الوثيقة القادرية

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الوثيقة القادرية انحراف عميق في تاريخ الامة

dimanche 9 novembre 2014

Moncef Marzougui:Arabes, si vous parliez...




Arabes, si vous parliez…Moncef Marzougui

 A ma fille Nadia.

 Aux écoliers de nos campagnes.
                                       Le calife Omar dit en assemblée:
« Et si je vous apprenais que j’ai vu deux individus forniquer … que décideriez-vous? Le gendre de Mahomet, le futur imam Ali, lui répondit : “Que le prince des croyants amène, comme le veut la loi islamique, deux témoins oculaires, ou il recevra comme il est écrit, quatre-vingts coups de fouet pour diffamation.” Omar se tut. Car la loi doit toujours l’emporter sur le fait du prince. »
(Apologue de la tradition arabe)
« La démocratie est le musée des oeuvres imparfaites, dormant entre l’inachevé et l’inaccompli. Il ne faut pas lui demander d’être superbe. C’est déjà beaucoup qu’on multiplie les esquisses ou les ébauches. La vouloir, c’est déjà la réussir, même moche, bancale et bossue. »
Michel Jobert
(in magazine Arabies, février 1987, Paris)
PRÉAMBULE
L’autocélébration et l’autodiffamation sont, aujourd’hui, les deux principaux désordres de la psycho1ogie collective arabe. Ces deux attitudes, coexistant parfois simultanément, tirent leur force de beaucoup de réalités, mais aussi de nombreux fantasmes.
    L’autocélébration chante les gloires d’un peuple qui a donné au monde l’une de ses principales reIigions, l’une de ses plus prestigieuses cultures et l’une de ses plus riches langues. Elle remarque que cette nation, par les neuf millions de kilomètres carrés qu’elle occupe, au confluent de l’Asie, l’Europe et l’Afrique, par ses deux cent cinquante millions d’hommes en l’an 2000, par la jeunesse de sa population et par ses nombreuses ressources minérales et agricoles, a tout à espérer de l’avenir.
    Mais l’autocélébration oublie tout le reste, et ce reste, c’est l’autodiffamation qui va le rappeler — et avec quelle délectation morbide! Nulle autre nation n’a peut-être poussé aussi loin le mépris de soi. Le mot « arabe » est devenu péjoratif, non pas seulement dans la bouche de certains étrangers, mais dans celle
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ARABES, SI VOUS PARLIEZ...
de nos propres concitoyens de l’« Arabie[1] ». Cette attitude, détestable s’il en est, d’autodénigrement, d’automortification, gomme tous les acquis et toutes les espérances pour ne prendre en compte que l’étendue de nos échecs. Il est vrai que ceux-ci sont si nombreux...

    On peut les grouper en trois rubriques sur le plan culturel, à la différence des Japonais, Russes, Chinois et Indiens, nous avons échoué à notre examen de pasysage vers la modernité. A force de vouloir tout concilier, nous n’avons su ni rester fidèles à notre civilisation ancestrale, ni devenir les «locomotives» de la nouvelle culture universelle. N’ayant su ni pu choisir, notre présent comme notre avenir semblent devoir se décider sans nous.
    Quant à l’unité arabe, seul moyen de donner à la nation de ce nom son poids réel d ans le monde et les moyens de sa politique, l’échec est encore plus patent. Non seulement nous n’avons pas avancé d’un pas depuis un siècle, mais nous avons régressé partout, puisque la balkanisation guette au Liban, en Syrie, en Irak, au Soudan, au Sahara, etc. En échouant dans notre marche vers l’unité, c’est tout notre développe­ment social, culturel et économique que nous avons jusqu’à présent compromis.
    Le troisième échec est encore plus douloureux, car il touche directement chaque Arabe l’échec de la liberté.
    Dans les années 1950 et 1960, les maîtres-mots dans la conscience collective étaient « nationalisme » et « socialisme ». Par nationalisme, on entendait tout aussi bien la quête de l’indépendance des pays que leur unification, ultime étape de leur libération. Socia­lisme rimait avec utopie la justice sociale, le dévelop­pement planifié, etc. Un seul mot manquait terrible­ment à l’appel « démocratie ».
PRÉAMBULE
    Certes, on l’évoquait de temps à autre pour... s’en gausser. La démocratie, c’étaient les libertés formelles... le cirque publicitaire des élections américaines... les maffiosis de l’électoralisme. C’est ainsi que les générations grandies sous les mots-bannières, « natio­nalisme et socialisme », ont mis en place les régimes arabes actuels. Joli résultat !
    Les machines ont fonctionné un temps, puis se sont rapidement grippées. L’autoritarisme, au nom du nationalisme ou du socialisme, a partout démobilisé, éliminé, bloqué les forces vives de la nation. Nous eûmes dès lors tous les autres échecs en prime guerre perdues contre Israèl, dilapidation des richesses natu­relles, zizanies de personnes entre les capitales, etc.
    Pour l’esprit d’autodiffamation, ces ratages signent notre déchéance, voire notre fin en tant que nation. La poésie arabe des dernières vingt années est une poésie de fin de monde, d’Apocalypse, un chant lugubre pour une nation défunte.
    L’Irakien Abdelhouahab El-Bayati (né en 1926) a rencontré à L’hôtellerie du destiné :
« La Lune aveug le dans le ventre du Poisson
et toi, eloigné du pays natal,
tu ne vis pas, tu ne meurs pas.
Le Feu des Mages s’est éteint. »
    Tandis que le Syrien Adonis (né en 1930) avoue dans les Chants de Mit yar le Damascène :
« J’ai livré aux rocs et aux échos
ma bannière d’appels étranglés.
Je l’ai livrée à un fortin de poussière
à la fierté du refus
et de la défaite. »
A y regarder de plus près, on se rend compte que cet autodénigrement n’est en fait qu’une forme camouflée et inversée d’un immense orgueil blessé. Pourtant, consciemment ou non, ce que les Arabes commencent à chercher aujourd’hui, c’est à être efficaces, eux qui ont si longtemps confondu le verbe et l’action.
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    Dès lors, un autre discours va peut-être voir le jour: celui de la contestation, de l’autocritique. Dire que cette prise en compte de la réalité et cette recherche de l’efficacité vont représenter un pro­cessus long et douloureux, serait une lapalissade.
    Ce livre n’est qu’un symptôme de ce nouvel état d’es p rit arabe, encore en herbe. Il ne constitue ni une etude « objective » de notre réalité, ni, je l’espère, un témoignage entaché de trop de subjectivité, mais bien la rencontre entre un engagement et des données jusqu’ici tragiquement résistantes au changement. Le fait de le publier en français, et hors de l’Arabie, en dit long sur les conditions de cette résistance.
    Outre une totale liberté, s’exprimer à l’extérieur peut présenter un double avantage
    — Expliquer aux non-Arabes ce que nous sommes, les introduire dans notre monde, les inviter à vivre nos problèmes avec nous. Ce faisant, l’espoir est de faire tomber quelques préjugés, d’améliorer nos échanges d’hommes embarqués sur la même galère, et condamnés, ou à se connaître, à se reconnaître, ou à se détruire.
    — Participer à la cristallisation de ce nouvel état d’esprit encore confus sur le monde arabe. Dans cette opération, les Arabes établis en territoire et en langue étrangers peuvent jouer un grand rôle, comme au temps de la Nahda, notre trop brève renaissance culturelle au XIXe siècle.
    Si une petite partie au moins de ces objectifs s’avère atteinte, ce travail ne sera peut-être pas un coup d’épée dans l’eau.
LES DEUX
CONTESTATIONS
Eté 1982. Des centaines de milliers d’Israéliens dans les rues de pour protester contre... les massacres d’Arabes à Sabra et Chatila, au Liban.

