la mère entendit ce mot, elle regarda la jeune fille avec une terreur silencieuse.
Elle savait que les socialistes avaient tué un tsar. C’était pendant sa jeunesse ; on avait dit alors que les propriétaires fonciers, irrités contre l’empereur qui avait affranchi les serfs, avaient juré de ne pas se couper les cheveux avant qu’il fût assassiné. Aussi, elle ne pouvait pas comprendre pourquoi son fils et ses camarades s’étaient faits socialistes.
Quand tout le monde fut parti, elle demanda à Pavel :
— Pavloucha, est-ce vrai que tu es socialiste ?
— Oui, répondit-il, ferme et franc comme toujours.
La mère soupira profondément et reprit en baissant les yeux :
— Est-ce bien, mon fils ?… Car ils sont contre le tsar… ils en ont déjà tué un !
Pavel se mit à aller et venir dans la chambre en se caressant la joue, puis il dit avec un sourire :
— Nous n’avons pas besoin de cela !
Il lui parla longtemps d’un ton sérieux. Elle le considérait et réfléchissait. Puis le mot terrible se répéta de plus en plus souvent, il devint aussi familier aux oreilles de la mère qu’une foule d’autres termes incompréhensibles pour elle. Mais Sachenka ne lui plaisait pas ; quand elle était là, la mère se sentait mal à l’aise, anxieuse…
Un soir, elle dit au Petit-Russien, avec une moue de mécontentement :
— Elle est bien sévère, Sachenka ! Elle commande sans cesse : faites ceci, faites cela !
Le Petit-Russien rit bruyamment.
— C’est bien vrai ! Vous avez touché juste ! N’est-ce pas, Pavel ?
— Et, clignant de l’œil, il dit d’un ton railleur :
— La noblesse !
Pavel répliqua avec sécheresse :
— C’est une vaillante fille !
Et il prit un air maussade.
— C’est vrai aussi ! confirma le Petit-Russien. Seulement, elle ne comprend pas que c’est elle qui doit et que c’est nous qui voulons et pouvons.
La mère remarqua aussi que Sachenka était tout particulièrement sévère envers Pavel, qu’elle le réprimandait parfois. Pavel souriait, gardait le silence, et contemplait la jeune fille avec le regard adouci qu’il avait auparavant pour Natacha. Et Pélaguée n’en était pas satisfaite.
On se réunissait deux fois par semaine ; et quand la mère voyait avec quelle attention passionnée les jeunes gens écoutaient les discours de son fils et du Petit-Russien, les intéressants récits de Natacha, de Sachenka, de Nicolas Ivanovitch et des autres visiteurs de la ville, elle oubliait ses inquiétudes et, au souvenir des ennuyeux jours de sa jeunesse, hochait tristement la tête.
Souvent, la mère était surprise des accès d’une joie tumultueuse qui saisissait soudain les jeunes gens. Le fait se produisait généralement quand ils avaient lu dans les journaux des nouvelles de la classe ouvrière de l’étranger. C’était un bonheur bizarre, comme enfantin ; chacun riait d’un rire clair et gai, et frappait amicalement sur l’épaule de son voisin.
— Ils ont bien travaillé, nos camarades allemands proclamait n’importe qui, comme ivre d’extase.
— Vivent nos compagnons d’Italie ! s’écriait-on une autre fois.
Et quand ils envoyaient ces acclamations au loin aux amis inconnus, ils paraissaient certains que ceux-ci les entendaient et partageaient leur enthousiasme.
Le Petit-Russien, plein d’un amour qui embrassait tous les êtres, déclarait :
— Il faudrait leur écrire, n’est-ce pas, camarades, pour qu’ils sachent qu’ils ont, dans la Russie lointaine, des amis, des ouvriers qui professent la même religion qu’eux, des camarades qui ont le même but qu’eux et se réjouissent de leurs victoires…
Et le sourire aux lèvres, on parlait longuement des Français, des Anglais, des Suédois, comme d’êtres chers dont on partageait les bonheurs et les souffrances.
Et dans l’étroite pièce, naissait le sentiment de la parenté spirituelle, unissant les ouvriers de cette terre, dont ils étaient à la fois les maîtres et les esclaves. Cette confraternité qui leur faisait une seule âme impressionnait la mère et, quoiqu’elle lui fût inaccessible, elle se redressait sous cette force joyeuse, triomphante, enivrante et jeune, caressante et pleine d’espoirs.
— Comme vous êtes, tout de même ! dit-elle un jour au Petit-Russien. Pour vous, tous sont des camarades… les Juifs, les Arméniens et les Autrichiens… vous parlez d’eux comme si c’étaient des amis, vous vous attristez et vous vous réjouissez avec tout le monde.
— Avec tous, petite mère, avec tous ! s’exclama-t-il. Le monde est à nous ! Le monde est aux ouvriers ! Pour nous, il n’y a ni nations, ni races, il n’y a que des camarades… et des ennemis. Tous les ouvriers sont nos amis, tous les riches, tous ceux qui détiennent l’autorité sont nos ennemis. Quand on regarde la terre avec de bons yeux, quand on voit combien nous, les ouvriers, nous sommes nombreux, quelle puissance spirituelle nous représentons, on a le cœur envahi de joie et de bonheur, comme si on célébrait une fête solennelle. Et le Français, et l’Allemand éprouvent le même sentiment, et les italiens aussi se réjouissent. Nous sommes tous des enfants de la même mère, de la grande, de l’invincible fée de la fraternité des ouvriers, de tous les pays de la terre. Elle se développe, elle nous réchauffe de sa chaleur, c’est le second soleil au ciel de la justice ; et ce ciel est dans le cœur de l’ouvrier. Quel qu’il soit, quelque nom qu’il se donne, le socialiste est notre frère en esprit, toujours, maintenant et à jamais, aux siècles des siècles.
Cette exubérance enfantine, cette foi lumineuse et inébranlable se manifestaient de plus en plus souvent dans le petit groupe, avec une force croissante…
Et quand Pélaguée voyait cette joie, elle sentait instinctivement que, en vérité, quelque chose de grand et de rayonnant était né au monde, comme un soleil pareil à celui qu’elle voyait au ciel.
On chantait souvent ; on chantait gaiement et à pleine voix des chansons familières ; parfois, on en apprenait de nouvelles, mélodieuses aussi, mais sur des airs mélancoliques et étranges. Alors, on baissait la voix, les physionomies se faisaient graves, pensives, comme pour un hymne religieux. Les visages devenaient pâles, les chanteurs s’animaient et on sentait qu’une grande force se cachait dans les paroles sonores. L’une surtout de ces chansons nouvelles troublait et inquiétait la mère. Elle ne disait pas les gémissements, les perplexités de l’âme outragée qui erre solitaire dans les sentiers obscurs des incertitudes douloureuses, ni les cris de l’âme incolore et informe assaillie par la misère, abrutie par la peur. Elle ne répétait pas les soupirs languissants de l’être avide d’espace, ni les cris de défi de l’audace fougueuse prête à détruire le mal et le bien, indifféremment. L’aveugle sentiment de la vengeance et de la haine, capable de tout anéantir, impuissante à rien créer, y faisait défaut ; il n’y avait dans cette chanson aucune trace de l’ancien monde, du monde des esclaves.
Les paroles dures, la mélodie austère ne plaisaient pas à Pélaguée, mais il y avait dans cette chanson comme une force immense qui étouffait le son et les mots, éveillant dans le cœur le pressentiment de quelque chose de trop grand pour la pensée. La mère voyait ce quelque chose sur les visages, dans les yeux des jeunes gens, et, cédant à cette puissance mystérieuse, elle écoutait toujours la chanson avec une attention redoublée, avec une profonde inquiétude.
— Il serait temps de l’entonner dans la rue ! disait le sombre Vessoftchikov, aux premiers jours du printemps naissant.
Lorsque son père, une fois de plus, fut mis en prison pour vol, il déclara tranquillement :
— Maintenant, nous pourrons nous réunir chez moi…
Presque tous les soirs après le travail, l’un ou l’autre des camarades venait chez Pavel ; ils lisaient ensemble, copiaient des passages dans des brochures. Ils étaient soucieux et n’avaient plus le temps de se débarbouiller. Ils soupaient et prenaient le thé sans poser les livres ; et leurs propos devenaient de plus en plus incompréhensibles à la mère…
— Il nous faut un journal, répétait Pavel très souvent.
La vie devenait fiévreuse et agitée ; les gens couraient toujours plus rapidement de l’un à l’autre, d’un livre à l’autre, comme des abeilles qui volent de fleur en fleur.
— On commence à parler de nous, dit un soir Vessoftchikov. Probablement que nous serons bientôt pris…
— Les cailles sont faites pour être prises au filet ! fit le Petit-Russien.
Il plaisait toujours davantage à Pélaguée. Quand il l’appelait « petite mère », il lui semblait qu’une douce main d’enfant lui caressait la joue. Le dimanche, si Pavel était occupé, c’était lui qui fendait du bois ; un jour, il arriva portant une planche ; il prit la hache et remplaça adroitement une marche pourrie du perron ; une autre fois, il répara la palissade qui menaçait ruine. Tout en travaillant, il sifflait de beaux airs mélancoliques…
La mère dit un jour à Pavel :
— Si nous prenions le Petit-Russien en pension ? Ce sera plus commode pour vous, au lieu de courir sans cesse l’un chez l’autre.
— Pourquoi vous donner ce tracas ? demanda Pavel en haussant les épaules.
— Quelle idée ? Pendant toute ma vie, je me suis tourmentée sans savoir pourquoi, je puis bien faire ça pour un brave homme.
— Faites comme vous voulez ! répliqua Pavel. S’il accepte, je serai content.
Et le Petit-Russien vint habiter chez eux…





VIII

La petite maison de l’extrémité du faubourg excitait l’attention ; déjà, bien des regards méfiants en avaient franchi les murs. Les ailes de la rumeur publique s’agitaient au-dessus d’elle ; on essayait de découvrir le mystère qui s’y cachait. La nuit, on venait regarder à la fenêtre ; parfois quelqu’un frappait à la vitre, puis s’enfuyait, bien vite.
Un jour, dans la rue, le cabaretier Bégountzev arrêta la mère de Pavel. C’était un joli petit vieillard, qui portait toujours un foulard de soie noire autour de son cou rouge et ridé. Des lunettes d’écaille surmontaient son nez brillant et pointu, ce qui lui avait valu le surnom de « Yeux d’os ».
Sans reprendre haleine, ni attendre les réponses, il avait surpris Pélaguée par une avalanche de paroles sèches et pétillantes :
— Comment allez-vous, Pélaguée Nilovna ? Et votre fils ? Vous ne le mariez pas encore ? Ce jeune homme a vraiment l’âge qu’il faut pour prendre femme. Quand ils marient leurs fils de bonne heure, les parents sont plus tranquilles. L’homme qui vit en famille se porte mieux, tant de corps que d’esprit, il se conserve comme un champignon au vinaigre. Moi, à votre place, je le marierais. Les temps actuels exigent qu’on ouvre l’œil sur l’être humain ; les gens se mettent à vivre à leur idée et se laissent aller à toute sorte d’actes blâmables. On ne voit plus les jeunes gens au temple de Dieu ; ils s’éloignent des lieux publics, mais ils se réunissent en cachette, dans les coins, et chuchotent. Pourquoi chuchotent-ils, permettez-moi de vous le demander ? Pourquoi se cachent-ils ? Qu’est-ce que l’homme n’ose pas dire en public, au cabaret, par exemple ? Ce sont des mystères. Mais la place des mystères, c’est notre sainte Église apostolique ! Tous les autres mystères, accomplis en cachette, proviennent de l’égarement de l’esprit. Je vous souhaite le bonjour.
Et il souleva sa casquette avec un geste prétentieux, l’agita en l’air et s’en alla, laissant la mère toute perplexe.
Une autre fois, Maria Korsounova, la voisine des Vlassov, veuve d’un forgeron, qui vendait des comestibles à la fabrique, dit à Pélaguée qu’elle rencontra au marché :
— Surveille ton fils, Pélaguée !
— Pourquoi ?
— Il court des bruits sur lui, chuchota Marie d’un air mystérieux. De vilaines choses ! On dit qu’il organise une espèce de corporation, dans le genre des flagellants. Ça s’appelle des sectes. Ils se fustigeront mutuellement, comme les flagellants.
— Assez de bêtises, Maria !
— C’est celui qui fait des bêtises qu’il faut gronder, mais non celle qui te les narre, répliqua la marchande.
La mère rapporta ces propos à son fils ; il haussa les épaules sans répondre. Quant au Petit-Russien, il se mit à rire de son gros rire bienveillant.
— Les jeunes filles aussi sont irritées contre vous ! dit-elle. Vous êtes de bons partis, vous travaillez bien et vous ne buvez pas… Cependant, vous ne regardez même pas les demoiselles ! On dit que des personnes de mauvaise réputation viennent de la ville pour vous rendre visite.
— Bien entendu ! s’écria Pavel avec une grimace de dégoût.
— Dans un marais, tout sent la pourriture ! dit le Petit-Russien en soupirant. Vous feriez mieux d’expliquer à ces jeunes sottes ce que c’est que le mariage, petite mère, elles ne seraient plus si pressées de se faire rompre les côtes !
— Ah ! s’exclama Pélaguée, elles le savent bien, mais comment s’en passeraient-elles ?
— Elles ne comprennent pas, sinon elles trouveraient autre chose ! fit Pavel.
La mère jeta un regard sur le visage irrité de son fils.
— C’est à vous de le leur enseigner ! Invitez les plus intelligentes…
— Ce n’est pas possible ! répondit Pavel avec sécheresse.
— Si tu essayais ! demanda le Petit-Russien.
Après un instant de silence, Pavel répondit :
— On se mettra à se promener par couples, puis quelques-uns se marieront, et ce sera tout.
La mère se plongea dans des réflexions. L’austérité monacale de son fils la déconcertait. Elle voyait qu’il était obéi par ses camarades, même plus âgés que lui, comme le Petit-Russien par exemple, mais il lui semblait que tout le monde le craignait et qu’on n’aimait pas ses manières froides.
Une fois qu’elle était couchée, alors que Pavel et le Petit-Russien lisaient encore, elle prêta l’oreille à leurs propos, à travers la mince cloison.
— Natacha me plaît, sais-tu ? fit soudain le Petit-Russien à mi-voix.
— Oui, je le sais…
Pavel n’avait pas répondu tant de suite.
La mère entendit le Petit-Russien se lever lentement et se mettre à arpenter la pièce. Ses pieds nus traînaient sur le sol. Il sifflota un air triste, puis sa voix retentit de nouveau :
— L’a-t-elle remarqué ?
Pavel garda le silence.
— Qu’en penses-tu ? demanda son camarade en baissant la voix.
— Elle l’a remarqué ! répondit Pavel. Et c’est pourquoi elle ne vient plus…
Le Petit-Russien continua à marcher lourdement, en se remettant à siffler. Il reprit :
— Et si je lui disais…
— Quoi ?
— Que je… reprit le Petit-Russien, à voix basse.
— Pourquoi le dire ? interrompit Pavel.
La mère entendit rire le Petit-Russien :
— Moi, vois-tu, je crois que quand on aime une jeune fille, il faut le lui dire, sinon il n’en résulte rien…
Pavel ferma son livre à grand fracas, et demanda :
— Quel résultat espères-tu ?
Tous deux se turent pendant quelques minutes.
— Hé bien ? demanda le Petit-Russien.
— Il faut se représenter clairement ce qu’on veut, André, reprit Pavel avec lenteur. Supposons qu’elle aussi t’aime… je ne le crois pas… mais supposons-le. Vous vous mariez. C’est une union intéressante que celle d’une jeune fille instruite et d’un ouvrier… Des enfants naîtront… tu seras obligé de travailler seul… et beaucoup. Votre vie sera celle de tout le monde, vous lutterez pour avoir de quoi vous nourrir, vous loger, vous et vos enfants… Et vous serez perdus pour l’œuvre, tous les deux.
Un silence se fit, puis Pavel continua d’une voix adoucie :
— Laisse tout cela, André ! Tais-toi, ne la trouble pas…
— Et pourtant, Nicolas Ivanovitch prêchait la nécessité de vivre la vie intégrale, avec toutes les forces de l’âme et du corps… tu t’en souviens ?
— Oui, mais pas pour nous ! répondit Pavel. Comment atteindrais-tu à l’intégralité ? Elle n’existe pas pour toi. Quand on aime l’avenir, il faut renoncer à tout dans le présent… à tout, frère !
— C’est pénible ! répliqua le Petit-Russien d’une voix étouffée.
— Comment pourrait-il en être autrement, réfléchis !
De nouveau le silence se fit. On n’entendait que la pendule de l’horloge qui battait en mesure, découpant les secondes du temps.
Le Petit-Russien dit :
— La moitié du cœur aime, l’autre hait… Et c’est un cœur, cela, hein ?
— Je te le demande : comment pourrait-il en être autrement ?
Un bruit de livre qu’on feuillette : sans doute Pavel s’était remis à lire. La mère restait étendue, les yeux fermés, sans oser faire un mouvement. Elle avait profondément pitié du Petit-Russien, mais encore plus de son fils. Elle disait : Mon chéri… mon martyr !… mon sacrifié…
Soudain le Petit-Russien reprit :
— Ainsi, je dois me taire ?
— C’est plus honnête, André…, dit Pavel à voix basse.
— Eh bien, c’est cette voie-là que nous prendrons ! décida le Petit-Russien.
Un instant après, il ajouta tristement :
— Tu souffriras Pavel, quand ton tour viendra…
— Il est venu, je souffre déjà… cruellement…
— Toi aussi ?
Le vent soufflait autour de la maison.
— Ce n’est pas drôle ! prononça le Petit-Russien avec lenteur.
Pélaguée enfouit son visage dans les oreillers et pleura.
Le lendemain matin, André lui parut comme rapetissé physiquement, et elle le sentit plus près de son cœur. Comme toujours, son fils se redressait maigre, silencieux et raide. Jusqu’alors, elle avait appelé le Petit-Russien André Onissimovitch ; ce jour-là, sans le vouloir, sans s’en apercevoir, elle lui dit :
— Vous devriez raccommoder vos bottes, mon André… sinon vous aurez froid aux pieds ?
— J’en achèterai d’autres, quand je toucherai mon salaire ! répondit-il ; puis il se mit à rire et lui demanda brusquement, en posant sa longue main sur son épaule :
— Peut-être est-ce vous qui êtes ma vraie mère ? seulement vous ne voulez pas l’avouer, parce que vous me trouvez trop laid ? n’est-ce pas ?
Sans mot dire, elle lui frappa sur la main. Elle aurait voulu lui dire des mots caressants, mais son cœur se serrait de pitié et sa langue refusait de lui obéir…





IX

Dans le faubourg, on commençait à s’occuper des socialistes qui répandaient partout des feuilles écrites à l’encre bleue. Ces pages parlaient avec méchanceté des règlements imposés aux ouvriers, des grèves de Pétersbourg et de la Russie méridionale ; elles exhortaient les travailleurs à se liguer et à lutter pour défendre leurs intérêts.
Les gens d’un certain âge, qui occupaient de bonnes places à la fabrique, s’irritaient de ces proclamations et disaient :
— Ces agitateurs, il faudrait les rosser d’importance !
Et ils apportaient les feuillets à leurs chefs.
Les jeunes gens, enthousiasmés par ces écrits, s’écriaient avec feu :
— Ils disent la vérité !
La plupart des ouvriers, éreintés par le travail, indifférents à tout, songeaient paresseusement :
— Il n’en résultera rien…
Cependant, les feuilles volantes intéressaient tout le monde, et, quand elles faisaient défaut, on se disait mutuellement :
— Il n’y en a point aujourd’hui, on a cessé de les publier.
Mais lorsque, le lundi, elles réapparaissaient, les ouvriers s’agitaient de nouveau sourdement.
À la fabrique et dans les cabarets, on apercevait des gens que personne ne connaissait. Ils questionnaient, examinaient, flairaient et frappaient chacun par leur prudence suspecte.
La mère savait que toute cette agitation était l’œuvre de son fils. Elle voyait les gens se presser autour de lui ; il n’était plus seul, et c’était moins dangereux. Et la fierté d’avoir un tel fils se joignait en elle à l’anxiété que lui inspirait l’avenir : c’étaient les travaux mystérieux du jeune homme qui se mêlaient comme un clair ruisseau au torrent boueux de la vie.
Un soir, Maria Korsounova frappa à la vitre, et lorsque la mère eut entr’ouvert le vasistas, la voisine chuchota :
— Eh bien, Pélaguée, prépare-toi ! ils ont fini de rire, tes petits pigeons ! Cette nuit, on viendra perquisitionner chez toi, chez Mazine, et chez Vessoftchikov…
La mère n’entendit que les premières paroles, les dernières se fondirent en une rumeur sourde et menaçante.
Les lèvres épaisses de Maria claquaient avec rapidité, son nez charnu reniflait, ses yeux clignaient et louchaient de côté et d’autre, comme si elle cherchait quelqu’un dans la rue.
— Et moi je ne sais rien, et je ne t’ai rien dit, ma bonne, je ne t’ai même pas vue aujourd’hui, tu comprends ?
Elle disparut.
Pélaguée ferma la fenêtre et se laissa tomber sur une chaise, la tête vide, sans forces. Mais la conscience du danger qui menaçait son fils, la fit se lever soudain ; elle s’habilla à la hâte, s’enveloppa la tête d’un châle et courut chez Fédia Mazine, qui était malade et gardait la chambre. Quand elle entra, il était assis près de la fenêtre et lisait en berçant de sa main gauche la main droite dont le pouce se tenait écarté des autres doigts. À l’ouïe de la mauvaise nouvelle, il se leva vivement, son visage devint blême.
— Quelle histoire !… et moi qui ai un abcès au doigt ! grogna-t-il.
— Que faut-il faire ? demanda la mère en essuyant d’une main tremblante la sueur de son visage.
— Attendez… n’ayez pas peur ! répliqua Fédia, en caressant ses cheveux bouclés de sa main valide.
— Mais vous avez peur vous-même ! s’écria-t-elle.
— Moi ?
Les joues du jeune homme rougirent brusquement, et il dit en souriant avec embarras :
— Oui, c’est vrai, de par le diable !… Il faut prévenir Pavel… Je vais lui envoyer quelqu’un… Rentrez chez vous… ce ne sera rien… On ne nous battra pas, voyons !
Sitôt chez elle, Pélaguée fit un tas de tous les livres, les prit sur ses bras et les transporta dans toute la maison, cherchant un coin pour les cacher ; elle regarda sous le poêle, dans le fourneau, dans le tuyau du samovar et même dans le tonneau plein d’eau. Elle pensait que Pavel abandonnerait son travail et rentrerait immédiatement ; pourtant, il ne venait pas. À la fin, vaincue par la fatigue, elle s’assit sur un banc à la cuisine, arrangea les livres sous ses jupes et resta là, sans bouger, jusqu’au retour de son fils et du Petit-Russien.
— Vous savez ? s’écria-t-elle sans se lever.
— Nous savons ! répondit Pavel avec un tranquille sourire. Tu as peur ?
— Il ne faut pas avoir peur ! dit André. Cela ne sert à rien.
— Tu n’as même pas préparé le samovar ! s’écria Pavel.
La mère se leva et, montrant les livres, elle expliqua avec embarras :
— C’est à cause d’eux…
Le Petit-Russien et Pavel éclatèrent de rire, ce qui soulagea Pélaguée. Puis son fils prit quelques-uns des volumes et sortit pour les cacher dans la cour ; André se mit en devoir d’allumer le samovar et dit :
— Il n’y a rien de terrible à cela ; seulement, on est honteux de penser que les gens s’occupent de bêtises pareilles. Il viendra des hommes gris, avec un sabre au côté, des éperons aux talons, et ils fouilleront partout. Ils regardent sous les lits et sous le poêle ; s’il y a une cave, ils y descendent ; s’il y a un grenier, ils y montent. Les toiles d’araignée leur tombent sur le museau et ils ruent. Ils s’ennuient, ils ont honte, c’est pourquoi ils font semblant d’être très méchants et se montrent très irrités contre les gens. Leur besogne est malpropre et ils le savent. Une fois, ils sont venus perquisitionner chez moi, n’ont rien trouvé et sont repartis… une autre fois, ils m’ont pris avec eux. Puis, on m’a mis en prison et j’y suis resté quatre mois. De temps à autre, on venait me prendre et l’on me faisait traverser les rues avec une escorte de soldats ; on me demandait toute sorte de choses. Ce ne sont pas des êtres intelligents, ils ne savent pas parler d’une manière raisonnable ; ensuite ils ordonnaient aux soldats de me reconduire en prison. Et c’est ainsi qu’ils vous font aller et venir : il faut bien qu’ils gagnent leurs appointements. Enfin, on m’a remis en liberté, et voilà tout !
— Quelle manière de parler, mon André ! s’écria la mère avec mécontentement.
Agenouillé devant le samovar, le Petit-Russien soufflait de toute sa force dans le tuyau ; il leva sa figure, rougie par l’effort, et demanda en effilant sa moustache de ses deux mains :
— Et comment est-ce que je parle ?
— Mais comme si jamais personne ne vous avait offensé !
Il se leva, s’approcha de la mère et, ayant secoué la tête, il repartit en souriant :
— Y a-t-il au monde une âme qui ne soit pas offensée ? Mais on m’a déjà tellement outragé que je suis las de me mettre en colère. Que faire, puisque les gens ne peuvent agir autrement ? Les outrages me gênent beaucoup, ils m’empêchent de faire mon ouvrage… mais on ne peut pas les éviter et, quand on s’y arrête, on perd son temps. Telle est la vie ! Autrefois, je me fâchais contre les gens… puis quand la réflexion est venue, j’ai vu qu’ils avaient tous le cœur brisé. Chacun a peur d’être frappé par son voisin, aussi tâche-t-il de le frapper le premier. La vie est ainsi, petite mère !
Ses phrases se déroulaient tranquillement et faisaient s’évanouir l’anxiété de la mère. Les yeux bombés de l’homme souriaient, lumineux et tristes ; toute sa personne était souple et élastique, quoique dégingandée.
La mère soupira et dit avec ardeur :
— Que Dieu vous donne le bonheur, mon André !
Le Petit-Russien retourna au samovar, s’accroupit de nouveau et marmotta :
— Si on me donne le bonheur, je ne le refuserai pas, mais je ne le demanderai pas et je ne le prendrai jamais !
Et il se mit à siffler.
Pavel revint de la cour.
— On ne trouvera rien ! dit-il d’un ton assuré.
Il commença sa toilette. Puis, il ajouta en s’essuyant soigneusement les mains :
— Si vous leur montrez que vous avez peur, maman, ils se diront qu’il y a quelque chose. Et nous n’avons encore rien fait… rien ! Vous le savez vous-même, nous ne voulons rien de mal ; la vérité et la justice sont de notre côté, nous travaillerons pour elles toute notre vie : voilà notre crime ! Pourquoi donc trembler ?
— Je prendrai courage, Pavel, promit-elle.
Puis, tout aussitôt, elle s’écria avec angoisse :
— S’ « ils » venaient seulement tout de suite !
Mais « ils » ne vinrent pas cette nuit-là. Le lendemain matin, prévoyant qu’on allait la plaisanter de ses terreurs, la mère fut la première à rire d’elle-même.





X

« Ils » arrivèrent au moment où on ne les attendait pas, presque un mois plus tard. Vessoftchikov, André et Pavel étaient réunis et parlaient de leur journal. Il était tard, près de minuit. La mère était déjà couchée, elle s’endormait et entendait vaguement les voix soucieuses et basses des jeunes gens. André se leva soudain, traversa la cuisine sur la pointe des pieds et ferma doucement la porte derrière lui. Dans le corridor résonna le bruit d’un seau renversé. La porte s’ouvrit toute grande, le Petit-Russien dit à haute voix :
— Écoutez ce bruit d’éperons dans la rue !
La mère se leva brusquement, prit sa robe d’une main tremblante ; mais Pavel apparut sur le seuil et lui dit avec tranquillité :
— Restez couchée… vous n’êtes pas bien…
On entendit des frôlements furtifs sous l’auvent. Pavel s’approcha de la porte et, la heurtant de la main, il demanda :
— Qui est là ?
Rapide comme l’éclair, une haute silhouette s’encadra sur le seuil ; il y en avait encore une autre ; les deux gendarmes repoussèrent le jeune homme qu’ils placèrent entre eux ; une voix aiguë et irritée résonna :
— Pas ceux que vous attendiez, n’est-ce pas ?
Celui qui parlait était un jeune officier, grand et mince, à la moustache noire. Fédiakine, l’agent de police du faubourg, se dirigea vers le lit de la mère portant une main à la visière de sa casquette, il désigna de l’autre la femme couchée en disant avec un regard terrible :
— Voici sa mère, Votre Honneur !
Puis, agitant le bras dans la direction de Pavel, il ajouta :
— Et le voilà lui-même !
— Pavel Vlassov ? demanda l’officier en clignant des yeux.
Le jeune homme, ayant hoché affirmativement la tête, il continua en effilant sa moustache :
— Je dois perquisitionner chez toi… Lève-toi, la vieille ! Qui est là-bas.
Et jetant un coup d’œil vers la chambre, il s’y rendit à grands pas.
— Votre nom ? l’entendit-on questionner.
Deux autres personnages apparurent encore : c’étaient le vieux fondeur Tvériakov et son locataire, le chauffeur Rybine, un homme à chevelure noire et de bonne conduite ; ils étaient requis comme témoins par la police.
Rybine s’écria d’une voix épaisse et forte :
— Bonsoir, Pélaguée !
La mère s’habillait et, pour se donner du courage, se disait :
— Voilà encore !… venir la nuit !… les gens sont couchés… et ils arrivent !
La chambre semblait petite et une forte odeur de cirage s’était répandue. Les deux gendarmes et le commissaire de police du quartier, Riskine, enlevaient à grand fracas les livres des rayons et les empilaient sur la table, devant l’officier. Les deux autres donnaient des coups de poing contre les murs, regardaient sous les chaises ; l’un se hissa péniblement sur le poêle. Le Petit-Russien et Vessoftchikov, serrés l’un contre l’autre, se tenaient dans un coin ; le visage grêlé du second était couvert de plaques rouges, et ses petits yeux gris ne pouvaient se détacher de l’officier. Le Petit-Russien tortillait sa moustache, et quand la mère entra dans la chambre, il lui fit un signe de tête amical.
Pour cacher sa terreur, elle se mouvait, non pas de côté comme d’habitude, mais la poitrine en avant, ce qui lui donnait un air d’importance affectée et risible. Elle marchait avec bruit et ses sourcils tremblaient.
L’officier prenait prestement les livres du bout de ses doigts blancs et effilés ; il les feuilletait, les secouait, et, d’un geste adroit, les jetait de côté. Parfois, un volume tombait à terre avec un petit bruissement. Tout le monde se taisait, on n’entendait que les reniflements des gendarmes échauffés, le cliquetis des éperons ; de temps à autre, une voix demandait :
— Tu as regardé ici ?
La mère se plaça à côté de Pavel, contre le mur ; comme lui, elle croisa les bras sur sa poitrine et voulut examiner l’officier. Ses genoux chancelaient, un brouillard voilait ses yeux.
Soudain la voix de Vessoftchikov résonna, tranchante :
— À quoi bon lancer les livres par terre ?
La mère frémit, Tvériakov hocha la tête, comme si on l’avait frappé à la nuque ; Rybine grogna et considéra attentivement le coupable.
L’officier cligna des yeux et plongea son regard dans le visage grêlé et immobile du jeune homme… Puis ses doigts feuilletèrent encore plus rapidement les pages des livres. Par moment, il ouvrait si grand ses yeux gris, qu’on pouvait croire qu’il souffrait atrocement, qu’il allait crier, furieux et impuissant contre la douleur.
— Soldat ! dit de nouveau Vessoftchikov, ramasse les livres…
Les gendarmes se tournèrent tous vers lui, puis regardèrent l’officier. Celui-ci leva encore la tête et, lançant un coup d’œil scrutateur sur le grêlé, il ordonna en nasillant :
— Hé bien, ramassez les livres !
L’un des gendarmes se baissa et, tout en examinant Vessoftchikov du coin de l’œil, se mit à relever les livres en lambeaux.
— Il ferait mieux de se taire, chuchota la mère en s’adressant à son fils.
Il haussa les épaules. Le Petit-Russien tendit le cou.
— Qu’est-ce que ces chuchotements ? Je vous prie de vous taire ! Qui est-ce qui lit la Bible, ici ?
— Moi, répondit Pavel.
— Ah !… Et à qui sont tous ces livres ?
— À moi ! dit-il encore.
— Bien ! fit l’officier en s’appuyant au dossier de la chaise.
Il fit craquer les doigts de sa main blanche, allongea les jambes sous la table, lissa sa moustache et interpella Vessoftchikov :
— C’est toi qui es André Nakhodka ?
— C’est moi ! répondit le grêlé en s’avançant.
Le Petit-Russien tendit le bras, l’arrêta par l’épaule et le fit reculer.
— Il s’est trompé ! c’est moi qui suis André…
L’officier leva la main et, menaçant Vessoftchikov du petit doigt, lui dit :
— Prends garde !
Il se mit à fouiller dans ses papiers.
De ses yeux indifférents, la nuit lumineuse et claire regardait à travers la fenêtre. Quelqu’un allait et venait devant la maison, et la neige criait sous les pas.
— Tu as déjà été poursuivi pour délits politiques, Nakhodka ? demanda l’officier.
— Oui, à Rostov et à Saratov… Seulement là, les gendarmes me disaient « vous ».
L’officier cligna de l’œil droit, le frotta, puis reprit, en découvrant ses petites dents :
— Eh bien, Nakhodka, connaissez-vous peut-être, oui, connaissez-vous les scélérats qui répandent dans la fabrique des brochures et des proclamations interdites ?
Le Petit-Russien s’agita, il allait dire quelque chose avec un large sourire, lorsque la voix énervante de Vessoftchikov résonna de nouveau :
— C’est la première fois que nous voyons des scélérats !
Le silence se fit pendant un instant.
La balafre de la mère pâlit, tandis que son sourcil droit remontait. La barbe noire de Rybine se mit à trembler d’une manière bizarre ; il baissa la tête et étira lentement sa moustache :
— Faites sortir cet animal ! ordonna l’officier.
Deux gendarmes saisirent le jeune homme sous le bras et l’entraînèrent dans la cuisine. Là, il parvint à s’arrêter, et, se retenant au plancher de toute la force de ses pieds, il s’écria :
— Attendez, je veux mettre mon manteau !
Le commissaire de police, qui avait été fouiller dans la cour, revint en disant :
— Il n’y a rien, nous avons regardé partout.
— Bien entendu ! s’exclama l’officier avec ironie. Je le savais bien ! Nous avons affaire à un homme expérimenté !
La mère écoutait cette voix faible, frémissante et cassante ; et quand elle considérait le visage jaunâtre de l’homme, elle sentait que c’était un ennemi, un ennemi impitoyable, au cœur plein de mépris pour le peuple. Jadis, elle n’avait vu que peu de personnes de ce genre et, les dernières années, elle avait même oublié qu’il en existait.
— C’est ceux-là que nous inquiétons ! pensa-t-elle.
— Monsieur André Onissimov Nakhodka, fils de père inconnu, je vous arrête !
— Pourquoi ? demanda celui-ci avec calme.
— Je vous le dirai plus tard ! répondit l’officier avec une politesse malveillante.
Et se tournant vers Pélaguée, il lui cria :
— Sais-tu lire et écrire ?
— Non ! intervint Pavel.
— Ce n’est pas toi que j’interroge ! fit sévèrement l’officier ; il reprit :
— Réponds, la vieille, sais-tu lire et écrire ?
Envahie par un sentiment de haine instinctive envers cet homme, la mère se redressa soudain, toute tremblante, comme si elle eût plongé dans un fleuve glacé ; sa balafre devint écarlate et son sourcil s’abaissa.
— Ne criez pas ! dit-elle en tendant le bras vers l’officier. Vous êtes encore jeune, vous ne savez pas ce que c’est que la souffrance…
— Calmez-vous, maman ! interrompit son fils.
— Il vaut mieux retenir son cœur et se taire ! conseilla le Petit-Russien.
— Attends, Pavel ! s’écria la mère avec un élan vers la table… Pourquoi arrêtez-vous les gens !
— Ça ne vous regarde pas… taisez-vous ! cria l’officier en se levant. Ramenez Vessoftchikov !
Et il se mit à lire un papier, en l’élevant à la hauteur de son visage.
On introduisit le jeune homme.
— Enlève ta casquette ! cria l’officier, interrompant sa lecture.
Rybine s’approcha de Pélaguée et, la poussant de l’épaule, lui dit à voix basse :
— Ne vous échauffez pas, la mère !
— Comment pourrais-je enlever ma casquette quand on me tient les mains ? demanda Vessoftchikov.
L’officier lança le procès-verbal sur la table.
— Signez ! fit il brièvement.
La mère regarda les assistants signer le document, son excitation était tombée, le courage lui manquait ; d’amères larmes d’impuissance et d’humiliation montaient à ses yeux. Pendant les vingt années de sa vie conjugale elle avait pleuré des larmes de ce genre ; mais elle avait presque oublié leur brûlure cuisante depuis son veuvage. L’officier la regarda et fit avec une grimace dédaigneuse :
— Vous hurlez trop tôt, ma bonne ! Vous verrez, il ne vous restera plus assez de larmes pour l’avenir.
Elle lui répondit, de nouveau irritée :
— Les mères ont assez de larmes pour tout… pour tout ! Si vous en avez une, elle doit certainement le savoir !
L’officier plaça vivement ses papiers dans un portefeuille tout neuf, à la serrure étincelante. Il dit en s’adressant au commissaire de police :
— Ils sont tous d’une indépendance révoltante, les uns comme les autres !…
— Quelle insolence ! marmotta le commissaire.
— Marche ! commanda l’officier.
— Au revoir, André, au revoir, Nicolas ! dit Pavel avec chaleur en serrant la main de ses camarades.
— Oui, parfaitement, au revoir ! déclara l’officier avec ironie.
Sans parler, Vessoftchikov serrait la main de la mère de ses doigts courts. Il respirait à grand’peine ; son gros cou était congestionné, ses yeux brillaient de rage. Le Petit-Russien souriait et secouait la tête ; il dit quelques mots à Pélaguée ; elle fit le signe de la croix sur lui, en lui répondant :
— Dieu reconnaît les justes !
Enfin la troupe des hommes aux capotes grises disparut au coin de la maison, avec un cliquetis d’éperons. Rybine fut le dernier à sortir ; ses yeux noirs scrutèrent Pavel ; il dit d’un air pensif :
— Eh bien, adieu !
Et il s’en alla sans se presser, en toussant dans sa barbe.
Les mains croisées derrière le dos, Pavel se mit à aller et venir à pas lents, entre les paquets de linge et de livres qui gisaient sur le sol ; il s’écria d’une voix sombre :
— Tu as vu comment cela se passe ?
Tout en considérant la chambre en désordre d’un air déconcerté, la mère chuchota, angoissée :
— On te prendra aussi… on te prendra aussi ! Pourquoi Vessoftchikov a-t-il été grossier ?…
— Il a eu peur probablement !… dit Pavel à voix basse. Il ne faut pas leur parler… on ne peut rien faire avec eux ! Ils sont incapables de comprendre…
— Ils sont venus, ils l’ont pris, ils l’ont emmené ! chuchota la mère, en agitant les bras.
Son fils lui restait. Le cœur de Pélaguée se mit à battre plus tranquillement ; sa pensée s’immobilisait devant un fait qu’elle ne pouvait concevoir.
— Il se moque de nous, cet homme jaune, il nous menace…
— Assez, mère ! dit soudain Pavel avec décision. Viens, rangeons tout cela…
Il lui avait dit « mère » et « tu », comme il le faisait quand il devenait plus démonstratif. Elle s’approcha de lui, le regarda en face et demanda à voix basse :
— Ils t’ont humilié ?
— Oui ! répliqua-t-il. C’est pénible… j’aurais préféré aller avec eux…
Il sembla à la mère qu’il avait les larmes aux yeux ; et pour le consoler de son chagrin, qu’elle devinait vaguement, elle dit en soupirant :
— Patience… tu seras pris aussi !
— Je le sais, répondit-il.
Après un instant de silence, la mère ajouta avec un accent de tristesse :
— Comme tu es cruel, mon fils ! Si seulement tu me calmais… Mais non, je dis des choses terribles, et tu m’en réponds de plus terribles encore !
Il lui jeta un coup d’œil, s’approcha d’elle, et lui dit à voix basse :
— Je ne sais pas vous répondre, maman ! Je ne peux pas mentir ! Il faut vous y habituer…
Elle soupira et se tut ; puis, elle reprit, frissonnante :
— Et qui sait ? on dit qu’ils torturent les gens, qu’ils leur déchirent le corps en lambeaux et leur brisent les os. Quand j’y pense j’ai peur, Pavel, mon, chéri…
— Ils broient l’âme et non le corps… C’est encore plus douloureux que la torture, quand on touche à votre âme avec des mains sales.