    Printemps 1986. On manifeste partout en Europe, et même aux Etats-Unis, contre le bombardement américain de Tripoli de Libye. Seuls les Arabes n’ont pas le droit d’exprimer leur opinion, eux les premiers intéressés.
    Dans les deux cas, les rues des capitales arabes sont sévèrement gardées, et les velléités de manifestation ici et là sont sévèrement réprimées.
    Comme les lampions de la fête, on a vu s’éteindre partout les rares journaux ayant tenté d’enfreindre les tabous. Rien d’étonnant à ce que la presse arabe de niveau international s’exile à Paris ou à Londres pour pouvoir dire, parfois au prix de la mort et du sabo­tage, des vérités qui sont pourtant bien connues dans le monde arabe.
    La presse, ce faisant, entérine le deuxième échec de
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ARABES, SI VOUS PARLIEZ...
la nation arabe. Après le pain, c’est la liberté que ses fils doivent aller quémander ailleurs. Pour pouvoir dire certaines vérités, la pensée arabe a dû s’exiler, non seulement dans des lieux étrangers, mais dans des langues étrangères. Nulle autre grande civilisation ne donne semblable image d’elle-même : exiler jusqu’à sa propre langue, jadis instrument puissant de la science et de la philosophie, presque chaque fois qu’il s’agit d’exprimer l’essentiel.
    Tout se passe comme si un formidable barrage politico-culturel était mis en place pour empêcher le non-dit de venir à fleur de conscience. Ceci fait que ce qui couve dans la marmite arabe reste encore mal saisi, et par les Arabes eux-mêmes, et par les observateurs « objectifs ». La langue de bois des médias officiels, l’arabophobie (ou, quand elle existe, l’arabophiie) des médias occidentaux ne font qu’ajouter à la confusion générale. L’absence d’un débat libre interne au monde arabe a, par exemple, faussé la conscience que les gens ont d’eux-mêmes et de leurs problèmes. C’est ainsi qu’on les voit passer alternativement de l’abattement et de la surculpabiisation à l’exaltation d’une fausse et bien surprenante supériorité magique, s’appuyant plus sur la grandeur des ancêtres que sur celle de leurs descendants. Peu de chose sourd de ces déchirements de la conscience.
    Les étrangers, et spécialement les Occidentaux n’ayant devant eux que le discours officiel ou les « coups de gueule » des extrémistes de tout bord, finissent par n’avoir qu’une idée tout aussi hallucinatoire de la réalité arabe : régime matamoresque et terrorisme avec, en prime, couscous et thé à la menthe, sont les grands paradigmes autour desquels se construit une image somme toute falote.
    Rien ne peut sortir de bon de cette double mécon­naissance. Sevrés de leur mémoire collective, de leur droit à la réflexion, à l’évaluation, à la confrontation des idées, les Arabes sont amenés à multiplier les conduites d’échec. De plus, voyant leur image, déjà si difficile à mettre au point, se refléter dans le miroir
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LES DEUX CONTESTATIONS
hideux de tous les ostracismes, les Arabes ne peuvent que s’engager davantage dans toutes les impasses du nationalisme, du racisme ou de telle ou telle forme d’intégrisme.
    Aujourd’hui, l’autodiffamation comme l’autosatis­faction paraissent avoir épuisé tous leurs maléfices. Ce qui est exigé, c’est l’autocritique, cet autre nom de la maturité.
    En nous connaissant nous-mêmes et en nous faisant connaître, dans notre réalité si complexe d’hommes en butte à tous les problèmes que connaissent les hommes, nous approcherons plus sûrement de ces objectifs qui semblent nous fuir à mesure qu’on croit les toucher du bout des doigts. Cette réalité complexe est aujourd’hui sous-tendue par la p rise de conscience de certaines vérités, plus ou moins tôrmulées, mais qui semblent conquérir chaque jour davantage le champ de conscience arabe.
    Désillusion, amertume, inquiétude, confusion sont encore les maîtres-mots. Les belles certitudes, les grandes espérances des années 50 et 60 et qui avaient pour nom Arabisme, Socialisme, Tiers-Mondisme, etc., ont pris un rude coup de vieux, et peu de nous attendent d’elles aujourd’hui plus que des lendemains qui déchantent.
    Tous les régimes arabes font face aujourd’hui à une double contestation : l’intégriste et la démocratique.
    La première met en cause les choix modernistes de ces régimes, mais sans sérieusement contester leurs méthodes autoritaires.
    La seconde conteste surtout ces méthodes autori­taires sans mettre en cause leurs choix modernistes.
    Cette contestation démocratique est un phénomène nouveau. De plus, elle a absorbé toute la contestation nationaliste ou de gauche du quart de siècle écoulé.
    Tout se passe comme si les mouvements politiques modernistes de l’Arabie prenaient conscience, à cette étape de l’expérience politique arabe, que seule la démocratie pouvait nous sortir de nos cercles vicieux.
    Ce que la contestation démocratique met en cause
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ARABES, SI VOUS PARLIEZ...
un peu partout, c’est la trinité : un homme, un parti, une doctrine. Que ce système ait permis de rassembler les énergies, de mettre au point les bases de l’Etat, de réduire les forces centrifuges si puissantes en Arabie, n’empêche plus les Arabes de mesurer la gravité de ses effets pervers : lourde tutelle sur la société, exclusion des forces vives, déresponsabilisation collective, révoltes cycliques, perte d’efficacité, etc.
    Confusément, les Arabes cherchent la solution de rechange. La flambée islamique est l’une des manifestations de cette recherche éperdue mais elle a fort peu de chances de mener à une issue. On ne guérit p as du totalitarisme par un supertotalitarisme. Aussi, derrière ce dernier coup de poker de la vieille tendance dictatoriale, se profile l’espérance démocratique.
    Par ses excès mêmes, par ses échecs répétés, par l’impossibilité où il se trouve de s’autoréguler, le vieux système totalitaire pave dans le coeur et les esprits le chemin de la démocratie. Dire que celle-ci est inéluctable, comme on prétendait hier que le socialisme triompherait inexorablement, serait se leurrer une fois de plus. Rien n’est plus improbable que la démocratie en Arabie, mais rien n’est pius urgent aussi.
    Les problèmes sont devenus beaucoup trop complexes pour être réglés par une poignée de gens qui se sont institués tuteurs perpétuels d’une société, qui plus est, en mutation
    Presque partout, malgré le carcan des censures, des structures vides, de la violence quotidienne, s’organisent peu ou prou, la prise de conscience, la prise de parole et il y a peu de chance qu’un tel processus puisse être endigue.
DETRESSES
QUOTIDIENNES
«Docteur, j’ai mal à la tête ! »
    Cela je l’ai entendu, avec une fréquence quasi obsé­dante, depuis que je pratique dans les hôpitaux de Tunisie.
    Dans notre jargon médical, nous appelons ce symptôme banal « céphalées ». Mes maîtres m’ont enseigné qu’il est exceptionnellement significatif d’une lésion organique, qu’il est le plus souvent signe d’une perturbation psychologique et qu’il fait partie de ces maladies courantes dites psychosomatiques. Je l’enseigne à mes propres étudiants, tout en faisant peu de cas, je l’avoue, de ce que recouvre l’aspect psychologique de la définition.
    Un jour, frappé par l’extraordinaire répétition de ce symptôme, j’ai dû me départir d’une rigueur médicale de bon aloi et je me suis vu obligé de me demander : mais qu’est-ce que cela signifie ? Psychologique... psychosomatique... socio-psychologique, etc. sont des termes fourre-tout, des poubelles séman­tiques où le clinicien jette d’habitude tout ce qui
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échappe à son entendement. Aussi me suis-je astreint à une saine méfiance devant tout ce qui porte ce label. Tout malade se plaignant de la tête subissait donc un examen « policier », une batterie d’examens com­plémentaires plus ou moins poussés (et très coû­teux), repartait avec une ordonnance où la poso­logie était calculée, avec un rien de perfectionnisme. De la bonne médecine scientifique et technique, en somme.
    Mais revoilà le malade et sa litanie.
    « Docteur, j’ai si mal à la tête, et vos médicaments, pardon!»
    Je fus donc bien obligé de réfléchir, et surtout d’écouter encore.
Humiliation
    « Docteur, j’ai mal à la tête. »
    J’expédie l’examen neurologique et je « cuisine » le malade. La vertu cathartique de la parole a été reconnue bien avant saint Freud. Et l’homme ne demande que cela... Parler... Enfin, parler àquelqu’un qui soit disposé à l’écouter.
    Les mots se pressent dans sa bouche et la voix trem­ble. J’ai du mal à suivre. Il tourne d’abord autour du pot, puis c’est l’aveu.
    Une histoire banale
    Un accrochage à Mobylette avec une bourgeoise dans sa grosse voiture. Un homme en uniforme arrive sur les lieux. La bourgeoise a raison... Mercedes contre Mobylette, Mercedes a raison... Mobylette proteste... L’homme en uniforme s’énerve... Vlan, une g rosse gifle pour apprendre à Mobylette le respect de l’ordre des choses.
    « Depuis lors, docteur, j’ai terriblement mal à la tête... Cela fait des mois. »
    Brusquement, il se met à sangloter. La gifle continue quelque part à lui brûler le cerveau. Un sou­venir-éclair me traverse l’es p rit. Mon père, durant la lutte pour l’indépendance de la Tunisie, avant 1956,
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DÉTRESSES QUOTIDIENNES
fut pris dans une rafle à l’entrée de Gabès et collé contre le mur.
    Le colloque singulier colonisé-colonisateur s’en­gagea dans « le cadre de la confrontation des cultures », comme on dirait dans la jargon actuel. Le soldat de la colonisation lui balança un soufflet qui entra dans la mythologie de notre famille. Combien d’an­nées durant mon père eut-il mal à la tête ? Je ne l’ai jamais su réellement mais nous avons vécu longtemps, mes frères et moi, dans la hantise du soufflet. Le père n’arrêtait pas de nous répéter:
    « Etudie, mon fils, a fin que personne ne te gifle jamais ! »
    Gifle, gifle... Qu’associer à ce terrible mot: indi­gnité, humiliation, dépréciation de soi, amertume, h aine, volonté de vengeance, désir de détruire, de s’autodétruire? J’ai cru que mon père oublierait. il n a jamais oublié. Pourtant, cela s’était passé avant ma naissance, mais il en parlait tout le temps. Le jour où je lui ai annoncé que j’étais reçu à l’internat dans un prestigieux hôpital de France, il porta la main à sa joue gauche et dit en souriant: «elle» est enfin vengée. Qui vengera l’humiliation de l’homme à la Mobylette, qui se mouche très fort en hoquetant? N’a-t-on pas d it que les pires des injustices sont celles que vous ont subir vos proches, vos semblables?
    Mais, me suis-je dit en l’écoutant, pourquoi tant d’histoires, tant de dégâts pour une humiliation de plus? Est-ce une question de forme ou de dose? Après tout, l’humiliation est certainement la chose la mieux partagée et la plus fréquente dans nos pays humiliation de l’homme cour é à genoux, le front contre terre, implorant un Dieu juste mais terrifiant, humiliation du colonisé, du néo-colonisé, de la femme par l’homme, de l’enfant par le père, du quidam par le flic, le rond-de-cuir et les autres « serviteurs » de l’Etat.
    Si l’Arabe poursuit cette quête obsessionnelle de la dignité comme l’unique objectif de sa vie, si la fierté est, de tous les biens magiques, celui qu’il chérit le
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plus, n’est-ce pas parce qu’il vit dans un univers mental et social d’où la dignité est bannie à jamais et où la fierté n’est donnée qu’à celui qui a le plus grand pouvoir d’humilier?
    L’homme, le nez dans son mouchoir, hoquète tou­jours. Je l’écoute en silence, ne sachant que faire, tout en essayant de cacher mon émotion. Puis c’est le pas­sage à l’acte. Il faut en finir : le Mur des lamentations, ce n est pas ici...
    Je rédige une ordonnance bidon. Comment lui dire qu’on n’a pas encore inventé la pilule anti-humiliation, et que de toutes les façons elle ne serait pas auto­risée dans les pays arabes ?...
Misère

    « Docteur, j’ai mal à la tête. »
    Son safsari[2]’ est si troué, si sale... Elle a aux pieds des sandales en caoutchouc bleu, son tatouage sur le front dit son origine, sa misère, son ignorance.
    Je l’examine. Tout est en ordre. Je n’ai pas besoin de lui tirer les vers du nez. Seigneur, que les gens ont donc soif de parler, d’être écoutés ! Un reste de pudeur la fait tourner autour du pot, puis c’est l’aveu.
    « Docteur... Si vous saviez, mon mari a été chassé de l’usine après un accident. J ‘ai quatre enfants. Nous vivons à six dans une chambre... Au pain et à l’eau presque tout le temps. C’est qu’avec trente dinars par mois[3] !
    Incrédule, je la reprends
    — Trente dinars.., allons, vous exagérez.
    — Sur la tête de mes enfants, Sidi docteur... Rien que trente dinars. » J’ima g me cette femme harassée par les quatre affamés; il faut unp antalon au petit, il ne va quand même pas aller les fesses nues, mais où
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trouver l’argent du charbon pour le quanoun[4], et le pain ne va-t-il pas augmenter ? Comment résoudre la quadrature du cercle et comment une telle femme n’aurait-elle pas mal à la tête? Le chiffre me trans­perce. Trente dinars, c’est à peu près mon budget mensuel en journaux et hebdomadaires! Maudite femme! Non seulement elle me pose un problème sans solution, mais de plus elle me culpabilise. Je lui aurais bien refusé d’un geste noble le prix de la consultation, mais nous sommes en hôpital et ma prestation est gratuite.
    Je fais une longue prescription de vitamines à des doses importantes et je lui dis d’en donner aux petits. Ils sont sûrement dénutris, et mal réveillés en classe. Je la chasse presque. Trente dinars pour six personnes. Dire que je trouve mon salaire dérisoire !
    Je reviens à mon bureau et je m’assois, accablé. Quand est-ce qu’ils inventeront la pilule anti-misère?
Frustration
    « Docteur, j’ai mal à la tête. »
    Elle n’a que 18 ans. Elle est jolie malgré ses hardes.
    L’examen est strictement normal. Elle aussi ne demande qu’à parler.
    « Mon père me séquestre. Il ne veut pas que j’étudie, que je travaille, mon frère aîné me surveille,je suis la bonne à tout faire. Alors, je fais des crises, je cogne ma tête contre le mur. Quand je hurle trop, ma mère m’asperge avec un seau d’eau froide. Après chaque crise, je reste prostrée plusieurs jours, avec cet horrible mal de crâne comme seul compagnon. »
    J’ai toujours été frappé par la fréquence des troubles psychosomatiques chez les femmes, et pour cause. Dans notre société, ce n’est pas le cheval qui est la plus belle conqête de l’homme, mais la femme. Certaines « privilégiées » se débrouillent pour naître à la
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    fois femme et ouvrière qui plus est, tout en appartenant à une minorité ethnique souffre-douleur de la majorité! Allez vous étonner après cela qu’elles four­nissent le gros contingent des affligés de la céphalée. Quand elles expriment ce malaise de tout leur être toute cette souf rance, la science médicale (masculine) a pour elles un diagnostic fin prêt : hystérie. Ce terme péjoratif est aujourd’hui synonyme de simulation, de mensonge... de féminité... Ô racisme, quand tu nous prends ! Certes, notre pays à de quoi être fier, en ce qui concerne l’émancipation juridique des femmes, mais entre l’émancipation dans la loi et l’émancipation dans la vie, il y a encore un gouffre immense.
    Des centaines de femmes ont défilé dans mon bureau. Elles m’ont paru ligotées, prisonnières, non par l’autorité d’un code juridique aboli depuis plus d’un quart de siècle par Bourguiba, mais par des liens autrement plus redoutables car moins visibles : l’autoritarisme du mari, l’absence d’autonomie, l’esclavage familial, la mésentente à l’intérieur du cou p le. Ajoutez à cela l’effarante pauvreté de toutes ces femmes des faubourgs de Tunis et vous aurez une explication plausible de ce terrible mal de tête dont elles souffrent presque toutes. Mais il y a pire. Il y a le tabou des tabous... La sexualité subie et non vécue. Je n’aborde que très exceptionnellement ce point, et pourtant il est là, tapi au fond de leur être meurtri.
    Comment peut être vécue la sexualité, par les fem­mes, dans notre société arabe, quand le terme « faire l’amour » signifie aussi dans le parler courant domi­ner, arnaquer, écraser, soumettre et surtout humilier?

    J’ai la question au bord des lèvres. Mais je laisse tomber. A quoi bon, et que puis-je leur apporter? Peut-être certaines avaient-elles la même question sur le bout de la langue et, elles aussi, effrayées et découragées, ont-elles préféré continuer à se taire?
    Je prescris à la fille un antidépresseur, en me disant que je lui prescrirais volontiers une pilule de liberté... Je la raccompagne à la porte, ,en me disant: avec toutes ces bonnes femmes, on n est pas près de ma
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quer de travail. Il me faut songer sérieusement àni installer à mon compte. Ah! les belles villas en perspective!

Aliénation
    « Docteur, j’ai mal à la tête.
    — Tiens, je l’aurais parié! » C’est qu’avec l’habi­tude, je vois venir les maux au premier coup d’oeil. Une femme encore jeune, jolie, habillée à peu près correctement. De quoi pourrait-elle se plaindre, sinon de la migraine? Examen normal: passons. Son histoire me fait rire. Une note d’humour dans cette interminable litanie de misère, c’est toujours cela de gagné. Mademoiselle a mal à la tête depuis qu’elle aime. Suit une histoire très compliquée d’amour impossible avec une foule de jaloux qui empêchent les tourtereaux de convoler en justes noces, une cascade d’intrigues àrebondissements.