XI

Le lendemain matin, on apprit que Boukine, Samoïlov, Somov et cinq autres personnes encore avaient été arrêtées. Le soir, Fédia Mazine accourut : on avait perquisitionné chez lui aussi ; il était satisfait de la chose et se considérait comme un héros.
— Tu as eu peur, Fédia ? demanda la mère.
Il pâlit, son visage se creusa, ses narines frémirent.
— J’ai eu peur d’être frappé par l’officier ! Il avait une barbe foncée, il était gros ; ses doigts étaient velus, il portait des lunettes noires, ou aurait dit qu’il lui manquait des yeux. Il a crié, frappé du pied : Je te ferai pourrir en prison ! m’a-t-il dit… Et moi, on ne m’a jamais battu, ni mon père, ni ma mère, parce que j’étais fils unique et qu’ils m’aimaient. On bat tout le monde, mais moi, jamais on ne m’a touché…
Il ferma pendant un instant ses yeux rougis et serra les lèvres ; d’un geste rapide, il rejeta ses cheveux en arrière et dit en regardant Pavel :
— Si quelqu’un me frappe, je me plongerai en lui comme un couteau, je le déchiquetterai avec mes dents… Il vaudrait mieux m’assommer du coup !…
— Tu es bien maigrelet et chétif ! s’écria la mère. Comment pourrais-tu te battre ?
— Et pourtant je me battrai ! répondit Fédia à voix basse.
Lorsqu’il fut parti, la mère dit à son fils :
— Il sera brisé avant tous les autres…
Pavel garda le silence.
Quelques minutes plus tard, la porte de la cuisine s’ouvrit lentement et Rybine entra.
— Bonsoir ! fit-il en souriant, c’est encore moi. Hier soir, on m’a obligé de venir ; ce soir, je viens de moi-même, oui !
Il secoua la main de Pavel avec force, prit la mère par l’épaule en demandant :
— M’offres-tu du thé ?
Pavel examina en silence le large visage basané de son hôte, son épaisse barbe noire et ses yeux intelligents. Il y avait quelque chose de grave dans leur regard calme ; toute la personne du nouveau venu, à la carrure d’athlète, inspirait la sympathie par sa fermeté assurée.
La mère s’en alla dans la cuisine préparer le samovar. Rybine s’assit, caressa sa moustache, et, s’accoudant sur la table, enveloppa Pavel du regard.
— Ainsi donc… commença-t-il, comme s’il reprenait une conversation interrompue. Il faut que je te parle ouvertement. Je t’ai longuement examiné avant de venir chez toi. Nous sommes presque voisins, j’ai vu que tu recevais beaucoup de monde et que personne ne s’enivrait, ni ne faisait de scandale. Ça, c’est la première chose. Quand les gens se conduisent bien, on les remarque du coup, on voit tout de suite ce qu’ils sont. Moi aussi, j’attire l’attention parce que je vis à l’écart, sans commettre de vilenies…
Il parlait lentement, avec aisance ; il avait des accents qui donnaient confiance en lui.
— Ainsi donc, tout le monde parle de toi. Mon propriétaire t’appelle « hérétique », parce que tu ne vas pas à l’église. Je n’y vais pas non plus. Ensuite ces feuilles, ces papiers sont survenus… C’est toi qui as eu cette idée ?
— Oui ! répondit Pavel sans détacher son regard du visage de Rybine.
Celui-ci le fixait aussi.
— Allons donc ! s’écria la mère inquiète en sortant de la cuisine, tu n’étais pas seul…
Pavel sourit, Rybine également.
— Ah ! fit celui-ci.
La mère renifla avec bruit et sortit, un peu irritée qu’ils n’eussent pas fait attention à ses paroles.
— C’était une bonne idée, ces feuilles… Elles troublent le peuple… Il y en a eu dix-neuf ?
— Oui ! répondit Pavel.
— Je les ai donc toutes lues ! Bon… Il s’y trouve des choses incompréhensibles, superflues ; quand l’homme parle beaucoup, il lui arrive de parler pour rien…
Rybine sourit, il avait les dents blanches et saines.
— Ensuite, cette perquisition, c’est elle surtout qui m’a prévenu en ta faveur. Et toi, comme le Petit-Russien et Vessoftchikov, vous vous êtes tous montrés…
Comme il ne trouvait pas l’expression voulue, il se tut, jeta un coup d’œil vers la fenêtre et frappa du doigt sur la table.
— Vous avez montré, votre décision. C’est comme si vous aviez dit : Faites votre ouvrage, Votre Honneur, nous, nous ferons le nôtre !… Le Petit-Russien aussi est un brave garçon. Quelquefois, à la fabrique, je l’écoutais parler et je pensais : « Celui-là on ne pourra pas l’écraser ; la mort seule le vaincra. Il en a des muscles, ce type ! » Tu me crois, Pavel ?
— Oui ! répondit le jeune homme en hochant la tête.
— Bon… J’ai quarante ans, j’ai le double de ton âge, j’ai lu vingt fois plus de choses que toi. J’ai été soldat pendant plus de trois ans ; j’ai été marié deux fois, ma première femme est morte ; l’autre, je l’ai quittée. J’ai été au Caucase, j’ai vu les doukhobors… Ils n’ont pas su vaincre la vie, frère, oh ! non !
La mère écoutait avec avidité ces paroles ; il lui était agréable de voir un homme d’âge respectable venir à son fils comme pour se confesser. Mais elle trouvait que Pavel traitait son hôte avec trop de sécheresse et pour effacer cette impression, elle demanda à Rybine :
— Tu mangerais peut-être quelque chose, Mikhaïl Ivanovitch ?
— Non, merci, mère ! J’ai déjà soupé. Ainsi donc, Pavel, tu penses que la vie ne va pas comme il faudrait ?
Le jeune homme se leva et arpenta la pièce, les bras croisés derrière le dos.
— Non, elle va bien ! répondit-il. Ainsi, elle vous a conduit à moi, maintenant que vous avez l’âme ouverte. Elle nous unit peu à peu, nous tous qui travaillons sans cesse ; le temps viendra où elle nous unira tous ! Les choses sont arrangées d’une manière injuste et pénible pour nous ; mais la vie elle-même nous ouvre les yeux, nous découvre son sens amer ; c’est elle-même qui montre à l’homme comment il doit en diriger le cours.
— C’est vrai ! Mais attends ! interrompit Rybine. Il faut renouveler l’homme, voilà ce que je crois ! Quand on attrape la gale, on se baigne, on se lave, on met des vêtements propres et on guérit, n’est-ce pas ? Et quand c’est le cœur qui est attaqué, il faut en arracher la peau, quand même on saignerait, il faut le laver, le vêtir à neuf, n’est-ce pas ? Mais comment purifier l’homme en dedans ? Hein ?
Pavel parla avec ardeur de Dieu, de l’empereur, des autorités, de la fabrique, de la résistance que les travailleurs de l’étranger opposaient à ceux qui voulaient limiter leurs droits. Rybine souriait parfois ; puis il frappait du doigt sur la table, comme pour ponctuer le discours de Pavel. Mais il ne s’écria pas une seule fois :
— C’est comme ça !
Pourtant il dit à mi-voix après un petit rire :
— Hé ! tu es encore jeune !… Tu ne connais pas les gens !
Pavel, debout devant lui, répliqua gravement :
— Ne parlons pas de la jeunesse, ni de la vieillesse. Voyons plutôt quelle opinion est la meilleure ?
— Ainsi donc, d’après toi, on se serait servi de Dieu lui-même pour nous tromper ? C’est comme cela. Je crois aussi que notre religion est nuisible et erronée.
La mère s’interposa. Quand son fils parlait de Dieu, des choses sacrées et chères qui se reliaient à la foi qu’elle avait en son créateur, elle essayait toujours de rencontrer le regard de Pavel pour lui demander tacitement de ne pas déchirer son cœur avec des paroles d’incrédulité, tranchantes et aiguës. Mais, elle sentait que, malgré son scepticisme, son fils était croyant et cela la tranquillisait.
— Comment pourrais-je comprendre ses pensées ? se disait-elle.
Elle se figurait qu’il devait être désagréable et outrageant pour Rybine, un homme d’âge mûr, d’entendre les paroles de Pavel. Mais quand l’hôte eut tranquillement posé cette question à Pavel, elle perdit patience :
— Soyez donc plus prudents en parlant de Dieu ! dit-elle brièvement, mais avec obstination. Faites comme vous voudrez…
Puis, après avoir repris haleine, elle continua avec plus de force encore :
— Sur qui m’appuierai-je dans mon chagrin, moi qui suis vieille, si vous m’enlevez mon Dieu ?
Ses yeux se remplirent de larmes. Elle lavait la vaisselle avec des doigts tremblants.
— Vous ne m’avez pas compris, maman ! dit doucement Pavel.
— Excuse-nous, mère ! ajouta Rybine d’une voix lente et épaisse, et il jeta un coup d’œil à Pavel en souriant. J’ai oublié que tu étais trop vieille pour qu’on te coupe tes verrues !
— Je ne parlais pas du Dieu bon et miséricordieux auquel vous croyez, continua Pavel, mais de celui dont les prêtres nous menacent comme d’un bâton… au nom duquel on veut forcer la totalité des hommes à se soumettre à la volonté mauvaise de quelques-uns…
— C’est comme ça, oui ! s’exclama Rybine, en frappant du doigt sur la table. On nous a changé Dieu lui-même ; tout ce qu’ils ont entre les mains, nos ennemis le dirigent contre nous. Rappelle-toi, mère, Dieu a créé l’homme à son image, donc il ressemble à l’homme, si l’homme lui ressemble ! Mais nous, ce n’est plus à Dieu que nous ressemblons, mais à des bêtes sauvages… À l’église, c’est un épouvantail qu’on nous montre à sa place… Il faut transformer Dieu, mère, il faut le purifier ! On l’a revêtu de mensonge et de calomnie, on a mutilé son visage pour tuer notre âme…
Il parlait à voix basse, mais avec une netteté étonnante ; chacune de ses paroles portait à la mère un coup douloureux. Elle était effrayée par ce grand visage taciturne encadré d’une barbe noire, et le sombre reflet de ses yeux lui devenait insupportable.
— Non, j’aime mieux m’en aller ! dit-elle en secouant la tête. Je n’ai pas la force d’écouter des choses pareilles… je ne peux pas…
Et elle s’enfuit dans la cuisine, tandis que Rybine s’écriait :
— Tu vois, Pavel ! Ce n’est pas par la tête, c’est par le cœur qu’il faut commencer… Le cœur, c’est un endroit de l’âme humaine sur lequel il ne pousse rien que…
— Que la raison ! acheva Pavel avec fermeté. C’est la raison seule qui affranchira l’homme.
— La raison ne donne pas la puissance, répliqua Rybine d’une voix vibrante et obstinée. C’est le cœur qui donne la force, et non pas le cerveau !
La mère s’était déshabillée et couchée sans avoir fait ses prières. Elle avait froid et se sentait mal à l’aise. Rybine, qui lui avait semblé si sensé, si posé au début, excitait en elle une sourde hostilité.
— Hérétique ! agitateur ! pensa-t-elle en prêtant l’oreille à la voix sonore qui sortait avec aisance d’une poitrine large et bombée. Il avait bien besoin de venir !
Et Rybine disait, tranquille et sûr :
— Un lieu saint ne peut rester vide. La place où Dieu vit en nous est attaquée, s’il tombe de l’âme, une plaie se formera, voilà ! il faut inventer une foi nouvelle, Pavel… Il faut créer un Dieu juste pour tous, un Dieu qui ne soit ni un juge, ni un guerrier, mais l’ami des hommes !
— Mais c’est ce que fut Jésus ! s’écria Pavel.
— Attends ! Jésus n’était pas ferme d’esprit… « Éloigne de moi cette coupe », a-t-il dit. Et il reconnaissait César… Dieu ne peut reconnaître une autorité humaine régnant sur les hommes, car c’est Lui qui est la Toute-Puissance ! Il n’a pas divisé son âme en partie divine et en partie humaine, et puisqu’il a confirmé sa divinité, il n’a besoin de rien d’humain. Jésus a aussi reconnu comme légitimes le commerce… et le mariage… Et c’est injustement qu’il a condamné le figuier ; celui-ci était-il coupable de sa stérilité ? Ce n’est pas non plus par sa propre faute que l’âme ne porte pas de bons fruits… Est-ce moi qui ai semé le mal en elle ? Ainsi…
Les deux voix résonnaient sans interruption dans la pièce, comme si elles s’enlaçaient et se combattaient en un jeu animé et passionnant. Pavel allait et venait à grands pas, et le plancher grinçait sous ses pieds. Quand il parlait, tous les sons se fondaient dans le bruit de sa voix ; quand Rybine répliquait avec calme et tranquillité, on entendait le tic-tac du balancier et le sec craquement du gel qui frôlait de ses griffes aiguës les murs de la maison.
— Je vais te parler comme un vrai chauffeur que je suis : Dieu ressemble au feu. Oui, c’est comme ça. Il n’affermit rien, il ne le peut pas… Il brûle et fond en éclairant… Il allume les églises, mais ne les construit pas. Il vit dans le cœur. Il est dit : « Dieu est le Verbe » et le Verbe c’est l’esprit.
— La raison ! corrigea Pavel avec obstination.
— C’est comme ça ! Donc, Dieu est dans le cœur, et dans la raison, et non pas dans l’église. Et voilà la misère, la douleur et tout le malheur de l’homme : c’est que nous sommes tous arrachés de nous-mêmes ! Le cœur est repoussé par la raison, et la raison est partie… L’homme n’est plus un… Dieu unit l’homme en un tout… en un globe… Dieu crée toujours des choses rondes : ainsi, la terre, les étoiles ; tout ce qui est visible… ce qui est aigu, c’est l’homme qui l’a fait… Quant à l’église, c’est le tombeau de Dieu et de l’homme…
La mère s’endormit, elle n’entendit pas sortir Rybine…
Celui-ci revint souvent. Quand l’un ou l’autre des camarades de Pavel se trouvait là, le chauffeur s’asseyait dans un coin et gardait le silence ; de temps à autre, il disait :
— Voilà… C’est comme ça !
Une fois, il promena son regard noir sur les assistants, et s’écria d’un ton mécontent :
— Il faut parler de ce qui est ; ce qui sera, nous ne le savons pas ! Quand le peuple sera libre, il verra lui-même ce qu’il aura de mieux à faire… On lui a fourré dans la tête déjà assez de choses qu’il ne voulait pas ! Cela suffit ! Qu’il examine lui-même ! Peut-être repoussera-t-il tout, toute la vie et toutes les sciences ; peut-être verra-t-il que tout est dirigé contre lui… comme par exemple le Dieu de l’église. Donnez-lui seulement tous les livres en main, et il répondra lui-même, voilà ! Mais il faudrait qu’il comprît que plus le collier est étroit, plus le travail est pénible.
Quand Pavel était seul, Rybine et lui se mettaient aussitôt à discuter, tranquillement, longuement. La mère inquiète les écoutait, les suivait du regard en silence, essayant de comprendre. Parfois, il lui semblait que tous deux étaient devenus aveugles. Dans les ténèbres, entre les parois de la petite chambre, ils erraient de côté et d’autre, à la recherche de la lumière ou d’une issue ; ils se raccrochaient à tout de leurs mains vigoureuses mais inhabiles, ils agitaient tout, remuaient tout, laissant tomber à terre des choses qu’ils piétinaient ensuite. Ils se heurtaient partout, tâtaient et repoussaient tout, sans hâte, sans perdre l’espoir, ni la foi…
Ils l’avaient accoutumée à entendre une foule de paroles terribles par leur simplicité et leur audace ; ces mots-là ne l’oppressaient plus avec la même violence qu’au début. Rybine ne plaisait pas à la mère ; cependant, la répulsion qu’il lui inspirait au commencement avait disparu.
Une fois par semaine, Pélaguée se rendait à la prison pour y porter du linge et des livres au Petit-Russien ; elle obtint un jour l’autorisation de le voir ; en rentrant elle raconta avec attendrissement :
— Il est resté le même qu’à la maison. Il est gentil avec tout le monde, chacun plaisante avec lui. On dirait qu’il a toujours le cœur en fête… La vie lui est pénible, il souffre, mais il ne veut pas le montrer.
— C’est comme ça qu’il faut faire ! répliqua Rybine. Nous sommes tous enveloppés dans le chagrin comme dans une seconde peau… nous respirons le chagrin, nous nous revêtons de chagrin… Mais il n’y a pas de quoi se vanter… Tout le monde n’a pas les yeux crevés, il y en a qui se les ferment eux-mêmes… voilà ! Mais quand on est bête… il faut s’attendre à souffrir…





XII

La vieille petite maison grise des Vlassov attirait de plus en plus l’attention du faubourg. Parfois, un ouvrier y venait et, après avoir regardé de tous côtés, il disait à Pavel :
— Eh bien, frère, toi qui lis les livres, tu dois connaître les lois. Ainsi, explique-moi…
Et il racontait quelque injustice de la police ou de l’administration de la fabrique. Dans les cas compliqués, Pavel envoyait le visiteur avec un mot de recommandation à un avocat de ses amis, et quand il le pouvait, il donnait des conseils lui-même.
Peu à peu, les habitués du faubourg éprouvèrent un sentiment de respect pour ce jeune homme rangé, qui parlait de tout avec simplicité et hardiesse, qui ne riait presque jamais, qui regardait et écoutait toutes choses avec attention, se plongeant dans l’imbroglio de chaque affaire particulière et découvrant toujours le fil qui reliait les gens entre eux par des milliers de nœuds tenaces…
La mère voyait s’étendre l’influence de son fils, elle commençait à saisir le sens des travaux de Pavel, et, quand elle avait compris, elle éprouvait une joie enfantine.
Pavel grandit encore dans l’opinion publique, lors de l’histoire du « kopek du marais ».
Un large marais planté de sapins et de bouleaux entourait la fabrique comme d’un fossé infect. En été, une buée jaunâtre et opaque s’en dégageait avec des nuées de moustiques qui se répandaient dans le faubourg en y semant les fièvres. Le marais appartenait à la fabrique ; le nouveau directeur, voulant en tirer parti, conçut le projet de l’assécher et d’en extraire la tourbe en même temps. Cette opération, dit-il aux ouvriers, assainirait les environs et améliorerait les conditions de leur existence à tous, de sorte qu’il donna l’ordre de retenir un kopek par rouble sur les salaires, pour l’asséchement du marais.
Les ouvriers s’agitèrent : ils étaient surtout irrités du fait que le nouvel impôt n’était pas applicable aux employés…
Le samedi où la décision du directeur fut affichée, Pavel était malade et n’avait pas été travailler ; il ne savait rien de l’histoire. Le lendemain matin, après la messe, le fondeur Sizov, beau vieillard, le serrurier Makhotine, homme de haute taille, très irascible, vinrent chez lui pour lui raconter ce qui était arrivé.
— Les plus âgés d’entre nous se sont réunis, dit posément Sizov, nous avons discuté ; et voilà, nos camarades nous ont envoyés pour te demander — puisque tu es un homme éclairé — s’il y a une loi qui permette au directeur de combattre les moustiques avec notre argent ?
— Songe donc, ajouta Makhotine, en roulant ses yeux bridés, il y a quatre ans, ces voleurs ont quêté pour pouvoir construire un établissement de bains… On a ramassé trois mille huit cents roubles… Où sont-ils, et où sont les bains ?
Pavel expliqua que cet impôt était injuste, que la fabrique retirerait un grand avantage de ce projet. Sur quoi, les deux ouvriers s’en allèrent avec des airs renfrognés. Après les avoir reconduits, la mère s’écria avec un sourire :
— Voilà des vieillards qui viennent chez toi faire provision d’esprit, Pavel !
Sans répondre, le jeune homme s’assit et se mit à écrire d’un air soucieux. Quelques instants après, il dit à sa mère :
— Je t’en prie, va immédiatement à la ville et porte ce billet…
— C’est dangereux ? demanda-t-elle.
— Oui. C’est là qu’on imprime notre journal… Il faut absolument que cette histoire du kopek paraisse dans le prochain numéro !
— C’est bien, c’est bien ! répliqua-t-elle en s’habillent à la hâte. J’y vais…
C’était la première commission que lui donnait son fils ! Elle fut heureuse de voir qu’il lui disait franchement de quoi il était question, et de pouvoir lui être utile dans son œuvre.
— Je comprends, Pavel ! reprit-elle… C’est un vol… Comment s’appelle-t-il : Iégor Ivanovitch ?
Elle revint tard dans la soirée, fatiguée, mais contente.
— J’ai vu Sachenka ! dit-elle à son fils. Elle te salue. Qu’il est amusant, ce Iégor ! il plaisante sans cesse.
— Je suis enchanté qu’ils te plaisent, répondit Pavel à mi-voix.
— Quels gens simples ! C’est agréable quand les gens sont simples ! Et ils t’estiment, tous…
Le lundi, Pavel ne put aller à la fabrique, il avait mal à la tête. Mais à midi, Fédia Mazine accourut, agité et heureux ; il annonça d’une voix essoufflée :
— Toute la fabrique est soulevée ! On m’envoie te chercher ! Sizov et Makhotine disent que tu expliqueras l’affaire mieux que tous les autres ! Si tu voyais ce qui se passe là-bas !
Pavel s’habilla sans mot dire.
— Les femmes se sont rassemblées et elles piaillent…
— J’y vais aussi ! déclara la mère. Tu n’es pas bien, c’est peut-être dangereux. Que font-ils là-bas ? Je veux y aller…
— Va ! dit Pavel brièvement…
Ils partirent rapidement sans échanger une parole. La mère, haletante et émue, sentait que quelque chose de grave allait survenir. À l’entrée de la fabrique, une masse de femmes hurlaient et se querellaient. Pélaguée vit que toutes les têtes étaient tournées du même côté, vers le mur des forges. Là, Sizov, Makhotine, Valov et cinq autres ouvriers influents et d’âge mûr, s’étaient juchés sur un tas de vieille ferraille ; leurs gestes violents se détachaient sur le fond de briques rouges.
— Voilà Vlassov ! s’écria quelqu’un.
— Vlassov ! amenez-le ici !
On entraîna Pavel, on le poussa en avant. La mère resta seule.
— Silence ! cria-t-on simultanément à diverses places.
Tout près de Pélaguée, résonna la voix égale de Rybine :
— Ce n’est pas pour notre kopek qu’il faut résister, mais pour la justice, voilà ! Ce n’est pas notre kopek qui nous est cher, il n’est pas plus rond que les autres, mais il est plus lourd ; il y a plus de sang humain en lui que dans un seul rouble du directeur !
Ses paroles tombaient sur la foule avec force et soulevaient d’ardentes exclamations :
— C’est vrai ! Bravo, Rybine !
— Silence, diables !
— Tu as raison, chauffeur !
— Voilà Vlassov !
Les voix se fondirent en un tourbillon bruyant, étouffant le sourd fracas des machines et les soupirs de la vapeur. De toutes parts accouraient des gens qui se mettaient à discuter en agitant les bras, s’excitant mutuellement par des paroles fébriles et caustiques. L’irritation qui dormait dans les poitrines fatiguées s’était réveillée ; elle s’échappait des lèvres et s’envolait triomphante. Au-dessus de la foule planait un nuage de poussière et de suie ; les visages couverts de sueur étaient en feu, la peau des joues pleurait des larmes noires. Sur le fond sombre des physionomies, les yeux et les dents étincelaient.
Enfin Pavel apparut aux côtés de Sizov et de Makhotine ; on entendit son cri :
— Camarades !
La mère vit que le visage du jeune homme était pâle et que ses lèvres tremblaient ; involontairement elle voulut avancer en se frayant un chemin dans la foule. On lui disait avec aigreur :
— Reste à ta place, la vieille !
On la poussait. Mais elle ne se découragea pas ; de l’épaule et des coudes, elle écartait les gens et se rapprochait lentement de son fils, poussée par le désir d’aller se placer à côté de lui.
Et Pavel, après avoir prononcé des paroles dans lesquelles il avait accoutumé de mettre un sens profond, se sentit la gorge serrée par le spasme de la joie de combattre. Le désir de se livrer à la force de sa croyance de jeter aux gens son cœur consumé par le rêve ardent de la justice, l’envahit.
— Camarades ! répéta-t-il, en puisant dans ce mot de l’énergie et de l’enthousiasme, nous sommes ceux qui construisent les églises et les fabriques, qui fondent l’argent et forgent les chaînes… C’est nous qui sommes la force vivante qui nourrit et amuse tout le monde, depuis le berceau jusqu’à la tombe…
— C’est ça ! s’écria Rybine.
— Toujours et partout, nous sommes les premiers au travail, tandis qu’on nous relègue aux derniers rangs dans la vie. Qui s’occupe de nous ? Qui nous veut du bien ? Qui nous considère comme des hommes ? Personne !
— Personne ! répéta une voix pareille à un écho.
Reprenant possession de lui-même, Pavel se mit à parler avec plus de simplicité et de calme. La foule s’avançait lentement vers lui, comme un corps sombre à mille têtes. Elle regardait le jeune homme avec des centaines d’yeux attentifs, aspirait ses paroles ; le bruit s’apaisait un peu.
— Nous n’aurons pas un meilleur lot tant que nous ne nous sentirons pas solidaires, tant que nous ne formerons pas une seule famille d’amis, étroitement liés par le même désir… celui de lutter pour nos droits…
— Parle de l’affaire ! s’écria une voix rude à côté de la mère.
— Ne l’interrompez pas ! Taisez-vous ! répliqua-t-on de divers points.
Les visages noircis avaient une expression d’incrédulité maussade ; quelques regards seulement se posèrent sur Pavel avec gravité.
— C’est un socialiste, mais il n’est pas bête ! fit quelqu’un.
— C’est un révolutionnaire ! dit un autre.
— Comme il parle hardiment ! s’écria un ouvrier, un grand gaillard borgne, en poussant la mère de l’épaule.
— Camarades ! Le moment est venu de résister à la force avide qui vit de notre travail, le moment est venu de se défendre ; il faut que chacun comprenne que personne ne viendra à notre secours, si ce n’est nous-mêmes ! Un pour tous, tous pour un, telle doit être notre loi, si nous voulons vaincre l’ennemi…
— Il dit la vérité, frères ! s’écria Makhotine. Écoutez la vérité !
Et, d’un geste large, il agita son poing fermé.
— Il faut faire venir le directeur immédiatement ! continua Pavel. Il faut lui demander…
Soudain, on eût dit qu’un ouragan avait fondu sur la foule. Elle se courba comme le flot sous la rafale ; quelques dizaines de voix crièrent ensemble :
— Que le directeur vienne !…
— Qu’il s’explique !…
— Amenez-le !…
— Envoyons-lui des députés…
— Non !
Parvenue au premier rang, la mère regardait son fils qui la dominait. Elle se sentait pleine de fierté : Pavel était là au milieu des vieux ouvriers les plus estimés, tout le monde l’écoutait et l’approuvait. Pélaguée admirait son sang-froid, sa simplicité ; il parlait sans se fâcher, ni jurer comme les autres.
Les exclamations, les cris de mécontentement, les invectives pleuvaient comme des grêlons sur un toit de zinc. Pavel regardait la foule et, de ses yeux grands ouverts, il semblait chercher quelque chose parmi les groupes.
— Des députés !
— Que Sizov parle !
— Vlassov !
— Rybine ! Il a des dents terribles !
Enfin, on désigna Pavel, Sizov et Rybine comme porte-parole, et l’on allait faire chercher le directeur quand, soudain, quelques faibles exclamations retentirent.
— Il vient de lui-même !
— Le directeur !
— Ah ! Ah !
La foule s’entr’ouvrait pour laisser passer un personnage grand et sec, visage allongé, la barbe en pointe.
— Permettez ! disait-il en écartant la foule d’un petit geste, mais sans l’effleurer. Il clignait des yeux, et d’un regard de manieur d’hommes expérimenté, scrutait les visages des ouvriers. Ceux-ci s’inclinaient, enlevaient leurs casquettes pour le saluer. Il ne répondait pas à ces marques de respect, il semait le silence et l’embarras autour de lui ; on sentait déjà, sous les sourires gênés et le ton assourdi des paroles, comme le repentir d’enfants conscients d’avoir fait des sottises.
Le directeur passa devant la mère, lui jeta un coup d’œil sévère et s’arrêta au pied du tas de ferraille. D’en haut, quelqu’un lui tendit la main ; il ne la prit pas ; d’un mouvement vigoureux et souple, il se hissa et se mit au premier rang, puis il demanda d’une voix froide et autoritaire :
— Que signifie ce rassemblement ? Pourquoi avez-vous quitté le travail ?
Pendant quelques secondes, le silence fut complet… Les têtes des ouvriers se balançaient comme des épis. Sizov agita sa casquette, haussa les épaules et baissa la tête…
— Répondez ! cria le directeur.
Pavel se plaça à côté de lui et dit à haute voix, en montrant Sizov et Rybine :
— Nous trois, nous avons été chargés par nos camarades d’exiger que vous reveniez sur votre décision, relativement à la retenue du kopek…
— Pourquoi ? demanda le directeur sans regarder le jeune homme.
— Nous considérons cet impôt comme injuste ! répliqua Pavel d’une voix sonore.
— Ainsi, vous ne voyez dans mon projet que le désir d’exploiter les ouvriers, et non pas le souci que j’ai d’améliorer leur existence, n’est-ce pas ?
— Oui ! répondit Pavel.
— Et vous aussi ? dit le directeur en s’adressant à Rybine.
— Nous sommes tous du même avis ! répliqua celui-ci.
— Et vous, brave homme ? demanda le directeur en se tournant vers Sizov.
— Moi aussi, je vous prie de nous laisser notre kopek.
Puis, baissant de nouveau la tête, Sizov sourit d’un air embarrassé.
Le directeur promena lentement son regard sur la foule et haussa les épaules. Ensuite, il jeta un coup d’œil scrutateur sur Pavel et dit :
— Vous êtes un homme assez instruit, je crois ; comment ne comprenez-vous pas tous les avantages de cette mesure ?
— Chacun les comprendrait si la fabrique asséchait le marais à ses propres frais…
— La fabrique ne s’occupe pas de philanthropie ! répliqua le directeur. Je vous ordonne à tous de reprendre immédiatement le travail.
Et il se mit en devoir de descendre en tâtant avec précaution le fer de la pointe de sa bottine, sans regarder personne.
Une rumeur de mécontentement retentit.
— Quoi ? demanda le directeur en s’arrêtant.
Tous se turent ; seule, dans le lointain, une voix solitaire répliqua :
— Travaille toi-même !
— Si dans un quart d’heure, vous n’avez pas repris le travail, je vous ferai tous mettre à l’amende, déclara le directeur d’un ton sec.
Et il reprit son chemin au milieu de la foule, mais derrière lui un sourd murmure s’élevait ; puis il s’éloignait, plus le bruit se faisait aigu.
— Allez donc parler avec lui !
— Et voilà nos droits ! Ah ! fichu sort !
On s’adressait à Pavel en criant :
— Hé, juriste, que faut-il faire maintenant ?
— Pour parler tu as parlé, mais il est venu et le vent a tourné !
— Eh bien, Vlassov, que faire ?
Les questions se faisaient plus insistantes, Pavel déclara :
— Camarades, je vous propose d’abandonner le travail, jusqu’à ce que le directeur renonce à l’injuste retenue…
Des paroles excitées résonnèrent :
— Tu nous prends pour des imbéciles !
— C’est ce qu’il faut faire !
— La grève ?
— Pour ce kopek ?
— Eh bien ! faisons grève !
— Nous serons tous mis à la porte !
— Et qui travaillerait ?
— On trouvera d’autres ouvriers !
— Lesquels ? Des traîtres !





XIII

Pavel descendit du tas de ferraille et se plaça à côté de sa mère. Autour d’eux, tout le monde se mit à parler bruyamment, à discuter, à s’agiter en criant :
— La grève ne se fera pas ! dit Rybine en s’approchant de Pavel ; quoique le peuple soit rapace quand il s’agit d’argent, il est trop poltron. Il y en aura peut-être trois cents qui seront de ton avis, pas plus. On ne peut pas remuer un pareil tas de fumier avec une seule fourche…
Pavel garda le silence. Devant lui, la foule avec son énorme visage noir s’agitait et le considérait comme si elle eût exigé quelque chose de lui. Son cœur battait avec anxiété. Il lui semblait que ses paroles avaient disparu sans laisser de traces sur ces hommes, telles des gouttes de pluies clairsemées tombant sur une terre crevassée par la longue sécheresse. L’un après l’autre, les ouvriers s’approchaient de lui, le félicitaient de son discours, mais doutaient de la réussite de la grève, et se plaignaient de ce que le peuple ne comprît ni sa force, ni ses intérêts.
Une impression de désenchantement gagnait Pavel, il ne croyait plus en sa force. Il avait mal à la tête et se sentait comme vide ! Auparavant, dans les moments où il se représentait le triomphe de la vérité qui lui était chère, l’enthousiasme dont son cœur était rempli lui donnait envie de pleurer. Et maintenant qu’il avait exprimé sa foi devant le peuple, elle lui avait paru pâle, impuissante, incapable de toucher qui que ce fût. Il s’en accusait lui-même ; il avait l’impression qu’il avait paré son rêve de vêtements informes, sombres et misérables, et qu’ainsi personne n’en avait vu la beauté.
Il rentra chez lui triste et fatigué. Sa mère et Sizov le suivaient :
— Tu parles bien, disait Rybine marchant à ses côtés, mais tu ne touches pas le cœur, voilà ! Il faut jeter l’étincelle au plus profond du cœur. Ce n’est pas par la raison que tu prendras les gens. Cette chaussure-là est trop fine et trop étroite pour le peuple ; son pied n’y entre pas. Si même il y entrait, le soulier serait bientôt éculé, voilà !
Sizov disait à la mère :
— C’est le moment pour nous, les vieux, d’aller au cimetière ! Un nouveau peuple se lève… Comment avons-nous vécu ? Nous avons rampé sur nos genoux, constamment courbés vers la terre. Et maintenant, on ne sait pas au juste si les gens ont repris connaissance ou s’ils se trompent encore plus que nous… En tout cas, ils ne nous ressemblent pas. Voilà la jeunesse qui se met à parler au directeur, comme à un égal… oui. Ah ! si mon fils était vivant… Au revoir, Pavel Mikhaïlovitch… tu es un brave garçon, tu prends la défense du peuple… Si Dieu le veut, tu trouveras peut-être des voies et des issues… que Dieu le veuille !
Et il s’en alla.
— Eh bien, mourez donc ! grommela Rybine. Déjà maintenant, vous n’êtes plus des hommes, mais du mortier… bon à boucher les fissures… Pavel, as-tu remarqué quels étaient ceux qui ont crié le plus fort pour que tu fusses désigné comme député ? C’étaient ceux qui disent que tu es un révolutionnaire, un perturbateur… voilà !… Oui, ceux-là… Ils ont pensé que tu serais chassé de la fabrique, c’était ce qu’il leur fallait.
— Ils ont raison à leur point de vue…
— Les loups aussi ont raison quand ils se déchirent entre eux.
Rybine avait l’air morose, sa voix tremblait d’une manière bizarre.
— Les hommes n’ont pas confiance dans la parole toute nue… il faut la tremper dans le sang…
Toute la journée, Pavel se sentit malheureux, comme s’il avait perdu quelque chose et qu’il pressentît sa perte sans comprendre encore en quoi elle consisterait.
Pendant la nuit, alors que la mère dormait déjà et qu’il lisait au lit, les gendarmes revinrent et recommencèrent à fouiller avec rage partout, dans la cour et au grenier. L’officier au teint jaune se comporta comme la première fois d’une manière railleuse et outrageante, prenant plaisir à blesser Pavel et sa mère. Assise dans un coin, Pélaguée gardait le silence, le regard fixé sur le visage de Pavel. Celui-ci essayait de cacher son trouble, mais quand l’officier riait, les doigts du jeune homme avaient un mouvement bizarre ; la mère sentait qu’il avait de la peine à ne pas répondre au gendarme, qu’il lui était dur de supporter ses plaisanteries. Elle était moins effrayée que lors de la première perquisition, mais elle éprouvait plus de haine envers ces hôtes nocturnes vêtus de gris, aux éperons cliquetants, et la haine étouffa la peur.
Pavel parvint à lui chuchoter :
— Ils m’emmènent…
Baissant la tête, elle répondit à voix basse :
— Je comprends…
Elle comprenait : on le mettait en prison pour les paroles qu’il avait dites aux ouvriers. Mais ceux-ci l’avaient approuvé et tout le monde allait prendre sa défense ; par conséquent, il ne resterait pas longtemps absent.
Elle aurait voulu pleurer, enlacer son fils ; mais, à côté d’elle, l’officier la regardait avec un air malveillant, ses lèvres frémissaient, ses moustaches s’agitaient et Pélaguée crut que cet homme attendait avec joie des larmes, des supplications, des lamentations. Rassemblant toutes ses forces, parlant le moins possible, elle serra la main de son fils et dit à voix basse, en retenant sa respiration :
— Au revoir, Pavel… tu as pris tout ce qu’il faut ?
— Oui, ne t’ennuie pas…
— Que le Seigneur soit avec toi…
Lorsqu’on l’eut emmené, la mère se laissa tomber sur le banc et sanglota doucement, les paupières baissées. Adossée au mur, comme son mari le faisait jadis, torturée par l’angoisse et le sentiment de son impuissance, elle pleura longtemps, faisant passer dans ses larmes la douleur de son cœur blessé. Elle voyait devant elle, pareille à une tache immobile, une physionomie jaune, aux fines moustaches, aux yeux clignotants, à l’air satisfait. Dans sa poitrine s’enroulaient, comme un peloton noir, de l’exaspération et de la colère contre les gens qui enlevaient un fils à sa mère, parce qu’il cherchait la vérité…
Il faisait froid, les gouttes de pluie rebondissaient contre les vitres, quelque chose bruissait le long des murs ; on aurait dit que, dans les ténèbres, des silhouettes grises aux larges visages rouges sans yeux, et aux longs bras, rôdaient en épiant. Et leurs éperons cliquetaient faiblement.
— Ils auraient mieux fait de me prendre aussi ! pensa-t-elle.
La sirène siffla, ordonnant aux gens de reprendre le travail. Ce matin-là, le signal était sourd, bas et hésitant. La porte s’ouvrit, Rybine entra. Il s’approcha de la mère, et tout en essuyant les gouttes de pluie répandues sur sa barbe, il demanda :
— Ils l’ont emmené ?
— Oui, qu’ils soient maudits ! répondit-elle en soupirant.
— Quelle affaire ! dit Rybine en souriant. Moi, on m’a fouillé, on a cherché partout… On m’a injurié… mais on ne m’a pourtant pas arrêté… Donc, ils ont emmené Pavel ? Le directeur a fait un signe, le gendarme s’est précipité, et voilà un homme enlevé ! Ils s’accordent comme larrons en foire. Les uns s’occupent de traire le peuple, tandis que les autres le tiennent au museau.
— Vous devriez prendre la défense de Pavel, vous autres ! s’écria la mère en se levant. Car c’est à cause de vous qu’il s’est compromis.
— Qui devrait prendre sa défense ?
— Vous tous !
— Voyez-vous ça ! Non, n’y comptez pas ! Il a fallu des milliers d’années pour amasser leur force… Ils nous ont planté d’innombrables clous dans le cœur, comment serait-il possible de nous unir d’un coup ? Il faut d’abord que nous nous enlevions mutuellement nos échardes de fer… Ce sont ces échardes qui empêchent nos cœurs de se joindre en une masse compacte.
Et avec petit rire, il s’en alla lourdement. Ses paroles cruelles et désespérées avaient encore augmenté le chagrin de Pélaguée.
— On peut le tuer, le torturer…
Et elle se représenta le corps de son fils roué de coups, déchiré, ensanglanté, et, comme une couche d’argile glacée, la peur descendue de son cœur la suffoquait. Les yeux lui firent mal.
Elle n’alluma pas son fourneau, ne se prépara pas de dîner, ne prit pas le thé ; tard dans la soirée, elle mangea un morceau de pain. Quand elle se coucha, elle se dit que jamais encore, de toute sa vie, elle ne s’était sentie aussi humiliée, isolée, comme nue. Les dernières années, elle s’était habituée à vivre dans l’attente constante de quelque chose d’important, d’heureux. Autour d’elle, les jeunes gens s’agitaient, bruyants et vaillants, dominés par son fils au visage grave, son fils, le maître et le créateur de cette vie pleine d’inquiétude, mais bonne. Et maintenant qu’il n’était plus là, tout avait disparu.