    Je l’écoute fasciné, car j’ai vite réalisé qu’elle vivait un amour type feuilleton égyptien, ce genre qui a lassé tous les Arabes à l’exception des responsables des programmes (plutôt irresponsables) de nos télévisions. La fameuse formule « la religion est l’opium des peuples » est à revoir impérativement au profit des séries cairotes. Ce qui me frappe, c’est la perfection de l’identification à l’héroïne-eau-de-rose, habituée de ce genre de navets où immanquablement une riche aime un pauvre (à moins que ce ne soit l’inverse) et puis vas-y que je te refuse le mariage, pour te marier à un homme plus âgé, mais « convenable », etc. (voir la suite à la télévision de Tunis, d’Alexandrie ou d’Amman cette semaine, ou l’année prochaine).



    En y repensant, je me dis qu’il n’y a là rien de très amusant: Dans les bidonvilles, ils ont tous la machine à illusion. Ils voient les grosses voitures, les fauteuils moelleux. Les servantes se montent le bourrichon, comme les bourgeoises, ajoutant à leur malheur vrai des raisons factices d’être encore plus malheureuses. Il n’y a pas que la vie misérable qui donne mal à
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la tête: une culture de pacotille y aide grandement.



    Naguère, on voyait partout un slogan publicitaire vantant les prodiges d’une marque d’essence (c’était l’époque de la vitesse autorisée) : « Mettez un tigre dans votre moteur. »



    Une main arabe inspirée avait ajouté sur l’affiche, avec ô combien de raison : « A quoi bon, si vous avez un âne au volant? »



    Chaque fois que je passe devant un téléviseur et que je réalise les capacités prodigieuses de cet appareil pour cultiver, libérer, aider l’homme, je me rappelle cette pub et son additif spontané.



    Eh ! oui, à quoi bon bénéficier d’un tel prodige, s’il y a...



    Urgent : mettre au point une pilule antitélévision.





Ecologie ! Ecologie!



    « Docteur, j’ai mal à la tête. »



    L’homme paraît pourtant solide, et l’examen est absolument normal. L’origine de sa migraine est simple, elle a pour nom : bruit; à l’atelier et chez lui.



    Le bruit, ce toxique des toxiques, je l’ai plus d’une fois retrouvé lors de l’interrogatoire. Certains vous le jettent à la figure d’emblée avec une agressivité qui en dit long sur eut souffrance.



    Les pays arabes sont certainement parmi les plus bruyants au monde. Les klaxons vous écrasent les tympans, la télévision du voisin vous martèle le crâne, les ateliers d’usine paraissent spécialement conçus pour un maximum de bruit. Les humains participent à la cacophonie du mieux qu’ils peuvent. A l’hôpital, j’ai un mal de chien à faire admettre aux infirmiers de ne pas s’interpeller en hurlant. Comme ils font la sourde oreille, c’est moi qui me mets à hurler pour leur intimer l’ordre de ne pas hurler... Quand les malades s’en mêlent pour demander silence en vociférant à leur tour, la situation devient franchement cocasse, et vous décidez de remettre au lendemain votre décision de démissionner tout en partant d’un

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DÉTRESSES QUOTIDIENNES

éclat de rire sonore. Situation identique à la poste, à la douane, à la gare. L’été, le monde arabe passe au tam-tam. Mariages obligent. Alors, allez trouver le sommeil entre le concert des noces de la petite dernière des voisins, le solo de derbouka[5] de l’insomniaque d’à-côté et la disco-partie pour fêter le bac du grand bou.. tonneux d’au-dessus.



    Nous sommes devenus un peuple hurleur, klaxonneur, derboukeur, gesticuleur, tapageur, de vrais spécialistes du bruit en tout genre et en tous décibels. A ce fait, il y a certes plusieurs explications : notre tempérament à la fois bédouin et méditerranéen, l’encombrement des villes et j’en passe. Mais j’en ajouterais un autre la volonté politique. Tout peuple a besoin de pain et de jeux, comme on le sait. Il faut donc bien ànotre frustration un exutoire, surtout en saison chaude. Donc, qu’ils hurlent dans leur micro leurs chansons tristes, du moment que cela leur fait croire qu’ils sont en fête ! Alors qu’ils ne sont que les dindons de la farce. Faudra-t-il bientôt adjoindre des boules Quiès à toute ordonnance ?



    A la pollution par le bruit et le gaz des voitures, se surajoute un autre facteur tout aussi grave : l’entassement. Quelqu’un a dit très justement que les humains ont ceci de commun avec les pommes de terre qu’ils pourrissent tout aussi vite quand on les empile les uns sur les autres.



    Or nous sommes empilés les uns sur les autres, et la « pourriture » des humains a pour symptômes malaise, tension nerveuse, stress, céphalées, bref souffrances.



    Ces divers facteurs peuvent se surajouter et leurs effets se multiplier. Les cages à poules champignonnent. Imaginez l’état psychologique de familles maghrébines, donc bruyantes car ayant beaucoup de jeunes, suspendues les unes sur les autres, dans ces clapiers où aucune isolation n’a été prévue (trop

ARABES, SI VOUS PARLIEZ…

chère), et, dites-moi, quelle vie peuvent espérer ces gens? Oui, la maladie psychosomatique a un grand avenir dans nos pays : curieux que les architectes et les promoteurs ne demandent pas encore de commissions et une ristourne aux neuropsychiatres! A moins que ces derniers ne leur aient déjà graissé la patte sans que je le sache. Auquel cas j’exige ma part et réparation...



    Dans toutes les villes arabes surpeuplées par la surnatalité et par l’exode rural, les gens sont malades de frustration, d’agressivité, d’humiliation. Ils sont mal dans leur peau, car ils vivent dans des structures sociales étouffantes, stérilisantes, décourageantes. Ne peuvent survivre dans cette jungle ou règnent l’argent, le passe-droit, la pistonite, la gabegie, l’absence de conscience professionnelle, que les membres de cette bourgeoisie qui a fleuri durant la dernière décennie des indépendances comme une plante vénéneuse et dont on dira un jour qu’elle fut, non la plus bête, mais la plus vulgaire du monde. Chez nous, les rapports humains sont avant tout régis par la force et l’argent. En plus, nous sommes écrasés par l’affairisme et l’au­toritarisme, le trafic d’influence et l’injustice.



    Certes, il est illusoire de croire qu’un urbanisme intelligent et humain, un cadre de vie physique protégé, des relations humaines pacifiées et un niveau de vie et de culture décent feraient disparaître, zpsofacto, les désordres nerveux. D’autres sociétés plus développées n’ont pu en venir à bout, et le mythe « homme sain dans une société saine » a souvent accouché des plus hideux totalitarismes. Mais, entre courir le mythe dangereux et accepter une réalité pathologique et pathogène entretenue par des comportements, des intérêts catégoriels sordides, une épaisse inconscience, il y a un gouffre, et un champ immense de travail et de réflexion.



    Un proverbe arabe dit : « Trop de malheur finit par faire rire. » Alors rions de cette bourgeoisie grossière et vorace, sans charme ni discrétion, que le mal-déve­loppement a sécrétée partout dans le tiers monde, et dont nous possédons d’un bout à l’autre de l’Arabie,

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DÉTRESSES QUOTIDIENNES
de l’Atlantique au Golfe, de sacrés échantillons.
    La chute, je l’emprunte à Tahar El Fazaa et Slaheddine Triki[6]. L’histoire est trop belle pour ne pas être vraie.
    Une grosse bourgeoise arabe aux cheveux teints, portant une fourrure imitation, descend de sa luxueuse voiture étrangère. Elle est en train d’orner de tout le clin9Uaflt son énorme villa (arabesques, toit de chaume, taïences sur le mur extérieur, etc.). Aujourd’hui, elle veut mettre la dernière main à la décoration. Impériale, elle intime l’ordre au vendeur:
    « Des plantes, des plantes, je veux des plantes.
    — Mais lequelles, madame?
    — Peu importe, ce que je veux, c’est des plantes à la dernière mode! »

LA QUESTION INTERDITE



Pourquoi sommes-nous sous-developpés?



    Aussi ahurissant que cela puisse paraître, cette question clé n’a jamais été correctement posée, et encore moins sérieusement discutée. Elle est certes sous-jacente à tout le débat idéologique en cours dans nos sociétés depuis la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire depuis cette fameuse Nahda ou Renaissance arabe.



    Mais observez comment, à peine la question esquis­sée, on passe tout de suite à la réponse : il faut revenir à la « vraie » religion, embrasser le « vrai » marxisme, adopter la « vraie » modernité, etc. La « vraie » question reste, en fait, en suspens, certains allant même jusqu’à lui dénier toute pertinence. Sous-développés par rapport à quoi, questionnent-ils ? Par rapport à la pollution japon aise, à son taux de suicide d’enfants, àl’alcoolisme français, à la violence américaine, au formidable taux de névroses, psychoses, divorces, suicides des peuples occidentaux, à leur dénatalité, à leur famille nucléaire, voire monoparentale, à une civilisation de loisirs abêtissants avec ses Disneylands, tous les mêmes en Amérique, au Japon, bientôt en France ?
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ARABES, SI VOUS PARLIEZ…

    Or, la réponse est simple:



    Nous sommes d’abord sous-développés par rapport à ce que ces sociétés humaines plus avancées ont su réaliser: une espérance de vie plus longue, une meilleure gestion des richesses et de la matière grise, une créativité qui semble s’emballer chaque jour davantage.



    Nous sommes sous-développés par rapport aux objectifs communs à toute l’espèce, à Cet horizon lointain d’une humanité désaliénée et pacifiée, et vers lequel les peuples avancés ont marché d’un pas plus vif que nous.



    Nous sommes sous-développés par rapport à nos propres ancêtres qui surent créer, à partir une vaste synthèse, une des grandes cultures de leur temps, et qui ne se sont pas cru obligés de vivoter misérable­ment sur le le g s de leurs anciens ou d’embrasser servilement les cultures dominantes de leur époque.



    La question n’est cependant pas d’argumenter ces évidences, elle est bien de savoir comment nous en sommes arrivés là... Comment une antique (et si jeune) nation, dominatrice, créatrice, féconde, qui a donné au monde Avicenne, Averroès, Hallaj, Ibn Arabi, Ibn Khaldoun, et j’en oublie, est devenue si stérile, si dominée, si vaincue culturellement ? Et économiquement.



    Plus nous émergerons du sous-développement, àl’instar d’un mala e qui sort d’une encéphalite, plus nous recouvrerons notre lucidité, et moins on passera du constat à la solution magique et aux excuses. On s’arrêtera longtemps sur les causes de cette catastrophe culturelle. Je formule l’hypothèse que les historiens, économistes et sociologues arabes de la fin du XXe siècle et du début du XXIe débarrassés de la phraséologie produite par un esprit encore largement contaminé et malade, se pencheront avec une rigueur scientifique sans faille sur la grande question : mais qu’est-ce qui s’est passé pour nous à partir du XIIe siècle, voire avant ? J’imagine qu’ils ne s’arrêteront pas àla grande explication e ‘esprit léthargique: «à

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LA QUESTION INTERDITE

cause de l’éloignement de la vraie religion », ou àcause de ces « maudits colonisateurs », et que leurs débats tourneront autour d’autres hypothèses et d’au­tres problématiques.



    On reviendra d’abord à Ibn Khaldoun : les civilisa­tions sont mortelles, mais comment dégénèrent-elles? Comment et pourquoi avons-nous dégénéré ? L’affai­blissement de l’esprit de clan, de l’esprit guerrier? Soit, mais y a-t-il eu d’autres mécanismes ? Connais­sant, de par mon métier, le formidable fardeau géné­tique qu’entraîne la consanguinité chez nous, je serais tenté d’avancer l’hypothèse que les tribus bédouines, fer de lance de nos conquêtes, ont peut-être perdu beaucoup de leur vigueur à cause de ce facteur, mais il n’y a pas qu’une vision biologique de la catastrophe. Plusieurs autres niveaux de lecture peuvent être esquissés.



    Lecture économiste: structures de production archaïques et dépassées, déplacement du centre éco­nomique du monde vers les nouvelles routes atlantiques.



    Lecture éthologique : comme les espèces animales, les sociétés humaines ne sauraient s’accroître et s ‘étendre indéfiniment. Elles créent automatiquement les conditions de leur autolimitation, en faisant lever par exemple autour d’elles des ennemis régulateurs. La catastrophe serait alors, non un accident, mais une fatalité qui frappera demain ceux qui nous dominent aujourd’hui.



    Lecture moralisatrice : perte du sens de l’effort, avachissement dû à un excès de raffinement, goût prononcé pour le confort et le repos après les grandes épopées.



    On pourrait continuer longtemps à glisser les tentatives d’explication. Probablement la catastrophe est-elle le résultat de paramètres multiples, chacun d’entre eux étant affecté d’un coefficient x ayant joué d’une façon y dans des conditions elles-mêmes variées. Aussi suis-je dubitatif quant à la possibilité de résoudre un jour l’énigme. Encore faut-il que le pro-

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ARABES, SI VOUS PARLIEZ...
blème soit posé et non éludé. Reste que parmi tous ces paramètres interagissant d’une façon très complexe, j’en isole un qui me paraît avoir été déterminant : le drame de la liberté.





L’action et la réaction



    Nous avons été, et nous restons d’abord et avant tout une culture du non-dit: répression, censure, autocensure, langue de bois, mensonge par omission, dénégation, falsification, refoulement, etc., autant de techniques utilisées, et avec quel succès, pour que le non-dit le demeure.



    A bien y réfléchir, on se dit qu’il n’y a là que du très banal et que, de plus, il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Crier au scandale, c’est faire preuve, soit de mauvaise foi, soit de naïveté. Toutes les sociétés ont expérimenté, à un moment ou un autre, ce refus bougon de se débarrasser de tout un carcan idéologique et struc­turel, faisant taire avec violence toute résistance. Que l’on pense à l’Occident de l’Inquisition et de toutes les réactions dont certaines ne sont pas si vieilles. Toutes les sociétés ont dû, néanmoins, un jour ou l’autre, franchir le Rubicon, s’accommoder de ce non-dit, voire en faire la matrice de multiples renaissances, d’une nouvelle orthodoxie.



    Ce Rubicon, nous ne l’avons pas encore franchi. Certes, il faut d’abord qu’une société élabore sa vision du monde, codifie son expérience, et s’y tienne. Farouchement. Maintenir cette structure d’équilibre est pour elle, en dépit de tout dysfonctionnement, une question vitale. Il appartiendta à une certaine forme d’esprit, qu’on qualifiera si on veut de réactionnaire, de se faire le chien de garde de la demeure, mais le monde bouge au sein et en dehors de la structure et le déséquilibre, le désordre, le délitement, la mort, même si elle doit être suivie par une renaissance, pointent. Du coup, répression-censure, autocensure, an ue de bois, mensonges par omission, dénégation, refoulement, etc. s’élaborent comme tech-
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LA QUESTION INTERDITE

niques permettant de maintenir l’équilibre menacé.

    Ces efforts s’avéreront pourtant insuffisants. Aussi faut-il une autre forme d’esprit pour gérer le chaos et le désordre créateur. Le drame de la société arabe serait-il d’avoir donné toujours la priorité au frein sur l’accélérateur?



    Or, il n’y a pas de création sans liberté, c’est un truisme; voyons comment cela fonctionne et pour­quoi, en ne le faisant pas fonctionner chez nous, nous avons dégénéré.



    Il y a quelque chose de proprement fascinant dans l’activité de l’esprit en sa forme occidentale. Il accumule, détruit, reconstruit, à une vitesse vertigineuse, une quantité incroyable d’informations. C’est un vrai jeu de massacre, mais qui permet d’avancer, et quelle avance!



    L’esprit pèse les étoiles, sonde les cratères noirs des astres, détermine les caractéristiques des quarks, des quasars et des pulsars, spécule sur l’âge de l’Univers et sur la structure des cellules humaines. Dans le domaine des sciences humaines, la révolution est, là aussi, permanente. Discussion permanente sur la psychanalyse, le marxisme, la linguistique, la psychiatrie, etc.



    Le désordre est ici loi, le foisonnement, la caractéris­tique, l’évaluation critique, une espèce de sélecteur culturel qui élimine sans cesse les idées faibles, débiles, non viab1es. En comparaison du marais stagnant de notre pensée arabe, c’est l’océan en tempête.