XIV

La journée passa lentement, suivie d’une nuit sans sommeil. Le lendemain lui parut plus long encore. Elle attendait on ne sait qui, mais personne ne vint. Le soir tomba, puis la nuit. La pluie glaciale soupirait en frôlant les murs ; le vent soufflait dans les tuyaux de cheminée ; le plancher craquait. La mélancolique et douloureuse mélodie des gouttes d’eau tombant du toit, telles des larmes, emplissait l’air. Il semblait que la maison tout entière vacillât faiblement, et qu’une angoisse figeât l’ambiance.
On frappa doucement à la vitre. La mère était habituée à ce signal, il ne l’effrayait plus ; elle tressaillit, comme si on lui avait fait au cœur une petite piqûre bienfaisante. Un vague espoir la fit se lever brusquement. Jetant un châle sur ses épaules, elle ouvrit la porte…
Samoïlov entra, suivi d’un autre personnage qui cachait son visage dans le col relevé de son manteau ; sa casquette était rabattue jusqu’aux sourcils.
— Nous vous avons réveillée ? demanda Samoïlov sans la saluer.
Contre son habitude, il avait l’air soucieux.
— Je ne dormais pas ! répondit la mère.
Et elle jeta un coup d’œil interrogateur sur les nouveaux venus.
Avec un soupir rauque et profond, le compagnon de Samoïlov enleva sa casquette et tendit à la mère une main large aux gros doigts.
— Bonsoir, grand-mère ! Vous ne m’avez pas reconnu ? lui dit-il amicalement comme à une vieille connaissance.
— C’est vous ! s’écria Pélaguée d’un ton joyeux. Iégor Ivanovitch, c’est vous !
— C’est moi ! répondit-il en inclinant sa grosse tête.
Il avait les cheveux longs comme un chantre d’église. Un bon sourire éclairait son visage rond ; ses petits yeux gris considéraient la mère avec une expression caressante. Il ressemblait à un samovar avec son petit corps rond, son gros cou et ses bras courts. Sa figure reluisait ; il respirait avec bruit ; dans sa poitrine bouillonnait et ronflait constamment on ne sait quoi…
— Allez dans la chambre, je vais m’habiller ! proposa la mère.
— Nous avons quelque chose à vous dire ! répondit Samoïlov d’un air préoccupé en la regardant en dessous.
Iégor passa dans la pièce voisine en disant :
— Chère grand-mère, ce matin, un de nos amis est sorti de prison… Il y est resté trois mois et onze jours… Il a vu le Petit-Russien et Pavel qui vous envoient leurs salutations ; de plus, votre fils vous prie de ne pas vous inquiéter à son sujet et de vous dire que, dans la voie qu’il a choisie, c’est la prison qui sert de lieu de repos ; ainsi en ont décidé nos autorités toujours soucieuses de notre bien-être… Maintenant, grand-mère, arrivons au fait. Savez-vous combien de personnes ont été arrêtées hier ?
— Non. Pavel ne serait-il pas le seul ? s’écria la mère.
— C’est le quarante-neuvième ! interrompit Iégor Ivanovitch avec calme. Et il faut s’attendre à ce que l’autorité en arrête encore une dizaine. Ce monsieur-là entre autres…
— Moi-même ! dit Samoïlov d’un air sombre.
Pélaguée se sentit respirer plus facilement.
— Il n’est pas seul là-bas ! se dit-elle.
Lorsqu’elle fut habillée, elle entra dans la chambre, souriant avec vaillance à ses hôtes.
— On ne les gardera sans doute pas longtemps s’ils sont si nombreux !
— Vous avez raison ! répliqua Iégor Ivanovitch. Et si nous parvenons à gâter le jeu de nos adversaires, ils ne seront pas plus avancés qu’auparavant… Voici de quoi il retourne : si nous cessons de propager nos brochures maintenant, les fichus gendarmes ne manqueront pas de le remarquer et porteront ce fait au compte de Pavel et des camarades, compagnons de sa captivité.
— Comment cela ? Pourquoi ? s’écria la mère effrayée.
— C’est bien simple, grand-mère ! dit Iégor Ivanovitch doucement. Parfois, les gendarmes eux-mêmes raisonnent avec justesse. Pensez donc : tant que Pavel était en liberté, il y avait des brochures et des feuillets ; dès qu’il est en prison, plus de brochures, plus de proclamations ! C’est donc lui qui les répandait ! Et alors les gendarmes se mettront à dévorer tout le monde… ils adorent déchiqueter les gens.
— Je comprends, je comprends ! dit tristement la mère. Que faire ? Ah ! mon Dieu !
De la cuisine arriva la voix de Samoïlov.
— On a arrêté presque tous les nôtres, que le diable m’emporte !… Il faut continuer à travailler comme auparavant, non seulement pour la cause… mais aussi pour sauver les camarades…
— Et il n’y a personne pour travailler ! ajouta Iégor avec un petit rire. Nous avons des brochures excellentes… je les ai faites moi-même ; mais comment les introduire dans la fabrique ?… Je n’en sais rien…
— On fouille maintenant tout le monde à l’entrée, expliqua Samoïlov.
La mère devinait qu’on voulait quelque chose d’elle.
— Et alors, que faire ? Que faire ? demanda-t-elle vivement.
Samoïlov s’arrêta sur le seuil de la porte et dit :
— Pélaguée Nilovna, vous connaissez la marchande Korsounova ?
— Oui, pourquoi ?
— Parlez-lui ; peut-être se chargera-t-elle de nos brochures…
La mère agita la main d’un air négatif.
— Oh ! non ! c’est une bavarde… non ! Et on saura que c’est par moi… que c’est de notre maison… non… non !
Et soudain, éclairée par une idée subite, elle s’exclama d’un ton joyeux :
— Donnez-les moi ! donnez-les moi ! Je trouverai quelque chose… Je m’arrangerai !… Je demanderai à Maria de me prendre pour l’aider. Car il faut bien que je travaille, si je veux manger ! Je porterai aussi le dîner des ouvriers à la fabrique… Je m’arrangerai…
Les mains serrées sur la poitrine, elle affirma à ses hôtes qu’elle saurait agir sans être découverte, et elle conclut avec une exclamation triomphante :
— Ils verront que même lorsque Pavel Vlassov est en prison, sa main les atteint… ils verront !
Tous les trois avaient repris courage. Iégor sourit en se frottant vigoureusement les mains et dit :
— Bravo, grand-mère ! Si vous saviez comme c’est bien, c’est tout bonnement ravissant !
— Si vous réussissez, je serai aussi heureux en prison que si j’étais assis dans un fauteuil ! déclara Samoïlov avec le même geste et en riant.
— Vous êtes un trésor, grand-mère ! cria Iégor d’une voix rauque.
Pélaguée sourit. C’était clair : si elle parvenait à introduire des brochures à la fabrique, on comprendrait que ce n’était pas Pavel qui les distribuait. Et, se sentant capable d’accomplir sa tâche, la mère était toute frémissante de joie.
— Quand vous irez faire une visite à Pavel, dites-lui qu’il a une bonne mère ! reprit Iégor.
— Je le verrai avant le jour des visites ! promit Samoïlov en riant.
— Dites-lui bien que je ferai tout ce qu’il faudra faire. Qu’il le sache bien !
— Et si on ne l’arrête pas ? demanda Iégor en désignant Samoïlov.
— Alors que faire ? Il faut se résigner !
Tous se mirent à rire. Quand elle eut compris sa bévue, elle fut aussi égayée, mais un peu gênée.
— Quand on regarde les siens, on voit mal les autres qui sont derrière, dit-elle en baissant les yeux.
— C’est naturel ! s’écria Iégor. À propos de Pavel, ne vous inquiétez pas à son sujet et ne vous attristez pas. Il sortira de prison encore meilleur qu’auparavant. On s’y repose, on s’y instruit, ce que nous n’avons pas le temps de faire quand nous sommes en liberté, nous autres. J’ai été en prison trois fois, sans grand plaisir, mais mon cœur et ma raison en ont chaque fois profité…
— Vous avez de la peine à respirer, dit-elle en le regardant affectueusement.
— Il y a pour cela des raisons spéciales ! répliqua-t-il en levant un doigt en l’air.
— Ainsi donc, c’est entendu, grand-mère… Demain nous vous apporterons les choses en question… et de nouveau la roue qui anéantit les ténèbres séculaires se mettra en mouvement. Vive la parole libre, grand-mère, et vive le cœur maternel ! En attendant, au revoir !
— Au revoir ! dit Samoïlov, en serrant avec force la main de Pélaguée. Moi, je ne peux pas souffler mot de tout cela à ma mère.
— Tout le monde finira par comprendre ! dit-elle, pour lui être agréable, tout le monde !
Lorsqu’ils furent partis, elle ferma la porte et, s’agenouillant au milieu de la chambre, se mit à prier sous le bruit de la pluie. Elle pria sans prononcer de paroles ; ce fut comme une seule grande pensée ; elle pria pour tous ceux que Pavel avait introduits dans leur vie. Elle les voyait passer entre elle et les images saintes, et ils étaient si simples, si étrangement proches l’un de l’autre, et si isolés dans la vie.
De bonne heure, elle se rendit chez Maria Korsounova.
La bruyante marchande, sa robe couverte de graisse comme toujours, l’accueillit avec compassion.
— Tu t’ennuies ! demanda-t-elle en frappant de la main sur l’épaule de Pélaguée. Console-toi ! On l’a pris, on l’a emmené, la belle affaire ! Il n’y a pas de mal à cela ! Autrefois, on mettait les gens en prison quand ils avaient volé ; maintenant on les enferme parce qu’ils disent la vérité. Pavel a peut-être dit des choses qu’il ne fallait pas dire, mais c’était pour défendre les camarades, et cela, tout le monde le comprend, n’aie pas peur… On sait bien que c’est un brave garçon, même si on ne le dit pas… Je voulais aller chez toi, mais je n’ai pas eu le temps… Je cuisine sans cesse, j’écoule ma marchandise, et pourtant je suis sûre de mourir pauvre. Ce sont les amants qui me ruinent, les sacripants ! Ils avalent, avalent, on dirait des blattes qui engloutissent un pain… Dès que j’ai une dizaine de roubles, voilà qu’un de ces hérétiques arrive et me les vole… Oui ! C’est une mauvaise affaire que d’être femme ! Quelle vie dégoûtante ! Il est difficile de vivre seule, et encore plus de vivre à deux !
— Et moi, je suis venue pour te demander de me prendre comme aide, dit Pélaguée, interrompant ce flot de paroles.
— Comment cela ? demanda Maria ; puis, lorsque son amie eut fini de parler, elle hocha la tête en acquiesçant.
— Je veux bien ! Te souviens-tu, que de fois tu m’as cachée quand mon mari me cherchait ? Maintenant, c’est moi qui te cacherai de la misère. Chacun doit te venir en aide, car ton fils souffre pour une affaire qui regarde tout le monde. C’est un brave garçon, tous le disent, et tous le plaignent. Moi, je prétends que ces arrestations ne porteront pas bonheur à la fabrique ; vois plutôt ce qui s’y passe ! On y entend de ces paroles, ma chère ! Les chefs pensent que l’homme qu’ils ont mordu au talon n’ira pas loin ! Et pourtant, il se trouve que, pour dix qui sont atteints, il y en a cent qui se fâchent ! Il faut prendre des précautions quand on veut toucher au peuple, il supporte longtemps, puis, un jour, il éclate !
Les deux femmes tombèrent d’accord. Le lendemain, à l’heure du dîner déjà, la mère de Pavel portait à la fabrique deux grandes terrines pleines de soupe que Maria avait préparée, tandis que, de son côté, la cuisinière se rendait au marché.





XV

Les ouvriers remarquèrent aussitôt la vieille femme. Les uns s’approchèrent d’elle en lui disant amicalement :
— Tu as trouvé de l’ouvrage, mère Pélaguée ?
Et ils la consolaient, lui assurant que Pavel serait bientôt libéré, qu’il était dans son droit. D’autres troublaient son cœur douloureux par de prudentes paroles de compassion ; d’autres encore invectivaient ouvertement le directeur et les gendarmes, et réveillaient en elle un écho sincère. Il y avait aussi des gens qui la regardaient avec un plaisir malveillant ; Isaïe Gorbov, ouvrier pointeur, dit en serrant les dents :
— Si j’étais gouverneur, je ferais pendre ton fils, pour lui apprendre à dérouter le peuple.
Ces mots la glacèrent d’un froid mortel. Elle ne répondit rien à Isaïe, elle jeta seulement un regard sur son petit visage couvert de taches de rousseur, puis baissa les yeux avec un soupir.
Elle voyait qu’il y avait de l’agitation dans l’air ; les ouvriers se rassemblaient par petits groupes, discutaient à mi-voix, mais passionnément ; les contremaîtres soucieux rôdaient partout ; par moments des invectives, des rires irrités résonnaient.
À ce moment, elle vit deux agents de police entraîner Samoïlov.
Une centaine d’ouvriers environ le suivaient et accablaient les agents de moqueries et d’injures.
— Tu vas te promener, ami ? cria quelqu’un.
— Honneur à notre camarade ! dit un autre. On lui donne une escorte…
Et une volée de jurons retentit.
— Il est moins profitable d’attraper les voleurs, à ce qu’il paraît ! s’écria avec irritation le grand borgne. On s’en prend aux honnêtes gens !…
— Si encore ça se passait de nuit ! continua quelqu’un dans la foule. Mais non, ces canailles, ils n’ont pas honte d’agir en plein jour…
Les agents de police marchaient vite et avaient l’air sombre ; ils s’efforçaient de ne rien voir, de ne pas entendre les injures qu’on leur lançait de toutes parts. Trois ouvriers s’avancèrent contre eux, portant une longue barre de fer, dont ils les menacèrent en criant :
— Attention, pécheurs !
Lorsqu’il passa devant la mère, Samoïlov secoua la tête en riant et dit :
— On entraîne un humble serviteur de Dieu…
Elle garda le silence et s’inclina profondément touchée par le spectacle de ces jeunes gens honnêtes, intelligents et sombres qui s’en allaient vers les prisons, le sourire aux lèvres. Sans qu’elle s’en doutât, elle commençait à leur porter un compatissant amour de mère. Et il lui était agréable d’entendre les paroles de blâme à l’adresse des directeurs, elle y sentait l’influence de son fils.
Lorsqu’elle eut quitté l’usine, elle passa la journée chez Maria, l’aidant à sa besogne, prêtant l’oreille à son bavardage. Elle ne rentra que très tard dans sa maison vide, froide, hostile. Longtemps, elle erra de coin en coin, sans savoir que faire ni où s’asseoir. Elle était inquiète en voyant que Iégor n’était pas encore venu, comme il l’avait dit.
Au dehors, les lourds flocons grisâtres d’une neige d’automne tombaient. Ils se collaient aux vitres, glissaient sans bruit et fondaient en laissant des traces mouillées. La mère pensait à Pavel…
On frappa avec précaution à la porte ; elle courut vivement tirer le verrou, et Sachenka entra. La mère ne l’avait pas vue depuis longtemps ; l’embonpoint anormal de la jeune fille la frappa.
— Bonsoir, dit-elle, heureuse d’avoir une compagnie, de n’être pas seule une partie de la nuit. Il y a longtemps que je ne vous ai vue. Vous étiez loin d’ici ?
— Non ! En prison ! répondit Sachenka en souriant, en même temps que Nicolas Ivanovitch. Vous vous souvenez de lui ?
Comment pourrait-on l’oublier ! s’écria la mère. Iégor m’a dit hier qu’on l’avait relâché… mais on ne m’a pas parlé de vous… Personne ne m’a dit que vous étiez en prison…
— À quoi bon en parler ! Il faut que je me déshabille avant que Iégor vienne ! dit la jeune fille en regardant autour d’elle.
— Vous êtes toute mouillée !
— J’ai apporté les brochures…
— Donnez ! donnez ! fit vivement la mère.
— Tout de suite.
La jeune fille entr’ouvrit rapidement son manteau, se secoua et aussitôt des paquets de brochures s’envolèrent sur le sol, avec un bruissement de feuilles tombées. La mère les ramassait en riant :
— Et moi qui pensais en vous voyant si grosse que vous étiez mariée et attendiez un enfant ! dit-elle. Ah ! quelle quantité vous en avez apporté… Et vous êtes venue à pied ?…
— Oui, dit Sachenka.
La jeune fille était de nouveau mince et élancée comme autrefois. La mère vit que ses joues s’étaient creusées et que ses yeux agrandis se cernaient de grandes ombres noires.
— On vient de vous remettre en liberté… vous devriez vous reposer, et, au lieu de cela, vous portez un pareil fardeau pendant sept kilomètres ! s’écria la mère Pélaguée en soupirant et en hochant la tête.
— Il le fallait ! répondit Sachenka en frémissant. Dites-moi comment est Pavel Mikhaïlovitch ?… il n’a pas été trop ému ?
Elle parlait sans regarder la mère et, inclinant la tête, elle arrangeait sa coiffure avec des doigts mal assurés.
— Non ! répondit la mère. Oh ! il ne se trahira pas…
— Il a une santé robuste, n’est-ce pas ? continua la jeune fille d’une voix basse et légèrement tremblante.
— Il n’a jamais été malade ! dit la mère. Comme vous tremblez ! Attendez, je vais vous faire du thé, je vous donnerai des confitures aux framboises.
— Ce serait bon ! s’écria Sachenka avec un faible sourire. Seulement, pourquoi prendre cette peine ? Il est tard, laissez-moi faire le thé moi-même.
— Mais vous êtes si fatiguée ! répliqua la mère d’un ton de reproche ; et elle se mit à allumer le samovar. Sachenka la suivit dans la cuisine, s’assit sur le banc et, joignant les mains au-dessus de la tête, reprit :
— Oui, je suis fatiguée ! Malgré tout, la prison épuise ! Quelle maudite inaction ! Il n’y a rien de plus pénible… On reste là une semaine, un mois, on sait toute la besogne qu’il y a à faire… les gens comptent sur vous pour les instruire… on sait qu’on peut leur donner ce qu’il leur faut… et on est en cage, comme une bête féroce… C’est cela qui dessèche le cœur.
— Qui vous récompensera ? demanda la mère.
Et elle répondit elle-même en soupirant :
— Personne, excepté Dieu ! Vous non plus, vous ne croyez pas en lui, probablement ?
— Non ! répondit la jeune fille.
— Et moi, je ne vous crois pas ! déclara la mère en s’animant soudain.
Tout en essuyant à son tablier ses mains salies par le charbon, elle continua avec une conviction profonde :
— Vous ne comprenez pas votre croyance. Comment peut-on se vouer à une vie pareille sans croire en Dieu ?
Sous l’auvent, des pas bruyants résonnèrent, une voix grommela. La mère frémit ; la jeune fille sauta brusquement sur ses pieds et chuchota :
— N’ouvrez pas ! Si ce sont les gendarmes, vous ne me connaissez pas… je me suis trompée de maison… je suis entrée chez vous par hasard, je me suis évanouie, vous m’avez déshabillée… et vous avez trouvé les brochures… vous comprenez ?
— Pourquoi cela, ma chère ? demanda la mère avec attendrissement.
— Attendez ! dit Sachenka en prêtant l’oreille. Je crois que c’est Iégor…
C’était lui, trempé de pluie, harassé.
— Ah ! le samovar est prêt, s’écria-t-il, c’est ce qu’il y a de meilleur au monde, grand-mère !… Vous êtes déjà là, Sachenka !
Et, remplissant la petite cuisine des sons rauques de sa voix, il enleva prestement son lourd pardessus et continua, sans reprendre haleine :
— Voilà une demoiselle bien désagréable pour les autorités, grand-mère ! Comme un des geôliers l’avait insultée, elle lui a déclaré qu’elle se laisserait mourir de faim s’il ne lui présentait pas des excuses ; et pendant huit jours elle n’a rien mangé, c’est pourquoi elle est presque partie pour un monde meilleur. Ce n’est pas mal, n’est-ce pas ? Que dites-vous de mon petit ventre ?
Il secoua sa panse ballonnée de grosses brochures qu’il soutenait de ses bras courts et passa dans la chambre, refermant la porte derrière lui.
— Vous êtes vraiment restée huit jours sans manger ? demanda la mère, avec étonnement.
— Il fallait qu’il me fasse des excuses, répondit la jeune fille en remuant frileusement les épaules.
Ce calme et cette opiniâtreté austères firent naître chez la mère quelque chose qui ressemblait à un blâme.
« Ah ! c’est comme cela ! » pensa-t-elle.
Et elle demanda encore :
— Et si vous étiez morte ?
— Que faire, je serais morte ! répliqua la jeune fille à voix basse. Il a fini par s’excuser. On ne doit pas pardonner les outrages…
— Oui… dit lentement la mère. Et pourtant, nous autres femmes, on nous outrage toute notre vie.
— Je me suis allégé ! déclara Iégor, en ouvrant la porte. Le samovar est prêt ? Permettez, je vais le prendre…
Il s’empara du samovar et ajouta en le portant dans la chambre.
— Mon papa buvait au moins vingt verres de thé par jour, c’est pourquoi il a passé soixante-treize ans sur cette terre paisiblement et sans être malade. Il pesait plus de cent kilos et était sacristain du village de Vosskressenski…
— Vous êtes le fils du père Ivan ? s’écria la mère.
— Justement. Comment le savez-vous ?
— Je suis aussi de Vosskressenski !
— Alors, nous sommes pays ? Quel était votre nom de jeune fille ?
— Séréguine… Nous étions voisins…
— Vous êtes la fille de Nile le boiteux ? C’est un personnage que je connais bien, il m’a tiré les oreilles plus d’une fois.
Ils étaient restés debout et riaient en s’interrogeant. Sachenka les regardait et souriait, tout en préparant le thé. Le bruit de la vaisselle entrechoquée rappela la mère à ses devoirs.
— Oh ! Excusez ! je me mets à bavarder et vous oublie… C’est si agréable de voir un pays…
— C’est moi qui dois vous demander pardon de m’être servie ! dit Sachenka. Mais il est déjà onze heures et j’ai encore une longue route à faire…
— Pour aller où ? à la ville ? questionna la mère avec étonnement.
— Oui !
— Il fait nuit, il pleut, vous êtes fatiguée ! Restez ici ! Iégor couchera à la cuisine et nous deux ici…
— Non, il faut que je parte ! déclara simplement la jeune fille.
— Oui, payse, il faut que cette demoiselle disparaisse. On la connaît ici. Et si elle se montrait demain dans la rue, ce ne serait pas bien ! confirma Iégor.
— Comment ? elle va s’en aller toute seule !
— Oui, dit Iégor avec un petit rire.
La jeune fille se versa encore du thé, prit un morceau de pain de seigle, le sala et se mit à manger en regardant pensivement la mère.
— Comment en êtes-vous capable ? Et Natacha aussi ? Moi je ne le ferais pas, j’aurais peur ! dit la mère.
— Mais elle aussi, elle a peur ! déclara Iégor. N’est-ce pas, Sachenka ?
— Oui ! répondit la jeune fille.
Pélaguée lui jeta un coup d’œil et s’exclama faiblement :
— Comme vous êtes courageuse !…
Après avoir pris le thé, Sachenka serra sans mot dire la main d’Iégor et s’en alla dans la cuisine, suivie par Pélaguée.
— Si vous voyez Pavel Mikhaïlovitch, saluez-le de ma part, dit la jeune fille.
Et elle avait déjà la main sur le loquet de la porte, mais, se retournant brusquement, elle demanda à mi-voix :
— Puis-je vous embrasser ?
Sans répondre, la mère la prit dans ses bras avec chaleur.
— Merci ! dit la jeune fille à voix basse.
Et elle sortit en secouant la tête.
Rentrée dans la chambre, la mère regarda avec anxiété du côté de la fenêtre. Dans les ténèbres épaisses et humides, tombaient lentement les flocons de neige à demi fondus.
Tout rouge et suant, Iégor était assis, les jambes écartées et soufflait bruyamment sur son thé ; il avait l’air satisfait.
La mère s’assit aussi et, jetant un regard attristé sur son hôte, dit lentement :
— La pauvre Sachenka ! Comment arrivera-t-elle ?
— Elle sera fatiguée ! dit Iégor. La prison l’a bien éprouvée ; elle était plus robuste auparavant… De plus… elle n’a pas été élevée à la dure… je crois qu’elle a déjà les poumons attaqués…
— Qui est-elle ? s’informa la mère à voix basse.
— La fille d’un propriétaire foncier. Son père est un homme riche et une grande canaille. Vous savez probablement qu’ils s’aiment beaucoup et qu’ils veulent se marier, grand-mère ?
— Qui ?
— Pavel et elle… oui ! Mais voilà, ils n’y parviennent pas… quand il est en liberté, c’est elle qui est en prison, et vice versa.
— Je ne le savais pas, répondit la mère après un silence. Pavel ne parle jamais de lui-même.
Et elle eut encore plus de pitié pour la jeune fille.
— Vous auriez dû l’accompagner, reprit-elle en regardant son hôte avec une hostilité involontaire.
— C’est impossible ! répondit tranquillement Iégor. J’ai une foule de choses à faire ici, et toute la journée il faudra que je marche sans m’arrêter. C’est une occupation désagréable quand on est asthmatique comme moi…
— Quelle brave fille ! reprit la mère, pensant vaguement à ce que Iégor venait de lui annoncer.
Elle était vexée d’apprendre la nouvelle d’une autre bouche que celle de son fils ; elle pinça les lèvres avec force et ses sourcils s’abaissèrent.
— Oui ! dit Iégor en secouant la tête. Je vois qu’elle vous fait pitié… Vous avez tort ! vous n’aurez pas assez de cœur si vous vous mettez à avoir pitié de nous tous, les révoltés… Personne n’a la vie bien douce, à parler franchement… Il y a quelque temps, un de mes camarades est revenu d’exil… quand il arriva à Nijni, sa femme et son enfant l’attendaient à Smolensk, et quand il arriva à Smolensk, ils étaient déjà en prison à Moscou. Maintenant, c’est au tour de la femme d’aller en Sibérie… Moi aussi, j’avais une femme, une excellente créature, mais cinq années de cette vie l’ont conduite au tombeau…
Il vida d’un trait son verre de thé et continua à discourir. Il compta ses années et ses mois de détention, d’exil, raconta diverses catastrophes, parla de la famine en Sibérie, des massacres dans les prisons… La mère le regardait et l’écoutait, s’étonnant de la simplicité calme avec laquelle il dépeignait cette vie pleine de persécutions et de tortures…
— Eh bien, arrivons à notre affaire…
Sa voix se transforma, son visage se fit grave. Il lui demanda comment elle pensait pouvoir introduire les brochures dans la fabrique, et la mère fut surprise de constater qu’il connaissait à fond toutes sortes de détails.
Puis, lorsqu’ils eurent tout arrangé, ils parlèrent encore de leur village. Tandis qu’Iégor plaisantait, Pélaguée remontait le cours des années de son passé, qui lui paraissait étrangement pareil à un marais, parsemé de monticules monotones et planté de trembles qui s’agitaient peureusement, de petits sapins, de blancs bouleaux égarés parmi les tertres. Les clairs bouleaux poussaient lentement et, après avoir vécu cinq ou six ans sur ce sol pourri et mouvant, tombaient et se décomposaient à leur tour… La mère considérait ce tableau avec un regret indicible et mystérieux. Devant elle se dressa une silhouette de jeune fille aux traits nets et obstinés. Elle s’en allait, sous les flocons de neige humide, fatiguée et solitaire… Et son fils était enfermé dans une petite pièce à la fenêtre grillée… Peut-être ne dormait-il pas encore à cet instant, il réfléchissait sans doute… Mais il ne pensait pas à la mère, car il y avait quelqu’un qui lui était plus cher encore !… Comme un nuage bigarré et informe, des pensées pénibles glissaient vers elle et envahissaient son âme avec violence.
— Vous êtes fatiguée, grand-mère ! Allons-nous coucher ! dit Iégor en souriant.
Elle lui souhaita une bonne nuit et passa dans la cuisine, marchant de biais, avec précaution, le cœur plein d’une amertume cuisante.
Le lendemain matin, en prenant le thé, Iégor lui dit :
— Et si on vous attrape et qu’on vous demande où vous avez pris toutes ces brochures hérétiques, que répondrez-vous ?
— « Cela ne vous regarde pas !… » voilà ce que je répondrai.
— Oui, mais ils ne voudront jamais en convenir ! répliqua Iégor. Ils sont profondément convaincus que c’est justement leur affaire… Et ils vous interrogeront longuement.
— Mais je ne dirai rien !
— On vous mettra en prison !
— Qu’importe ! Grâce à Dieu, je serai au moins bonne à quelque chose ! dit-elle en soupirant. Qui a besoin de moi ? Personne. Et on torture plus, à ce qu’on dit…
— Hum ! on ne vous torturera pas… Mais une brave femme comme vous doit se ménager.
— Ce n’est pas avec vous qu’on apprend à le faire !
Iégor garda le silence et se mit à arpenter la chambre, puis il revint près de la mère et dit :
— C’est pénible, payse ! Je sens que cela vous est très pénible !
— Tout le monde en est réduit là ! répondit-elle avec un geste de la main. Peut-être est-ce plus facile pour ceux qui comprennent… Mais, moi aussi, je comprends un peu… ce que veulent les braves gens…
— Et, du moment que vous comprenez, grand-mère, vous leur êtes utile, à tous, à tous ! déclara Iégor d’un ton grave.
Elle lui jeta un coup d’œil et sourit.
Vers midi, l’air calme et affairé, elle glissa des brochures dans son corsage. En voyant avec quelle adresse elle les dissimulait, Iégor fit claquer sa langue de satisfaction et s’écria :
— Sehr gut ! comme disent les Allemands quand ils vident un tonneau de bière. La littérature ne vous a pas transformée, grand-mère, vous êtes restée une brave femme. Que les dieux bénissent votre entreprise !
Une demi-heure après, avec le même sang-froid et courbée sous le poids de son fardeau, la mère se tenait à la porte de la fabrique. Deux gardiens, irrités par les moqueries des ouvrières, avec qui ils échangeaient des injures, tâtaient sans ménagement tous ceux qui entraient dans la cour. Un agent de police se promenait non loin de là, ainsi qu’un individu aux yeux fuyants, aux jambes courtes, au visage rouge. La mère l’examinait du coin de l’œil tout en changeant sa palanche d’épaule ; elle devinait que c’était un espion.
Un grand gaillard aux cheveux bouclés, la casquette sur la nuque, criait aux gardiens qui le fouillaient :
— Cherchez donc dans la tête et non pas dans les poches, diables !
L’un des gardiens répondit :
— Tu n’as rien du tout dans la tête, sauf les poux…
— Hé bien, cherchez-les, c’est une besogne digne de vous ! répliqua l’ouvrier.
L’espion lui jeta un méchant coup d’œil et cracha à terre.
— Laissez-moi passer ! demanda la mère. Vous voyez, ma charge est pesante… j’ai le dos cassé !
— Va, va ! cria le gardien avec irritation. Ne parle pas tant…
Arrivée à sa place, Pélaguée posa ses pots de soupe à terre et regarda autour d’elle en essuyant la sueur de son visage.
Deux serruriers, les frères Goussev, s’approchèrent aussitôt ; l’aîné, nommé Vassili, lui demanda d’une voix retentissante, en fronçant les sourcils :
— Y a-t-il des pâtés ?
— J’en apporterai demain ! répondit-elle.
C’était une phrase convenue. Le visage des deux hommes s’éclaira. Incapable de se maîtriser, Ivan s’écria :
— Ah ! tu es une bonne mère !
Vassili s’accroupit, regarda le pot de soupe, et en même temps un paquet de brochures glissa dans son sein.
— Ivan ! dit-il à haute voix, à quoi bon aller à la maison ! dînons ici ! Et il enfonça les feuillets compromettants dans la tige de ses bottes. Il faut soutenir la nouvelle marchande.
— C’est vrai ! approuva Ivan, et il se mit à rire.
Et la mère criait de temps à autre, tout en regardant avec prudence autour d’elle :
— De la soupe ! du vermicelle chaud ! du rôti !
Peu à peu, elle tirait les brochures de son corsage et les distribuait aux frères sans être vue. Chaque fois qu’un paquet glissait de ses mains, le visage de l’officier de gendarmerie apparaissait brusquement devant elle comme une tache jaune, pareille à la clarté d’une allumette, dans une chambre obscure, et elle lui disait en pensée, avec un sentiment de malveillance satisfaite :
— Tiens, mon petit père !…
Et en donnant le paquet suivant, elle ajoutait, heureuse :
— Tiens, en voilà encore !
Quand les ouvriers s’approchaient, leur assiette à la main, Ivan Goussev riait bruyamment ; la mère cessait sa distribution, versait de la soupe aux choux et des vermicelles ; les deux Goussev lui disaient en plaisantant :
— Elle est adroite, la mère Pélaguée !
— La misère nous apprend à attraper même les souris, fit d’un ton morose un chauffeur. On lui a enlevé celui qui gagnait son pain… Oui. Les canailles !… Eh bien, pour trois kopeks de vermicelle… Prends courage, mère !… Tout ça s’arrangera !…
— Merci de cette bonne parole ! dit la mère en souriant.
Il grommela en s’éloignant :
— Elle ne me coûte pas cher, cette bonne parole !
— Mais on n’a personne à qui l’adresser, répliqua un forgeron en riant.
Et il ajouta d’un air étonné, en haussant les épaules :
— Voilà la vie, mes enfants… on n’a personne à qui dire une bonne parole… personne n’en est digne… n’est-ce pas ?
Vassili Goussev se leva, et s’exclama en boutonnant soigneusement son pardessus :
— J’ai mangé chaud, et pourtant le froid me prend.
Puis il s’en alla ; son frère Ivan se leva aussi et s’éloigna en sifflotant.
La mère criait de temps en temps avec un sourire engageant :
— De la soupe chaude ! du vermicelle ! de la soupe aux choux !…
Elle se disait qu’elle raconterait sa première expérience à son fils. La face jaune de l’officier, irrité et stupéfait, se dessinait sans cesse devant elle ; les moustaches noires s’agitaient confusément, et, sous la lèvre supérieure, contractée par une moue de colère, brillait l’ivoire des dents serrées. Pareille à un oiseau, une joie aiguë frémissait et chantait dans le cœur de la mère ; ses sourcils remuaient et, tout en accomplissant son œuvre avec adresse, elle se disait :
— Tiens, en voilà encore… encore !





XVI

Toute la journée, elle éprouva un sentiment nouveau pour elle et qui lui caressait agréablement le cœur. Le soir, sa besogne achevée, et comme elle prenait son thé, le piétinement d’un cheval résonna sous la fenêtre et une voix connue retentit. La mère se dressa brusquement, s’élança à la cuisine, vers la porte ; quelqu’un venait à grands pas ; sa vue se troubla, elle s’appuya au montant et poussa la porte du pied.
— Bonsoir, petite mère ! fit une voix connue, et des mains sèches et longues se posèrent sur ses épaules.
Elle fut envahie par la douleur du désenchantement autant que par la joie de revoir André. Et ces deux sentiments se mêlèrent en une immense onde brûlante qui la souleva et la jeta contre la poitrine du Petit-Russien. Celui-ci l’étreignit avec force ; ses mains tremblaient. La mère pleurait doucement sans mot dire ; André lui caressa les cheveux, et lui dit, toujours de la même voix chantante :
— Ne pleurez pas, petite mère, ne fatiguez pas votre cœur ! Je vous en donne ma parole d’honneur, on le mettra bientôt en liberté ! Ils n’ont aucune preuve contre lui, les camarades ne parlent pas plus que des poissons frits…
Et, entourant de son long bras les épaules de Pélaguée, il l’entraîna dans la chambre ; elle se serra contre lui avec le mouvement rapide d’un écureuil ; puis elle aspira avec avidité, de toute sa poitrine, la voix d’André !
— Pavel vous envoie ses salutations, il est bien portant et aussi joyeux qu’il peut l’être. On est à l’étroit, en prison ! On a arrêté plus de cent personnes, ici comme en ville ; on en met trois ou quatre dans la même cellule. Il n’y a rien à dire de la direction de la prison ; ils ne sont pas méchants, mais éreintés : ces diables de gendarmes leur procurent tant d’ouvrage ! Par conséquent on n’est pas trop sévère ; on nous disait constamment : Soyez un peu plus tranquilles, messieurs, ne nous occasionnez pas de désagréments… Et comme cela, tout allait bien… Nous pouvons nous parler, échanger des livres, partager la nourriture. Quelle charmante prison ! Elle est vieille et sale, mais douce et légère. Les criminels de droit commun étaient aussi de braves gens, ils nous rendaient beaucoup de services. On nous a libérés, Boukine, moi et encore quatre autres, la place faisant défaut… Et bientôt on relâchera Pavel, c’est plus que certain. C’est Vessoftchikov qui restera en prison le plus longtemps, car on est très irrité contre lui. Il insulte tout le monde, sans cesse. Les gendarmes l’ont en horreur. Il finira par passer en jugement, à moins qu’on le rosse. Pavel essaie de le calmer et lui dit : Tais-toi, Nicolas, à quoi bon les injurier ? Ils n’en deviendront pas meilleurs ! Et lui, il hurle : Je les arracherai de la terre, ces ulcères ! Pavel se conduit très bien, il est ferme et calme avec tout le monde. Je vous dis qu’on le libérera bientôt…
— Bientôt ! dit la mère apaisée, en souriant. Je le sais, ce sera bientôt !
— Et ce sera très bien ! Versez-moi donc du thé. Qu’avez-vous fait ces derniers temps ?
André la regardait en souriant, il était tout proche du cœur de la mère ; dans la profondeur bleue de ses yeux ronds, s’allumait une étincelle aimante et un peu attristée.
— Je vous aime beaucoup, André ! dit la mère après avoir poussé un profond soupir ; elle considéra son visage maigre, couvert de bizarres petites touffes de poils.
— Un peu suffirait pour moi… Je sais que vous m’aimez, vous pouvez aimer tout te monde, vous avez un grand cœur ! répondit le Petit-Russien en se balançant sur sa chaise.
— Non, je vous aime tout particulièrement ! fit-elle avec insistance. Si vous aviez une mère, les gens l’envieraient d’avoir un fils pareil…
Le Petit-Russien hocha la tête et se la frotta vigoureusement des deux mains.
— Moi aussi, j’ai une mère quelque part, dit-il à voix basse.
— Savez-vous ce que j’ai fait aujourd’hui ? s’écria Pélaguée.
Et, bégayant de plaisir, elle raconta vivement, en amplifiant un peu, comment elle avait introduit des brochures à la fabrique.
D’abord, il écarquilla les yeux, tout surpris, puis il se frappa la tête du doigt et s’écria, plein de joie :
— Oh ! mais ce n’est pas une plaisanterie ! C’est une affaire sérieuse ! C’est Pavel qui va être content ! C’est très bien cela, petite mère ! Aussi bien pour Pavel que pour tous ceux qui ont été arrêtés en même temps que lui !…
Il faisait claquer ses doigts de ravissement, sifflait, se balançait. Sa joie rayonnante éveillait un écho puissant dans l’âme de Pélaguée.
— Mon cher André, dit-elle, comme si son cœur s’était ouvert et qu’il en coulât un clair ruisseau de paroles radieuses, quand je pense à ma vie, ah ! Seigneur Jésus !… Pourquoi donc ai-je vécu ? Pour travailler et être battue… Je ne voyais personne sauf mon mari, je ne connaissais rien que la peur… Je n’ai pas vu comment Pavel a grandi… Je ne sais même pas si je l’aimais tant que mon mari était de ce monde ! Toutes mes pensées, tous mes soucis se rapportaient à une seule chose : nourrir cette bête fauve, afin qu’il fût satisfait et repu, qu’il ne se mît pas en colère, et m’épargnât les coups, ne fût-ce qu’une fois… Mais je ne me souviens pas qu’il l’ait fait. Il me frappait avec tant de violence qu’on eût dit qu’il châtiait non pas sa femme, mais tous ceux contre lesquels il était irrité… J’ai vécu ainsi pendant vingt ans… Ce qui était avant mon mariage, je ne m’en souviens pas ! Quand j’essaie de me rappeler, je ne vois rien, c’est comme si j’étais aveugle. Avec Iégor Ivanovitch — nous sommes du même village — nous parlions dernièrement de ceux-ci, de ceux-là… je me souvenais des maisons, je revoyais les gens, mais j’avais oublié comment ils vivaient, ce qu’ils disaient, ce qui leur était arrivé. Je me souviens des incendies, de deux incendies… Mon mari m’a tellement battue qu’il n’est plus rien resté en moi ; mon âme était hermétiquement fermée, elle était devenue aveugle et sourde…
La mère reprit haleine et aspira l’air avec avidité, comme un poisson sorti de l’eau ; elle se pencha en avant et continua en baissant la voix :
— Quand mon mari est mort, je me suis raccrochée à mon fils… et il a commencé à s’occuper de ces choses. C’est alors qu’il m’a fait pitié. « Comment vivrai-je toute seule s’il périt ? » me disais-je. Que de craintes et d’angoisses j’ai éprouvé ; mon cœur se déchirait quand je pensais à son sort…
Elle se tut, hocha doucement la tête, puis reprit d’un ton expressif :
— Il est impur, notre amour, à nous autres femmes ! nous aimons ce dont nous avons besoin… et quand je vous vois penser à votre mère… Pourquoi en avez-vous besoin ?… Et tous les autres qui souffrent pour le peuple qu’on envoie en prison et en Sibérie, qui meurent là-bas ou qu’on pend… ces jeunes filles qui s’en vont seules dans la nuit, par la neige, la boue et la pluie, qui font sept kilomètres pour venir nous voir… qui donc les pousse à cela ? C’est qu’ils aiment… Ils aiment purement… Ils ont la foi… Ils ont la foi, André ! Mais moi, je ne sais pas aimer comme cela, j’aime ce qui est à moi, ce qui m’est proche…
— Vous avez raison ! dit le Petit-Russien en détournant le visage ; puis il se frotta la tête, les joues et les yeux vigoureusement, comme toujours. Tous aiment ce qui leur est proche, mais pour un grand cœur, même ce qui est éloigné est proche ! Vous pouvez beaucoup aimer, vous avez un grand amour maternel.
— Que Dieu le veuille ! répondit-elle à voix basse. Je le sens, il est bien de vivre ainsi. Vous, par exemple, je vous aime, mieux que Pavel peut-être… Il est si renfermé ! Ainsi, tenez, il veut épouser Sachenka, et il ne m’en a pas parlé, à moi, la mère…
— Ce n’est pas vrai ! répliqua le Petit-Russien. Je le sais, ce n’est pas vrai. Il l’aime et elle l’aime, en effet. Quand à se marier, non. Elle voudrait bien, mais Pavel…
— Ah ?, s’exclama la mère pensivement — et ses yeux regardèrent André avec tristesse. — Oui, c’est comme ça ! Les gens renoncent à eux-mêmes…
— Pavel est un homme extraordinaire ! dit le Petit-Russien à mi-voix. C’est une nature de fer…
— Et maintenant, il est en prison ! continua la mère. C’est inquiétant, c’est effrayant, mais pas autant qu’autrefois… La vie n’est plus la même, ni l’inquiétude… Et mon âme a aussi changé, elle a ouvert les yeux, elle regarde, elle est joyeuse et triste en même temps. Il y a bien des choses que je ne comprends pas ; il m’est si cruel de savoir que vous ne croyez pas en Dieu… Enfin, il n’y a rien à faire ! Mais je le vois et je le sais, vous êtes de braves gens ! Vous vous êtes condamnés à une vie pénible pour servir le peuple, pour propager la vérité… J’ai aussi compris votre vérité : tant qu’il y aura des riches, des puissants, le peuple n’obtiendra ni justice, ni joie, ni rien… C’est comme ça, André… Je vis au milieu de vous… Parfois, la nuit, je me remémore le passé, ma force foulée aux pieds, mon jeune cœur brisé… et j’ai amèrement pitié de moi-même ! Mais pourtant, ma vie s’est améliorée.
Le Petit-Russien se leva et se mit à aller et venir, en s’efforçant de ne pas traîner les pieds ; il était pensif.
— C’est vrai, ce que vous dites ! s’exclama-t-il. C’est vrai ! Il y avait à Kertch un jeune Juif qui écrivait des vers, et voici ce qu’il a composé un jour :

Et les innocents mis à mort
Seront ressuscités par la force de la vérité…
Il fut lui-même assassiné par la police, là-bas, à Kertch, mais cela n’a pas d’importance. Il connaissait la vérité et l’a semée dans le cœur des hommes… Vous aussi, vous êtes une créature innocente mise à mort… Il s’est bien exprimé…
— Je parle, je parle, et je m’écoute moi-même, et je n’en crois pas mes oreilles, continua-t-elle. Je me suis tue toute ma vie, je ne pensais qu’à une chose : à éviter pour ainsi dire la journée, à la vivre sans qu’on m’aperçoive, pour qu’on m’ignore… Et maintenant je pense à tous… je ne comprends peut-être pas très bien vos affaires… mais tout le monde m’est proche, j’ai pitié de tous et souhaite le bonheur de tous… le vôtre surtout, mon cher André !
Il s’approcha d’elle et dit :
— Merci, ne parlons plus de moi.
Et prenant la main de la mère entre les siennes, il la serra avec vigueur, la secoua et se détourna vivement. Fatiguée par l’émotion, Pélaguée lavait la vaisselle sans se hâter, gardant le silence ; un sentiment de vaillance lui réchauffait le cœur.
Tout en marchant à grands pas, le Petit-Russien lui dit :
— Petite mère, vous devriez bien, tâcher d’adoucir Vessoftchikov ! Son père est dans la même prison que lui, c’est un repoussant petit vieux. Quand le fils le voit par la fenêtre, il l’injurie. Ce n’est pas bien ! Le jeune homme est bon, il aime les chiens, les souris, et toutes les créatures, excepté les gens ! Et voilà jusqu’à quel point on peut corrompre un homme !
— Sa mère a disparu sans laisser de traces ; son père est un voleur et un ivrogne, dit Pélaguée d’un ton pensif.
Lorsque André alla se coucher, elle traça un signe de croix sur sa poitrine sans qu’il s’en aperçût ; une demi-heure après, elle demanda à mi-voix :
— Vous ne dormez pas, André ?
— Non… pourquoi ?
— Rien… Bonne nuit !
— Merci, merci, répondit-il avec reconnaissance.