    Bien sûr, il n’en a pas été toujours ainsi. Que l’on se souvienne de la scholastique et de la férocité de Galilée, raillant tous les adeptes aveugles, sourds et sans voix de la sainte Bible (où tout est écrit) ou du grand ancêtre Aristote. Ces docteurs de la foi et de l’héritage que Galilée a immortalisés dans ses dialogues, ces fiers porte-drapeaux de la fonction conservatrice de l’esprit ont perdu la bataille. Ils ont fait monter Giordano Bruno sur le bûcher, emprisonné Galilée, réduit Des-cartes à l’état de réfugié, craché abondamment sur Darwin, mais ils ont perdu. Et ce n’est pas seulement la

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ARABES, SI VOUS PARLIEZ…

science qui s’est developpée en Occident, mais toutes les formes de pensée et de création philosophie, sciences humaines, arts, etc.



    Cette bataille où l’esprit s’affranchit de trop pesantes certitudes magiques, nous, Arabes, l’avons livrée, mais l’avons perdue. Hallaj le mystique mésopotamien crucifié, les rationalistes Ibn-el-Mougafaa et Abdelhamid El Kateb massacrés par ordre des califes de Damas ou Bagdad, le grand Averroès exilé d’Espagne au Sud marocain n’ont pas été les marchepieds dela libération, mais les martyrs de l’échec. Cet échec, nous en payons aujourd’hui encore le terrible prix.


LE GAULÉE DE L’ISLAM



Souvenons-nous Averroès naît à Cordoue en 1126 et meurt à Marrakech en 1198. Il est sans conteste le plus haut philosophe du Moyen Age chrétien et musulman.



    Etait-il « simplement » un brillant commentateur d’Aristote ou utilisa-t-il le grand nom grec pour faire passer nombre de ses idées à lui? J e dois dire que rien dans ses commentaires n’interpelle la curiosité d’un Arabe du xxe siècle. Là, par contre, où celui-ci va tendre l’oreille, c’est quand Averroès se met à vouloir concilier la sensibilité et la raison, la foi et la science, la religion et la liberté. Tiens, tiens, déjà ce fameux débat ! Il faut dire qu’il est, neuf siècles plus tard, toujours au centre de l’équation culturelle arabe.



    Pour avoir « timidement » revendiqué le droit àl’interprétation des dogmes, pour avoir valorisé la raison et démontré en quoi celle-ci ne pouvait que renforcer la foi, mais en la débarrassant de ses scories (anthropomorphisme, irrationalité, illogismes, etc.), Averroès finit rejeté et persécuté.



    Pourtant, il n’est pas, loin s’en faut, un scientiste extrémiste. Il est certes le défenseur de la raison, tout

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ARABES, SI VOUS PARLIEZ…
en sachant lui reconnaître les limites inhérentes, dit-il, tant aux capacités de l’homme qu’à l’objet de sa quête (la connaissance totale). Mais ces balises repérées, il n’est rien qui puisse lui être soustrait. C’était de toute façon trop peu pour les théologiens et autres vieux turbans.



    Averroès fut attaqué par les tenants de l’orthodoxie étroite. A l’instar de Gaulée quelques siècles plus tard, il connaîtra l’opprobre, l’exclusion, l’exil.



    Ce qui fascine chez Averroès, ce n’est pas tant sa « modernité », mais bien le fait qu’il n’ait eu aucune descendance dans sa propre culture. On cherchera en vain des élèves, des continuateurs, des commentateurs.



    C’est l’Occident qui va s’en emparer, s’en enrichir, en faire l’un des piliers invisibles de sa connaissance. Les juifs d’abord en feront leurs choux g ras. Isaac Albalag reprendra, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, la démonstration d’Averroès en essayant, lui, de réconcilier Thora et philosophie. Le Provençal Levi Ben Gerson (1288-1344), Elje del Medigo (mort en 1493 à Padoue) seront eux aussi de bons élèves israélites de celui que l’Islam établi avait dénigré et persécuté.



    A l’instar de leurs confrères musulmans, les théolo­giens dogmatiques de la faculté de Paris rejettent en 1270 (comme ceux d’Oxford en 1277), les thèses d’Averroès. Les disciples français de ce dernier, Sieger de Brabant et Boece de Daue, sont condamnes à dire que ces choses sont vraies selon la philosophie, mais non selon la foi catholique, comme s’il existait deux vérités contraires...



    Malgré cette condamnation, le virus de la rationalité est là, bien implanté : Marsile de Padoue (1328), Paolo Venoto (1408), Alessandro Achilini (1512) sont autant de porteurs sains, transmettant de siècle en siècle cette idée simple que l’homme se doit de penser et pas seulement de croire.



    Certes, l’aristotélisme-averroïsme finit-il lui-même par devenir un dogme antidogme, et il faudra toute la

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LE GALILÉE DE L’ISLAM


rage caustique d’un Gaulée pour libérer la raison et de la Bible et d ‘Aristote ; mais les jalons seront posés. Les fruits de ce qui nous paraît une évidence, le droit de raisonner, que cela pi aise ou que cela ne plaise pas, que cela cadre ou ne cadre pas avec le savoir soufflé par Dieu, ces fruits mûriront, mais pas sur l’arbre de la culture arabe.



    Ce destin tragique d’un homme sans postérité intel­lectuelle est curieusement celui d’un autre grand arabo-musulman : Ibn Khaldoun. Avec lui, l’histoire cesse d’être une hagiographie, une mythologie, pour devenir une science. Est-ce les jugements peu amènes de cet Arabo-Berbère, tant sur les Arabes que sur les Berbères, ou l’évident matérialisme de son analyse ~ui le feront jeter aux oubliettes ? Les deux sans doute.



    Comme pour la dépouille de Ramsès Il, il faudra attendre les archéologues occidentaux du savoir, au xIxe siècle, pour exhumer et nous rendre notre éminent historien dont la statue, de facture occidentale, trône aujourd’hui au coeur de Tunis, sa ville natale ion g temps oublieuse. Je dirais même qu’une partie de l’admiration qui lui est vouée aujourd’hui est factice, car empruntée aux Européens, et en tout cas Ibn Khaldoun, comme Averroès, n’a toujours pas d’élèves arabes dignes de ce nom.



    Le pire, c’est que neuf siècles après Averroès, le choix douloureux entre croire et raisonner n’a toujours pas été opéré. Averroès avait voulu couper la pomme en deux, proposer à la culture arabo-islamique un moyen terme, un espèce de modus vivendi où chacun vaquerait à ses occupations. Mais les théo­logiens d’hier et d’aujourd’hui ne sont p as que les gardiens de la foi. Ils sont aussi à la solde de tous les pou­voirs, même quand ils ne veulent ~as incarner directement le pouvoir. Ils sont moins les gardiens de la f61 que ceux de la loi. Bondieuserie côté pile, politique côté face. Or raison rime avec liberté, foi avec autorité.



    Oh! bien sûr, j’entends déjà crier au scandale! Pour nos docteurs de la foi, tout a été dit une fois pour

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ARABES, SI VOUS PARLIEZ…

toutes dans le Coran, et les Aristotes de notre héritage sont des Intouchables. Nous avons, à la différence de « ces pauvres chrétiens », une « religion de progrès ». Il n’y a qu’à lire le Livre de Dieu pour trouver toutes les découvertes de la science passée et à venir...



    Mais ne perdons pas de temps à discuter avec eux. Plus intéressant serait l’argument selon lequel les quatre premiers siècles de l’Islam ont été une époque d’intense création et ce à l’abri, si l’on ose dire, de l’islamisme triomphant.



    Exact. Oui mais, cet Islam des premiers siècles était bel et bien la révolution. Il était la pensée créatrice dans toute sa luxuriance. La nouvelle vision du monde qu’il introduisait avait en elle une richesse certaine, qui a il ait de ce fait occuper longtemps l’esprit et permettre, dans le sillage de sa créativité joyeuse, toutes les manifesta­tions de la culture. Puis... cela s’est épuisé. La pensée de liberté est devenue dogme et nous avons foncé tête baissée dans la catastrophe. Cet épuisement des forces vitales d’une religion, d’une idéologie, d’une forme d’art, constitue certainement l’une des lois les plus intangibles de ce monde des idées, qui m’a toujours p a ru doué d’une vie, d’une autonomie des règles de fonctionnement qui lui sont propres, et dont l’écologie, à l’instar de celle des êtres biologiques, reste à écrire.



    Nous savons aujourd’hui que toute pensée devenue pouvoir sécrète ses propres anticorps. Elle dessine ses limites, met en place les mécanismes de sa propre fln, commence à mourir dès l’instant où elle commence à vivre.