XVII

Lorsque, le lendemain, la mère arriva à la porte de la fabrique, chargée de son fardeau, les gardiens l’arrêtèrent avec rudesse, lui ordonnèrent de poser ses pots à terre et l’examinèrent soigneusement.
— La soupe va se refroidir ! dit-elle d’un ton calme, tandis qu’ils la fouillaient sans gêne.
— Tais-toi ! répliqua l’un des hommes d’une voix rébarbative.
L’autre ajouta avec conviction en le poussant légèrement à l’épaule :
— Je te dis qu’on les jette par-dessus la palissade !
Le vieux Sizov fut le premier à s’approcher d’elle ; il lui demanda à voix basse, en regardant de tous côtés :
— Tu as entendu, mère ?
— Quoi ?
— Les brochures ont de nouveau fait leur apparition. On en a semé partout, comme du sel sur du pain. Les arrestations et les perquisitions n’ont pas servi à grand’chose. Mon neveu Mazine est en prison… ton fils aussi… et pourtant, les feuillets sont distribués comme avant… ce n’était donc pas eux…
Et Sizov conclut en se lissant la barbe :
— Ce n’est pas une affaire de personnes, mais de pensées… et les pensées, on ne peut pas les attraper comme les puces…
Il rassembla sa barbe dans sa main, la considéra et dit en s’éloignant :
— Pourquoi ne viens-tu jamais chez nous ! C’est ennuyeux de prendre le thé toute seule…
Elle remercia. Tout en criant ses marchandises, elle suivait attentivement de l’œil l’effervescence extraordinaire de la fabrique. Tous les ouvriers semblaient contents ; on courait d’un atelier à l’autre. Les voix étaient excitées, les visages satisfaits et joyeux ; dans l’air plein de suie, on sentait comme un souffle d’audace et de vaillance. Tantôt d’un coin, tantôt d’un autre, partaient des exclamations approbatives, des railleries, parfois des menaces. Les jeunes gens surtout étaient animés ; plus prudents, les ouvriers âgés se contentaient de sourire. Les chefs et les contremaîtres allaient et venaient, l’air soucieux ; des agents de police accouraient ; à leur vue les travailleurs se séparaient lentement, ou, s’ils restaient sur place, se taisaient et regardaient sans mot dire les visages irrités et furieux des policiers.
Tous les ouvriers semblaient d’une propreté excessive. La haute silhouette de l’aîné des Goussev apparaissait çà et là ; son frère le suivait de près en riant.
Un maître menuisier nommé Vavilov et le pointeur Isaïe passèrent devant la mère sans se hâter. Ce dernier, un petit gros, avait rejeté la tête en arrière et penché le cou à gauche ; il regardait le visage impassible et boursouflé du menuisier, en hochant le menton ; il dit vivement :
— Voyez, Ivan Ivanovitch, ils rient, ils sont satisfaits, quoique cette affaire ait rapport à la destruction de l’Empire, comme l’a dit M. le Directeur. Ce n’est pas sarcler, mais labourer qu’il faudrait…
Vavilov, les bras croisés derrière le dos, serrait ses doigts avec force.
— Imprimez tout ce que vous voulez, fils de chiens, fit-il à haute voix, mais n’essayez pas de parler de moi !
Vassili Goussev s’approcha de la mère en déclarant :
— Donne-moi à manger, ta marchandise est bonne…
Puis, baissant la voix, il ajouta en clignant de l’œil :
— Vous voyez ! le but est atteint… c’est bien ! C’est très bien, petite mère !
La mère lui fit un signe de tête amical. Elle était heureuse de voir ce gaillard, le pire garnement du faubourg, lui parler en secret avec tant de politesse ; à la vue de la fièvre de la fabrique, elle se disait, heureuse :
— Et dire que si je n’avais pas été là !…
Trois ouvriers s’arrêtèrent non loin d’elle ; l’un dit à mi-voix d’un ton de regret :
— Je n’en ai point trouvé…
— Il faudrait pouvoir la lire… Moi, je ne sais même pas épeler, mais je vois qu’elle sert à quelque chose.
Le troisième regarda autour de lui, puis il proposa :
— Allons à la chambre de chauffe, je vous la lirai !
— Elles font leur effet, les brochures, chuchota Goussev avec un clignement de paupières.
Pélaguée rentra chez elle, satisfaite : elle avait vu par elle-même que les proclamations atteignaient le but visé.
— Les ouvriers regrettent leur ignorance ! dit-elle à André… Quand j’étais jeune, je savais lire, mais j’ai oublié…
— Il faut rapprendre, proposa le Petit-Russien.
— À mon âge ! À quoi bon faire rire le monde !…
Mais André prit un livre sur le rayon et demanda, en désignant une lettre du titre avec la pointe de son couteau :
— Qu’est-ce que c’est ?
— R ! répondit-elle en riant.
— Et cela ?
— A !…
Elle était un peu embarrassée et humiliée. Il lui semblait que les yeux d’André se moquaient d’elle avec un rire dissimulé, et elle les évita. Mais la voix de l’homme était douce et calme ; la mère lui jeta un coup d’œil oblique : il avait l’air sérieux.
— Vous pensez réellement à m’instruire, André ? demanda-t-elle en riant involontairement.
— Et pourquoi pas ? répliqua-t-il. Essayons ! Puisque vous avez appris à lire, vous vous souviendrez plus facilement. Si nous réussissons, tant mieux ; sinon, vous ne vous en porterez pas plus mal…
— On dit aussi qu’on ne devient pas saint rien qu’en regardant les images sacrées ! répondit la mère.
— Ah ! fit le Petit-Russien en hochant la tête, il y a beaucoup de proverbes. Celui qui dit : « Moins on sait, mieux on dort ! » n’est-il pas vrai aussi ? C’est l’estomac qui pense en proverbes ; il en tisse des lisières pour l’âme, afin de mieux pouvoir la diriger… Il faut la paix au ventre et l’espace à l’âme… Qu’est-ce que cette lettre ?
— L !
— Bien ! Voyez comme elle est écartée !… Et celle-ci ?
S’appliquant de son mieux, remuant les sourcils, elle se remémorait avec effort les signes oubliés ; elle était si profondément plongée dans sa besogne, qu’elle en oubliait tout le reste. Mais ses yeux furent bientôt fatigués. Des larmes de lassitude s’y amassèrent, suivies de larmes de chagrin.
— J’apprends à lire ! s’exclama-t-elle en sanglotant. C’est le moment de mourir, et moi, je me mets à apprendre…
— Ne pleurez pas ! dit le Petit-Russien, d’une voix basse et caressante. Vous ne pouviez pas vivre autrement, et cependant, vous comprenez maintenant que les gens vivent mal… Il y en a des milliers qui peuvent le faire mieux que vous… et ils végètent comme des brutes, non sans se vanter de bien vivre… Et qu’y a-t-il de bon dans leur existence ? Un jour ils travaillent et mangent, le lendemain, ils travaillent et mangent, et ainsi tous les jours de leur vie. Entre temps, ils engendrent des enfants ; ils s’en amusent d’abord, puis quand les petits se mettent aussi à manger beaucoup les parents se fâchent, les injurient et leur disent : Dépêchez-vous de grandir, gloutons, allez travailler ! Ils aimeraient faire de leurs mioches des animaux domestiques… Mais les enfants se mettent à bûcher à leur tour pour leur propre ventre… et la vie continue… Jamais leur âme n’est effleurée d’une joie, d’une pensée qui réjouisse le cœur. Les uns mendient sans cesse comme des pauvres, les autres, comme des voleurs, dérobent à autrui ce dont ils ont besoin. On a fait des lois scélérates, on a préposé à la garde du peuple des gens armés de bâtons, en leur disant : Faites respecter nos lois, elles sont commodes, elles nous permettent de sucer le sang de l’homme. Si l’homme ne cède pas quand on le comprime de l’extérieur, on lui introduit de force dans la tête des préceptes qui gênent sa raison…
Accoudé sur la table, il regardait la mère de ses yeux pensifs ; il ajouta :
— Ceux-là seulement sont des hommes qui arrachent les chaînes du corps et de la raison de leur prochain… Ainsi vous, vous vous êtes mise à cette besogne, selon vos propres forces…
— Moi ? s’écria-t-elle, comment pourrais-je…
— Oui, vous ! C’est comme la pluie : chaque gouttelette abreuve un grain de blé. Et quand vous saurez lire…
Il se mit à rire, se leva et parcourut la chambre à grands pas.
— Oui, vous apprendrez… Quand Pavel reviendra, il sera étonné…
— Ah ! non, André ! dit la mère. Tout est facile quand on est jeune ; mais quand on vieillit, on a beaucoup de chagrin, peu de force et plus du tout de tête…
Le soir, le Petit-Russien sortit. Elle alluma la lampe et s’assit près de la table en tricotant un bas. Mais elle se leva bientôt, fit quelques pas, indécise ; puis elle alla à la cuisine, ferma la porte d’entrée au verrou et revint dans la chambre. Après avoir tiré les rideaux devant la fenêtre, elle prit un livre sur le rayon, s’assit à sa place, près de la table, se pencha sur les pages et ses lèvres commencèrent à se mouvoir… Lorsqu’un bruit arrivait de la rue, elle fermait le livre en tremblant et écoutait… Puis, les yeux tantôt ouverts, tantôt fermés, elle chuchotait :
— L… A… V… I… E…





XVIII

On frappa à la porte ; la mère se leva brusquement, jeta le livre sur le rayon et demanda avec anxiété en traversant la cuisine :
— Qui est là ?
— Moi…
Rybine entra. Les premières salutations échangées, il caressa longuement sa barbe, jeta un regard dans la chambre, et dit :
— Avant tu laissais entrer les gens sans demander qui c’était… Tu es seule ?
— Oui !
— Ah ! je croyais que le Petit-Russien était là… Je l’ai vu aujourd’hui… La prison ne corrompt pas l’homme… C’est la bêtise qui nous corrompt plus que tout le reste, voilà !
Il passa dans la chambre, s’assit et continua :
— Eh bien, je veux te dire quelque chose… Il m’est venu une idée, vois-tu…
Il avait un air grave et mystérieux qui inquiétait vaguement Pélaguée. Elle s’assit en face de lui et attendit, soucieuse, sans mot dire.
— Tout coûte de l’argent ! commença-t-il de sa voix pesante. On ne naît ni ne meurt gratis… Voilà ! Et les brochures et les feuillets coûtent aussi de l’argent. Maintenant, sais-tu d’où vient l’argent qui paie ces brochures ?
— Je ne sais pas ! dit la mère à voix basse, devinant un danger.
— Voilà. Je ne le sais pas non plus. Secondement : qui compose ces brochures ?
— Des savants…
— Des seigneurs, des gens au-dessus de nous, répliqua brièvement Rybine.
Ses intonations devenaient plus profondes ; son visage barbu était rouge et tendu.
— Donc, ce sont les grands qui composent ses brochures. Et ces brochures sont dirigées contre les grands, les puissants, ceux qui nous commandent. Maintenant, dis-moi, quel avantage ont-ils à perdre leur argent à soulever le peuple contre eux… hein ?
La mère ferma brusquement les yeux, puis elle les rouvrit tout grands et s’écria avec effroi :
— Que penses-tu ?… Dis-le !
— Ah ! ah ! reprit Rybine en s’agitant pesamment sur sa chaise, comme un ours. Voilà… Moi aussi j’ai eu froid, quand j’en suis arrivé à cette pensée…
— Qu’est-ce que ce serait ? As-tu appris quelque chose ?
— C’est de la tromperie ! répliqua Rybine. Je sens que c’est de la tromperie. Je ne sais rien, mais je vois qu’il y a de la tromperie… Voilà ! Les nobles, les hommes instruits veulent raffiner… Et moi, je ne veux pas… Il me faut la vérité… Et je comprends la vérité, je l’ai comprise… Et je ne veux pas m’allier aux riches… Quand ils ont besoin de vous, ils vous poussent en avant… afin que vos os servent de pont pour aller plus loin…
Ses paroles acerbes serraient le cœur de la mère.
— Seigneur ! s’écria-t-elle avec angoisse. Comment Pavel n’a-t-il pas compris ? Et tous ceux… qui viennent de la ville… seraient-ils vraiment ?…
Les visages sérieux et honnêtes de Nicolas Ivanovitch, de Iégor, de Sachenka se dressèrent devant elle ; son cœur tressaillit :
— Non ! non ! continua-t-elle en hochant la tête. Je ne puis le croire… C’est leur conscience qui les pousse… Ils n’ont pas de mauvais desseins, non…
— De qui parles-tu ? demanda Rybine pensif.
— De tous, de tous ceux que j’ai vus, sans exception. Ils ne trafiqueraient pas du sang humain…
Des gouttes de sueur apparurent sur son visage ; ses doigts tremblaient.
— Ce n’est pas là qu’il faut regarder, mère, mais plus loin ! dit Rybine en baissant la tête. Ceux qui se rapprochent le plus de nous ne savent peut-être rien eux-mêmes… Ils croient qu’ils agissent bien… ils aiment la vérité. Mais peut-être y en a-t-il d’autres derrière eux qui ne voient que leur propre avantage… L’homme ne travaille pas contre lui-même sans qu’il y ait une raison…
Et il ajouta, avec la gauche certitude du paysan, imbu d’une incrédulité séculaire :
— Jamais il ne sortira rien de bon de la main des seigneurs et des gens instruits ! Voilà !
— Qu’as-tu décidé ? demanda la mère, de nouveau en proie à un doute vague.
— Moi ? Rybine la considéra, garda le silence pendant un instant et répéta : il ne faut pas s’allier avec ceux qui sont au-dessus de nous… Voilà !
Puis il se tut de nouveau : on eût dit qu’il se pelotonnait sur lui-même.
— Je m’en vais, mère. J’aurais voulu me joindre aux camarades et travailler comme eux… Je suis bon pour cette besogne, je suis obstiné et pas bête, je sais lire et écrire. Et surtout, je sais ce qu’il faut dire aux gens. Voilà ! Et maintenant, je m’en vais. Puisque je ne peux pas croire, je dois m’en aller. Je le sais, mère, les âmes des gens sont souillées… Tous sont pleins d’envie, tous veulent dévorer. Et comme les proies sont rares, chacun cherche à dévorer son prochain…
Il baissa la tête et se plongea dans ses réflexions.
— Je m’en irai seul par les hameaux et les villages. Je soulèverai le peuple. Il faut que le peuple lui-même parte à la conquête de la liberté. S’il sait comprendre, il trouvera une issue… J’essaierai donc de lui faire comprendre qu’il n’a personne en qui mettre son espoir, excepté lui-même, point de raison, si ce n’est la sienne. Voilà !
La mère eut pitié de Rybine, son sort l’effrayait. Il lui avait toujours été antipathique ; mais maintenant, il lui devenait soudain plus proche, plus familier.
— Pavel va d’un côté et lui de l’autre… Pavel aura moins de peine, pensa-t-elle involontairement ; elle dit à voix basse :
— On t’attrapera !
Rybine lui jeta un coup d’œil et répondit :
— On me relâchera. Et je recommencerai…
— Les paysans eux-mêmes te livreront… Et tu pourras rester en prison…
— J’en sortirai. Et j’irai de nouveau à mon ouvrage… Quant aux paysans ils me livreront une ou deux fois puis ils comprendront qu’ils feraient mieux de m’écouter. Je leur dirai : Ne me croyez pas, écoutez-moi seulement… Et s’ils m’écoutent ils me croiront !…
Les deux interlocuteurs parlaient lentement, comme s’ils pesaient chaque mot avant de le prononcer.
— Je n’aurai pas beaucoup de joies, mère, continua Rybine. J’ai vécu ici ces derniers temps et j’ai remarqué bien des choses. Voilà ! J’en ai compris quelques unes. Et maintenant, il me semble que j’enterre un enfant…
— Tu périras, Mikhaël Ivanovitch, déclara tristement la mère en hochant la tête.
Il fixa sur elle ses yeux noirs et profonds, avec un air d’interrogation. Son corps vigoureux était penché en avant, ses mains s’appuyant au siège de la chaise, son visage basané semblait pâle dans le cadre noir de la barbe.
— Tu sais ce que Jésus a dit du grain de blé : « Il ne mourra pas, mais ressuscitera en un nouvel épi… » L’homme est un grain de vérité, voilà… Je ne suis pas encore près de mourir… je suis rusé…
Il se remua sur sa chaise et se leva sans hâte.
— Je vais au cabaret, je resterai un peu en compagnie… Le Petit-Russien ne vient pas… Il a repris sa besogne ?
— Oui, dit la mère en souriant. Ils sont tous les mêmes : dès qu’ils sortent de prison, ils retournent à leurs affaires…
— C’est ce qu’il faut. Tu lui répéteras ce que je t’ai dit ?
Ils passèrent lentement dans la cuisine et échangèrent quelques brèves paroles sans se regarder.
— Oui ! promit-elle.
— Eh bien, adieu !
— Adieu ! Quand toucheras-tu ton salaire ?
— Je l’ai déjà touché.
— Et quand pars-tu ?
— Demain matin de bonne heure, adieu !
Il se pencha et sortit lourdement, à contre-cœur. Pendant un instant, la mère resta sur le seuil, prêtant l’oreille aux pas pesants qui s’éloignaient et aux doutes éveillés dans son cœur. Puis, elle rentra ; arrivée dans la chambre, elle leva le rideau et regarda par la fenêtre. Des ténèbres épaisses se plaquaient aux vitres ; elles semblaient attendre on ne sait quoi, avec leur gueule ouverte et sans fond.
— Je vis la nuit ! pensa-t-elle, toujours la nuit.
Elle avait pitié du paysan grave à la barbe noire : il était si large de poitrine, si robuste… et pourtant, l’impuissance était en lui comme dans tous les hommes…
André arriva bientôt, animé et joyeux. Lorsque la mère lui eut parlé de Rybine, il s’écria :
— Il part ! Eh bien, qu’il s’en aille dans les villages, répandre la vérité, réveiller le peuple… Il lui était difficile de rester avec nous… Il a dans la tête des idées particulières qui l’empêchent d’adopter les nôtres…
— Il a parlé des riches, des seigneurs, des gens instruits, il paraît qu’il y a quelque chose de louche ! dit la mère avec prudence. Pourvu qu’ils ne nous trompent pas !
— Cela vous tracasse, mère ? s’écria le Petit-Russien en riant. Ah ! l’argent ! Si seulement nous en avions… Nous vivons encore sur le compte d’autrui… ainsi Nicolas Ivanovitch qui reçoit soixante-quinze roubles par mois nous en remet cinquante. Les autres font de même. Les étudiants affamés se cotisent aussi et nous envoient de petites sommes, amassées kopek par kopek… C’est bien sûr, il y a des hommes de toutes sortes… Les uns nous trompent, les autres nous empêchent d’avancer… mais les meilleurs d’entre eux nous accompagneront jusqu’à la victoire.
Il continua en se frottant les mains avec vigueur :
— Mais ce triomphe est encore bien lointain ! En attendant, nous allons organiser un petit Premier Mai ! Ce sera très gai !
Ses paroles et son animation calmèrent l’inquiétude que Rybine avait semée dans le cœur de la mère. Le Petit-Russien arpentait la pièce, en traînant les pieds ; il se caressa d’une main la tête et de l’autre la poitrine, et reprit, les yeux fixés à terre :
— Si vous saviez quelle étrange sensation j’éprouve parfois !… Il me semble que partout où je vais, les hommes sont des camarades, que tous sont embrasés du même feu, que tous sont bons, doux et joyeux… On se comprend sans parole, personne, n’offense plus son prochain, personne n’en a plus besoin. On vit en bonne harmonie, chaque cœur chante sa chanson… et comme les ruisseaux, toutes ces chansons se fondent en une seule rivière, qui se jette, majestueuse et calme, dans la mer des lumineuses clartés de la vie libre… Et je me dis que tout cela sera !… Et cela ne pourra pas ne pas être, si nous voulons que ce soit !… Et alors mon cœur étonné se gonfle de joie… j’ai envie de pleurer, tant je suis heureux !
La mère ne bougeait pas, afin de ne pas le troubler, ni l’interrompre. Elle l’avait toujours écouté plus attentivement que ses camarades, car il parlait avec plus de simplicité ; ses paroles touchaient le cœur plus profondément. Pavel aussi dirigeait son regard en avant — comment ne pas le faire quand on suit une voie pareille ? — mais il restait solitaire et ne disait jamais à personne ce qu’il avait vu. Il semblait à la mère qu’André, lui, envisageait toujours l’avenir avec son cœur : toujours la légende du triomphe de toutes les créatures de la terre revenait dans ses discours. Et, aux yeux de la mère, cette légende éclairait le sens de la vie et du travail entrepris par son fils et par ses camarades.
— Et quand je reviens à moi… continua le Petit-Russien, secouant la tête et laissant tomber les bras… quand je regarde autour de moi… je vois que tout est froid et sale ! Les hommes sont las, irrités, leur vie est souillée, fripée…
Il s’arrêta devant Pélaguée, puis, hochant la tête, il continua d’une voix basse et triste, le regard voilé de chagrin :
— C’est humiliant… on ne peut plus croire en l’homme, il faut même le craindre et le haïr ! L’homme se dédouble, la vie le coupe en deux. On voudrait pouvoir aimer seulement ; comment serait-ce possible ? Comment pardonner à celui qui se précipite sur vous comme une bête féroce, qui ne veut pas reconnaître en vous une âme vivante, qui frappe votre visage humain ? Il est impossible de lui pardonner. Ce n’est pas à cause de moi, je supporterais tous les outrages s’il ne s’agissait que de moi, mais je ne veux pas avoir de connivences avec les oppresseurs ; je ne veux pas qu’ils se servent de mon dos pour apprendre à battre les autres…
Une froide lueur brillait dans ses yeux ; il penchait la tête d’un air obstiné et parlait avec plus de fermeté.
— Je ne dois pardonner aucune chose mauvaise, même si elle ne me nuit pas. Je ne suis pas seul sur la terre ! Admettons qu’aujourd’hui je me laisse insulter sans répondre à l’injure ; j’en rirai peut-être, car elle ne me blesse pas… mais demain l’insulteur qui a essayé sa force sur moi tentera d’écorcher quelque autre… Et voilà pourquoi il ne faut pas considérer les gens tous de la même manière ; il faut retenir son cœur, voir qui sont les ennemis et qui sont les amis… C’est juste, mais ce n’est pas réjouissant !
Sans savoir pourquoi, la mère pensa à Sachenka et à l’officier. Elle dit en soupirant :
— Comment peut-on faire du pain avec du blé qui n’est pas semé ?…
— Voilà le malheur ! s’écria le Petit-Russien. Il faut regarder avec des yeux différents… Il y a deux cœurs qui battent dans la poitrine : l’un aime le monde, et l’autre nous dit : Arrête-toi, prends garde !… Et l’homme se partage…
— Oui, s’écria la mère.
Dans sa mémoire se dessinait la silhouette de son mari, grossière et maussade, pareille à une grosse pierre couverte de mousse. Elle se représenta le Petit-Russien marié à Natacha, et son fils uni à Sachenka.
— Et pourquoi cela ? reprit André en s’échauffant. On le voit si bien que c’est même risible. C’est parce que les gens ne sont pas tous placés au même niveau… Il suffit donc de les aligner en une seule file !… Et ensuite il faut leur distribuer par parts égales tout ce que la raison a élaboré, tout ce que les mains ont fait. On ne se gardera plus mutuellement dans l’esclavage de la peur, dans les chaînes de l’avidité et de la bêtise…
Le Petit-Russien et la mère eurent souvent des conversations de ce genre.
André avait de nouveau été embauché à la fabrique ; il remettait tout son gain à Pélaguée, qui acceptait cet argent aussi simplement que de Pavel.
Parfois, avec un sourire dans le regard, André proposait à la mère :
— Si nous comptions, petite mère, hein ?
Elle refusait en plaisantant. Le sourire d’André l’embarrassait, et elle pensait, un peu vexée : « Si tu ris, pourquoi en parler ? »
Le Petit-Russien observa que la mère lui demandait plus fréquemment la signification des mots savants qu’elle ignorait. Elle prenait alors une voix indifférente et parlait sans le regarder. Il devinait qu’elle s’instruisait elle-même en cachette ; il comprit sa gêne et cessa de lui proposer de lire avec lui. Elle lui déclara un jour :
— Ma vue baisse, mon André… J’aimerais avoir des lunettes…
— Bien ! répliqua-t-il. Dimanche prochain nous irons à la ville ensemble, chez un docteur que je connais ; il vous examinera, et nous achèterons des lunettes…






XIX

Par trois fois déjà, elle avait demandé l’autorisation de voir Pavel ; chaque fois, elle avait essuyé un refus bienveillant de la part du général de gendarmerie, vieillard à cheveux blancs, aux joues écarlates et au grand nez.
— Dans une semaine, bonne femme, pas avant ! Nous verrons cela dans une semaine… aujourd’hui, c’est impossible…
Il était rond et replet et rappelait, on ne sait pourquoi, un pruneau mûr et un peu blet qui commencerait à se recouvrir de moisissures duveteuses. Il grattait sans cesse ses petites dents blanches avec au cure-dents pointu ; ses petits yeux ronds et verdâtres souriaient ; sa voix avait une expression amicale et douce.
— Il est très poli ! racontait la mère au Petit-Russien. Il sourit constamment. Ce n’est pas bien, selon moi… Quand on est général et qu’on s’occupe de pareilles choses, on ne devrait pas ricaner ainsi…
— Oui ! oui ! reprit André. Ils sont gentils, aimables, ils sourient toujours. On leur dit : Voyez cet homme intelligent et honnête, il est dangereux pour nous, pendez-le donc. Ils sourient et pendent l’homme puis ils se remettent à sourire…
— Celui qui est venu perquisitionner valait mieux, il était plus simple ! reprit la mère. On voyait du coup que c’était une canaille…
— On dirait que ce ne sont plus des hommes, mais des marteaux, des instruments pour assourdir le peuple. Ils servent à nous façonner pour que nous soyons d’un usage plus facile pour le gouvernement. Ils ont été eux-mêmes accommodés à la main qui nous dirige ; ils peuvent faire tout ce qu’on leur ordonne, sans réfléchir, sans demander pourquoi.
— Quel ventre il a !
— Oui !… Plus le ventre est plein, plus l’âme est vile…
…Enfin, l’autorisation fut accordée à Pélaguée. Le dimanche venu, elle se rendit au greffe de la prison et s’assit modestement dans un coin. Il y avait d’autres visiteurs dans la pièce étroite et sale, au plafond bas. Sans doute, ce n’était pas la première fois qu’ils étaient là ; ils se connaissaient entre eux. La conversation se traînait lentement, à voix basse.
— Vous savez ? disait une grosse femme au visage flétri, avec une valise sur les genoux, ce matin à la première messe, le maître de chapelle de la cathédrale a de nouveau presque arraché une oreille à un enfant de chœur.
Un individu d’âge mur, vêtu d’un uniforme de soldat, retraité, toussa avec bruit et répliqua :
— Ces enfants de chœur sont de tels polissons !…
Un petit bonhomme chauve, aux jambes courtes, aux longs bras, à la mâchoire proéminente, arpentait la pièce d’un air affairé. Sans s’arrêter, il disait d’une voix inquiète :
— La vie devient plus chère, c’est pourquoi les hommes sont pires que jamais… Le bœuf de seconde qualité coûte quatorze kopeks la livre, le pain deux kopeks et demi…
Parfois entraient des prisonniers vêtus de gris et chaussés de gros souliers de cuir. Quand ils pénétraient dans la pièce à demi obscure, leurs yeux papillotaient. L’un d’eux avait des chaînes au pied.
Il semblait que les visiteurs étaient habitués depuis longtemps à ce spectacle, qu’ils s’étaient résignés à la situation ; les uns restaient assis, les autres montaient la garde, d’autres encore s’adressaient aux prisonniers d’un ton de lassitude. Le cœur de la mère tremblait d’impatience ; elle regardait avec perplexité tout ce qui l’entourait, et la pénible simplicité de la vie l’étonnait.
À côté d’elle se trouvait une petite vieille aux joues ridées et aux yeux jaunes. Elle prêtait l’oreille à la conversation, tendait son cou mince et dévisageait tout le monde d’un air étrangement irascible.
— Qui avez-vous ici ? lui demanda doucement la mère.
— Mon fils, un étudiant ! répondit la vieille d’une voix sonore. Et vous ?
— Mon enfant aussi, un ouvrier.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Vlassov.
— Je ne le connais pas. Il est là depuis longtemps ?
— Sept semaines…
— Et le mien depuis dix mois ! dit la vieille.
Et Pélaguée entendit tinter dans sa voix quelque chose qui ressemblait à de la fierté.
Une dame de haute taille, vêtue de noir, à la figure longue et pâle dit lentement :
— Bientôt on mettra tous les gens honorables en prison… On ne peut plus les supporter.
— Oui, oui, répliqua le vieillard chauve. La patience manque. Tout le monde se fâche et crie et tout augmente de prix… et les gens diminuent de valeur en conséquence… On n’entend aucune voix conciliante…
— C’est parfaitement exact ! dit le militaire. Quelle horreur ! Il faut qu’une voix ferme ordonne enfin : Taisez-vous ! Voilà ce qu’il faut, une voix ferme…
La conversation se fit plus générale et plus animée. Chacun formulait son opinion sur la vie, mais tous parlaient à mi-voix ; et la mère sentait dans ces paroles quelque chose qui lui était étranger. Chez elle, on parlait autrement, d’une manière plus compréhensible, plus naturelle et plus ouverte.
Un gros surveillant à la barbe carrée et rousse cria :
— Femme Vlassov !
Il examina la mère de la tête aux pieds et lui dit :
— Viens !…
Il s’éloigna en boitillant ; la mère avait envie de le pousser, afin d’avancer plus vite. Enfin, dans une petite chambre, elle vit Pavel qui souriait en lui tendant la main. La mère saisit cette main, se mit à rire, en clignant de l’œil, et dit à voix basse :
— Bonjour… bonjour !
— Calme-toi, maman ! dit Pavel en lui rendant son étreinte.
— Oui… oui…
— Mère ! dit le surveillant, éloignez-vous un peu pour qu’il y ait une distance entre vous… C’est le règlement…
Il soupira et bâilla. Pavel demanda à Pélaguée des nouvelles de sa santé, de la maison… Elle attendait d’autres questions, elle les chercha dans les yeux de son fils, mais ne les trouva pas. Comme toujours, il était calme ; plus pâle seulement, et ses yeux semblaient plus grands.
— Sachenka t’envoie ses salutations, dit-elle.
Les paupières de Pavel tressaillirent et s’abaissèrent. Son visage s’adoucit et s’illumina d’un sourire. Une amertume aiguë tenailla le cœur de la mère.
— Te laissera-t-on bientôt sortir ? reprit-elle avec une irritation soudaine. Pourquoi t’a-t-on arrêté ? Car ces feuillets ont fait de nouveau leur apparition…
Les yeux de Pavel eurent un éclair de joie.
— Vraiment ? s’exclama-t-il.
— Il est défendu de parler de ces choses-là ! déclara le surveillant d’un ton nonchalant. Il ne faut parler que d’affaires de famille…
— Est-ce que ce ne sont pas des affaires de famille, ces choses-là, répliqua la mère.
— Je n’en sais rien. Seulement, c’est défendu. On peut parler de la nourriture, du linge, mais de rien autre, expliqua le surveillant ; cependant, sa voix restait indifférente.
— Bien ! dit Pavel. Parlons de ménage, maman ! Que fais-tu ?
Elle répondit tandis qu’elle éprouvait un sentiment de jeune audace :
— Je porte à la fabrique toutes sortes de choses…
Elle s’arrêta et reprit en souriant :
— De la soupe, du rôti, tout ce que Maria cuisine… et toute espèce d’autre nourriture…
Pavel avait compris. Son visage se convulsa d’un rire qu’il retint, il rejeta ses cheveux en arrière, et il dit, d’une voix caressante qu’elle ne lui connaissait pas :
— Ma bonne, ma chère mère… comme c’est bien ! Je suis heureux que tu aies une occupation… tu ne t’ennuies pas. N’est-ce pas, tu ne t’ennuies pas ?
— Et quand les feuillets ont reparu, on m’a aussi fouillée ! déclara-t-elle, non sans forfanterie.
— Encore ! cria le surveillant qui se fâchait. Je vous dis que c’est interdit ! On prive un homme de sa liberté afin qu’il ne sache rien, et toi, mère, tu bavardes. Il faut comprendre que ce qui est interdit est interdit.
— Eh bien, ne parle plus de cela, maman ! dit Pavel, Matvé Ivanovitch est un brave homme, il ne faut pas l’irriter. Nous nous accordons bien ensemble… C’est par hasard qu’il assiste aux entrevues aujourd’hui ; d’habitude, c’est le directeur qui est là. Et Matvé Ivanovitch a peur que tu dises des choses superflues…
— La visite est finie ! déclara le surveillant en regardant sa montre.
— Merci, maman ! dit Pavel. Merci, ma chérie ! Ne sois pas inquiète… je serai bientôt libéré…
Il l’étreignit avec force et l’embrassa ; la mère, heureuse et touchée, se mit à pleurer.
— Séparez-vous ! s’écria le surveillant, et il reconduisit la mère tout en grommelant :
— Ne pleure pas… il sortira bientôt ! On relâchera beaucoup de monde… il n’y a plus de place… ils sont trop ici…
À la maison, elle dit au Petit-Russien :
— Je lui ai parlé adroitement… il a compris…
Puis elle soupira avec tristesse :
— Oui, il a compris, sinon, il ne m’aurait pas embrassée comme il l’a fait… c’était la première fois…
— Ah ! dit André en riant. Les gens désirent toutes sortes de choses, mais les mères ne demandent que des caresses…
— Mais si vous aviez vu les autres visiteurs ! s’écria-t-elle soudain, reprise par l’étonnement. On dirait qu’ils y sont habitués. On leur a pris leurs enfants pour les mettre en prison et cela ne leur fait rien. Ils viennent, ils s’asseyent, ils attendent, ils causent entre eux. Du moment que les gens instruits s’accoutument si bien à cela, que dire alors des ouvriers ?…
— C’est bien naturel ! répondit le Petit-Russien avec un sourire. La loi est tout de même plus douce pour eux que pour nous… et ils ont plus besoin d’elle que vous. Aussi, quand la loi les atteint, ils se contentent de faire la grimace, mais pas trop… La loi les protège un peu tandis que, nous autres, elle nous lie, afin que nous ne puissions pas ruer…






XX

Un soir, tandis que la mère tricotait, assise près de la table et qu’André lisait à haute voix l’histoire du soulèvement des esclaves romains, quelqu’un frappa violemment à la porte ; quand le Petit-Russien eut ouvert, Vessoftchikov entra, un paquet sous le bras, sa casquette rabattue sur ses sourcils et couvert de boue jusqu’aux genoux :
— En passant, j’ai vu que vous aviez de la lumière et je suis entré pour vous saluer. Je sors de prison à l’instant ! expliqua-t-il d’une voix bizarre ; puis, s’emparant de la main de la mère, il la secoua avec vigueur et dit :
— Pavel vous envoie ses amitiés…
Et se laissant tomber sur une chaise avec hésitation, il fouilla la chambre de son regard maussade et soupçonneux.
Il déplaisait à la mère ; il y avait dans sa tête anguleuse et tondue et dans ses petits yeux, quelque chose qui effrayait toujours la vieille femme ; mais elle fut cependant contente de le revoir et elle lui dit, souriante et affectueuse :
— Tu as bien maigri !… André ! Faisons-lui du thé !
— Je prépare déjà le samovar ! répondit de la cuisine le Petit-Russien.
— Eh bien, comment va Pavel ? En a-t-on libéré d’autres que toi ?
Vessoftchikov répondit en baissant la tête :
— Pavel est encore en prison… il prend son mal en patience. On n’a relâché que moi.
Il leva les yeux, regarda la mère et continua lentement, les dents serrées :
— Je leur ai dit : Laissez-moi aller, j’en ai assez… Sinon, je tue n’importe qui et je me suicide ensuite. Ils m’ont libéré… Et ils ont bien fait… J’aurais tenu parole…
— Oui !… dit la mère en s’éloignant de lui ; ses yeux papillotaient involontairement quand ils rencontraient le regard aigu du grêlé.
— Et comment va Fédia Mazine ? cria de la cuisine le Petit-Russien. Il écrit toujours des poésies ?
— Oui ! Je n’y comprends rien ! dit le jeune homme en hochant la tête. Est-ce que c’est un pinson ? On le met en cage… et il chante… Il y a une chose que je sais : je n’ai pas envie d’aller à la maison…
— En effet, qu’y trouverais-tu ? répondit la mère en réfléchissant. Elle est vide, le poêle n’est pas allumé, il doit y faire froid…
Vessoftchikov se tut, ferma à demi les yeux, puis, sortant de sa poche un étui à cigarettes, il se mit à fumer lentement. Du regard, il suivait les nuages de fumée grise qui se dissipaient au-dessus de sa tête, et soudain il éclata d’un rire étrange, pareil à l’aboiement d’un chien irrité :
— Oui, il doit y faire froid… Des blattes gelées parsèment probablement le plancher… les souris aussi ont dû crever de froid… Pélaguée Nilovna, permets-moi de passer la nuit chez toi, veux-tu ?
Il parlait d’une voix sourde, sans regarder la mère.
— Bien entendu ! répondit-elle vivement. Elle était gênée, mal à l’aise avec lui ; elle ne savait de quoi parler.
Mais il reprit d’une voix étrangement brisée :
— Maintenant le temps est venu où les enfants ont honte de leurs parents…
— Quoi ? demanda la mère avec un tressaillement.
Il lui jeta un coup d’œil, ferma les paupières, et son visage grêlé devint impassible.
— Je dis que les enfants commencent à avoir honte de leurs parents, répéta-t-il, et il soupira bruyamment. N’aie pas peur, ce n’est pas de toi que je parle. Jamais tu ne feras honte à Pavel… Mais moi, j’ai honte de mon père… Et je ne veux plus retourner chez lui… Je n’ai plus ni père, ni demeure !… Je suis sous la surveillance de la police, maintenant, sinon, je serais parti en Sibérie… Je crois qu’un homme qui ne ménagerait pas sa peine peut faire beaucoup de choses en Sibérie… J’aurais donné la liberté aux exilés, je les aurais aidés à s’enfuir…
Grâce à son cœur subtil, la mère sentait que le jeune homme souffrait ; mais la douleur du grêlé n’excitait pas sa compassion.
— Oui, bien entendu… s’il en est ainsi, il vaut mieux partir ! dit-elle pour ne pas l’offenser en gardant le silence.
André sortit de la cuisine, et demanda en riant :
— Qu’est-ce que tu racontes, hein ?
La mère se leva et dit :
— Je vais préparer quelque chose à manger.
Vessoftchikov regarda fixement le Petit-Russien et déclara soudain :
— Je dis qu’il y a des gens qu’il faut tuer !
— Hou ! Et pourquoi ? demanda le Petit-Russien avec tranquillité.
— Pour qu’ils n’existent plus !
— Tu as donc le droit de transformer en cadavres des vivants ? Où l’as-tu pris ?
— Les hommes me l’ont donné…
Le Petit-Russien, grand et sec, resta au milieu de la pièce, balançant son long corps ; il examinait le grêlé du haut en bas, les mains dans les poches. Vessoftchikov était assis, enveloppé d’un nuage de fumée ; des plaques rouges apparaissaient sur son visage blême.
— Les hommes me l’ont donné ! répéta-t-il en faisant le poing. Du moment qu’on me lance des coups de pied, j’ai le droit de riposter… de frapper au museau… aux yeux… Si on ne me touche pas, je ne touche personne. Si on me laisse vivre comme je veux, je vivrai tranquillement, sans déranger personne, je le jure ! Admettons que je veuille m’installer dans la forêt. Je m’y construirai une hutte dans un ravin, au bord d’un ruisseau… et je resterai là… tout seul…
— Eh bien… fais-le ! dit le Petit-Russien en haussant les épaules.
— Maintenant ? demanda le jeune homme.
Il hocha la tête, et se frappant le genou du poing :
— Maintenant, ce n’est plus possible !
— Qui t’en empêche ?
— Les hommes ! Je suis étroitement lié à eux jusqu’à ma mort… ils ont enlacé mon cœur avec de la haine… ils m’ont attaché à eux par le mal… et c’est un lien solide… Je les hais, et partout où j’irai, je les empêcherai de vivre tranquilles. Ils me gênent, et moi je les gênerai. Je réponds de moi… de moi seul… et je ne peux répondre de personne autre… Et si mon père est un voleur…
— Ah ! dit le Petit-Russien à mi-voix en s’approchant de Vessoftchikov.
— J’arracherai la tête à Isaïe Gorbov, tu verras !
— Pourquoi ? demanda André sérieux, à voix basse.
— Pour qu’il n’espionne et ne rapporte plus. C’est à cause de lui que mon père s’est dégradé… et c’est sur lui que mon père compte pour entrer dans la police secrète ! répondit Vessoftchikov en regardant André avec hostilité.
— Voilà l’affaire ! s’écria le Petit-Russien, mais qui te reprocherait la vie même de ton père ? Les imbéciles !
— Les imbéciles… et les gens d’esprit aussi ! Ainsi toi, tu es un garçon intelligent, Pavel aussi… eh bien, me considérez-vous de la même manière que Fédia Mazine ou Samoïlov, ou comme vous vous considérez mutuellement ? Ne mens pas, je ne te croirais pas quand même… vous tous, vous me poussez de côté, vous me mettez à l’écart…
— Tu as l’âme malade, ami ! répondit le Petit-Russien d’une voix douce et affectueuse, en s’asseyant à côté de lui.
— Oui. La vôtre aussi souffre… Seulement vous croyez que vos ulcères sont plus nobles que les miens… Nous agissons tous en canailles les uns envers les autres… voilà ce que je dis… Et que peux-tu me répondre… hein ?
Il fixa son regard aigu sur André et attendit en découvrant ses dents. Son visage blême était impassible ; seules ses lèvres épaisses tremblaient comme si elles eussent été brûlées et contractées par quelque liquide caustique.
— Je ne te répondrai rien ! répliqua le Petit-Russien en caressant le regard hostile de Vessoftchikov avec le sourire lumineux et triste de ses yeux bleus… Je le sais bien… vouloir discuter avec quelqu’un dont le cœur saigne, c’est seulement l’irriter… je le sais, frère !
— On ne peut pas discuter avec moi, je ne sais pas discuter ! grommela le jeune homme, en baissant les yeux.
— Je crois que chacun de nous a marché pieds nus sur des éclats de verre, continua André, chacun de nous a respiré dans ses heures sombres, comme tu le fais maintenant…
— Tu ne peux rien dire qui m’apaise ! dit Vessoftchikov lentement. Rien ! Mon âme hurle comme un loup.
— Je n’en ai pas l’intention. Seulement, je sais que cela passera… Peut-être pas tout de suite, mais cela passera…
Il se mit à rire et reprit en frappant sur l’épaule du jeune homme :
— C’est une maladie de l’enfance… dans le genre de la rougeole, frère… Nous en avons tous été atteints, avec plus ou moins de violence, selon que nous étions forts ou faibles… Elle attaque les gens de notre espèce quand on se trouve tout seul, qu’on ne comprend pas encore la vie et qu’on ne voit pas la place qui nous est destinée ; il semble qu’on soit le seul vrai homme de la terre et que personne ne se soucie de nous, excepté pour nous dévorer. Plus tard, dans quelque temps, quand tu verras qu’il y a aussi une bonne âme dans d’autres poitrines que la tienne, tu seras soulagé… et un peu honteux alors d’avoir cru que seul tu donnais la note juste, et d’avoir voulu grimper au clocher, quand ta cloche est si petite qu’on ne l’entend pas dans la sonnerie des jours de fête… Ensuite tu t’apercevras que tu n’es qu’une voix à peine perceptible, mais nécessaire cependant, dans le chœur puissant et magnifique de la vérité… Comprends-tu ce que je veux dire ?
— Je comprends… répondit Vessoftchikov en hochant la tête. Seulement, je ne te crois pas !
Le Petit-Russien se mit à rire, se leva soudain et arpenta bruyamment la chambre.
— Moi non plus, je n’ai pas voulu croire… Hé… tu n’es qu’une charrette !
— Pourquoi ? dit le jeune homme en regardant André d’un air morne.
— Tu ressembles à une charrette !
Le grêlé riait aussi, la bouche fendue jusqu’aux oreilles.
— Qu’as-tu ? demanda le Petit-Russien étonné, en s’arrêtant devant lui.
— Je me disais que celui qui t’insulterait serait un imbécile !
— Mais comment pourrait-on m’insulter ? répliqua André en haussant les épaules.
— Je n’en sais rien, répondit le grêlé avec un sourire condescendant. Je disais seulement que l’homme qui t’aura insulté sera joliment confus, après !
— Ah ! voilà où tu voulais en venir ! dit le Petit-Russien en riant.
— André, venez prendre le samovar ! appela la mère.
André sortit.
Resté seul, Vessoftchikov jeta un coup d’œil autour de lui ; il étendit sa jambe, chaussée d’une lourde botte, la considéra, se pencha, tâta son gros mollet, puis il leva la main, en examina attentivement la paume et le dos. Sa main était épaisse et couverte d’un duvet jaune ; les doigts courts. Il les agita en l’air et se leva.
Quand André revint, portant le samovar, le grêlé devant le miroir, l’accueillit par ces paroles :
— Il y avait longtemps que je n’avais vu mon museau…
Il ajouta en souriant et en hochant la tête :
— Je suis bien laid…
— Qu’est-ce que cela peut te faire ? demanda André en le considérant avec curiosité.
— Sachenka dit que le visage est le miroir de l’âme, expliqua lentement le jeune homme.
— Ce n’est pas vrai ! s’écria le Petit-Russien. Elle a un nez crochu, des pommettes pointues comme des ciseaux et l’âme pareille à une étoile… d’une pureté…
Ils s’assirent pour prendre le thé et manger.
Vessoftchikov s’empara d’une grosse pomme de terre, sala un morceau de pain et se mit à mâcher tranquillement, lentement, comme un loup.
— Et comment vont les affaires ici ? reprit-il, la bouche pleine.
Lorsque André lui eut raconté avec enthousiasme combien la propagande socialiste se développait à la fabrique, il redevint sombre et dit d’une voix rauque :
— C’est bien long, tout cela ! Il faut aller plus vite…
La mère lui jeta un coup d’œil ; un sentiment hostile s’agita dans son cœur.
— La vie n’est pas un cheval, on ne la fait pas avancer à coups de fouet ! répliqua André.
Mais le grêlé hochait la tête avec opiniâtreté :
— C’est trop long ! Je n’ai pas assez de patience… Que faut-il que je fasse ?
Il laissa tomber ses bras avec découragement, regarda le Petit-Russien et se tut, attendant une réponse.
— Nous devons tous apprendre et enseigner aux autres, voilà notre tâche ! dit André en baissant la tête.
Vessoftchikov demanda :
— Et quand nous battrons-nous ?
— On nous battra encore plus d’une fois auparavant, je le sais bien… Mais j’ignore quand le moment de lutter viendra pour nous ! Vois-tu, il faut d’abord armer la tête et après seulement les mains… à mon avis…
Le jeune homme garda le silence et se remit à manger. Sans qu’il s’en aperçût, la mère examinait son large visage grêlé, essayant d’y trouver quelque chose qui la réconciliât avec la personne massive et pesante du jeune homme. Et quand elle rencontrait le regard perçant de ses petits yeux, elle remuait les sourcils. André se prenait la tête entre les mains et, l’air agité, tantôt se mettait à parler et à rire, tantôt, s’interrompant brusquement, sifflotait un air.
Il semblait à la mère qu’elle comprenait la cause de l’inquiétude du jeune homme. Vessoftchikov était taciturne ; quand le Petit-Russien l’interrogeait sur n’importe quoi, il répondait brièvement, avec une répugnance visible.
Les deux habitants de la chaumière se sentaient à l’étroit et mal à leur aise dans la petite chambre et jetaient tour à tour un furtif coup d’œil à leur visiteur. Enfin, celui-ci se leva en disant :
— J’aimerais me coucher… J’ai été longtemps enfermé, on m’a lâché subitement, je suis parti… je suis fatigué…
Lorsqu’il fut dans la cuisine, il remua encore un peu ; le bruit cessa, puis un silence de mort se fit. La mère chuchota à André :
— Il a des pensées terribles !
— C’est un garçon pas commode ! acquiesça le Petit-Russien, en hochant la tête. Mais cela passera. Moi aussi, j’étais comme lui. Quand le cœur ne brûle pas avec ardeur, il s’y accumule beaucoup de suie… Allez vous coucher, petite mère, je veux lire encore un moment…
Elle alla dans un angle, où se trouvait un lit couvert d’indienne. Assis à la table, André entendit le chaud murmure de ses prières et de ses soupirs. Tout en tournant avec rapidité les pages de son livre, il s’essuyait le front fiévreusement, effilait sa moustache avec ses longs doigts, remuait les pieds… Le balancier de l’horloge résonnait ; aux fenêtres, le vent glissait sur les vitres en gémissant. Et la mère disait à voix basse :
— Ô Seigneur ! Que de gens il y a au monde… et chacun se plaint à sa manière… où sont ceux qui sont heureux ?
— Il y en a, il y en a ! Et bientôt, ils seront nombreux… ah ! si nombreux ! déclara le Petit-Russien.






XXI

La vie s’écoulait rapide, les jours étaient bariolés et divers… Chacun d’eux apportait quelque chose de nouveau, qui ne troublait plus la mère. De plus en plus souvent, des inconnus arrivaient la nuit ; ils conversaient à mi-voix avec André, d’un air soucieux ; puis, très tard, ils s’en allaient par les ténèbres, prudents, sans faire de bruit, le col relevé, la visière de leur casquette rabattue. Et l’on sentait que chacun d’eux retenait son excitation, que tous auraient voulu chanter et rire, mais qu’ils n’en avaient pas le loisir ; ils étaient toujours pressés. Les uns, ironiques et graves, les autres franchement joyeux, vibrants de jeunesse, d’autres encore, pensifs et silencieux, ils avaient tous, aux yeux de la mère, quelque chose d’opiniâtre et d’assuré. Pour elle, toutes ces figures, si différentes fussent-elles, se fondaient en un seul visage, maigre, calme, résolu, un clair visage au regard profond, caressant et sévère, comme celui de Jésus à Emmaüs.
La mère les comptait, et se les représentait entourant Pavel comme d’une foule ; ainsi il devenait moins visible aux yeux des ennemis.
Un soir, une jeune fille alerte, aux cheveux bouclés, arriva de la ville ; elle apportait un paquet à André ; en sortant, elle dit à la mère, avec un regard joyeux et étincelant :
— Au revoir, camarade !
— Au revoir ! répondit la mère, en réprimant un sourire.
Et, après avoir reconduit la jeune fille, elle revint à la fenêtre et regarda sa « camarade » s’en aller par la rue, trottinant, fraîche comme une fleur printanière, légère comme un papillon.
— « Camarade ! » se dit la mère, lorsque la jeune fille eut disparu. Ah ! ma chérie ! que Dieu te donne un bon camarade pour la vie entière !
Elle remarquait que souvent ceux qui venaient de la ville avaient quelque chose d’enfantin sur leurs traits ; elle souriait alors avec condescendance ; mais, en même temps, un étonnement joyeux la touchait en face de cette foi, dont elle sentait de plus en plus la profondeur ; leurs rêves du triomphe de la justice la charmaient et la réchauffaient ; quand ils en parlaient, elle soupirait sans le vouloir, en proie à un chagrin inconnu. Mais ce qui l’émouvait surtout, c’était leur simplicité, leur si beau et si généreux oubli de soi-même.
Elle comprenait déjà bien des choses lorsque ses hôtes discutaient de la vie ; elle sentait qu’ils avaient, en effet, trouvé la vraie source du malheur des hommes, et elle s’accoutumait à approuver leurs opinions. Mais, au fond de son âme, elle ne croyait pas qu’ils pourraient transformer l’existence à leur idée, ni qu’ils auraient suffisamment de force pour attirer tous les ouvriers à eux. Chacun veut être rassasié le jour même, personne ne veut remettre son dîner, ne fût-ce que d’une semaine, s’il peut le manger à l’instant. Ceux qui prendraient cette voie lointaine seraient peu nombreux ; les yeux ne verraient pas tous qu’elle menait au royaume légendaire de la fraternité des hommes. Et c’est pourquoi tous ces braves gens, malgré leur barbe et leur visage souvent fatigué, étaient des enfants à ses yeux.
— Mes chéris ! pensait-elle en hochant la tête.
Ils vivaient tous maintenant d’une vie bonne, sérieuse et intelligente ; tous parlaient du bien ; et désireux d’enseigner aux gens ce qu’ils savaient, ils le faisaient sans s’épargner. La mère comprenait qu’on pouvait aimer une existence pareille, malgré ses dangers ; et avec un soupir, elle regardait en arrière, là où son passé s’allongeait en une étroite bande, sombre et plate. Sans qu’elle s’en doutât, la conscience d’être indispensable à cette nouvelle vie lui venait peu à peu ; autrefois, elle ne s’était jamais sentie utile à qui que ce fût ; et maintenant, elle voyait nettement que beaucoup de gens avaient besoin d’elle ; c’était une sensation nouvelle et agréable, qui lui faisait redresser la tête.
Elle introduisait régulièrement des brochures à la fabrique, avec le sentiment du devoir accompli ; elle avait imaginé toutes sortes de ruses très habiles ; les agents de police, habitués à la voir, ne faisaient plus attention à elle. À plusieurs reprises cependant, on la fouilla, mais toujours le lendemain du jour où les feuillets avaient été distribués. Lorsqu’elle n’avait rien de compromettant sur elle, elle savait exciter les soupçons des gardiens et des espions ; ils l’arrêtaient, la palpaient. Alors elle feignait d’être outragée, se querellait avec les agents ; puis, après les avoir confondus, elle s’en allait, fière de son adresse. Le jeu commençait à lui plaire.
Vessoftchikov ne fut pas repris à la fabrique ; il s’embaucha comme ouvrier chez un marchand de bois ; du matin au soir il accompagnait dans le faubourg des chargements de poutres, de bois de chauffage, de planches. La mère le voyait presque chaque jour. Une paire de chevaux noirs avançaient leurs jambes tremblantes sous la tension, fortement appuyées sur le sol ; c’étaient de vieilles bêtes osseuses ; leur tête s’agitait triste et fatiguée, leurs yeux ternes clignotaient de lassitude. Derrière eux, s’allongeait une poutre trépidante et mouillée ou un tas de planches dont les extrémités résonnaient avec fracas ; et à côte, sans tenir les rênes marchait le grêlé, sale, déguenillé, chaussé de lourdes bottes, la casquette sur l’oreille, gauche et équarri comme une bûche qu’on n’a pas encore façonnée. Il secouait la tête, les yeux à terre, pour ne rien voir. Ses chevaux marchaient aveuglément sur les gens, sur les charrettes qui venaient en sens inverse ; autour du jeune homme voltigeaient, comme des bourdons, des cris de colère ; des invectives furieuses. Sans lever la tête, sans répondre, il sifflait d’une manière assourdissante, aiguë, et grommelait sourdement à ses chevaux :
— Eh bien, prends, prends !…
Chaque fois qu’on se rassemblait chez André pour lire une brochure, le dernier numéro d’un journal étranger, Vessoftchikov venait, s’asseyait et écoutait sans mot dire une heure ou deux. La lecture terminée, les jeunes gens discutaient longuement ; mais le grêlé ne prenait jamais part à la controverse ; il s’en allait le dernier. Quand il restait seul avec André, il lui posait des questions, d’un air morne.
— Qui est le plus coupable de tous ?
— C’est celui qui a dit le premier : C’est à moi ! Cet homme est mort il y a des milliers d’années, il est donc inutile de se fâcher contre lui ! disait le Petit-Russien en plaisantant, mais ses yeux avaient une expression inquiète.
— Mais les riches et les puissants ? Et ceux qui les défendent ont-ils raison ?
Le Petit-Russien se prenait la tête entre les mains, tortillait sa moustache et parlait longuement de la vie des hommes, avec des paroles simples et claires. Mais il ressortait toujours de ses propos que tous les hommes en général étaient fautifs, ce qui ne satisfaisait pas le grêlé. Les lèvres épaisses fortement pincées, celui-ci hochait la tête et déclarait d’un ton méfiant qu’il n’en était pas ainsi, et s’en allait mécontent et sombre.
Il s’écria une fois :
— Non… il doit y avoir des coupables… ils sont là ! Je te le dis, il faut que nous labourions à fond la vie tout entière, sans pitié, comme un champ couvert de mauvaises herbes…
— C’est ce qu’Isaïe le pointeur a dit une fois en parlant de vous ! observa la mère.
— Isaïe ? demanda Vessoftchikov, après un instant de silence.
— Oui ! Quel méchant homme ! Il surveille et épie tout le monde, il questionne… il s’est mis à venir souvent dans notre rue, il regarde nos fenêtres…
— Vos fenêtres ! répéta Vessoftchikov.
La mère était déjà couchée et ne pouvait pas voir sa physionomie. Mais elle comprit qu’elle avait trop parlé ; lorsque le Petit-Russien s’écria vivement, d’un ton conciliant :
— Peu importe ! qu’il vienne dans cette rue et qu’il regarde chez nous ! Il a des loisirs et il se promène.
— Non, attends ! s’exclama le jeune homme d’une voix sourde. Le voilà, le coupable !
— Coupable de quoi ? demanda André, d’être bête ?
Mais le grêlé ne répondit pas et s’en alla.
Le Petit-Russien marchait de long en large, lentement, avec lassitude, traînant doucement ses pieds minces comme des pattes d’araignée. Il avait enlevé ses bottes, comme toujours, pour ne pas faire de bruit ni déranger la mère. Mais elle ne dormait pas.
— J’ai peur de lui ! dit-elle, avec inquiétude, après le départ du grêlé. On dirait un poêle chauffé à blanc, il ne donne pas de chaleur, mais il brûle…
— Oui ! répondit le Petit-Russien, appuyant sur les mots. C’est un gamin irascible. Ne lui parlez jamais d’Isaïe, petite mère… Cet Isaïe est vraiment un espion… il est même payé pour ça…
— Ce n’est pas étonnant ! Son meilleur ami est un gendarme !
— Vessoftchikov finira par l’égorger ! reprit André avec inquiétude. Là, voyez-vous quels sentiments messieurs les commandants de notre vie font naître dans les rangs inférieurs !… Quand tous ceux qui ressemblent au grêlé prendront conscience de leur situation humiliante et qu’ils perdront patience… mon Dieu, qu’arrivera-t-il ? Le ciel sera éclaboussé de sang, et la terre écumera comme si une mousse rouge la recouvrait.
— C’est terrible, mon André ! articula fébrilement la mère.
— Nos ennemis n’auront que ce qu’ils méritent… Et pourtant, petite mère, chaque gouttelette de leur sang aura été lavée à l’avance par les lacs de larmes du peuple…
Il se mit soudain à rire et ajouta :
— C’est juste, mais ce n’est pas consolant…






XXII

Un dimanche, lorsque la mère, revenant de l’épicerie, ouvrit la porte d’entrée et parut sur le seuil, elle fut envahie par une joie subite, pareille à une pluie d’été : elle avait entendu résonner dans la chambre la forte voix de Pavel.
— La voilà ! s’écria le Petit-Russien.
La mère remarqua la rapidité avec laquelle son fils se tourna vers elle ; elle vit son visage s’illuminer d’un sentiment qui promettait de grandes choses.
— Te voilà revenu… à la maison ! chuchota-t-elle, toute déconcertée par la surprise, et elle s’assit.
Pavel se pencha vers elle, très pâle ; de petites larmes lumineuses brillaient au coin de ses yeux et ses lèvres frémissaient. Pendant un instant, il garda le silence ; Pélaguée le considérait sans mot dire.
Le Petit-Russien passa devant eux en sifflotant, tête baissée, et sortit.
— Merci, maman ! dit Pavel d’une voix basse et profonde, en lui serrant la main de ses doigts tremblants. Merci, chérie !
Joyeusement émue par l’expression du visage de son fils et les accents de sa voix, elle lui caressait les cheveux et, réprimant les battements de son cœur, elle dit doucement :
— Que Dieu soit avec toi !… Pourquoi me remercier ?…
— De ce que tu nous aides à accomplir notre grande œuvre ! Merci ! reprit-il. C’est un grand bonheur pour l’homme quand il peut dire de sa mère qu’elle lui est parent par l’esprit aussi…
Elle ne répondit pas ; le cœur épanoui, elle aspirait avec avidité les paroles de Pavel, le contemplait, ravie ; il lui semblait si lumineux, si proche…
— Je me taisais, maman… je voyais bien que des choses dans ma vie te froissaient… j’avais pitié de ton âme, et je ne pouvais rien faire, je ne savais pas comment m’y prendre !… Je croyais que jamais tu ne te joindrais à nous, que tu n’adopterais jamais nos opinions… mais que tu continuerais à tout supporter en silence, comme tu l’as fait toute ta vie… Cela m’était pénible !…
— André m’a fait comprendre bien des choses ! dit-elle, désireuse de rappeler le Petit-Russien à son fils.
— Il m’a raconté tout ce que tu faisais ! reprit Pavel en riant.
— Iégor aussi. Nous sommes du même village… André voulait même m’apprendre à lire…
— Et tu as eu honte et tu t’es mise à étudier toute seule, en cachette…
— Ah ! il m’a espionnée ! s’écria-t-elle avec embarras. Et, agitée par l’excès de joie qui remplissait son cœur, elle proposa à Pavel :
— Il faut l’appeler ! Il est sorti pour ne pas nous gêner. Il n’a pas de mère…
— André ! cria Pavel, en ouvrant la porte d’entrée. Où es-tu ?
— Ici, je vais fendre du bois…
— Tu as bien le temps, viens !
— Oui…
Mais il ne rentra pas immédiatement et, sur le seuil de la cuisine, il déclara d’un air affairé :
— Il faut dire à Vessoftchikov qu’il apporte du bois, il n’en reste plus beaucoup. Vous voyez comme la prison a fait du bien à Pavel… Au lieu de punir les révoltés, le gouvernement les engraisse…
La mère se mit à rire, son cœur tressaillit doucement ; elle était comme grisée de bonheur ; mais déjà un sentiment de prudence lui faisait désirer de voir son fils calme comme il l’était toujours. Son âme trop heureuse voulait que la première joie de sa vie se repliât d’un coup dans son cœur pour rester pour toujours aussi forte et aussi vive. Comme si elle eût craint que son bonheur ne s’amoindrît, elle se hâta de le recouvrir, tel l’oiseleur qui a pris par hasard un oiseau merveilleux.
— Tu n’as pas encore mangé, allons dîner, Pavel ! proposa-t-elle.
— Non. Le surveillant m’a appris hier qu’on avait décidé de me libérer et depuis lors je n’ai eu ni faim ni soif… La première personne que j’ai rencontrée ici, c’est le vieux Sizov, raconta-t-il à André. En me voyant, il a traversé la rue pour me dire bonjour… je l’ai engagé à être plus prudent, puisque je suis un homme dangereux, sous la surveillance de la police ! — Cela ne fait rien, m’a-t-il répondu. Et sais-tu ce qu’il m’a demandé au sujet de son neveu ? — Fédor s’est-il bien conduit en prison ? — Qu’entendez-vous par bien se conduire quand on est en prison ? — Eh bien, ne pas bavarder au sujet des camarades ! Quand je lui ai appris que Fédor est un garçon honnête et intelligent, il s’est caressé la barbe en me déclarant fièrement : — Nous autres Sizov, nous n’avons pas de coquins dans la famille…
— Il n’est pas bête, ce vieillard, dit André en secouant la tête. Nous parlons souvent ensemble… c’est un brave homme ! Fédia sera-t-il bientôt libéré ?
— Ces jours-ci, probablement… Je crois qu’on relâchera tout le monde. On n’a point de preuves contre nous, sauf les dépositions d’Isaïe ; et que pouvait-il savoir ?
La mère allait et venait, et contemplait son fils. André écoutait le jeune homme, debout devant la fenêtre, les bras croisés derrière le dos. Pavel arpentait la chambre à grands pas. Il avait laissé pousser sa barbe, qui bouclait sur ses joues en petits anneaux noirs et fins et atténuait la vigueur de son teint basané. Ses yeux cernés avaient un regard sombre.
— Asseyez-vous ! dit la mère en servant le dîner.
Tout en mangeant, André mit la conversation sur Rybine. Quand il eut achevé de raconter ce qui était arrivé, Pavel fit, d’une voix pleine de regrets :
— Si j’avais été là, je ne l’aurais pas laissé partir ainsi ! Qu’emporte-t-il avec lui ? Un sentiment de révolte et des idées embrouillées !…
— Hé ! s’écria André en riant, quand un homme a quarante ans, qu’il a lui-même longtemps lutté contre les doutes et les soupçons de son âme, il est difficile de le transformer…
Ils discutèrent en employant des termes que la mère ne comprenait pas. Le dîner était achevé qu’ils continuaient encore à se bombarder sans pitié de paroles savantes. Parfois, ils s’exprimaient plus simplement :
— Nous devons suivre notre voie, sans nous en écarter d’un seul pas… déclara Pavel avec fermeté.
— Et nous heurter en chemin à des dizaines de millions d’hommes qui nous considèrent comme des ennemis…
La mère écoutait ; elle put saisir que Pavel n’aimait pas les paysans, tandis qu’André prenait leur défense et trouvait qu’il fallait leur enseigner le bien à eux aussi. Elle comprenait mieux André, il lui semblait qu’il avait raison ; chaque fois qu’il disait quelque chose à Pavel, elle tendait l’oreille et retenait sa respiration, attendant avec impatience la réponse de son fils, afin de savoir si le Petit-Russien ne l’avait pas offensé. Mais ils discutaient sans se fâcher.
De temps en temps, Pélaguée demandait à son fils :
— C’est bien comme ça, Pavel ?
Et il répondait en souriant :
— Oui !
— Ainsi vous, monsieur, disait le Petit-Russien d’un ton malicieux, vous avez bien mangé et vous n’avez pas mâché suffisamment et il vous est resté un morceau dans la gorge… Vous vous gargarisez…
— Ne dîtes pas de bêtises, conseillait Pavel.
— Moi ! Je suis aussi sérieux qu’à un enterrement !…
La mère riait en hochant la tête…