    Laissons de côté pour le moment cette lecture bio­logiste de la structure de la vie de l’esprit pour poser ce problème aux historiens, philosophes, sociologues, psychologues arabes du xxle siècle. Pourquoi et comment se fait l’épuisement vital, quand et pourquoi cela est-il arrivé chez nous ? Ou encore, pour uelles raisons très précises avons-nous perdu « la bataille de Gaulée », et de ce fait sombré dans la bêtise, l’aliénation, et la stérilité?



    Par quels mécanismes totalitaires ultraperfection-.


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LE GALILÉE DE L’ISLAM

nés, la p ensée conservatrice a-t-elle triomphé?

Jusqu ou raut-il remonter pour chercher les germes du conservatisme ? La bataille de la liberté fut-elle déclenchée trop tôt, ou trop tard ? Quels accidents fortuits ont-ils annulé ou fait avorter les prémices du renouveau ?



    Toutes ces questions doivent être posées, et soigneusement étudiées. Et pour cause, nous sommes peut-être aujourd’hui à un carrefour tout aussi dangereux qu’il y a dix siècles. La liberté est partout en danger. Les vieux ennemis sont toujours puissants et ils n’ont aucune raison de désarmer.



    Quelle que soit l’explication, le fait est certain. Quand une société — et ce fut le cas de la nôtre — pour une raison ou une autre, met les freins, elle n avance plus. Dès l’instant où elle n’avance plus, elle recule par rapport à ceux qui ont desserré les leurs et mis la liberté aux commandes.



    Aussi, si nous voulons avoir un avenir, dans ce monde fascinant des idées qui nous gouverne d’une façon si étrange, la devise doit être:



    Que meure cette pensée dogmatique et stérile qui arrête pas de tourner en rond et de se mordre la queue depuis plus de dix siècles, que naissent et rivalisent mille et mille conceptions du monde projets de société> écoles d’art, de littérature et de sciences I Que la liberté souffle sur notre monde musulman pour qu’il ait encore une chance de participer à l’épopée de l’esprit, à la civi­lisation du futur!



    La liberté des idées n’est bien sûr qu’une forme de la liberté politique. Aussi sommes-nous ramenés à la question du pouvoir.

S’il est une question théorique qui mérite d’être débattue, c’est bien celle de savoir pourquoi nous avons échoué à travers notre histoire à mettre en place le pouvoir-fonction, pour subir toujours le pouvoir-privilège.



    Nous savons bien maintenant, par expérience, àquel p oint le système du parti unique entraîne la demobilisation civique, déresponsabilise, aliène,

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ARABES, SI VOUS PARLIEZ…
bloque ou élimine les meilleurs, favorise la médiocrité et crée ou accentue finalement les conditions du sous-développement.



    Mais quel est le rôle, dans cette tyrannie du do g me unique, parti unique, homme unique, que nous subissons depuis des siècles, de notre conception du ciel, du monde ? Pourquoi et comment les diverses tenta­tives de mettre au point ce pouvoir-fonction ont-elles échoué? La matrice de toute tyrannie n ‘est-elle pas incluse aussi au sein même de ce que nous tenons pour le plus sacré . la religion?



    Par-dessus tout, ces facteurs négatifs vont-ils être contrebalancés par ces processus de dédifférenciation-autonomisation des structures sociales observées de nos jours, et de ce fait la démocratie pourrait-elle simposer? Ou bien passerons-nous d’un système pyramidal à un autre, auquel cas à quoi devrions nous imputer notre incapacité à nous organiser en réseau horizontal de cerveaux autonomes et créateurs?



    Des processus complexes sont en branle, et ces processus nous ne les maîtrisons que faiblement. Nous les connaissons aussi à peine. Le propre de notre pensée a été toujours de vouloir refuser de voir les problèmes ou de vouloir apporter des solutions à des problèmes non analysés et non compris. Commençons d’abord par étaler au grand jour les vraies questions, et le premier pas vers la liberté, c’est-à-dire vers la vraie renaissance, sera esquissé.

LE SOUS-DEVELOPPEMENT



Comment se fait-il qu’avec des cerveaux qui, individuellement, peuvent se comparer à ceux contenus dans les crânes européens, américains ou japonais, et sont donc théoriquement aussi performants et imagi­natifs, oui, comment se fait-il, dis-je, que nous nous soyons débrouillés pour être une des nat ions histori­quement les plus stériles?



    Et surtout ne venez pas crier au blasphème! Regardez autour de vous, et citez-moi le nom d’un seul objet de ce siècle, le nom d’une seule école de pensée, de science ou d’art que nous ayons créés.



    A la question fondamentale: pourquoi sommes-nous sous-développés? ce ne sont pas les réponses qui manquent.



    Ne théorisons pas (plus). Regardons seulement autour de nous pour mieux saisir ce qui nous est arrivé, ce qui nous arrive.



    Soit une société à l’autre bout du monde, il y a un siècle. Elle est pauvre, moyenâgeuse, menacee — sous-développée, dirions-nous aujourd’hui.



    Pourtant la voilà, victorieuse en 1905 de la Russie tsariste à Port-Arthur, impériale, impérialiste. La voilà

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qui se modernise à pas forcés, qui entre dans le siècle p a r la grande porte. Détruite en 1945 par ses rivaux les plus dangereux, la voilà qui se relève du choc ato­mique pour vaincre ses maîtres, sur le seul vrai champ de bataille, l’économique, et pour devenir là deuxième puissance technique du monde.



    Pourquoi? Quel est le secret de sa réussite? Qu’est-ce qui a fait qu’elle a réussi, là où nous avons, nous, si lamentablement échoué ? A cette question, il y a de nombreuses réponses, outre qu’on peut lui opposer le déni de la pertinence de la question. Pour ma part, je dirais ceci : le sous-développement ne peut être réduit comme on le fait à ses manifestations. Il n’est pas pauvreté, maladie, ignorance.



    Le sous-développement, c’est d’abord, avant tout et par définition, une mauvaise gestion de la richesse donnée au départ à toute société la matière grise.



    Dans une société, il n’y a que des cerveaux et des bras, pour créer des richesses. Plus vous en mettez dans le coup, plus vous avez des chances de vous enrichir au double sens du terme : l’intellectuel, le matériel et, pourquoi pas, le spirituel.



    Dans la société japonaise, la vraie richesse tient à la formidable concentration de cerveaux et de bras alignés sur le front de la créativité. Analysons brièvement les formes les plus apparentes de cette mobilisation de l’intelligence.





Enseignement et formation



    Au Japon, il ne reste plus que i % d’analphabètes (90 % en moyenne dans le monde arabe et 60 % en Tunisie). La quasi-totalité du peuple nippon est donc éduquée. Rares sont les élèves qui n’accèdent p as au secondaire, puis au supérieur. Ce qui semble e us étonnant, dans tout ce a (et ce qui explique les chif­fres), c’est le formidable appétit des Japonais pour le savoir et pour le perfectionnement ininterrompu de toutes les voies de la connaissance.



    Quels sont les objectifs de cette formation conti-

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LE SOUS-DÉVELOPPEMENT

nue? D’abord, il n’y a que des crétins attardés pour croire de nos jours à des contenus~pédagogiques fixes et immuables. Les vérités éterneiles en sciences, en art, en philosophie et en tout... c’est du passé, juste bon pour les dogmatiques. Aujourd’hui, le savoir est mouvement, recherche, autodépassement, remise en cause continuelle et il n’est que cela.



    La question n’est donc pi us de bourrer les crânes avec un savoir qui vieillit et qui se renouvelle (tous les cinq ans en• médecine) mais de donner aux gens les outils intellectuels qui leur permettent de réapprendre, de remettre régulièrement en question ce qui les entoure.



    Qu’en est-il maintenant du contenu?



    Une scène typiquement japonaise : des enfants passent des tests ; l’un de ces tests consiste à soulever un sac de sable particulièrement lourd. Sont admis tous les enfants qui ont l’idée de se mettre à plusieurs pour le faire.



    Tout le secret de la pédagogie est peut-être là : se grouper pour ne jamais cesser d’apprendre. L’émula­tion ? Elle ne sert pas à écremer, à éliminer, à broyer, mais au contraire à élever le niveau de chacun et de tous. Le taux de perte de l’enseignement à la japonaise est infime.