XXIII

Le printemps approchait, la neige fondait, découvrant la fange et la suie des cheminées de la fabrique, qu’elle avait dissimulées sous sa blancheur.
Chaque jour, la boue se faisait plus agressivement apparente, le faubourg tout entier semblait sale et couvert de guenilles. Le jour, les toits dégouttaient et les murs gris des maisons fumaient comme s’ils transpiraient. La nuit, des glaçons pendaient partout et scintillaient faiblement. Le soleil se montrait de plus en plus souvent, et les ruisseaux indécis se mettaient à couler doucement vers le marais. À midi, la chanson caressante des espoirs printaniers palpitait au-dessus du faubourg.
On se préparait à fêter le Premier Mai.
Des feuillets avaient été répandus à la fabrique et dans le quartier : ils expliquaient la signification de cette fête ; et même des jeunes gens qui n’avaient rien de commun avec les socialistes, disaient en les lisant :
— Il faut arranger ça !
Vessoftchikov s’écriait avec un sourire maussade :
— Ce n’est pas trop tôt, c’est assez joué à cache-cache !
Fédia Mazine se réjouissait. Il avait beaucoup maigri, et la nervosité de ses gestes et de ses propos faisait songer à une alouette en cage. Il était toujours accompagné de Jacob Somov, garçon taciturne, très sérieux malgré son jeune âge et qui travaillait maintenant en ville, Samoïlov, dont les cheveux et la barbe étaient devenus encore plus rouges en prison, Vassili Goussev, Boukine, Drégounov et quelques autres jugeaient qu’il était indispensable de se munir d’armes ; mais Pavel, le Petit-Russien, Somov et leurs amis n’étaient pas de cet avis.
Iégor arriva alors ; comme toujours, il était fatigué, haletant et couvert de sueur. Il dit en plaisantant :
— La transformation de l’organisation actuelle est une grande œuvre, camarades, mais, pour qu’elle marche plus facilement, il faut que je m’achète des souliers neufs ! (Il montra ses bottines éculées et trempées d’eau.) Mes caoutchoucs aussi sont bien malades ; tous les jours, je me mouille les pieds. Je ne veux pas descendre au sein de la terre avant que nous ayons renié le vieux monde d’une manière publique et visible ; c’est pourquoi, repoussant la motion du camarade Samoïlov relativement à une démonstration armée, je propose qu’on me chausse d’une paire de solides bottes, car je suis profondément convaincu que c’est plus utile pour le triomphe de notre cause que la plus vaste échauffourée !
Toujours dans le même langage imagé, il dit comment le peuple avait essayé d’améliorer son sort, dans divers pays. La mère aimait à entendre ses discours ; ils produisaient sur elle un effet bizarre. Elle se représentait alors que les pires ennemis du peuple, ceux qui le trompaient si souvent et avec la plus grande cruauté, c’étaient de petits hommes, à la grande panse, aux joues rouges, rapaces, rusés, impitoyables et fourbes. Si le pouvoir des tsars leur rendait la vie difficile, ils excitaient le monde ouvrier à s’emparer de l’autorité ; puis, quand le peuple se soulevait et arrachait le pouvoir des mains de l’empereur, les petits hommes le leur enlevaient adroitement et envoyaient les travailleurs dans leur taudis ; et si ceux-ci voulaient discuter avec eux, ils les massacraient par centaines et par milliers.
Pavel dit une fois en parlant d’Iégor :
— Tu sais, André, les gens qui rient le plus souvent sont ceux dont le cœur souffre sans cesse.
Après un instant de silence, le Petit-Russien répondit en fermant à demi les paupières :
— Ce n’est pas vrai ! S’il en était ainsi, la Russie tout entière mourrait de rire !…
Natacha revint aussi ; elle avait été en prison, dans une autre ville, mais elle n’avait pas changé. La mère remarqua que lorsque la jeune fille était présente, le Petit-Russien devenait plus gai, plaisantait tout le monde avec une malice sans méchanceté et excitait les rires de Natacha. Mais, quand elle était partie, il se mettait à siffler tristement ses innombrables chansons ; et il se promenait à travers la chambre en traînant les pieds.
Sachenka venait souvent ; elle était toujours morose et pressée ; elle devenait sans cesse plus âpre, plus anguleuse.
Une fois que Pavel était sorti de la maison pour l’accompagner, sans refermer la porte derrière lui, la mère entendit une rapide conversation :
— C’est vous qui porterez le drapeau ? demandait la jeune fille à voix basse.
— Oui !
— C’est décidé ?
— Oui, c’est mon droit !
— Et de nouveau la prison ?…
Pavel garda le silence.
— Vous ne pourriez pas… reprit Sachenka.
Puis elle s’interrompit.
— Quoi ? demanda Pavel.
— Laisser un autre…
— Non ! dit-il résolument.
— Réfléchissez… vous avez tant d’influence… on vous aime. Vous êtes les chefs ici, André et vous… que de choses vous pouvez faire en étant libres !… réfléchissez ! Car on vous exilera pour cela… très loin… et pour des années !…
Il parut à la mère qu’il y avait dans la voix de la jeune fille des sentiments qu’elle-même connaissait bien : de la peur et de l’anxiété. Et les paroles de Sachenka tombèrent sur son cœur de mère, comme de grosses gouttes d’eau glacée…
— Non, je suis décidé ! répondit Pavel. Je n’y renoncerai pour rien au monde…
— Même si je vous en priais… même si je…
Pavel l’interrompit vivement, d’une voix particulièrement sévère :
— Il ne faut pas parler ainsi… à quoi pensez-vous ? Vous ne devez pas parler ainsi !
— Je suis une créature humaine ! plaida-t-elle.
— Une bonne et douce créature ! répliqua Pavel à voix basse, d’un ton bizarre, comme s’il avait de la peine à respirer, une créature qui m’est chère… si chère !… Et c’est pour cela… c’est pour cela qu’il ne faut pas parler ainsi.
— Adieu ! dit la jeune fille.
Et au bruit de ses talons, la mère comprit que Sachenka s’en allait avec rapidité, presque en courant. Pavel la suivit dans la cour.
Une terreur accablante, atroce, envahit la mère. Elle n’avait pas compris de quoi il était question, mais elle devinait qu’un nouveau malheur la guettait, un grand malheur obscur. Et cette question : « Que veut-il faire ? » pénétra dans son cerveau comme un clou.
Pavel rentra dans la cuisine avec André ; celui-ci disait en hochant la tête :
— Ah ! cet Isaïe de malheur ! que faut-il faire de lui ?
— Il faut lui conseiller de renoncer à l’espionnage, répondit Pavel morose.
— Il dénoncera ceux qui l’avertiront ! reprit le Petit-Russien, et il jeta sa casquette dans un coin.
— Que veux-tu faire, Pavel ? demanda la mère en baissant la tête.
— Quand ?… Maintenant ?
— Le Premier… le Premier Mai ?
— Ah ! s’exclama Pavel en baissant la voix, je veux porter notre drapeau… Je me placerai à la tête du cortège, l’étendard à la main… On me mettra de nouveau en prison, probablement…
— Les yeux de la mère devinrent brûlants ; une sécheresse fiévreuse lui remplit soudain la bouche. Pavel lui prit la main et la caressa :
— Il me faut cela, mère ! C’est là qu’est le bonheur !
— Je n’ai rien dit ! prononça-t-elle lentement, en levant la tête.
Mais lorsque ses yeux eurent rencontré le regard obstiné de Pavel, elle baissa de nouveau la tête.
Il laissa tomber la main de sa mère, poussa un soupir, et reprit d’un ton de reproche :
— Tu devrais te réjouir et non pas te chagriner… Quand il y aura des mères qui enverront leurs enfants avec joie même à la mort…
— Hop, hop ! grogna le Petit-Russien. Notre bonhomme a enfourché son dada, et il va, il va !…
— Je n’ai rien dit ! répéta la mère. Je ne t’empêche pas… Si j’ai pitié de toi, c’est mon affaire…
Pavel s’éloigna un peu d’elle ; elle l’entendit prononcer des paroles tranchantes et acerbes :
— Il y a des affections qui empêchent l’homme de vivre.
Elle tressaillit et, de peur qu’il dît encore d’autres choses pour repousser son cœur, elle s’écria vivement :
— Ne parle pas ainsi, Pavel… Je comprends… tu ne peux agir autrement, à cause des camarades…
— Non ! dit-il. C’est pour moi que j’irai… Je pourrais ne pas le faire, mais je le veux et j’irai !
André s’arrêta sur le seuil ; il semblait placé sur un cadre ; il était plus haut que la porte et ployait les genoux d’une manière bizarre, appuyant une épaule contre un montant et projetant en avant le cou, la tête et l’autre épaule.
— Vous feriez mieux de ne pas tant bavarder, monsieur ! dit-il en fixant d’un air sombre ses yeux bombés sur Pavel. Il ressemblait à un lézard caché dans la fente d’une pierre.
La mère avait envie de pleurer ; mais ne voulant pas que Pavel s’en aperçût, elle marmotta soudain :
— Ah ! voilà que j’ai oublié…
Et elle sortit. Sous l’auvent, elle appuya sa tête contre le mur, dans un coin, et donna libre cours à ses larmes ; elle pleurait sans bruit, sans gémissement, défaillant comme si le sang de son cœur s’échappait par ses yeux. Par l’entre-bâillement de la porte mal fermée, des bruits sourds de discussion arrivaient jusqu’à elle.
— Tu te plais à la tourmenter ! disait le Petit-Russien.
— Tu n’as pas le droit de me parler ainsi !
— Je ne serais pas un bon camarade, si je me taisais devant tes cabrioles stupides… Pourquoi as-tu dit cela ? Le sais-tu ?
— Il faut toujours parler avec fermeté, quoi qu’on ait à dire.
— À ta mère ?
— À tous ! Je ne veux pas d’un amour ou d’une amitié qui m’arrête ou qui m’entrave…
— Quel héros ! Mouche-toi ! et ensuite va dire cela à Sachenka… C’est à elle que tu aurais dû parler ainsi.
— Je l’ai fait !
— Aussi durement ? Ce n’est pas vrai ! À elle, tu as parlé d’une voix caressante, avec tendresse… Je ne t’ai pas entendu, mais je le sais… Mais devant ta mère, tu manifeste ton héroïsme… n’est-ce pas ? Comprends-le donc, animal, ton héroïsme ne vaut rien…
Pélaguée essuya vivement ses larmes. Elle craignait que le Petit-Russien offensât son fils ; elle ouvrit la porte, et, rentrant dans la cuisine, elle dit, toute tremblante de chagrin et de peur :
— Oh ! comme il fait froid ! Et c’est le printemps…
Et tout en déplaçant des ustensiles sans savoir pourquoi, elle continua en haussant la voix pour tâcher de dominer le bruit de la conversation des jeunes gens :
— Tout a changé… les gens s’échauffent et le temps se refroidit… Autrefois, à cette époque, il faisait déjà chaud, le ciel était clair, le soleil brillait…
Le silence se fit dans la chambre. La mère resta immobile au milieu de la cuisine, attendant on ne sait quoi.
— Tu as compris ? demanda André à voix basse. Il faut comprendre… que diable ! Elle est plus riche de cœur que toi !…
— Voulez-vous du thé ? dit la mère d’une voix entrecoupée. Et, sans attendre la réponse, elle s’écria pour dissimuler son trouble :
— Qu’ai-je donc ? je suis transie de froid !
Pavel sortit lentement de la chambre. Il regarda sa mère furtivement, et un sourire embarrassé tremblait sur ses lèvres.
— Pardonne-moi, mère ! murmura-t-il, je suis encore un enfant, un nigaud…
— Ne me gronde plus ! dit la mère avec tristesse, en serrant la tête de Pavel contre sa poitrine. Ne me dis plus rien… Que Dieu soit avec toi !… Ta vie, c’est ton affaire… Mais ne touche pas à mon cœur ! Comment une mère pourrait-elle ne pas avoir pitié de son fils ?… C’est impossible… J’ai pitié de vous tous… Ah ! comme vous êtes tous de la même race ! Vous êtes tous bons… Et qui vous prendrait en pitié, sinon moi ?… Tu as choisi cette voie… d’autres t’ont suivi et ont tout laissé et sont partis… ils sont partis, Pavel…
Une grande pensée s’agitait dans son cœur, lui donnait des ailes et la remplissait d’une joie angoissée et martyrisée ; mais la mère ne trouvait pas de paroles pour l’exprimer et elle regardait son fils avec des yeux brillant d’une douleur aiguë et ardente…
— C’est bon, maman ! Pardonne… J’ai tort ! chuchota Pavel en baissant la tête. Il lui jeta un coup d’œil rapide en souriant ; puis il ajouta en se détournant, confus, mais apaisé :
— Je ne l’oublierai jamais, parole d’honneur !
L’écartant d’elle, Pélaguée passa dans la chambre et fit d’une voix suppliante, à André :
— André, ne le grondez pas !… Je sais bien que vous êtes l’aîné… mais…
Le Petit-Russien, qui lui tournait le dos, ne bougea pas et se mit à crier d’une voix bizarre et comique :
— Hou ! hou ! hou ! Si, je le querellerai… je le rosserai même !
La mère se dirigea lentement vers lui, la main tendue et dit :
— Mon bon ami !…
Le Petit-Russien se détourna, pencha la tête en avant comme un taureau et s’enfuit à la cuisine, les mains cachées derrière le dos. Sa voix résonna bientôt, ironique et sombre :
— Va-t-en, Pavel, si tu ne veux pas que je t’arrache la tête !… Je plaisante, petite mère, ne me croyez pas ! Je prépare le samovar ! Oui, parfaitement… Il est mauvais, notre charbon… il est humide… qu’il aille à tous les diables !
Il se tut. Lorsque la mère rentra dans la cuisine, il était assis sur le sol et allumait le samovar. Sans la regarder, il reprit :
— N’ayez pas peur, petite mère, je ne le toucherai pas ! Je suis bon et doux… comme un navet bouilli… Et moi aussi, je l’aime ! N’écoute pas, toi, le héros ! Mais c’est son gilet que je n’aime pas… Il a mis un gilet neuf, voyez-vous, et qui lui plaît beaucoup ; il marche le ventre en avant et pousse tout le monde afin qu’on voie bien son gilet ! Il est joli, c’est vrai, mais à quoi bon bousculer son prochain ! Il y a déjà si peu de place !
Pavel demanda en souriant :
— Grogneras-tu encore longtemps ? Tu m’as déjà fait des remontrances, ça suffit…
Le Petit-Russien, toujours assis à terre, avait placé entre ses jambes le samovar et le contemplait. La mère, debout près de la porte, fixait ses yeux attristés et affectueux sur la nuque ronde et sur le long cou d’André. Il se renversa en arrière, les mains appuyées au plancher, et regarda la mère et le fils avec des yeux un peu rougis :
— Vous êtes vraiment de braves gens ! dit-il à mi-voix.
Pavel se pencha et lui saisit le bras.
— Ne tire pas ! dit le Petit-Russien sourdement. Tu vas me faire tomber… Va-t-en…
— Pourquoi vous gênez-vous ? demanda la mère avec tristesse. Vous feriez mieux de vous embrasser, bien fort.
— Veux-tu ? dit Pavel à voix basse.
— Pourquoi pas ? répondit André en se levant.
Pavel se mit à genoux et les deux hommes s’étreignirent ; pendant un instant, les deux corps n’eurent qu’une seule âme qui brûlait d’une ardente amitié.
Des larmes coulaient sur le visage de la mère, mais elles n’avaient rien d’amer. Elle dit avec embarras en les essuyant :
— Les femmes aiment à pleurer… elles pleurent de joie comme de chagrin…
Le Petit-Russien écarta Pavel d’un léger mouvement de la main et fit, en se frottant les yeux :
— Assez ! Quand les veaux ont folâtré pendant quelque temps, on en fait du rôti. Ah ! quel diable de charbon ! J’ai tant soufflé que j’en ai plein les yeux…
Pavel s’assit près de la fenêtre, la tête inclinée :
— Il ne faut pas avoir honte de pleurer ces larmes-là !… dit-il doucement.
La mère s’approcha de lui et s’assit à ses côtés. Son cœur s’était rempli d’un sentiment de vaillance, doux et chaud.
— Qu’importe ! pensait-elle, en caressant la main de son fils. Il est impossible qu’il en soit autrement… il faut que ce soit ainsi !
Et d’autres pensées familières tournoyaient dans sa mémoire, mais elle n’en trouva aucune qui pût exprimer ce qu’elle éprouvait en cet instant.
— Je serrerai la vaisselle… petite mère, restez assise, dit le Petit-Russien en se levant et passant dans la pièce voisine. Reposez-vous… On vous a fait assez souffrir…
Et sa voix chantante se fit plus sonore, lorsqu’il fut hors de vue :
— Il n’est pas bien de se vanter et, pourtant, nous venons de vivre un moment d’une vie bonne, humaine, pleine d’amour ! C’est sain…
— Oui ! dit Pavel en jetant un coup d’œil sur la mère.
— Tout a changé ! répliqua-t-elle. Le chagrin est autre, la joie est autre… Je ne sais plus… je ne comprends plus ce qui me fait vivre… et je ne puis rien dire avec des paroles !
— Tout a changé !… Oui, et c’est ainsi qu’il doit en être ! déclara le Petit-Russien. C’est parce qu’un nouveau cœur se développe dans la vie, petite mère. Les cœurs sont tous brisés par la diversité des intérêts, rongés par l’avidité aveugle, mordus par l’envie, couverts de plaies et de blessures purulentes… de mensonge, de poltronnerie… Les hommes sont tous malades, ils ont peur de vivre… on dirait qu’ils errent dans le brouillard… chacun ne connaît que sa propre douleur. Mais voilà qu’il survient un homme qui éclaire la vie du feu de la raison et qui crie et appelle : Hé ! les pauvres insectes égarés ! Il est temps de comprendre que vous avez tous les mêmes intérêts, que chacun a le droit de vivre, de se développer ! Il est isolé, cet homme qui crie, et c’est pourquoi il clame à haute voix ; il lui faut des amis. Il se sent triste tout seul, il a froid. Et à son appel, tous les cœurs se joignent en un seul, par ce qu’ils ont de meilleur, formant un cœur immense, fort, profond, sensible, comme une cloche d’argent… Et voici ce qu’elle nous dit, cette cloche : Unissez-vous, hommes de tous les pays, ne formez qu’une seule famille ! C’est l’affection qui est la mère de la vie et non la haine. Frères, j’entends déjà cette cloche !
— Et moi aussi ! dit Pavel.
La mère serra ses lèvres avec force, pour les empêcher de trembler et ferma les yeux pour retenir ses larmes.
— Que je sois couché ou que je m’en aille n’importe où, j’entends cette cloche résonner partout… et j’en suis heureux. Je le sais : la terre est lasse de supporter l’injustice et la douleur, elle bruisse comme si elle répondait à la sonnerie, elle frémit doucement pour souhaiter la bienvenue au soleil nouveau qui se lève dans la poitrine de l’homme !
Pavel agita la main ; il allait parler lorsque la mère lui saisit le bras et le tira, en chuchotant :
— Ne l’interromps pas !…
— Savez-vous ? continua le Petit-Russien, debout près de la porte, les yeux étincelants, il y a encore bien des douleurs en réserve pour les hommes, des mains avides leur prendront encore beaucoup de sang… mais tout cela, toute ma douleur et tout mon sang ne sont qu’une faible rançon pour ce que je possède déjà en moi, dans mon cerveau, dans la moelle de mes os ! Je suis déjà riche, comme une étoile est riche en rayons… je supporterai tout… j’endurerai tout… car j’ai en moi une joie que personne, ni rien ne tuera jamais, et cette joie, c’est ma force !
Et jusqu’à minuit leur conversation se poursuivit, harmonieuse et sincère, sur la vie, les hommes, l’avenir.
Quand une pensée lui devenait claire, Pélaguée choisissait en soupirant n’importe quoi dans son passé — c’était toujours quelque chose de pénible et de grossier — et s’en servait comme d’une pierre pour consolider cette pensée dans son cœur. Sous la chaude influence de cet entretien, son inquiétude fondait ; elle éprouvait les mêmes sentiments que le jour où son père lui avait dit, d’un ton rébarbatif :
— Inutile de faire des grimaces ! Il y a un imbécile qui veut t’épouser, prends-le. Toutes les filles se marient, toutes les femmes font des enfants ; pour tous les parents, les enfants sont un chagrin. Tu n’es donc pas une créature humaine ?
Elle avait alors vu se dessiner devant elle un sentier inévitable qui s’allongeait sans but, autour d’un lieu désert et obscur. Et l’inéluctabilité de sa destinée avait rempli son cœur d’un calme aveugle. Il en était de même maintenant. Mais en pressentant la venue d’un nouveau malheur, elle disait intérieurement, on ne sait à qui :
— Tenez, prenez !
Et elle soulageait ainsi la peine de son cœur qui chantait en frémissant dans sa poitrine, comme une corde tendue…
Dans la profondeur de son âme troublée par l’anxiété de l’attente, un espoir vacillait, faible mais contenu : on ne lui prendrait pas tout, on ne lui arracherait pas tout, peut-être… Il resterait quelque chose…






XXIV

De grand matin, alors qu’André et Pavel venaient à peine de sortir, Maria Korsounova frappa à la fenêtre avec violence et cria :
— Isaïe a été assassiné ! Allons voir !
La mère tressaillit ; le nom du meurtrier lui avait traversé l’esprit comme une flèche.
— Qui a fait le coup ? demanda-t-elle en jetant un châle sur ses épaules.
— L’assassin n’est pas resté à côté d’Isaïe ; il a frappé et s’est sauvé ! répondit Maria.
Dans la rue, elle reprit :
— On recommencera de nouveau à fouiller partout pour trouver le coupable. C’est heureux que tes deux hommes aient été à la maison… je puis en témoigner… J’ai passé devant chez vous après minuit, j’ai jeté un coup d’œil par la fenêtre… vous étiez tous les trois assis autour de la table…
— Mais Maria ! Comment pourrait-on les accuser ? s’exclama la mère terrifiée.
— Qui l’a tué ? Ce sont des vôtres sûrement ! répondit Maria avec conviction. Tout le monde sait qu’il les espionnait…
La mère s’arrêta, haletante, et posa la main sur sa poitrine.
— Qu’as-tu donc ? N’aie pas peur… Isaïe n’a eu que ce qu’il méritait… Allons vite, on va l’enlever…
Pélaguée se mit à marcher sans se demander pourquoi elle allait voir le cadavre ; elle chancelait en pensant à Vessoftchikov.
— Il est arrivé à son but ! pensa-t-elle, hébétée.
Non loin de la fabrique, sur les décombres d’une maison récemment consumée par l’incendie, une foule de gens rassemblés bruissaient comme un vol de bourdons et piétinaient les débris calcinés en soulevant un nuage de cendres. Il y avait là beaucoup de femmes, encore plus d’enfants, des boutiquiers, des garçons du cabaret voisin, des agents de police et le gendarme Pétline, grand vieillard à barbe d’argent. Plusieurs médailles décoraient sa poitrine.
Isaïe était à demi couché sur le sol ; son dos s’appuyait à une poutre noircie par le feu ; sa tête retombait sur l’épaule droite. Il avait la main droite dans la poche de son pantalon ; les doigts de la gauche s’enfonçaient dans la terre friable.
La mère regarda le visage du mort, l’un des yeux ternis se fixait sur sa casquette placée entre les jambes allongées ; la bouche était entr’ouverte, comme par une expression d’étonnement ; la barbiche rousse pendait, lamentable. Le corps maigre, avec la tête pointue et le visage osseux couvert de taches de rousseur, semblait encore diminué, comprimé par la mort. La mère se signa en soupirant. De son vivant, l’homme lui avait été antipathique ; maintenant, il lui inspirait un peu de pitié.
— Il n’y a pas de sang ! fit quelqu’un à mi-voix. On l’aura frappé à coups de poings…
— Il est peut-être encore vivant ? hein ?
— Va-t-en… cria le gendarme en l’écartant.
— Le docteur est venu… et il a dit que c’était fini ! déclara quelqu’un.
— On a fermé la bouche à un dénonciateur… et on a bien fait !
Le gendarme s’émut et, écartant de la main la foule des femmes qui l’entouraient, il demanda d’une voix menaçante :
— Qui est-ce qui raisonne ainsi ?
Les gens reculaient à son approche. Quelques-uns s’enfuirent vivement. Un rire malveillant résonna.
La mère retourna chez elle.
— Personne n’a pitié de lui ! pensa-t-elle.
Et la silhouette massive du grêlé se dressa devant elle ; ses yeux étroits avaient un éclat froid et rude ; sa main droite se balançait, comme si elle était blessée.
Lorsque André et Pavel rentrèrent dîner, la mère les accueillit en demandant :
— Eh bien ? On n’a arrêté personne… à cause d’Isaïe ?
— Je n’ai rien entendu dire ! répondit le Petit-Russien.
Elle vit que les jeunes gens étaient tous deux sombres et soucieux.
— On ne parle pas de Vessoftchikov ? s’informa-t-elle à voix basse.
Le regard sévère de son fils se posa sur elle ; il répondit en pesant sur les mots :
— Non ! On ne pense même pas à lui. Il est absent. Hier à midi, il est parti pour aller à la rivière et n’est pas encore rentré !… J’ai demandé de ses nouvelles…
— Dieu merci ! fit la mère avec un soupir de soulagement. Dieu merci !
Le Petit-Russien lui jeta un coup d’œil et baissa la tête.
— Isaïe est étendu à terre, reprit Pélaguée, toute pensive, on dirait qu’il est étonné… Personne ne le regrette, personne n’a une bonne parole pour lui… Il est tout petit, tout chétif… comme un fragment qui se serait détaché de quelque chose et qui gît-là…
Pendant le dîner, Pavel lança soudain sa cuiller sur la table et s’écria :
— Je ne puis pas comprendre ça !
— Quoi ? demanda André, jusque-là triste et silencieux.
— Qu’on tue une bête féroce, un oiseau de proie… c’est admissible… Je crois que je pourrais tuer un homme qui serait devenu un fauve pour ses semblables… Mais comment a-t-on pu lever le bras pour assassiner un être aussi pitoyable et répugnant ?
André haussa les épaules, puis il dit :
— Il était aussi nuisible qu’une bête féroce…
— Je le sais…
— Nous écrasons bien le moustique qui boit un peu de notre sang, ajouta le Petit-Russien à voix basse.
— Oui, c’est vrai. Mais ce n’est pas de cela que je parle !… Je dis que c’est répugnant !
— Qu’y faire ? répliqua André, haussant de nouveau les épaules.
— Tu pourrais tuer un être de ce genre ? demanda pensivement Pavel, après un long silence.
Le Petit-Russien le regarda de ses yeux ronds ; puis il jeta un coup d’œil rapide sur la mère, et répondit tristement, mais avec fermeté :
— S’il ne s’agit que de moi, je ne toucherai personne ! Pour les camarades, pour la cause, je ferais tout ! Je tuerais même mon propre fils, s’il le fallait !
— Oh ! soupira la mère.
Il lui sourit et dit :
— Impossible d’agir autrement ! C’est la vie qui le veut !
— Oui ! répéta Pavel avec lenteur, c’est la vie qui le veut !
Comme s’il obéissait à une impulsion intérieure, André se leva soudain et se mit à gesticuler.
— Qu’y faire ? s’écria-t-il. On est obligé de haïr l’homme pour que le temps où on pourra l’admirer sans réserve vienne plus tôt. Il faut détruire celui qui gêne le cours de l’existence, qui vend les autres pour s’acheter des honneurs ou du repos. S’il se trouve sur la voie des justes un Judas qui les attend pour les trahir, je serais moi-même un traître si je ne l’anéantissais pas… C’est criminel ? On n’en a pas le droit ? Et les autres, nos maîtres, ils auraient le droit de se servir des soldats et des bourreaux, des maisons publiques et des prisons, du bagne et de toutes les choses infâmes pour protéger leur sécurité, leur bien-être ? Et si, parfois, je suis obligé de prendre leur gourdin dans mes mains… que faire ?… Je le prends, je ne refuse pas. Nos maîtres nous assassinent par centaines et par milliers ; cela me donne le droit de lever le bras et de l’abaisser sur la tête d’un ennemi, de celui qui s’est le plus avancé vers moi et qui est le plus nuisible aux œuvres de ma vie. Je sais que le sang de mes ennemis ne crée pas, il n’est pas fertile leur sang… Il disparaît sans laisser de traces, car il est pourri ; mais quand le nôtre arrose la terre comme une pluie serrée, la vérité se développe avec force, je le sais aussi ! Mais si je vois qu’il est indispensable de tuer, je tuerai et revendiquerai la responsabilité de mon crime ! Car je ne parle que pour moi… Mon péché mourra avec moi, il ne souillera pas l’avenir d’une seule tache, il ne salira personne, personne, excepté moi !
Il allait et venait à grands pas, en agitant les bras devant son visage, comme s’il eût coupé quelque chose en l’air. Pleine de tristesse et d’inquiétude, la mère le regardait ; elle sentait qu’il y avait un ressort brisé en lui et qu’il souffrait. Elle n’était plus inquiète en pensant au meurtre : puisque Vessoftchikov n’était pas l’assassin, aucun des autres camarades de Pavel ne pouvait l’être pensait-elle. Son fils écoutait le Petit-Russien, la tête baissée.
— Quand on veut aller de l’avant, il faut lutter contre soi-même. Il faut savoir tout sacrifier, tout son cœur… Il n’est pas difficile de consacrer sa vie à la cause ni de mourir pour elle ! Mais il faut lui donner plus encore, il faut lui donner ce qu’on a de plus cher dans la vie… et alors ce qu’on a de plus cher, la vérité, grandira en puissance !
Il s’arrêta au milieu de la chambre ; le visage pâli, les yeux à demi fermés, et reprit, la main levée en un geste de promesse solennelle :
— Je le sais, il viendra un temps où les hommes s’admireront mutuellement, où chacun d’eux luira comme une étoile aux yeux des autres, où chacun écoutera son prochain comme si sa voix était de la musique. Il y aura sur la terre des hommes libres, des hommes grands par leur liberté ; chacun aura le cœur ouvert, purifié de toute avidité et de toute convoitise. Alors la vie ne sera plus la vie, mais un culte rendu à l’homme ; son image sera exaltée très haut, car pour les hommes libres, tous les sommets sont accessibles ! Alors, on vivra dans la liberté et dans l’égalité, pour la beauté ; alors, les meilleurs seront ceux qui sauront le mieux embrasser le monde dans leur cœur, ceux qui l’aimeront le plus profondément, ceux qui seront les plus libres… car c’est en eux qu’il y aura le plus de beauté ! Alors la vie sera grande, et grands seront ceux qui la vivront…
Il se tut, se redressa, se balança comme le battant d’une cloche, et reprit d’une voix qui vibrait de toute son énergie :
— Et au nom de cette vie, je suis prêt à tout… Je m’arracherai le cœur s’il le faut, et je le foulerai moi-même aux pieds…
Son visage frémit ; ses traits gardèrent leur expression d’excitation lumineuse ; l’une après l’autre, de grosses larmes pesantes coulèrent de ses yeux.
Pavel leva la tête et le regarda ; il était pâle, lui aussi, et avait les yeux dilatés. La mère se souleva un peu de sa chaise ; elle sentait une inquiétude croître et se rapprocher d’elle.
— Qu’as-tu André ? demanda Pavel à voix basse.
Le Petit-Russien secoua la tête, tendit son corps comme une corde, et dit en regardant la mère :
— J’ai vu… je sais…
Pélaguée se leva, courut à lui, toute tremblante ; elle s’empara de ses mains ; il essaya de dégager sa main droite, mais la mère le tenait avec force et chuchotait :
— Calme-toi, mon André ! mon enfant… calme-toi !…
— Attendez ! murmura le Petit-Russien d’une voix sourde, je veux vous dire comment c’est arrivé…
— Non ! non ! chuchota la mère en le regardant, les yeux pleins de larmes, non, non !…
Pavel s’approcha de son camarade ; ses mains tremblaient ; il était blême.
— La mère a peur que ce soit toi… dit-il à mi-voix avec un rire bizarre.
— Je n’ai pas peur… Je sais que ce n’est pas lui ! Même si je l’avais vu, je ne le croirais pas !
— Attendez ! reprit le Petit-Russien sans les regarder ; il hochait la tête, et essayait toujours de dégager sa main. Ce n’est pas moi… mais j’aurais pu empêcher le crime…
— Tais-toi, André ! dit Pavel.
Et, saisissant d’une main celle du Petit-Russien, il lui posa l’autre sur l’épaule, comme pour arrêter le tremblement qui secouait le corps de son ami. Celui-ci pencha la tête vers Pavel, et reprit d’une voix basse et saccadée :
— Je n’ai pas cherché… tu le sais bien, Pavel ! Voilà comment c’est arrivé : quand tu nous as quittés, nous sommes restés au coin de la rue, Dragounov et moi… Isaïe est survenu brusquement… il est resté un peu à l’écart… il ricanait en nous regardant… Dragounov me dit : — Tu vois ? Il m’espionne toutes les nuits. Je finirai par lui faire son affaire. Et il s’est éloigné pour rentrer chez lui, à ce que je croyais… Alors, Isaïe s’est approché de moi…
Le Petit-Russien poussa un soupir.
— Jamais personne ne m’a aussi bassement outragé que ce chien-là.
Sans parler, la mère le tirait vers la table ; elle parvint enfin à asseoir André sur une chaise. Elle se laissa tomber à ses côtés. Pavel resta debout devant elle, tiraillant sa barbe d’un air sombre.
— Il me dit que nous étions tous connus de la police, que les gendarmes avaient l’œil sur nous et qu’on nous coffrerait avant le Premier Mai… Je ne répondis rien, me contentai de rire, mais mon cœur commençait à bouillonner. Ensuite, il me dit que j’étais un garçon intelligent, que je ne devrais pas prendre cette voie…
Le Petit-Russien s’arrêta, s’essuya le visage de la main gauche ; ses yeux étaient secs et brillants.
— Je comprends ! dit Pavel.
— Oui ! Il m’a dit qu’il valait mieux entrer au service de la police…
Le Petit-Russien tendit le poing.
— Quelle âme maudite que cet Isaïe !… Il aurait mieux valu qu’il me frappât au visage… cela m’aurait été moins pénible et ça aurait peut-être mieux valu pour lui aussi ! Mais j’ai perdu patience quand il m’a ainsi craché dans le cœur son infecte salive !
André dégagea convulsivement sa main de la main de Pavel, et ajouta avec dégoût, d’une voix plus sourde :
— Je l’ai frappé en pleine figure et suis parti… Derrière moi, j’entendis Dragounov dire tout bas : — Tu es bien attrapé. Il était resté caché au coin de la rue… sans doute…
Après un instant de silence, le Petit-Russien reprit :
— Je ne me suis pas retourné… et pourtant je sentais… je comprenais la possibilité… Puis j’entendis un bruit… Je suis parti tout tranquillement comme si je venais de pousser du pied un crapaud… Quand je suis arrivé à la fabrique, on criait ; — Isaïe a été tué ! Je ne voulais pas le croire. Mais ma main m’a fait mal… Je n’en suis plus maître… elle ne me fait pas souffrir, mais on dirait qu’elle s’est raccourcie…
Il jeta un coup d’œil rapide sur sa main et continua :
— Je ne réussirai sans doute Jamais à laver cette tache impure !
— Pourvu que ton cœur soit pur, mon chéri ! dit la mère en pleurant.
— Je ne m’accuse pas… oh non ! reprit le Petit-Russien avec fermeté. Mais c’est répugnant… Il n’est pas agréable d’avoir une boue pareille dans la poitrine, je n’ai pas besoin de cela !
— Que penses-tu faire ? demanda Pavel en le regardant d’un air soupçonneux.
— Ce que je veux faire ? répéta André.
Il se plongea dans ses réflexions, baissa la tête, puis, la redressant, il dit avec un petit rire :
— Je ne crains pas de dire que c’est moi qui l’ai frappé… Mais j’ai honte de l’avoir fait !
Il laissa tomber ses bras, se leva et répéta :
— Je ne puis pas le dire, j’ai honte !
— Je ne te comprends pas bien, dit Pavel en haussant les épaules. Ce n’est pas toi qui l’a tué, et si même…
— Frère, c’est un homme malgré tout… L’assassinat est une chose répugnante… Savoir qu’un autre assassine et ne pas l’empêcher… c’est peut-être une infâme lâcheté…
Pavel répliqua avec fermeté :
— Je ne te comprends pas du tout !
Il ajouta après un moment de réflexion :
— Ou plutôt je puis comprendre… mais non éprouver ce sentiment.
La sirène résonna. Le Petit-Russien pencha la tête sur l’épaule pour écouter l’appel autoritaire, et déclara en se secouant :
— Je ne veux pas aller travailler…
— Moi non plus ! répliqua Pavel.
— Je veux aller aux bains ! répliqua André avec un petit rire.
Et, s’étant habillé à la hâte, il sortit, maussade…
La mère l’accompagna d’un regard de compassion, et dit à son fils :
— Tu diras ce que lu voudras, Pavel. Je le sais : c’est un péché que de tuer un homme… et pourtant, je trouve que personne n’est coupable… En regardant Isaïe je me suis rappelée qu’il m’avait menacée de te faire pendre… Je n’avais plus d’irritation contre lui, ni de joie de ce qu’il était mort… Mais j’en avais pitié, tout bonnement… Et maintenant, voici qu’il ne me fait plus même pitié…
Elle s’interrompit, réfléchit un instant et reprit en souriant d’étonnement :
— Seigneur Jésus !… Pavel, entends-tu ce que je dis ?
Pavel ne l’avait sans doute, pas écoutée. Tête baissée, il arpentait lentement la chambre ; il s’écria d’une voix sombre :
— La voilà, la vie, maman ! Tu vois comme on a excité les hommes les uns contre les autres ! Bon gré, mal gré, on est obligé de frapper. Et qui ? Un homme aussi privé de droits que soi-même, un homme encore plus malheureux que soi, parce qu’il est bête… Les agents de police, les gendarmes, les espions, ce sont tous des ennemis pour nous, et pourtant, ce sont des gens comme nous ; on les exploite, eux aussi ; on ne les considère pas non plus comme des hommes. Et ainsi, on a opposé les hommes les uns aux autres ; on les a aveuglés par la bêtise et la peur, on leur a lié les mains et les pieds ; on les opprime et on les exploite, on les écrase et on les frappe les uns au moyen des autres. On a transformé les hommes en carabines, en gourdins, en cailloux, et on appelle cela de la civilisation ! C’est le Gouvernement, l’État…
Il s’approcha de sa mère.
— C’est cela qui est crime, mère ! Un atroce assassinat de millions d’hommes, un meurtre d’âmes !… Comprends-tu ? on tue les âmes ! Tu vois la différence entre nos ennemis et nous : quand l’un de nous frappe un homme, il en est honteux, dégoûté, il en souffre… mais il est surtout écœuré. Les autres, en revanche, ils assassinent les gens par milliers, tranquillement, sans pitié, sans frémir ; ils tuent avec joie, oui, avec joie !… Et ils oppriment ainsi tout le monde, uniquement pour conserver le bois de leur maison, leurs meubles, leur or, l’argent, des chiffons de papier inutiles, toutes ces misérables vétilles qui leur donnent de l’autorité sur leurs semblables. Penses-y, ce n’est pas pour se protéger eux-mêmes qu’ils tuent le peuple, qu’ils mutilent les âmes, ce n’est pas pour eux-mêmes qu’ils le font, mais pour défendre leur propriété.
Pavel saisit la main de sa mère et l’étreignit en se penchant vers elle :
— Si tu pouvais ressentir toute cette abomination, cette infecte pourriture… tu comprendrais que nous avons raison… tu verrais comme notre cause est grande et belle !
La mère se leva, tout émue ; elle était pleine du désir de fondre son cœur avec celui de son fils en un même brasier.
— Attends, Pavel… attends ! chuchota-t-elle, haletante. Je comprends, je sens… attends !






XXV

Sous l’auvent, quelqu’un venait d’arriver et remuait avec bruit. La mère et le fils se regardèrent en tressaillant.
La porte s’ouvrit lentement et livra passage à Rybine, qui entra en se courbant.
— Voilà ! dit-il en relevant la tête et en souriant. Ah ! je me suis bien ennuyé de vous et je suis heureux de vous revoir !
Il était vêtu d’une courte pelisse, toute tachée de goudron, et chaussé de souliers de tille ; des moufles noires pendaient à sa ceinture ; il était coiffé d’une casquette de fourrure.
— Comment va la santé ? On t’a relâché, Pavel ? Comment vas-tu, mère ?
Rybine souriait en montrant ses dents blanches ; sa voix était plus douce qu’autrefois ; son visage, encore plus mangé par sa barbe. Contente de le revoir, la mère alla au-devant de lui, serra sa grande main noire, et dit en aspirant l’odeur de goudron violente et saine qu’il apportait avec lui :
— Ah ! c’est toi… Eh bien, je suis heureuse !…
— Tu fais un beau paysan, dit Pavel en souriant.
Rybine répondit en se débarrassant de son manteau, sans se presser :
— Oui, je suis redevenu campagnard. Vous autres, vous vous transformez peu à peu en messieurs, mais moi, je retourne en arrière, voilà !
Et tout en arrangeant sa blouse de coutil, il passa dans la chambre, qu’il examina d’un coup d’œil circulaire.
— Vous n’avez pas plus de meubles qu’avant, à ce que je vois, fit-il, ce sont les livres seulement qui ont augmenté… voilà ! C’est la plus précieuse propriété qu’on puisse avoir maintenant… c’est vrai ! Eh bien, comment vont les affaires ? Racontez !
Il s’assit en écartant largement les jambes, appuya la paume de ses mains sur ses genoux, fixa un regard inquisiteur et attentif sur son hôte. Content et comme rafraîchi, il attendait la réponse de Pavel avec un bon sourire.
— Les affaires vont bien, déclara Pavel.
— C’est réjouissant, très réjouissant… dit Rybine.
— Veux-tu du thé ? demanda la mère.
— Volontiers, et aussi un petit verre d’eau-de-vie… et, si vous m’offrez à manger, je ne refuserai pas non plus. Je suis content de vous revoir… voilà !
— Comment allez-vous, Mikhaïl Ivanovitch ? reprit Pavel en s’asseyant en face de lui.
— Assez bien. Je me suis arrêté à Eguildiévo ; vous connaissez Eguildiévo ? C’est un bon village. Il y a deux foires par année et plus de deux mille habitants. Ce sont des gens méchants. Il n’y a pas de terre pour cultiver, on loue les terrains d’apanage, mais ils sont mauvais. Je suis engagé comme manœuvre chez un exploiteur du peuple ; il n’en manque pas chez nous de ces sangsues, c’est comme des mouches sur un cadavre. Nous fabriquons du charbon, nous extrayons du goudron de bouleau. Je travaille deux fois plus qu’ici et reçois quatre fois moins, voilà ! Nous sommes sept ouvriers… chez cette sangsue… ce sont tous des jeunes gens du pays, excepté moi… ils savent tous lire et écrire… Il y en a un, Jéfim, qui est très débrouillard…
— Et vous parlez souvent avec eux ? demanda Pavel avec animation.
— Bien entendu. J’ai emporté avec moi toutes vos brochures ; j’en ai trente-quatre. Mais j’aime mieux me servir de ma Bible, on y trouve tout ce qu’on veut, et c’est un gros livre autorisé, c’est le Saint-Synode qui le publie, on peut y croire.
Il cligna de l’œil avec malice et continua :
— Seulement, ce n’est pas suffisant. Je suis venu ici pour chercher de la lecture… Comme nous allions livrer du goudron, ce Jéfim et moi, nous avons fait un crochet pour venir chez toi… Donne-moi des livres avant que Jéfim vienne… il est inutile qu’il sache tout…
La mère regardait Rybine, il lui semblait qu’en enlevant son veston, il s’était dépouillé d’autre chose encore. Il était moins grave qu’autrefois et son regard avait plus de ruse.
— Maman ! dit Pavel, allez chercher les livres… Dites que c’est pour la campagne… on saura ce qu’il faut vous donner…
— Bien ! répondit la mère. J’irai dès que le samovar sera prêt.
— Et toi aussi, tu t’occupes de ces choses, mère ? demanda Rybine en riant. Il y a beaucoup d’amateurs de livres dans mon village. L’instituteur lui-même y prend goût. On dit que c’est un bon garçon, quoiqu’il ait été élevé au séminaire. Il y a aussi une maîtresse d’école, à sept verstes de là… Mais ils ne veulent pas se servir de livres interdits, ils ont peur, c’est le gouvernement qui les paie… et voilà ! Il me faut des livres défendus, bien piquants… je les distribuerai en cachette. Et si le prêtre ou quelqu’un de la police s’en aperçoit, ils croiront que ce sont les maîtres d’école qui font de la propagande. Moi, personne ne me soupçonnera !
Heureux de sa trouvaille, il se mit à rire.
— Vois-tu ça ! pensa la mère. Tu as l’air d’un ours et tu es un renard…
Pavel se leva et, tout en arpentant la chambre, il dit, d’un ton de reproche :
— Nous vous donnerons des livres, Mikhaïl Ivanovitch ; seulement, ce que vous vous proposez de faire n’est pas bien !
— Pourquoi cela ? demanda Rybine, les yeux écarquillés.
— Parce qu’il faut toujours répondre de ce qu’on fait… C’est mal d’arranger les affaires de manière à en rendre responsables d’autre que soi !
La voix de Pavel était sévère.
Rybine regarda à terre, hocha la tête et répliqua :
— Je ne comprends pas ce que tu dis !
— Qu’en pensez-vous ? demanda Pavel en s’arrêtant devant lui. Les instituteurs seront-ils mis en prison si on les soupçonne de répandre des livres interdits ?
— Oui… et qu’est-ce que cela fait ?
— Mais, puisque c’est vous qui aurez distribué les livres et non eux, c’est vous qui devez aller en prison !
— Que tu es drôle ! s’exclama Rybine en riant et en se frappant le genou. Qui me soupçonnerait, moi simple paysan, de m’occuper de choses pareilles ? est-ce que cela arrive ? Les livres, c’est l’affaire des messieurs, c’est eux qui doivent en répondre…
La mère voyait que Pavel ne comprenait pas Rybine. Il avait à demi fermé les paupières, ce qui indiquait qu’il était fâché. Elle s’interposa avec douceur :
— Mikhaïl Ivanovitch veut bien faire l’affaire, mais à condition que d’autres soient châtiés pour lui…
— Voilà ! acquiesça Rybine en se caressant la barbe.
— Maman, répliqua Pavel avec sécheresse, si l’un d’entre nous, André, par exemple, commettait quelque infraction aux lois et qu’on me remît en prison, que dirais-tu ?
La mère tressaillit, regarda son fils, toute déconcertée, et répondit en hochant la tête :
— Comment pourrait-on agir ainsi envers un camarade ?
— Ah ! ah ! fit Rybine. Je te comprends maintenant, Pavel !
Et, avec un sourire sardonique, il dit à la mère :
— C’est une affaire délicate, cela, mère !
Puis, s’adressant de nouveau à Pavel, il reprit d’un ton doctoral :
— Tu es encore bien naïf, frère ! Il ne faut pas s’occuper d’honneur quand on travaille à une cause secrète. Réfléchis donc : premièrement, c’est la personne chez laquelle on trouvera les livres qui sera mise en prison tout d’abord, et non l’instituteur. Secondement, le contenu des livres autorisés que les maîtres d’école distribuent est le même que celui des livres interdits, les mots seuls sont changés, et il y a moins de choses vraies que dans les nôtres… Donc les instituteurs ont le même but que moi, mais eux font des détours, tandis que je prends la route la plus directe… Pourtant aux yeux des autorités, nous sommes également coupables, n’est-ce pas ? Troisièmement, frère, je n’ai rien à faire avec eux. Les piétons sont de mauvais compagnons pour les cavaliers. Je n’agirais peut-être pas ainsi envers un paysan. Le maître d’école est un fils de prêtre ; l’institutrice, la fille d’un propriétaire foncier ; je ne sais pas pourquoi ils se mettent à soulever le peuple. Moi, paysan, je ne puis connaître leurs pensées de gens instruits. Je sais ce que je fais, mais j’ignore ce qu’ils veulent. Pendant des milliers d’années, les grands étaient de vrais seigneurs et écorchaient les paysans ; brusquement ils se réveillent et se mettent à ouvrir les yeux à leurs victimes… Je ne suis pas un amateur de contes de fées, frère, et cela en est un. Pour moi, les gens riches et instruits, quels qu’ils soient, me sont lointains. En hiver, quand on traverse les champs, on aperçoit parfois quelque chose de vivant qui s’agite au loin. Est-ce un renard, un loup, un chien ? on ne peut le distinguer, on en est trop éloigné…
La mère jeta un coup d’œil sur son fils. Il avait l’air triste.
Les yeux de Rybine étincelaient d’un éclat sombre ; content de lui-même, il continua fébrilement en passant ses doigts dans sa barbe :
— Je n’ai pas le temps de faire l’aimable… Le moment est trop sérieux… chacun doit travailler selon sa conscience… chaque oiseau a son cri spécial…
— Mais il y a des riches qui se sacrifient pour le peuple, qui passent toute leur vie en prison, intervint la mère en pensant à des visages familiers.
— Ceux-là, c’est une autre affaire ! dit Rybine. Quand le paysan s’enrichit, il se frotte aux seigneurs. Quand le seigneur s’appauvrit, il devient l’ami du paysan. Lorsque la bourse est vide, l’âme est bien forcée d’être pure… Te souviens-tu, Pavel, tu m’as expliqué une fois que les opinions dépendent de la manière dont on vit, que si l’ouvrier dit « oui », le patron est obligé de dire « non », et que si l’ouvrier dit « non », le patron criera inévitablement « oui », parce qu’il est le patron. Eh bien, il en est de même pour les paysans et les propriétaires. Quand le paysan est satisfait, le propriétaire n’en dort pas. Je le sais bien, il y a partout des canailles ; et je ne veux pas prendre la défense de tous les paysans sans exception…
Rybine s’était levé. Son visage s’assombrit ; sa barbe frémissait comme s’il eût claqué des dents ; il continua en baissant la voix :
— J’ai erré de fabrique en fabrique pendant cinq ans, et j’étais désaccoutumé de la campagne ! Quand j’y suis retourné, quand j’ai vu ce qui s’y passait, je me suis dit que je ne pouvais pas vivre comme vivent les paysans ! Tu comprends ? Cela me semblait impossible. Vous autres, vous ne connaissez pas la faim… on ne vous humilie pas trop… Mais, au village, la faim suit l’homme comme une ombre pendant toute son existence ; il n’a aucun espoir d’obtenir assez de pain. La faim a dévoré les âmes, elle a effacé les traits humains ; les gens ne vivent pas, ils pourrissent dans une misère sans remède… Et les autorités font bonne garde ; comme des corbeaux, elles guettent pour voir si le paysan n’a pas un morceau de pain de trop… Quand elles en aperçoivent un, elles l’arrachent à son possesseur et le frappent au visage par-dessus le marché !…
Rybine promena son regard autour de lui ; puis il se pencha vers Pavel en appuyant sa main sur la table.
— J’ai été dégoûté, j’ai même souffert, quand j’ai revu cette vie de près… J’ai cru que je ne pourrais pas la supporter. Néanmoins, je me suis dominé ; je me suis dit : « Il ne faut pas laisser mon âme me jouer des tours ! Je resterai ici… et si je ne donne pas du pain aux paysans, je ferai du gâchis… un beau gâchis ! Je suis humilié par les gens et pour les gens… L’humiliation est plantée dans mon cœur comme un couteau »…
Le front de Rybine était couvert de sueur ; il s’approcha lentement de Pavel et lui posa la main sur l’épaule. Cette main tremblait.
— Aide-moi ! Donne-moi des livres qui ne laissent plus de repos à ceux qui les auront lus. Il faut mettre des hérissons sous le crâne des gens. Dis à ceux qui écrivent des brochures pour vous, qu’ils en composent aussi pour la campagne ! Qu’ils écrivent de manière à arroser la campagne comme avec de l’eau bouillante, pour que les cultivateurs, après les avoir lus, marchent à la mort sans murmurer !
Il tendit le bras et ajouta d’une voix sourde, en scandant les mots :
— Il faut réparer la mort par la mort… voilà ! Donc, il faut mourir pour que les gens ressuscitent. Il faut que des milliers meurent pour que des millions ressuscitent sur toute la terre ! Il est facile de mourir. Si seulement les gens ressuscitaient, si seulement ils se levaient !
La mère apporta le samovar et jeta un coup d’œil oblique à Rybine. Ses paroles vigoureuses l’accablaient. Il y avait dans cet homme quelque chose qui lui rappelait son mari : tous deux, ils découvraient les dents et retroussaient leurs manches de la même façon, avec la même irritation impatiente, mais muette. Toutefois, Rybine parlait, ce qui le rendait moins terrible.
— Oui, c’est indispensable ! dit Pavel en secouant la tête, il faut faire un journal aussi pour la campagne. Donnez-nous des faits et nous vous imprimerons un journal…
La mère regarda son fils en souriant ; puis elle s’habilla et sortit sans mot dire.
— Bien ! nous te procurerons tout ce qu’il faudra. Écrivez avec simplicité, afin que les veaux eux-mêmes comprennent ! s’écria Rybine.






XXVI

La porte d’entrée s’ouvrit. Quelqu’un pénétra dans la maison.
— C’est Jéfim ! dit Rybine en jetant un coup d’œil dans la cuisine. Viens ici !… Cet homme-là s’appelle Pavel… c’est de lui que je t’ai parlé…
Un grand gaillard au visage large, aux cheveux roux et aux yeux gris, vigoureux et bien découplé, vêtu d’une courte pelisse, se tenait devant Pavel, la casquette à la main, et le regardait en dessous.
— Bonjour ! dit-il d’une voix un peu enrouée ; puis ayant serré la main de Pavel, il se mit à lisser ses cheveux raides. Il parcourut la chambre d’un coup d’œil et se dirigea aussitôt, mais avec lenteur, vers le rayon couvert de livres.
— Il les a vus ! s’exclama Rybine.
Jéfim se retourna, lui lança un coup d’œil et se mit à examiner les livres en disant :
— Combien vous en avez ? Et vous êtes probablement trop occupé pour les lire ? À la campagne, on a plus de temps pour cela…
— Et moins d’envie ? demanda Pavel.
— Pourquoi cela ? Au contraire ! répliqua le jeune homme en se caressant le menton. Maintenant, on est obligé de réfléchir, sinon il ne reste plus qu’à se coucher et à mourir. Comme le peuple ne désire pas mourir, il s’est mis à travailler du cerveau… Géologie ! qu’est-ce que c’est ?
Pavel lui expliqua.
— Nous n’avons pas besoin de cela ! répondit Jéfim en remettant le livre à sa place.
Rybine soupira bruyamment et fit observer :
— Le paysan n’est pas curieux de savoir d’où la terre est venue, mais comment elle a été distribuée, comment les propriétaires ont arraché la terre de dessous les pieds du peuple. Qu’elle tourne on qu’elle soit immobile, qu’importe ! pourvu qu’elle donne à manger !…
Histoire de l’esclavage ! lut Jéfim ; il demanda à Pavel :
— C’est de nous qu’on parle ?
— En voici un sur le servage ! répondit Pavel en lui donnant un autre livre. Jéfim le prit, le tourna entre ses doigts, puis le posa et déclara tranquillement :
— C’est déjà trop vieux !
— Vous avez de la terre ?
— Nous ? oui. Nous sommes trois frères et nous avons quatre hectares… c’est tout du sable fin ; ça va très bien pour nettoyer les cuivres ; quant à y cultiver du blé, impossible.
Il continua après un silence :
— Je me suis libéré de la terre. Elle ne nourrit pas l’homme, elle ne fait que lui lier les mains. Voilà quatre ans que je me loue comme manœuvre. En automne, j’irai au régiment. L’oncle Mikhaïl me dit de ne pas y aller, parce qu’on oblige maintenant les soldats à battre le peuple. Mais je veux y aller quand même. C’est le moment d’y mettre fin. Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il sans quitter Pavel de l’œil.
— Oui, c’est le moment ! répondit celui-ci en souriant. Seulement ce sera difficile. Il faut savoir parler aux soldats…
— Nous apprendrons et nous saurons ! répliqua Jéfim.
— Mais si on vous attrape, vous pouvez être fusillés ! conclut Pavel en regardant Jéfim avec curiosité.
— On ne nous fera pas grâce ! acquiesça tranquillement le paysan. Il se remit à examiner les livres.
— Prends ton thé, camarade, il faut partir ! dit Rybine.
— Tout de suite ! répondit Jéfim. Il demanda encore :
Révolution, cela veut dire soulèvement ?
André arriva tout rouge, échauffé et maussade. Il serra la main de Jéfim sans parler, s’assit à côté de Rybine et, l’ayant considéré, il se mit à rire.
— Pourquoi as-tu l’air triste ? demanda Rybine en lui frappant sur le genou.
— Comme ça ! répondit le Petit-Russien.
— C’est aussi un ouvrier ? interrogea Jéfim en désignant André d’un mouvement de tête.
— Oui, fit André. Pourquoi veux-tu le savoir ?
— C’est la première fois qu’il voit des ouvriers de fabrique, expliqua Rybine. Il trouve que c’est un peuple particulier…
— En quoi ? demanda Pavel.
Jéfim examina attentivement André et dit :
— Vous avez des os pointus. Le paysan les a plus ronds…
— Le paysan est plus solide sur ses jambes, compléta Rybine. Il sent la terre sous ses pieds ; quand même elle ne lui appartient pas, il la sent ! Mais l’ouvrier de fabrique, c’est comme un oiseau ; il n’a ni patrie, ni foyer ; un jour il est là, le lendemain, il est ailleurs… Même les femmes ne réussissent pas à l’attacher à un endroit ; dès qu’il y a une querelle, il les lâche et s’en va chercher le bonheur ailleurs, tandis que le paysan veut faire mieux chez lui, sans bouger de place… Ah ! voilà la mère qui revient…
Et Rybine passa dans la cuisine. Jéfim s’approcha de Pavel et lui demanda avec embarras :
— Peut-être me donnerez-vous un livre ?
— Volontiers ! dit Pavel.
Les yeux du paysan eurent une lueur d’avidité :
— Je vous le rendrai ! dit-il vivement. Nos camarades charrient du goudron non loin de chez vous, ils vous le rapporteront. Merci ! Maintenant les livres sont aussi indispensables qu’une chandelle pour la nuit…
Rybine rentra ; il avait remis son manteau ; sa ceinture était tendue…
— Allons-nous-en ! c’est l’heure !
— Vois-tu, j’ai de quoi lire ! s’exclama Jéfim en lui montrant les livres avec un large sourire.
Lorsqu’ils furent partis, Pavel s’écria en s’adressant à André :
— As-tu vu ces diables ?
— Oui ! dit le Petit-Russien, on dirait des nuages au crépuscule… ils sont épais, sombres, ils avancent lentement…
— Vous parlez de Rybine ? interrompit la mère. On ne croirait pas qu’il a vécu à la fabrique… Il est redevenu tout à fait paysan… Il est terrible !
— C’est dommage que tu n’aies pas été là ! dit Pavel à André, qui, assis près de la fenêtre, contemplait son verre de thé d’un air sombre. Tu aurais pu voir le jeu d’un cœur, toi qui parles constamment de cœur ! Rybine a prononcé de ces paroles… J’en ai été renversé… suffoqué. Je n’ai su que lui répondre… Comme il est défiant envers les hommes et quel peu de valeur il leur attribue !… La mère a raison, cet homme porte une force terrible en lui !
— Je connais cela ! répliqua le Petit-Russien, du même air sombre. On a empoisonné les gens ! Quand ils se soulèveront, ils renverseront tout sans faire de distinction. Ils veulent la terre toute nue… et ils arracheront tout ce qui la recouvre…
Il parlait lentement, on sentait qu’il pensait à autre chose. La mère lui dit avec ménagement :
— Tu devrais te secouer, André !
— Attendez, petite mère chérie ! répliqua doucement André, attendez… Quoique je n’aie pas désiré cela, néanmoins c’est abominable !…
Et, s’animant soudain, il reprit en frappant du poing sur la table :
— Oui, tu as raison, Pavel ; notre paysan mettra la terre à nu, le jour où il se révoltera. Il brûlera tout, comme après une épidémie de peste, pour que toutes les traces de ses humiliations s’envolent en cendres…
— Et après, il nous fera obstacle ! continua Pavel à voix basse.
— Notre devoir sera de ne pas le lui permettre ! Notre devoir sera de le contenir, Pavel ! C’est nous qui sommes le plus près de lui… Il nous croira… il nous suivra !
— Sais-tu, Rybine nous demande de faire un journal pour la campagne !
— C’est très bien ! Il faut s’y mettre au plus vite !
— Je suis honteux, dit Pavel en riant, de n’avoir pas su discuter avec lui.
Le Petit-Russien répliqua avec calme en se frottant la tête :
— Tu en auras bien encore l’occasion ! Joue de ton chalumeau, et ceux qui ont les jambes agiles ou dont les pieds ne sont pas collés au sol danseront au son de ta musique ! Rybine a raison quand il dit que, nous autres, nous ne sentons pas la terre sous nos pieds ; et nous ne le devons pas, car c’est nous qui sommes destinés à la mettre en mouvement… Quand nous l’aurons secouée une fois, les gens s’en détacheront… la seconde fois…
La mère se mit à rire.
— Tout te paraît simple, André, dit-elle.
— Eh oui, c’est très simple ! répondit-il ; et il ajouta d’une voix chagrine :
— Comme la vie !
Quelques instants après, il reprit :
— Je vais aller me promener dans les champs…
— Après le bain ? Le vent est violent ! Il te soufflera sur la peau ! fit observer la mère.
— C’est justement ce qu’il faut ! répondit-il.
— Prends garde, tu vas te refroidir ! dit Pavel avec amitié. Tu ferais mieux de te coucher, essaie de dormir.
— Non, je veux sortir !
Il s’habilla et sortit sans ajouter un mot.
— Il souffre ! soupira la mère.
— Sais-tu, répondit Pavel, tu as bien fait de le tutoyer, d’être douce avec lui…
Elle lui jeta un regard étonné et dit, après un instant de réflexion :
— Mais je n’ai pas même remarqué que je l’avais tutoyé… c’est tout à fait par hasard… Il m’est devenu tellement proche… je ne puis dire combien !
— Tu as un bon cœur, maman !
— Tant mieux, si c’est vrai ! Si seulement je pouvais vous aider… toi… et tous les autres ! Si je savais…
— N’aie pas peur, tu sauras !…
Elle se mit à rire doucement.
— Voilà ce que je ne sais pas, ne pas avoir peur ! Merci pour ton compliment, mon garçon !
— C’est bon, maman ! N’en parlons pas ! Sache-le bien, je t’aime et te remercie profondément…
Elle s’en alla dans la cuisine pour ne pas le troubler par ses larmes.
Le Petit-Russien rentra tard ; il était fatigué ; il se coucha aussitôt en disant :
— Je crois bien que j’ai fait dix kilomètres…
— Ça va mieux ? demanda Pavel.
— Je ne sais pas… Ne fais pas de bruit, je veux dormir.
Quelque temps après, Vessoftchikov arriva sale, déguenillé et mécontent, comme toujours.
— Tu ne sais pas qui a tué Isaïe ? demanda-t-il à Pavel, en allant et venant gauchement dans la chambre.
— Non ! fit Pavel.
— Il s’est trouvé un homme qui n’a pas trouvé cette besogne trop dégoûtante. Et moi qui me disposais à l’étrangler ! C’était l’affaire qui me convenait le mieux !
— Ne dis pas des choses pareilles, camarade ! reprit Pavel avec amitié.
— C’est vrai cela ! continua la mère d’un ton affectueux. Tu es bon et tu as toujours des mots cruels… Pourquoi donc ?
En ce moment, il lui était agréable de voir le jeune homme ; son visage grêlé lui paraissait même beau ; elle éprouvait pour lui plus de pitié que jamais.
— Je ne suis bon à rien, excepté à des machines de ce genre, répliqua le grêlé d’une voix sourde en haussant les épaules. Je me demande constamment où est ma place. Je ne la trouve pas. Il faut parler avec les gens ; moi, je ne sais pas… Je vois tout… je sens toutes les humiliations des hommes… et je ne peux pas les exprimer… J’ai une âme muette…
Il s’approcha de Pavel ; la tête baissée, il grattait la table du doigt. La voix plaintive, triste, comme enfantine et qui ne lui ressemblait pas du tout, il demanda :
— Frères, donnez-moi une besogne pénible, n’importe laquelle. Je ne puis pas vivre ainsi sans rien faire… Vous travaillez tous pour la cause, et je vois qu’elle se développe… Mais moi, je reste à l’écart… Je charrie des poutres, des planches… Peut-on vivre ainsi ? Donnez-moi quelque chose de difficile à accomplir.
Pavel le prit par la main et l’attira à lui :
— Nous penserons à toi !
La voix du Petit-Russien résonna derrière la cloison :
— Je t’apprendrai à distinguer les caractères d’imprimerie et tu seras un de nos compositeurs, veux-tu ?
Vessoftchikov s’approcha de lui en disant :
— Si tu me l’apprends, je te donnerai un couteau…
— Va-t-en au diable avec ton couteau ! cria le Petit-Russien.
— Un bon couteau ! insista le grêlé.
André et Pavel se mirent à rire. Vessoftchikov s’arrêta au milieu de la pièce et demanda :
— C’est de moi que vous vous moquez ?
— Mais oui ! s’écria le Petit-Russien en sautant à bas de son lit… Si nous allions nous promener dans les champs ?… la nuit est belle… la lune brille… Venez-vous ?
— Oui, dit Pavel.
— Et moi aussi ! déclara le jeune homme. J’aime t’entendre rire, Petit-Russien !
— Et moi j’aime quand tu me promets des cadeaux, ajouta André en souriant.
Pendant qu’il s’habillait, la mère marmotta :
— Habille-toi plus chaudement.
Lorsque les trois camarades furent sortis, elle les suivit du regard, jeta un coup d’œil sur les images saintes et dit à voix basse :
— Seigneur ! viens-leur en aide !…






XXVII

…Les jours s’envolaient les uns après les autres avec une rapidité qui empêchait la mère de penser au Premier Mai. La nuit seulement, lorsqu’elle se reposait, fatiguée des tracas bruyants et troublants de la journée, son cœur se serrait, et elle se disait :
— Si seulement c’était déjà passé !
À l’aurore, la sirène de la fabrique rugissait. Pavel et André prenaient leur thé à la hâte, mangeaient un morceau en donnant à la mère une foule de petites commissions. Et toute la journée, elle tournait comme un écureuil en cage ; elle faisait le dîner, préparait de la colle et une sorte de gelée violette pour l’impression des proclamations ; il venait des gens qui lui remettaient des billets destinés à Pavel et disparaissaient après lui avoir communiqué leur exaltation.
Chaque nuit les feuilles qui engageaient les ouvriers à fêter le Premier Mai étaient collées sur les palissades et même aux portes de la gendarmerie ; tous les matins, on en trouvait à la fabrique. Et les policiers parcouraient le faubourg de bonne heure et arrachaient en jurant les affiches violettes ; vers midi, elles réapparaissaient et s’envolaient sous les pieds des passants. Des agents de la police secrète furent envoyés de la ville ; postés au coin des rues, ils fouillaient du regard les ouvriers qui s’en allaient dîner, joyeux et animés, ou qui revenaient à la fabrique. Tout le monde était enchanté de voir que la police était impuissante ; les gens d’âge mûr eux-mêmes se disaient en souriant :
— Voyez-vous ça !
Et partout de petits groupes se formaient pour discuter les proclamations.
La vie bouillonnait ; ce printemps-là, elle était plus intéressante pour tout le monde ; elle apportait quelque chose de nouveau ; aux uns, un prétexte de plus pour s’irriter contre les séditieux et les accabler d’invectives ; aux autres, un faible espoir, une vague inquiétude ; à d’autres encore, et c’était la minorité, la joie aiguë de savoir qu’ils étaient la force qui réveillait le monde.
Pavel et André ne dormaient presque plus ; ils rentraient, pâles, enroués, las, un moment avant l’appel de la sirène. La mère savait qu’ils organisaient des réunions dans la forêt, dans le marais ; elle n’ignorait pas que des détachements de police montée faisaient des rondes dans le faubourg, que les agents de la Secrète rôdaient partout, fouillaient les ouvriers qui s’en allaient seuls, dispersaient les groupes et, parfois même, arrêtaient l’un ou l’autre. Elle comprenait que, chaque nuit, son fils et André pouvaient être emmenés. Par moments, il lui semblait que cela aurait mieux valu pour eux.
Un silence surprenant se faisait sur le meurtre d’Isaïe. Pendant deux jours, la police locale avait interrogé une dizaine de personnes ; puis, elle s’était désintéressée de l’affaire.
Un jour, Maria Korsounova, parlant avec la mère, exprimait l’opinion de la police, avec laquelle elle vivait en paix comme avec tout le monde ; elle dit :
— Comment pourrait-on retrouver le coupable ? Ce matin-là, cent personnes peut-être ont vu Isaïe, et sur ce nombre il y en a quatre-vingt-dix, sinon plus, qui l’auraient volontiers assommé… Il a assez ennuyé son prochain pendant ces sept ans…
…Le Petit-Russien changeait visiblement. Ses joues s’étaient creusées ; les paupières appesanties s’abaissaient sur ses yeux bombés et les fermaient à demi. Il souriait plus rarement ; une fine ride descendait de ses narines jusqu’aux commissures des lèvres. Il ne parlait plus autant de choses ordinaires ; en revanche, il s’enflammait souvent, en proie à un enthousiasme qui gagnait tous ses auditeurs ; il célébrait l’avenir, la fête lumineuse et merveilleuse du triomphe de la liberté et de la raison…
Quand la mort d’Isaïe parut oubliée, André dit un jour d’un ton dédaigneux et en souriant tristement :
— Pas plus qu’ils n’aiment le peuple, nos ennemis n’aiment ceux dont ils se servent comme de chiens pour nous traquer !… Ce n’est pas leur fidèle Judas qu’ils regrettent… mais leurs pièces d’argent… oui… pas autre chose !…
Et il ajouta, après un instant de silence :
— Plus je pense à cet homme, plus j’ai pitié de lui ! Je ne voulais pas qu’on le tuât, non, je ne le voulais pas !
— Assez là-dessus, André ! dit Pavel avec fermeté.
La mère ajouta à voix basse :
— On a heurté du pied un tronc pourri, et il est tombé en poussière !
— C’est vrai, mais ce n’est pas consolant ! répondit tristement le Petit-Russien.
Il répétait souvent ces paroles, qui prenaient dans sa bouche un sens amer et caustique…
…Il vint enfin ce jour si impatiemment attendu… le Premier Mai…
Comme toujours, la sirène se mit à rugir avec autorité. La mère, qui n’avait pu fermer l’œil de toute la huit, sauta à bas de son lit ; elle alluma le samovar préparé la veille, et allait frapper à la porte des deux amis, comme d’habitude ; mais elle réfléchit, laissa retomber le bras et s’assit près de la fenêtre, appuyant sa joue sur sa main, comme si elle eût mal aux dents.
Au ciel d’un bleu très pâle, des bandes de petits nuages roses et blancs voguaient avec rapidité ; on eût dit un vol de gros oiseaux qui s’enfuyaient à tire d’aile, effrayés par le rugissement de la vapeur. La mère avait la tête lourde ; ses yeux gonflés par l’insomnie étaient secs. Dans sa poitrine régnait un calme étrange ; les battements de son cœur étaient égaux ; elle pensait à des choses coutumières…
— J’ai allumé le samovar trop tôt ; l’eau va s’évaporer. Qu’ils dorment un peu plus longtemps que d’habitude, aujourd’hui !… Ils sont épuisés tous les deux…
Un rayon de soleil matinal, traversa gaiement la vitre ; la mère y porta la main ; et lorsqu’il se posa sur ses doigts, elle le caressa doucement de l’autre main, avec un sourire pensif. Puis elle se leva, ôta le tuyau du samovar, fit sa toilette sans bruit, et se mit à prier avec de grands signes de croix et en remuant les lèvres. Son visage se rasséréna.
Le second sifflement de la sirène fut moins violent, moins assuré ; le son épais et moite tremblait un peu. Il sembla à la mère que le mugissement se prolongeait plus que de coutume.
La voix du Petit-Russien retentit dans la chambre.
— Tu entends, Pavel ? On nous appelle !…
L’un d’eux traîna ses pieds nus sur le sol ; un bâillement suivit.
— Le samovar est prêt ! cria la mère.
— Nous nous levons ! répondit joyeusement Pavel.
— Le soleil brille déjà ! reprit le Petit-Russien, et les nuages s’en vont… Ils sont de trop aujourd’hui, les nuages !…
Il pénétra dans la cuisine, tout ébouriffé, le visage encore gros de sommeil, et dit gaiement à Pélaguée :
— Bonjour, petite mère ! Comment avez-vous dormi ?
La mère s’approcha de lui et répondit à voix basse :
— Mon André, reste à côté de lui, je t’en supplie !
— Bien entendu ! chuchota le Petit-Russien. Nous resterons ensemble, nous serons partout côte à côte… sache-le bien !
— Que complotez-vous, hé ! là-bas ? demanda Pavel.
— Rien, mon fils !
— La mère me dit de me laver plus proprement, parce que les filles vont nous regarder ! expliqua André, puis il sortit pour faire sa toilette.
— « Lève-toi, lève-toi, peuple ouvrier ! » fredonna Pavel.
Le jour devenait de plus en plus clair ; les nuages s’élevaient sous la poussée du vent. La mère mit la table. Elle hochait la tête en pensant que tout était bien étrange : les deux amis plaisantaient, mais que leur arriverait-il vers midi ? On n’en savait rien. Elle-même se sentait calme, presque joyeuse.
Ils restèrent longtemps à table, pour passer le temps. Comme toujours, Pavel remuait lentement sa cuiller dans son verre de thé ; il salait son pain avec soin, l’entamure, son morceau préféré. Le Petit-Russien agitait ses pieds sous la table ; jamais il ne parvenait à les placer commodément du premier coup ; il regarda le soleil traverser les verres, courir sur les murs et au plafond, et dit :
— Quand j’étais un gamin d’une dizaine d’années, l’envie me vint un jour d’attraper un rayon de soleil avec mon verre. Je me coupai la main et je fus battu ; ensuite je sortis dans la cour et, comme le soleil se reflétait dans une flaque d’eau, je me mis à le piétiner. On me battit encore, parce que j’étais tout éclaboussé par la boue… Je criai au soleil : — Ça ne me fait pas mal, diable roux, je n’ai pas mal ! Et je lui tirai la langue… Cela me consolait…
— Pourquoi te semblait-il roux ? demanda Pavel en riant.
— En face nous demeurait un forgeron ; il avait une figure rubiconde et une barbe rousse. C’était un fameux gaillard, toujours jovial, et je trouvais que le soleil lui ressemblait.
La mère perdit patience et dit :
— Vous feriez mieux de parler de ce que vous allez faire !…
— Tout est organisé ! répliqua Pavel.
— Et quand on repasse les choses déjà arrangées, on ne fait que les embrouiller ! expliqua le Petit-Russien avec douceur. Au cas où l’on nous arrêterait, petite mère, Nicolas Ivanovitch viendra vous dire ce qu’il faudra faire ; il vous aidera en tout…
— Bien ! dit la mère en soupirant.
— J’aimerais aller dans la rue ! fit Pavel d’un air pensif.
— Non, reste plutôt à la maison en attendant ! conseilla André. À quoi bon attirer l’attention de la police ? Elle te connaît bien assez !
Fédia Mazine accourut tout rayonnant ; il avait des plaques rouges sur la figure. Plein d’émotion, de joie juvénile, il rendit l’attente moins pénible à supporter.
— On commence ! annonça-t-il. Le peuple bouge… Dans la rue, les visages sont durs… comme des haches. Vessoftchikov, Vassili Goussev et Samoïlov sont depuis le matin au portail de la fabrique ; ils parlent aux ouvriers… Il y en a déjà une quantité qui sont rentrés chez eux… Allons, c’est le moment ! Il est déjà dix heures.
— J’y vais ! dit Pavel d’un ton résolu.
— Vous verrez : après le dîner, toute la fabrique chômera ! assura Fédia, et il s’enfuit.
— Il brûle comme un cierge au vent ! dit doucement la mère. Elle se leva et passa dans la cuisine pour s’habiller.
— Où allez-vous, petite mère ?
— Avec vous ! dit-elle.
André jeta un coup d’œil à Pavel en tirant sa moustache. D’un geste vif, Pavel arrangea ses cheveux, il rejoignit sa mère dans la cuisine.
— Je ne te parlerai pas, maman… et toi, tu ne me diras rien non plus ! C’est entendu, mère chérie !
— C’est entendu !… Que Dieu vous garde ! chuchota-t-elle.






XXVIII

Lorsque dans la rue elle entendit le bruit sourd des voix humaines, lorsqu’elle vit partout, aux fenêtres et aux portes des maisons des groupes de gens qui suivaient André et Pavel d’un regard curieux, ses yeux se voilèrent d’une tache nuageuse qui était tantôt d’un vert transparent, tantôt d’un gris opaque.
On saluait les jeunes gens, et il y avait quelque chose de particulier dans ces salutations. La mère entendait des remarques détachées :
— Les voilà, les chefs d’armée !…
— Nous ne savons pas qui est le chef…
— Mais je ne dis rien de mal !…
À un autre endroit, une voix cria avec irritation :
— Si la police les attrape, ils sont perdus !
— « Si »…, mais les attrapera-t-elle ? répliqua une autre voix.
Un cri exaspéré poussé par une femme sortit d’une fenêtre et tomba dans la rue comme effrayé.
— Es-tu fou ?… tu es père de famille !… Eux, ils sont célibataires… cela leur est égal !…
Comme Pélaguée et les deux amis passaient devant la maison d’un estropié nommé Zossimov, auquel la fabrique servait une pension, celui-ci ouvrit la fenêtre et appela :
— Pavel, on te coupera la tête ! Brigand, que fais-tu ?…
La mère frémit et s’arrêta. Ces mots avaient fait naître en elle une colère aiguë. Jetant un coup d’œil sur le gros visage boursouflé de l’infirme caché derrière la fenêtre et qui continuait à jurer, elle hâta le pas pour rejoindre son fils et marcha à côté de lui, s’efforçant de ne pas rester en arrière.
André et Pavel semblaient ne rien voir, ne pas entendre les exclamations qu’on leur lançait. Ils marchaient tranquillement, sans hâte, parlant à haute voix de choses indifférentes. Mironov, homme d’âge mur, modeste et respecté pour la vie pure et sobre qu’il menait, les arrêta.
— Vous ne travaillez pas non plus, Danilo Ivanovitch ? demanda Pavel.
— Ma femme est près d’accoucher… et puis… il y a de l’agitation dans l’air, aujourd’hui, expliqua Mironov, en examinant attentivement les deux camarades. On dit que vous voulez faire du scandale à la direction, casser les vitres…
— Nous ne sommes pas ivres ! fit Pavel.
— Nous traverserons simplement la rue en portant des drapeaux et en chantant la chanson de la liberté ! dit le Petit-Russien. Écoutez nos chants, ils vous apprendront nos croyances !
— Je les connais déjà, répondit Mironov d’un ton pensif. J’ai lu vos feuillets… Comment, Pélaguée, toi aussi, tu es parmi les rebelles ! s’écria-t-il en souriant et en fixant sur la mère son regard intelligent.
— Il faut marcher avec la vérité, même quand on est près de la tombe !
— Voyez-vous ça ! dit Mironov. On a probablement raison quand on dit que tu introduis des brochures défendues dans la fabrique.
— Qui a dit cela ? demanda Pavel.
— Tout le monde ! Eh bien, au revoir… Ne faites pas de bêtises !
La mère se mit à rire doucement ; elle était flattée qu’on parlât ainsi d’elle. Pavel lui dit en souriant :
— On te mettra en prison, maman !
— Je veux bien ! fit-elle.
Le soleil montait toujours, mêlant sa chaleur à l’alerte fraîcheur du jour printanier. Les nuages voguaient plus lentement ; leur ombre était devenue plus fine, plus transparente… Ils planaient au-dessus de la rue et des toits, enveloppaient la foule ; ils semblaient purifier le faubourg en essuyant la poussière et la boue des toits et des murs, en enlevant l’ennui des visages. Les voix se faisaient plus joyeuses et sonores, et étouffaient l’écho lointain du vacarme des machines, des soupirs de la fabrique.
De partout, des fenêtres, des maisons, des exclamations de rage ou d’inquiétude, gaies ou tristes, s’envolaient et venaient frapper les oreilles de la mère. Elle aurait voulu répliquer, remercier, expliquer, se mêler à la vie étrangement bigarrée de ce jour.
Au coin de la grande place, dans une étroite ruelle, une centaine de personnes s’étaient rassemblées autour de Vessoftchikov.
— On vous presse pour extraire votre sang comme on exprime le jus d’une baie ! disait-il ; et ses paroles embarrassées tombaient sur la tête des gens.
— C’est vrai ! répondirent en même temps quelques voix qui se fondirent en un bruit confus.
— Il fait tout son possible, le gamin ! dit le Petit-Russien. Je vais l’aider…
Il se baissa et, avant que Pavel eût le temps de l’arrêter, il enfonça son long corps souple dans la foule, tel un tire-bouchon. Sa voix chantante résonna :
— Camarades ! On dit qu’il y a sur la terre toutes sortes de peuples : des Juifs et des Allemands, des Français, des Anglais, des Tatars. Mais je ne crois pas que ce soit vrai. Il y a seulement deux races, deux peuples irréconciliables : les riches et les pauvres ! Les gens s’habillent différemment, leur langage aussi diffère ; mais quand on voit comment les seigneurs traitent le peuple, on comprend, que tous sont de véritables bachibouzouks pour les miséreux, une arête dans le gosier !…
Des rires éclatèrent dans la foule.
La cohue augmentait ; les gens se serraient les uns contre les autres dans la ruelle ; muets, ils tendaient le cou et se dressaient sur la pointe des pieds.
André éleva la voix.
— À l’étranger, les ouvriers ont déjà compris cette simple vérité. Et aujourd’hui, par cette claire journée du Premier Mai, les travailleurs fraternisent. Ils laissent leur ouvrage et sortent dans les rues des villes pour se voir, pour mesurer leur grande force. Ils vivent d’un seul cœur aujourd’hui, parce que tous les cœurs ont conscience de la force du peuple ouvrier, parce que l’amitié les rapproche et que chacun est prêt à sacrifier sa vie en luttant pour le bonheur de tous, pour la liberté et la justice pour tous !
— La police, cria quelqu’un.
Dix gendarmes à cheval tournèrent le coin de l’étroite ruelle ; ils se dirigeaient droit sur la foule en agitant leur fouet et en criant :
— Circulez !
— Qu’est-ce que ces conversations ?
— Qui parlait ?…
Les visages s’assombrirent ; les gens s’écartaient de mauvais gré pour laisser passer les chevaux. Quelques personnes grimpèrent sur les palissades. Puis des railleries se firent entendre.
— On a mis des porcs sur des chevaux, et ils grognent : — Nous aussi nous sommes de grands chefs ! cria une voix.
Le Petit-Russien seul était resté au milieu de la rue. Deux chevaux marchèrent sur lui en secouant la tête. Il fit un bond de côté ; en même temps, la mère, le saisit par le bras et l’entraîna en grommelant :
— Tu as promis de rester avec Pavel, et tu es le premier à t’exposer seul !
— Pardon ! dit le Petit-Russien en souriant à Pavel. Ah ! il y en a sur la terre, de cette police !
— C’est bon ! fit la mère.
Une fatigue angoissante l’envahissait, lui faisait tourner la tête. Dans son cœur, la joie et le chagrin alternaient. Elle souhaitait que la sirène de midi résonnât bientôt.
On arriva enfin sur la grande place, au milieu de laquelle s’élevait l’église. Sur le parvis, se pressaient environ cinq cents personnes assises ou debout, gais jeunes gens, femmes soucieuses et petits enfants. Tous s’agitaient, impatients, levaient la tête et regardaient au loin, dans toutes les directions. Il y avait de l’exaltation dans l’air. Les plus résolus se heurtaient aux craintifs et aux ignorants. Un bruit sourd de frottements hostiles s’élevait :
— Mitia ! suppliait une voix féminine toute tremblante, prends garde à toi !
— Laisse-moi tranquille !
La voix familière et grave de Sizov disait, calme et persuasive :
— Non, il ne faut pas abandonner les jeunes ! Ils sont devenus plus sages que nous ; ils ont plus d’audace ! Qui est-ce qui est intervenu à propos du kopek du marais ? Ce sont eux ! Il faut s’en souvenir ! Eux, on les a mis en prison pour cela… mais tout le monde a profité de leur courage !
Le rugissement de la sirène dévora le bruit des conversations. La foule frémit ; ceux qui étaient assis se levèrent ; un instant, tout se tut, on était comme aux aguets ; un grand nombre de visages pâlirent.
— Camarades ! s’écria Pavel d’une voix ferme et sonore.
Un brouillard sec et embrasé brûla les yeux de la mère ; elle se plaça derrière son fils, d’un seul élan, recouvrant soudain ses forces. Les groupes se tournaient vers Pavel et l’entouraient comme des fragments de fer attirés par un aimant.
— Frères ! voici venue l’heure où nous renions cette vie pleine d’avidité, de ténèbres et de haine, cette vie d’oppression, cette vie dans laquelle nous n’avons pas de place, où nous ne sommes pas des hommes !
Il s’interrompit ; les travailleurs gardèrent le silence et se serrèrent autour de lui en une foule encore plus compacte. La mère regarda le visage de son fils ; elle ne put voir que ses yeux, fiers et hardis, étincelants.
— Camarades ! Nous avons décidé de déclarer ouvertement aujourd’hui qui nous sommes ; aujourd’hui, nous déployons notre drapeau, le drapeau de la raison, de la vérité, de la liberté !
Une hampe longue et blanche se dressa en l’air, puis elle s’abaissa, tomba dans la foule, où elle disparut ; un instant après, au-dessus des têtes se déployait, tel un oiseau écarlate, l’étendard du peuple ouvrier…
Pavel leva le bras ; la hampe vacilla ; alors, une dizaine de mains saisirent le bois blanc et lisse ; parmi elles se trouva celle de la mère.
— Vive le peuple ouvrier ! s’écria Pavel.
Des centaines de voix lui répondirent en un écho sonore.
— Vive notre parti, camarades ! Vive la liberté du peuple russe !…
La foule était houleuse : ceux qui comprenaient la signification du drapeau se frayaient une voie jusqu’à lui ; Mazine, Samoïlov, les deux Goussev, s’étaient placés à côté de Pavel ; tête baissée, Vessoftchikov repoussait la foule ; et d’autres jeunes gens aux yeux animés, que la mère ne connaissait pas, se plaçaient au premier rang en l’écartant.
— Vive le peuple opprimé, vive la liberté !… continuait Pavel.
Et, avec une force et une joie sans cesse croissantes, des milliers de voix lui répondaient, et cette rumeur secouait l’âme.
La mère saisit la main du grêlé et celle de quelqu’un d’autre ; les larmes l’étouffaient, mais elle ne pleurait pas ; ses jambes chancelaient ; elle dit d’une voix tremblante :
— Oui… c’est la vérité !… mes amis !
Un large sourire éclairait le visage grêlé de Vessoftchikov ; il regardait l’étendard en rugissant des mots vagues et la main tendue vers le symbole de la liberté. Puis, soudain, il enlaça la mère, l’embrassa et se mit à rire.
— Camarades ! commença le Petit-Russien, dominant le sourd murmure de la foule de sa voix douce et chantante, nous nous sommes levés en l’honneur d’un Dieu nouveau, du Dieu de la lumière et de la vérité, du Dieu de la raison et de la bonté ! Nous partons pour la croisade, camarades, et la route sera longue et pénible ! Le but est éloigné, mais les couronnes d’épines sont proches ! Qu’ils s’en aillent ceux qui nient la force de la vérité, ceux qui n’ont pas le courage de la défendre jusqu’à la mort, ceux qui n’ont pas confiance en eux-mêmes et ont peur de la souffrance ! Nous voulons seulement ceux qui croient en notre succès ; ceux qui ne voient pas le but ne doivent pas nous suivre, car le chagrin et les souffrances les attendent. Formez les rangs, camarades ! Vive le Premier Mai, fête de l’humanité libre !
La foule se fit plus dense encore. Pavel agita le drapeau qui se déploya et flotta, éclairé par le soleil, large et rouge…
Renions le vieux monde ! entonna Fédia Mazine d’une voix sonore.
La réponse retentit comme une vague puissante et douce :
Secouons la poussière de nos pieds !…
Un sourire ardent aux lèvres, la mère se plaça derrière Fédia ; par-dessus la tête de celui-ci, elle voyait son fils et le drapeau. Autour d’elle, des visages animés apparaissaient et disparaissaient ; des yeux de toutes couleurs étincelaient ; son fils et André étaient au premier rang. Elle entendait leurs voix : celle d’André, moite et voilée, se mêlait fraternellement à la voix plus épaisse et rude de son fils :

Lève-toi, peuple ouvrier,
Révoltez-vous, gens affamés !…
Et le peuple courait à la rencontre de l’étendard rouge, ses cris se mêlaient aux vibrations de la chanson, de la chanson qu’à la maison on chantait à voix plus basse que les autres. Dans la rue, elle résonnait avec une force terrible, comme l’airain d’une cloche ; elle conviait les hommes à suivre la voix lointaine qui menait à l’avenir, mais elle les prévenait loyalement des difficultés certaines.

Nous irons vers nos frères souffrants…
Le chant se déroulait, enveloppant la foule.
Un visage de femme, à la fois effrayé et joyeux, vacillait à côté de la mère ; une voix tremblante s’exclamait en sanglotant :
— Mitia, où vas-tu ?
Pélaguée répondit sans s’arrêter :
— Laissez-le aller… ne vous inquiétez pas ! Moi aussi, j’avais peur… Le mien est au premier rang ! Celui qui porte le drapeau, c’est mon fils !
— Malheureux ! Où allez-vous ! Il y a des soldats là-bas !
Et posant soudain sa main osseuse sur le bras de Pélaguée, la femme grande et maigre s’écria :
— Écoutez donc comme ils chantent !… Ma chère… Mitia chante aussi !…
— Ne vous inquiétez pas ! murmura la mère. C’est une affaire sacrée… Jésus lui-même n’aurait pas existé s’il n’y avait pas eu des hommes qui sont morts à cause de lui.
Cette pensée lui avait brusquement traversé le cerveau et l’avait frappée par sa sévérité nette et simple. La mère examina le visage de celle qui lui serrait le bras avec tant de force et répéta, avec un sourire d’étonnement :
— Notre Seigneur Jésus-Christ ne serait pas venu dans le monde si les gens ne périssaient pas pour sa gloire !
Sizov apparut à côté d’elle. Enlevant sa casquette et l’agitant au rythme de la chanson, il dit à la mère :
— Ils agissent ouvertement, hein, la mère ? Ils ont inventé un chant… et quel chant ! Hein, mère ?

Le tsar a besoin de soldats pour ses régiments ;
Donnez-lui vos fils…
— Ils n’ont peur de rien ! reprit Sizov. Mon fils à moi est dans la tombe… c’est la fabrique qui l’a tué… oui !
Le cœur de la mère battait avec une violence extrême ; elle se laissa devancer. On la poussa de côté, contre la palissade, et une épaisse vague humaine s’écoula devant elle en vacillant. Elle vit que la foule était nombreuse, ce qui la remplit de joie.

Lève-toi, lève-toi, peuple opprimé !
On eût dit une énorme trompette de cuivre qui résonnait aux oreilles des hommes, éveillant chez l’un le désir de combattre, chez l’autre un bonheur vague, le pressentiment de quelque chose de nouveau, une curiosité ardente. Ici, elle faisait naître la palpitation d’espoirs incertains, là, elle frayait une issue au torrent caustique de la haine amassée au cours des années. Tous regardaient en avant, à l’endroit où le drapeau rouge flottait.
— Vous marcher en chœur ! Bravo les enfants ! hurla une voix enthousiasmée.
Et l’homme, éprouvant sans doute un sentiment qu’il ne pouvait exprimer par les paroles coutumières, se mit à jurer avec énergie.
Mais la fureur aussi, la fureur sombre et aveugle de l’esclave, sifflait comme un serpent entre les dents serrées, se tordait en mots irrités.
— Hérétiques, cria quelqu’un d’une voix cassée en brandissant le poing à une fenêtre.
Et un glapissement perçant vrilla les oreilles de la mère.
— Comment ! se révolter contre Sa Majesté l’Empereur ! Contre le tsar !…
Des visages fripés passaient rapidement sous ses yeux. Des hommes et des femmes s’élançaient ; la foule coulait comme de sa lave noire, attirée par la chanson, dont les accents vigoureux semblaient déblayer la route. Dans le cœur de la mère, montait le désir de crier aux gens :
— Mes amis bien-aimés !…
Quand elle regardait au loin l’étendard rouge, elle apercevait, sans le distinguer nettement, le visage de son fils, son front bronzé, ses yeux illuminés de l’ardente flamme de la foi.
Maintenant, elle se trouvait aux derniers rangs de la foule, au milieu de gens qui marchaient sans se presser, qui regardaient en avant avec indifférence, avec la froide curiosité du spectateur pour lequel l’issue de la pièce n’a plus de secret et qui parle à mi-voix, avec un ton de certitude…
— Il y a une compagnie près de l’école, et une autre à la fabrique…
— Le gouverneur est arrivé…
— C’est vrai ?
— Je l’ai vu de mes yeux !…
Quelqu’un lança deux ou trois jurons et dit :
— Tout de même on commence à avoir peur de nous autres !… On nous envoie des soldats… et le gouverneur !
— Mes amis bien-aimés ! pensa la mère, et son cœur battit plus vite.
Mais autour d’elle, les paroles se faisaient froides et mortes. Elle hâta le pas pour s’éloigner de ses compagnons ; elle n’eut pas de peine à les devancer, car ils marchaient lentement, paresseusement.
Soudain, ce fut comme si la tête de la foule avait heurté quelque chose, il y eut un mouvement de recul, un bruit sourd. Le chant sembla frémir et, après avoir résonné avec plus de force, l’épaisse vague de sons s’abaissa de nouveau, glissa en arrière. Les voix se taisaient les unes après les autres, çà et là on faisait des efforts pour essayer de soulever de nouveau le chant à sa hauteur primitive.
Lève-toi, lève-toi, peuple opprimé ! Sus à l’ennemi, gens affamés !
Mais il n’y avait déjà plus dans cet appel la certitude générale qui vibrait auparavant ; l’inquiétude s’y était mêlée.
Pélaguée ne pouvait voir ce qui s’était passé au premier rang, mais elle le devinait ; écartant les gens, se frayant un passage, elle avança rapidement ; la foule reculait, des têtes se baissaient, des sourcils se fronçaient ; il y avait des sourires embarrassés, des coups de sifflets railleurs. La mère examinait les visages avec tristesse ; ses yeux questionnaient, suppliaient, appelaient…
— Camarades ! s’écria Pavel. Les soldats sont des hommes comme nous. Ils ne nous frapperont pas ! Pourquoi le feraient-ils ? Parce que nous apportons la vérité nécessaire à tous ? Mais, eux aussi, ils ont besoin de notre vérité… Ils ne comprennent pas encore, mais le temps est proche où ils se mettront dans nos rangs, où ils marcheront non plus sous l’étendard des pillards et des assassins, mais sous le nôtre, sous le drapeau de la liberté et du bien. Et pour qu’ils comprennent plus vite notre liberté, il faut que nous allions de l’avant ! En avant, camarades ! toujours en avant !
La voix de Pavel était ferme ; les mots tombaient nets et distincts, mais l’attroupement s’éparpillait ; les uns après les autres, les gens s’en allaient, qui à droite, qui à gauche, glissant le long des murs et des clôtures. Maintenant, la foule figurait un triangle dont Pavel était la pointe ; au-dessus de sa tête, le drapeau du peuple ouvrier flamboyait. Elle ressemblait aussi à un oiseau noir, qui, déployant ses ailes, resterait aux aguets prêt à s’envoler, et Pavel en était la tête…






XXIX

La mère aperçut au bout de la rue une petite muraille grise et basse, composée de gens sans visage et qui barraient l’entrée de la place. À l’épaule de chacun d’eux brillaient de minces bandes d’acier aigu. Et, cette muraille silencieuse et immobile répandait comme un froid sur la foule ; Pélaguée en fut glacée jusqu’au cœur.
Elle se dirigea du côté où ceux qu’elle connaissait et qui étaient en avant se fondaient avec les inconnus, comme pour s’appuyer sur eux. Elle poussa du flanc un homme de haute taille, rasé et borgne ; il tourna vivement la tête pour la voir.
— Que veux-tu ? Qui es-tu ? demanda-t-il.
— La mère de Pavel Vlassov ! répondit-elle ; elle sentait que ses jambes fléchissaient et que sa lèvre inférieure s’abaissait.
— Ah ! dit le borgne.
— Camarades ! continuait Pavel. La vie tout entière est en avant de nous. Nous n’avons pas d’autre chemin. Chantons !
Un silence angoissant plana. Le drapeau s’éleva, se balança et, flottant au-dessus des têtes, se dirigea vers le mur gris des soldats. La mère frémit, ferma les yeux et poussa un gémissement : quatre personnes seulement s’étaient détachées de la foule, et c’étaient Pavel, André, Samoïlov et Mazine.
Soudain, la voix claire de Fédia Mazine s’éleva dans l’air, tremblante et lente :
— Vous êtes tombés victimes ! entonna-t-il.
— Dans la lutte fatale ! continuèrent deux voix épaisses et assourdies, comme deux soupirs pénibles. Les gens firent quelques pas en avant, marchant au rythme de la mélodie. Et un nouveau chant vibra, déterminé et créateur de résolutions.
— Vous avez sacrifié votre vie ! chanta Fédia dont la voix s’allongeait comme un ruban bigarré.
— Pour la liberté ! reprenaient les camarades en chœur.
— Ah ! vous commencez à chanter le Requiem, fils de chiens ! cria quelqu’un d’une voix malveillante.
— Battez-les ! répliqua une autre voix rageuse.
La mère passa ses deux mains sur sa poitrine ; elle se retourna et vit que la foule, qui remplissait auparavant la rue d’une masse compacte, stationnait maintenant indécise, et regardait se détacher d’elle ceux qui entouraient l’étendard. Ils furent suivis par une dizaine de personnes ; à chaque pas en avant, quelqu’un bondissait de côté comme si le milieu de la rue eût été incandescent et qu’il brûlât les semelles.
— L’arbitraire tombera… prophétisait le chant, sur les lèvres de Fédia.
— Et le peuple se lèvera ! lui répondit un chœur de voix puissantes, énergiques et menaçantes.
Mais des paroles chuchotées se faisaient jour au travers du courant harmonieux.
Des mots brefs retentirent :
— Croisez baïonnette !
Les baïonnettes se tordirent en l’air, puis s’abaissèrent et s’allongèrent dans la direction du drapeau, comme avec un sourire rusé.
— Marche !
— Les voilà partis ! dit le borgne en enfonçant les mains dans ses poches, et en s’éloignant à grandes enjambées…
La muraille grise s’ébranla et, occupant toute la largeur de la rue, avança froidement, à pas égaux, poussant devant elle le râteau des pointes d’acier étincelantes comme de l’argent. Pélaguée se rapprocha alors de Pavel ; elle vit André se placer devant son fils et le protéger de son long corps.
— À côté de moi, camarade ! cria Pavel d’un ton tranchant.
André chantait, les mains croisées derrière le dos, la tête haute, Pavel le poussa de l’épaule en clamant de nouveau :
— À côté de moi ! Tu n’as pas le droit de te tenir là ! C’est le drapeau qui doit être le premier.
— Dis… per… sez-vous ! cria un petit officier d’une voix aigrelette, en agitant un sabre rutilant. À chaque pas, il frappait le sol du talon avec rage, sans plier les genoux. Les yeux de la mère furent attirés par ses bottes reluisantes.
À côté de lui et un peu en arrière, marchait lourdement un homme rasé, de grande taille, à l’épaisse moustache blanche ; il était vêtu d’un long manteau gris doublé de rouge ; des bandes jaunes ornaient ses larges pantalons. Comme le Petit-Russien, il croisait les mains derrière le dos ; ses épais sourcils blancs étaient relevés, il regardait Pavel.
La mère voyait toutes ces choses ; en elle, un cri se figeait, prêt à s’arracher à chaque soupir ; ce cri l’étouffait, mais elle le retenait, sans savoir pourquoi, en comprimant sa poitrine des deux mains. Bousculée de tous côtés, elle chancelait et continuait à avancer, sans pensée, presque sans conscience. Elle sentait que derrière elle, le nombre des gens diminuait sans cesse, une vague glacée venait au devant d’eux et les dispersait.
Les jeunes gens du drapeau rouge et la chaîne compacte des hommes gris se rapprochaient toujours ; on distinguait nettement le visage des soldats : large de toute la largeur de la rue, il était monstrueusement aplati en une bande étroite d’un jaune sale. Des yeux de couleurs diverses y étaient découpés de manière inégale ; et les baïonnettes minces et pointues brillaient d’un éclat cruel. Dirigées contre les poitrines, elles détachaient les gens de la foule, les uns après les autres, et les éparpillaient sans même les toucher.
Pélaguée entendait le piétinement de ceux qui s’enfuyaient. Des voix criaient, inquiètes, étouffées :
— Sauve qui peut, camarades !
— Viens, Vlassov !
— En arrière, Pavel !
— Jette-moi le drapeau, Pavel ! dit Vessoftchikov d’un air sombre. Donne-le, je le cacherai…
Il saisit la hampe, le drapeau vacilla.
— Laisse-le ! cria Pavel.
Le grêlé retira sa main comme si on l’avait brûlé. Le chant s’était éteint. Les jeunes gens s’arrêtèrent, entourant Pavel d’un cercle compact qu’il parvint à franchir. Le silence se fit tout d’un coup, brusquement, et enveloppa le groupe.
Sous l’étendard, il y avait une vingtaine d’hommes, pas plus ; mais ils tenaient bon. La mère tremblait pour eux ; elle souhaitait vaguement de pouvoir leur dire on ne savait quoi.
— Lieutenant… prenez-lui donc cela ! fit la voix mesurée du grand vieillard.
Et, tendant la main, il désigna le drapeau.
Le petit officier accourut ; il saisit la hampe en criant d’une voix perçante :
— Donne !
— Non ! À bas les opprimeurs du peuple !…
L’étendard rouge tremblait en l’air ; il se penchait tantôt à droite, tantôt à gauche, puis il se redressait. Vessoftchikov passa devant la mère avec une rapidité qu’elle ne lui connaissait pas, le bras tendu, le poing serré.
— Saisissez-les ! grogna le vieillard en frappant du pied.
Quelques soldats s’élancèrent. L’un d’eux brandit sa crosse ; l’étendard frissonna, se pencha et disparut dans le groupe grisâtre des soldats.
— Hé ! soupira tristement une voix.
La mère poussa un cri, un hurlement qui n’avait plus rien d’humain. La voix nette de Pavel lui répondit, du milieu des soldats :
— Au revoir, maman ! au revoir, ma chérie !
— Il est vivant ! Il s’est souvenu de moi !
Ces deux pensées lui frappèrent le cœur.
— Au revoir, ma petite mère !
Pélaguée se dressa sur la pointe des pieds en agitant les bras. Elle voulait voir son fils et son camarade : elle aperçut au-dessus des têtes des soldats, le visage rond d’André ; il lui souriait, il la saluait.
— Mes chéris… mes enfants… André ! Pavel ! cria-t-elle.
— Au revoir, camarades !
On leur répondit à plusieurs reprises, mais sans unanimité ; les voix venaient des fenêtres, des toits, d’on ne sait où.






XXX

Quelqu’un poussa la mère à la poitrine. Au travers du brouillard qui voilait ses yeux, elle vit devant elle le petit officier ; il avait les traits rouges et tendus, il cria :
— Va-t’en, la vieille !
Elle le toisa du regard, aperçut à ses pieds la hampe du drapeau brisée en deux : à l’un des tronçons pendait un petit morceau d’étoffe rouge. La mère se baissa pour le ramasser. L’officier lui arracha le bâton des mains, le lança à terre, et cria en frappant du pied :
— Va-t-en, te dis-je !
— Lève-toi, lève-toi, peuple opprimé !
Du milieu des soldats, un chant résonna soudain :
Tout tourbillonna, chancela et frémit. Dans l’air, un bruit sourd tremblait, pareil à celui des fils télégraphiques. L’officier revint au galop, et glapit :
— Faites-les taire ! Kraïnov…
Chancelante, la mère ramassa le débris de hampe que le lieutenant avait jeté, et l’éleva de nouveau.
— Fermez-leur la bouche !…
La chanson s’embrouilla, s’entrecoupa ; puis elle se déchira et se tut. Quelqu’un saisit la mère par l’épaule, lui fit faire demi-tour et la poussa dans le dos.
— Va-t-en ! va-t-en !
— Balayez la rue ! cria l’officier.
À dix pas devant elle, Pélaguée distingua de nouveau une foule compacte. Les gens hurlaient, grognaient, sifflaient, reculant lentement et se répandant dans les cours voisines.
— Va-t-en au diable ! cria dans l’oreille de la mère un jeune soldat moustachu, et il la poussa sur le trottoir.
Elle marchait appuyée sur la hampe pour ne pas tomber, car ses genoux fléchissaient, elle s’accrochait de l’autre main aux murs et aux palissades. Devant elle, les manifestants reculaient toujours, derrière elle et à ses côtés les soldats avançaient et criaient de temps à autre :
— Va-t’en, va-t’en !
Ils la dépassèrent ; elle s’arrêta et regarda autour d’elle. Au bout de la rue, en un cordon espacé, la force armée empêchait les gens d’arriver à la place, vide maintenant. En avant, des silhouettes grises marchaient sans hâte sur la foule.
Pélaguée voulut revenir sur ses pas, mais, sans s’en rendre compte elle continua à avancer ; arrivée à une petite ruelle étroite et déserte, elle s’y engagea… Là, elle s’arrêta de nouveau. Elle soupira profondément et prêta l’oreille. Quelque part, là-bas, la foule grondait.
Toujours appuyée sur la hampe, elle se remit en marche, en remuant les sourcils. Soudain, elle s’anima, les lèvres frémissantes, elle agita la main. Pareilles à des étincelles, on ne sait quelles paroles éclatèrent dans son cœur et s’y pressèrent, la brûlant du désir de les crier.
La ruelle tournait brusquement à gauche ; au coin, la mère vit un groupe compact de gens ; quelqu’un disait avec force :
— Ce n’est pas par insolence qu’ils bravent les baïonnettes, frères !
— Avez-vous vu cela, hein ? Les soldats marchaient sur eux, et ils ne bougeaient pas ! Et ils restaient là, sans peur !…
— Oui…
— Quel gaillard, ce Pavel Vlassov ?
— Et le Petit-Russien !
— Les bras derrière le dos, et il souriait, ce diable !
— Mes amis ! bonnes gens ! cria la mère en pénétrant dans la foule.
On s’écartait devant elle avec déférence. Quelqu’un dit en riant :
— Voyez, elle a le drapeau ! elle a le drapeau à la main !
— Tais-toi ! répondit une voix avec sévérité.
La mère étendit les bras en un large geste.
— Écoutez, au nom de Jésus ! Vous êtes tous des nôtres… vous êtes tous des gens sincères… ouvrez les yeux… regardez sans crainte… que s’est-il passé ? Nos enfants se lèvent paisiblement… Nos enfants, notre sang, se lèvent au nom de la vérité… ils frayent loyalement la route pour arriver à une nouvelle voie, une voie large et directe destinée à tous… Pour vous tous, pour vos enfants, ils ont entrepris une croisade…
Son cœur se brisait, sa poitrine était embarrassée, sa gorge sèche et enflammée. Au plus profond d’elle-même naissaient des paroles d’un immense amour qui embrassait tout et tous, elles brûlaient sa langue et la faisaient mouvoir avec une force croissante.
Elle voyait qu’on l’écoutait ; tous se taisaient ; la mère comprenait qu’ils réfléchissaient ; un désir dont elle avait nettement conscience maintenant s’éveillait en elle : celui d’entraîner ceux qui l’entouraient, là-bas, vers André, vers Pavel, vers les camarades qu’on avait laissé prendre par les soldats, qu’on avait laissés seuls et dont on s’était éloigné.
Elle reprit avec une force atténuée, en promenant son regard sur les visages attentifs et sombres :
— Nos enfants s’en vont par le monde vers la joie ; au nom de tous et au nom de la vérité du Christ, ils marchent contre toutes les choses au moyen desquelles les méchants, les trompeurs, les rapaces nous enchaînent, nous étranglent et nous retiennent prisonniers. Mes amis ! c’est pour le peuple, pour le monde entier, pour tous les opprimés, que notre jeunesse, notre sang, se sont soulevés… Ne les abandonnez donc pas, ne les reniez pas, ne laissez pas vos enfants suivre leur voie solitairement !… Ayez pitié de vous-mêmes… aimez-les… comprenez ces cœurs d’enfants… ayez confiance en eux !
Sa voix se brisa, elle chancela, épuisée ; quelqu’un la soutint par le bras…
— C’est Dieu qui l’inspire ! cria une voix sourde et agitée, c’est Dieu qui l’inspire, bonnes gens. Écoutez-la !
Un autre la plaignit.
— Hé ! elle se tue…
— Ce n’est pas elle qu’elle tue, c’est nous autres imbéciles, qu’elle frappe, comprends-le !
Une voix aiguë et anxieuse s’éleva au-dessus de la foule :
— Chrétiens ! Mon Mitia… cette âme pure… qu’a-t-il fait ? Il a suivi ses camarades… ses camarades bien-aimés… Elle a raison… pourquoi abandonnons-nous nos enfants ? Quel mal ont-ils fait ?
Ces paroles firent trembler la mère ; elle leur répondit par de douces larmes.
— Rentre chez toi, Pélaguée. Va, mère ! tu es harassée ! dit Sizov d’une voix forte.
Il était sale, la barbe tout ébouriffée. Soudain, il fronça le sourcil, promena un regard sévère sur la foule, se redressa de toute sa hauteur, et dit d’une voix nette :
— Mon fils Matwéï a été écrasé à la fabrique, vous le savez. Mais s’il était vivant, je l’aurais moi-même envoyé se mettre dans les rangs de ceux-là… je lui aurais dit : Vas-y aussi, Matwéï, va, car c’est une cause juste, une cause sainte !
Il s’interrompit, les gens gardèrent le silence ; ils étaient envahis par la sensation d’on ne sait quoi de grand et de nouveau qui ne les effrayait déjà plus. Sizov leva le bras, l’agita et reprit :
— C’est un vieillard qui parle… Vous me connaissez tous ! Il y a trente-neuf ans que je travaille ici… Il y a cinquante-sept ans que je vis sur la terre. Mon neveu, un brave garçon, intelligent et honnête, a de nouveau été arrêté aujourd’hui… Il était aussi en avant, avec Vlassov, à côté du drapeau.
Son visage se crispa ; il continua en prenant la main de la mère :
— Cette femme a dit vrai… Les enfants veulent vivre dans l’honneur, selon la raison, et nous, nous les avons abandonnés… oui, nous les avons abandonnés. Rentre chez toi, Pélaguée !
— Mes amis, c’est pour nos enfants qu’est la vie, la terre est pour eux ! dit la mère en regardant la foule avec ses yeux rougis de larmes.
— Va chez toi, Pélaguée ! Tiens, prends ton bâton ! fit Sizov en lui tendant le débris de hampe.
On considérait la mère avec une tristesse respectueuse, une rumeur de compassion la suivait. Sans mot dire, Sizov lui frayait un passage, les gens s’écartaient sans récriminer et, obéissant à une force inexplicable, ils la suivaient lentement, échangeant à voix basse des paroles brèves.
Près de la porte de la maison, la mère se tourna vers eux, et, s’appuyant au tronçon de hampe, elle s’écria d’une voix pleine de reconnaissance :
— Merci à vous tous !
Et, de nouveau, se souvenant de sa pensée, de cette pensée nouveau-née dans son cœur, elle ajouta :
— Notre Seigneur Jésus-Christ ne serait pas venu dans le monde si les gens ne périssaient pas pour sa gloire.
La foule la regarda silencieusement. Elle fit un geste de la main et rentra chez elle avec Sizov. Les gens restés à la porte échangèrent encore quelques réflexions, puis ils s’en allèrent sans se hâter.





Deuxième partie



I

… Le reste de la journée flotta dans un brouillard bariolé de souvenirs, dans une fatigue extrême qui oppressait le corps et l’âme. Comme une tache grise, le petit officier sautillait sous les yeux de la mère ; le visage bronzé de Pavel, les yeux souriants d’André luisaient dans un noir tourbillon mouvant…
La mère allait et venait dans la chambre, elle s’asseyait près de la fenêtre, regardait dans la rue, se levait de nouveau et fronçait les sourcils ; elle frémissait, regardait autour d’elle ; la tête vide, elle cherchait, ne sachant pas elle-même ce qu’elle désirait… Elle but de l’eau sans apaiser sa soif, sans éteindre dans son cœur l’ardent brasier d’angoisse et d’humiliation qui la consumait. La journée était coupée en deux parties, la première avait un sens et un contenu, mais la seconde était comme évaporée ; c’était un vide absolu. Pélaguée ne trouvait pas de réponse à la question pleine de perplexité qu’elle se posait :
— Que faire… maintenant ?
Maria Korsounova survint. Elle fit de grands gestes, cria, pleura, frappa du pied, proposa et promit on ne sait quoi, menaça on ne sait qui. Mais tout cela n’émut pas la mère.
— Ah ! disait la voix criarde de Maria, tout de même le peuple a été touché… Elle s’est levée, la fabrique, elle s’est levée tout entière !
— Oui, oui, répondit doucement Pélaguée en hochant la tête ; et ses yeux considéraient d’un regard fixe ce qui était devenu le passé, ce qui s’était éloigné d’elle avec André et Pavel. Elle ne pouvait pas pleurer. Son cœur était serré et aride ; ses lèvres aussi étaient sèches comme son gosier. Ses mains tremblaient ; de petits frissons lui glaçaient le dos. Mais en elle subsistait une étincelle de colère, qui ne vacillait pas et piquait le cœur comme une aiguille ; et la mère répondait à cette piqûre par une froide promesse :
— Attendez !…
Alors, toussant avec bruit, elle fronçait les sourcils. Le soir, les gendarmes arrivèrent. Elle les accueillit sans étonnement, sans crainte. Ils entrèrent dans la maison à grand fracas, avec un air de satisfaction. L’officier au teint jaune dit en découvrant ses dents :
— Eh bien, comment allez-vous ? C’est la troisième fois que nous nous voyons, n’est-ce pas ?
La mère garda le silence et passa sa langue sèche sur ses lèvres ; l’officier parla beaucoup, d’un ton savant ; Pélaguée sentit qu’il avait du plaisir à s’écouter. Mais les paroles n’arrivaient pas jusqu’à elle et ne la troublaient pas. Cependant, lorsqu’il lui dit :
— Tu es coupable toi-même de n’avoir pas su inspirer à ton fils le respect envers Dieu et l’Empereur…
Elle répondit sans le regarder :
— Ce sont les enfants qui sont nos juges… ils nous condamneront en toute justice de les avoir abandonnés sur une voie pareille…
— Quoi ? cria l’officier, parle plus haut !
— Je dis que ce sont nos enfants qui sont nos juges ! répéta-t-elle en soupirant.
Alors il se mit à pérorer d’une voix rapide et irritée, mais les phrases s’envolaient sans toucher la mère.
Maria Korsounova avait été requise comme témoin. Debout à côté de Pélaguée, elle ne la regardait pas ; lorsque l’officier lui adressait une question quelconque, elle s’inclinait aussitôt très bas et répondait d’une voix monotone :
— Je ne sais pas, Votre Noblesse ! Je suis une femme tout à fait ignorante, je m’occupe de mon commerce… grâce à ma bêtise, je ne sais rien du tout…
— Tais-toi ! ordonna l’officier en agitant sa moustache.
Maria s’inclina et, lui faisait la nique sans qu’il s’en aperçût, chuchota :
— Tiens, prends ça pour toi !
On lui donna l’ordre de fouiller la mère. Ses yeux papillotèrent, se fixèrent écarquillés sur l’officier. Elle dit d’un ton effrayé :
— Je ne sais comment m’y prendre, Votre Noblesse !
Il frappa du pied et se fâcha.
— Eh bien… Déboutonne-toi, Pélaguée ! dit Maria.
Toute rouge, elle fouilla et tâta les vêtements de la mère en chuchotant :
— Hein ! quels chiens ?
— Qu’est-ce que tu dis ? cria l’officier avec rudesse, et il jeta un coup d’œil dans l’encoignure où elle accomplissait sa besogne.
— C’est une affaire de femme, Votre Noblesse ! murmura Korsounova d’une voix craintive.
Lorsque l’officier ordonna à la mère de signer le procès-verbal, elle traça ces mots d’une écriture gauche, en caractères d’imprimerie :
« Pélaguée Nilovna Vlassov, veuve d’un ouvrier. »
— Qu’as-tu écrit ? Pourquoi as-tu écrit cela ? s’exclama l’officier en fronçant dédaigneusement le sourcil ; et il ajouta avec un rire ironique :
— Quels sauvages !
Les gendarmes partirent. La mère se plaça devant la fenêtre ; les bras croisés sur la poitrine, elle resta là longtemps, les yeux fixés devant elle sans rien voir. Ses sourcils étaient relevés et ses lèvres pincées. Elle serrait les mâchoires avec tant de force qu’elle en eut bientôt mal aux dents. Il n’y avait plus de pétrole dans la lampe, la lumière s’éteignait avec de petits pétillements. La mère souffla sur la mèche et resta dans l’obscurité. Sa colère et son humiliation avaient disparu ; un nuage obscur et froid d’angoisse éperdue la pénétrait et lui remplissait la poitrine, gênant les battements de son cœur. Elle demeura immobile jusqu’à ce que ses yeux et ses jambes fussent fatigués. Alors elle entendit Maria s’arrêter sous la fenêtre et crier d’une voix avinée :
— Pélaguée ! tu dors ? Ma pauvre malheureuse !… Dors, dors ! On outrage tout le monde, tout le monde !…
La mère se coucha sur son lit sans se déshabiller et tomba dans un profond sommeil, comme si elle eût roulé dans un précipice.
Elle vit en rêve un tertre de sable jaune qui se trouvait au delà du marais, sur le chemin de la ville. Au sommet de la pente conduisant aux carrières d’où l’on extrayait le sable, Pavel chantait doucement, avec la voix d’André :
Lève-toi, lève-toi, peuple opprimé…
Pélaguée passa devant le monticule et regarda son fils en portant la main à son front. La silhouette du jeune homme se détachait nettement sur le fond bleu du ciel. Mais la mère avait honte de s’approcher de lui, car elle était enceinte. Dans ses bras elle portait un autre enfant. Elle continua à marcher. Dans les champs, des enfants jouaient avec une balle ; ils étaient nombreux et la balle était rouge. Le bambin qu’elle portait voulut aller s’amuser avec les autres et se mit à pleurer bruyamment. Elle lui donna le sein et revint sur ses pas ; le monticule était occupé par des soldats dont les baïonnettes se dirigeaient contre elle. Elle s’enfuit vers une église édifiée en pleine campagne, une église blanche, très haute et légère, comme si elle eût été formée de nuages. On y célébrait des funérailles ; le cercueil était grand et noir, hermétiquement fermé. Le prêtre et le diacre, vêtus d’aubes immaculées, chantaient :
— « Christ est ressuscité d’entre les morts »…
Le diacre agita l’encensoir et sourit à la mère en l’apercevant. Il avait les cheveux roux et l’air jovial, comme Samoïlov. De la coupole tombaient des rayons de soleil aussi larges que des essuie-mains. Dans le chœur, des garçonnets répétaient à mi-voix :
— « Christ est ressuscité d’entre les morts »…
— Saisissez-les ! cria soudain le prêtre en s’arrêtant au milieu de l’église. Son aube s’évapora, tandis que des moustaches épaisses et grises apparaissaient sur son visage. Tout le monde s’enfuit, même le diacre, qui jeta au loin l’encensoir et se prit la tête dans les mains, comme le Petit-Russien avait coutume de le faire. La mère laissa choir l’enfant sous les pieds des fidèles qui l’évitaient en jetant des regards craintifs sur le petit corps nu ; elle se mit à genoux et cria :
— N’abandonnez pas l’enfant ! Prenez-le…
— « Christ est ressuscité d’entre les morts !… » chantait le Petit-Russien, les mains derrière le dos, le sourire aux lèvres.
Pélaguée se baissa, prit l’enfant et le plaça sur une charrette de planches à côté de laquelle marchait lentement Vessoftchikov ; celui-ci riait en disant :
— On m’a donné un travail pénible…
La rue était sale ; aux fenêtres des maisons, les gens se montraient et sifflaient, criaient, gesticulaient. Le jour était clair, le soleil brillait avec ardeur ; il n’y avait d’ombre nulle part.
— Chantez, petite mère ! disait le Petit-Russien. C’est la vie.
Et il chantait, dominant tous les bruits de sa bonne voix souriante. La mère le suivait et se plaignait :
— Pourquoi se moque-t-il de moi ?
Mais, soudain, elle recula et tomba dans un gouffre sans fond, qui grondait à son approche…
Pélaguée se réveilla, toute frissonnante, couverte de sueur, et prêta l’oreille à ce qui se passait en elle. Avec étonnement elle constata le vide de sa poitrine. On eût dit qu’une main lourde et fureteuse s’était emparée de son cœur et le serrait doucement, en un jeu cruel. La sirène hurlait avec obstination ; d’après le son, la mère calcula que c’était déjà le second appel. La chambre était en désordre ; les livres et les vêtements gisaient pêle-mêle sur le plancher sali ; tout était sans dessus dessous.
Elle se leva, commença à faire de l’ordre, sans se laver, ni même prier. À la cuisine, elle aperçut un bâton portant encore un lambeau de calicot rouge ; elle le prit d’un air irrité et allait le jeter sous le poêle ; mais elle soupira, enleva le fragment d’étoffe rouge, qu’elle plia soigneusement et le mit dans sa poche. Ensuite elle lava à grande eau le plancher et la fenêtre. Elle s’habilla et prépara le samovar, puis s’assit près de la fenêtre de la cuisine, en se répétant la même question que la veille :
— Que faire maintenant ?
Se rappelant qu’elle n’avait pas encore prié, elle se plaça pendant quelques instants devant les images et s’assit de nouveau. Son cœur était vide.
Le balancier de l’horloge qui tictaquait d’habitude avec agilité, avait ralenti ses coups précipités. Les mouches bourdonnaient hésitantes et se débattaient aveuglément contre les vitres…
Un silence étrange régnait dans le faubourg, il semblait que les gens qui avaient tant crié dans les rues la veille s’étaient cachés à l’intérieur des maisons et y réfléchissaient en silence à l’extraordinaire journée.
Soudain, Pélaguée se remémora une scène qu’elle avait vue une fois, aux jours de sa jeunesse : dans le vieux parc des seigneurs Zoussaïlov, se trouvait un large étang tout parfumé de nénuphars. Par une grise journée d’automne, elle avait passé par là ; un canot était au milieu de la pièce d’eau, comme figé sur l’onde tranquille et sombre, piquée de feuilles jaunies. Et de cette embarcation sans rames ni rameur, solitaire et immobile sur l’eau opaque, parmi les feuilles mortes, se dégageait une tristesse profonde, un chagrin mystérieux. Pélaguée était restée là longtemps, se demandant qui avait pu pousser le canot loin de la rive et pourquoi. Il lui semblait maintenant qu’elle était elle-même pareille à cette nacelle qui jadis lui faisait penser à un cercueil attendant un cadavre. Le soir du même jour, on apprit que la femme de l’intendant s’était noyée ; c’était une petite femme à la démarche rapide, aux cheveux noirs éternellement en désordre…
La mère passa la main sur ses yeux, comme pour en chasser les souvenirs ; sa pensée frémissante et cahotante glissa en palpitant vers les impressions de la veille, qui l’envahissaient. Les yeux fixés sur sa tasse de thé refroidi, elle demeura longtemps immobile ; dans son âme se leva le désir de voir quelqu’un de simple et d’intelligent, pour lui demander une foule de choses.
Et comme pour exaucer son désir, Nicolas Ivanovitch arriva après le dîner. En le voyant, l’inquiétude la saisit brusquement ; elle dit d’une voix faible, sans répondre à ses salutations :
— Ah ! petit père ! vous avez eu tort de venir ! c’est imprudent, on vous arrêtera si on vous voit !
Après lui avoir serré la main avec énergie, Nicolas Ivanovitch consolida ses lunettes sur son nez, et se penchant à l’oreille de la mère, il lui expliqua rapidement, à voix basse :
— Nous avons convenu, André, Pavel et moi, que je viendrais vous chercher pour vous conduire à la ville, le lendemain même de leur arrestation, si elle avait lieu. On est venu perquisitionner ?
— Oui. Ils ont cherché partout, ils m’ont même fouillée. Ces gens n’ont point de conscience ni de pudeur !
— Pourquoi en auraient-ils ? demanda Nicolas en haussant les épaules ; puis il lui exposa les raisons pour lesquelles elle devait aller vivre à la ville.
Elle écoutait cette voix amicale, pleine de sollicitude, regardait ce visage au pâle sourire, et s’étonnait de la confiance que lui inspirait cet homme.
— Du moment que Pavel l’a décidé, et si je ne vous gêne pas… dit-elle.
— Ne vous inquiétez pas de cela. Je vis seul, ma sœur ne vient que rarement…
— Mais je veux travailler, je veux gagner mon pain !
— Si vous voulez travailler, on vous trouvera de l’ouvrage !
Pour elle, l’idée de travail était liée indissolublement au genre d’activité de son fils, d’André et de leurs camarades. Elle se rapprocha de Nicolas et lui demanda en le regardant dans les yeux :
— Vous croyez ?…
— Mon ménage n’est pas bien grand ; quand on est seul…
— Ce n’est pas de cela que je parle, je parle de la grande affaire… expliqua-t-elle à voix basse.
Blessée de ne pas avoir été comprise, elle poussa un soupir de tristesse. Nicolas se leva et dit d’un ton grave, en souriant de ses yeux myopes :
— Pour la grande cause aussi, vous aurez de l’ouvrage, si vous le voulez…
Une pensée simple et claire se forma vivement en elle. Une fois déjà, elle avait réussi à aider Pavel ; peut-être y parviendrait-elle encore ? Plus il y aurait de gens qui travailleraient à cette cause, plus il serait évident aux yeux du monde que Pavel avait raison de la défendre. Tout en examinant le bon visage de Nicolas Ivanovitch, elle s’attendait à ce qu’il parlât avec compassion de Pavel, d’André et d’elle-même, mais il ajouta seulement, en se caressant la barbe avec des gestes absorbés :
— Si vous pouviez savoir de Pavel, quand vous le verrez, l’adresse des paysans qui ont demandé un journal…
— Je la connais ! s’écria-t-elle pleine de joie. Je sais qui ils sont et où ils sont. Donnez-moi le journal, je le leur porterai. Je les trouverai et ferai tout ce que vous me direz… Personne ne supposera que je porte des livres défendus. Grâce à Dieu, j’en ai introduits à la fabrique par kilos.
Elle eut soudain le désir de s’en aller n’importe où, par les grandes routes, les forêts et les villages, le bâton à la main, la besace à l’épaule.
— Chargez-moi de cette besogne-là, je vous en prie, mon ami, dit-elle. J’irai partout où vous voudrez. N’ayez pas peur, je trouverai mon chemin dans n’importe quelle province. Je marcherai été et hiver… jusqu’à ma tombe ; je serai une apôtre, par amour de la vérité ; mon sort ne sera-t-il pas digne d’envie ? C’est une belle existence que celle des voyageurs ; ils s’en vont par la terre, ne possédant rien et n’ayant besoin de rien, sauf de pain ; ils n’humilient personne ; et ils parcourent le monde, tranquilles et inaperçus… Moi aussi, je vivrai ainsi… j’arriverai jusqu’à Pavel, jusqu’à André, jusqu’à l’endroit où ils seront…
Elle s’attrista en se voyant en pensée sans foyer, errante, mendiant au nom de Dieu sous les fenêtres des chaumières villageoises…
Nicolas lui prit doucement la main et la caressa de ses doigts chauds.
— Nous parlerons de cela plus tard ! dit-il en regardant l’horloge. Vous vous chargez d’une besogne dangereuse… réfléchissez !
— Mon bon ami ! s’exclama-t-elle. À quoi bon réfléchir ? Les enfants, le plus pur de notre sang, les morceaux de notre cœur, qui nous sont chers par-dessus tout, sacrifient leur liberté et leur vie, ils périssent sans regret pour eux-mêmes ; que ne ferais-je donc pas, moi qui suis mère ?
Nicolas pâlit :
— Savez-vous, c’est la première fois que j’entends des paroles de ce genre…
— Que puis-je dire ! fit-elle en hochant la tête tristement ; et elle laissa retomber les bras en un geste d’impuissance. Si j’avais des mots pour parler de mon cœur de mère…
Elle se leva, poussée par la force qui se développait en elle et exaltait dans son cerveau d’ardentes paroles de mécontentement.
— … Il y en a beaucoup qui pleureraient… même les méchants, les êtres sans conscience…
Nicolas se leva et regarda l’heure encore une fois.
— Ainsi, c’est décidé, vous viendrez à la ville, chez moi !
La mère hocha la tête sans rien dire.
— Quand ? le plus vite possible ! et il ajouta doucement : Je serai inquiet, à votre sujet, vrai !
Elle le regarda avec étonnement : quel intérêt pouvait-elle lui inspirer ? Il se tenait là, tête baissée, un sourire embarrassé aux lèvres, myope et un peu voûté, vêtu d’un modeste veston noir.
— Avez-vous de l’argent ? demanda-t-il sans la regarder.
— Non.
Il sortit vivement une bourse de sa poche, l’ouvrit et la lui tendit :
— Tenez, prenez, s’il vous plaît…
La mère eut un sourire involontaire, elle fit en hochant la tête :
— Tout a changé ! L’argent lui-même n’a pas de valeur pour vous autres. Les gens sont prêts à tout pour en avoir, ils perdent même leur âme… et pour vous, ce n’est que du papier… des rondelles de cuivre… On dirait que vous n’en avez que par bonté envers autrui.
— L’argent est une chose bien désagréable et incommode, repris Nicolas Ivanovitch en riant. C’est toujours si gênant d’en recevoir ou d’en donner…
Il prit la main de la mère, la serra avec force.
— Vous viendrez le plus vite possible, n’est-ce pas ? répéta-t-il.
Et, comme toujours, il s’éloigna sans bruit.
L’ayant reconduit, la mère pensa :
— Il est si bon ! et pourtant, il ne nous a pas plaints…
Et elle ne put se rendre compte si cela lui était désagréable ou si elle en était seulement étonnée.




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