    Le système de formation des cerveaux a une autre caractéristique. On se refuse à former des spécialistes à quelque niveau que ce soit. Les Nippons ont compris qu’il n’y a pas plus borné qu’un spécialiste. Rigide, peu malléable, déconnecté, le spécialiste est un anachronisme dans une société en mutation, où la principale vertu est l’intégration sans cesse négociée avec un monde en perpétuel changement.



    L’éducation va donc viser à créer des hommes ayant la plus large culture possible, car on part du postulat (juste) que c’est parmi ceux-ci qu’on recrutera plus tard les bons spécialistes dont la société a besoin. Ici interviennent les structures de production comme relais de formation. On prend l’homme cultivé polyvalent, souple, maîtrisant une méthodologie plus

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qu’un savoir, et on le forme sur le tas pour la tâche précise. Exit donc le faux problème de l’adéquation enseignement-travail.



    Structures propres ou non à l’esprit local, ces entre­prises japonaises n’en demeurent pas moins des unités concretes et qui fonctionnent, On y entre, on y vit, et on leur donne son existence.



    Quel est le secret de l’adhésion de l’ouvrier nippon?



    Manipulé ? Soit, mais il faut tirer son chapeau àcette intelligence qui manipule. Elle a en tout cas compris ce que nos chefs d’entreprise (des orang-outangs compares a leurs « confrères » d’outre-Pacifique) n ont jamais compris qu’on ne tire rien de bon d’un ouvrier qu’on exploite, qu’on méprise. Il travaillera, certes, sous la contrainte, mais mal, et le conflit ne sera jamais que reporté.



    Donnez-lui en revanche l’impression (et, éventuellement, pas seulement l’impression) d’être respecté, écouté, compris, et vos concurrents verront le résultat. Entendons-nous bien ! Je ne vante pas le modèle japonais, car nous sommes tous devenus des modèles « parfaits » l’occidental, le bolchevique, le maoïste, le khomeïniste, et la liste n’est pas près d’être close. Il n’y a de modèle parfait que dans le monde des idées et les rêveries des idéologues. Tout modèle est imparfait par nature.



    Va donc pour l’imperfection.



    N’empêche, cela fonctionne. Les ouvriers travaillent, beaucoup et bien. Et n’allez pas parler d’une éventuelle prédisposition génétique que nous n’aurions pas!



    Tout est dàns l’esprit d’organisation. « L’esprit de méthode », comme dit Léopold Senghor. Au Japon, une chaîne entière de télévision est exclusivement scolaire et universitaire. Plusieurs fois fut avancée l’idée qu’une telle chaîne est nécessaire à notre développement en Tunisie. On a fini par nous donner deux chaînes : l’une spécialisée dans l’amour égyptien, l’autre dans la violence occidentale... La plu-


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LE SOUS-DÉVELOPPEMENT


part des pays arabes sont logés à même petit écran.



    A l’entrée de l’usine, les ouvriers japonais vont être formés dans une structure qui leur assure une sécurité d’emploi à vie. Plus vous les formez, plus ils travaillent. Plus ils ont des idées, de l’imagination et de l’initiative, et plus vite ils grimpent l’échelle. Le travailleur est supposé être un cerveau pensant, qui à tout moment peut intervenir pour suggérer la nouveauté et l’amélioration qui fera avancer l’entreprise. Et l’exemple vient d’en haut. Tout le monde est attelé à la tâche; il n’y a pas, d’un côté, les esclaves qui produisent sous la contrainte, et, de l’autre, les maîtres qui consomment dans la peur.



    Scène typiquement japonaise: un journaliste américain cherche l’adresse de M. Sony. Oui lui-même I Celui dont le nom est sur votre transistor. On lui montre un quartier, et il cherche le super-palais que l’homme devrait occuper. Erreur! L’un des hommes les plus puissants du monde habite une petite maison. Notre ami sonne à la porte. Non, M. Sony n’est pas là. Il a p ris le train de banlieue pour être à son bureau àsix heures du matin. Vous voyez un P.-D.G. arabe habitant Hammam-Lif, faubourg populaire tunisois, ou toute autre banlieue ouvrière du Caire ou de Djedda? Et prendre l’autobus? Mais la face du monde arabe en serait retournée...



    Autre scène typiquement japonaise: un dirigeant de je ne sais trop quel monstre technologique dort... un calepin sous la veilleuse. Sa femme explique il y a des fois où des idées lui viennent, comme ça, à l’improviste. Alors il se lève et note l’idée. Au Japon, tout le monde a ou cherche des idées.



    Ce gigantesque système de cerveaux en ébullition, connectés en série, me fascine, moi qui vis dans une société où tout ce qui pense est suspect.



    Et l’Etat ! Le Japon est une démocratie (couronnée, mais vraiment démocratique). Il ne l’a pas toujours été, mais depuis qu’il l’est, son rêve d’hégémonie a pu durablement se réaliser. Par l’économie et la perfection technique.


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ARABES, SI VOUS PARLIEZ


    Au sommet, l’empereur : symbole de la durée de la nation, il est au-dessus des partis. Un étage plus bas, la même organisation qu’en économie: concurrence entre les partis, obligés, sans cesse, d’inventer, d’imaginer, de s’autocontrôler pour survivre et diriger l’Etat, propriété inaliénable de tous les Japonais qui ont le pouvoir souverain, et non fictif et magique, de trancher.



    Etonnez-vous après cela que le Japon soit la deuxième puissance économique du monde capita­liste et que ces Occidentaux, dont nous sommes les satellites, qui nous méprisent, et qui ont des raisons de le faire, fassent son siège pour placer leurs dessous féminins, leurs fromages et leurs croissants... contre voitures et magnétoscopes.



    Curieusement, cette société qui inonde le monde d’objets matériels les plus divers est vraisemblable­ment l’une des moins matérialistes. La production, l’objet, l’argent ne semblent pas être des fins en soi comme les naïfs pourraient le croire. Ce ne sont que « ce par quoi » les vertus spirituelles, les valeurs morales et intellectuelles du peuple s’expriment : l’in­telligence, l’abnégation, l’imagination, le dépassement de soi, la discrète mais inébranlable fierté d’être japo­nais. Toutes ces vertus s’expriment, se matérialisent dans la bataille économique et celle-ci n’a de raison d’être que dans la mesure où elle permet justement l’expression, le maintien et le développement de ces valeurs.

    C’est là tout le secret du Japon, et c’est un secret de Polichinelle.


Retour en Tunisie



    Soit maintenant une autre société par comparaison : l’arabe par exemple, et plus précisément la tunisienne.



    Sa population est analphabète dans une proportion de 60 %, son système éducatif broie la langue du pays et rejette un peu plus de la moitié des enfants après

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LE SOUS-DÉVELOPPEMENT

l’école primaire (qui n’a souvent d’autre vertu que celle de jouer le rôle d’une garderie).



    Seulement 1 % des écoliers arabes accèdent à l’enseignement supérieur. Le contenu de l’éducation sco­laire ne vise pas à créer des hommes capables d’ap­prendre toute leur vie, ne cultive pas le sens de l’effort, du renouvellement. Il transmet simplement un savoir entièrement venu d’ailleurs, bourre les crânes, essaye de promouvoir le sens du conformisme, de l’obéissance, de la crédulité (en tous ceux qui savent). Son information est confiée à la télédébile qui a pour mission d’amuser au plus bas niveau, de jeter un voile pudique sur la vérité, de confondre information et carnet mondain, de ne jamais rater une occasion pour aliéner, abêtir, flatter.



    Qui plus est, ni l’information, ni la formation, ni l’exemple ne créent dans cette société la passion du travail, et surtout du travail bien fait, car tout le monde sait que travailler sert à gagner (péniblement) sa vie, mais que pour s’enrichir, on (les gros et les gras) a trouvé autre chose.



    Les entreprises d’Arabie ne sont ni des écoles ni des champs d’échange de réflexions, de créativité, mais des structures étouffantes d’autoritarisme stérile, où l’humain en tant que porteur d’un cerveau est bafoué, car réduit à sa seule force musculaire, d’où la médio­crité et du produit et des relations humaines au sein de cette entreprise.



    Son Etat n’est pas l’affaire de tous, mais le bien commun des clans, des groupes et des classes. Les partis ne se disputent pas l’honneur de diriger l’Etat. Et pour cause: d’un coup de baguette magique, on décrète qu’il n’y a ni classes, ni groupes, ni philosophies diverses, ni individus, mais un tout, que la patrie incarne. L’Etat, garant de la pérennité de la nation, devient la propriété d’un groupe. Et l’on oublie ce faisant qu’une société (un Etat) n’est une (un) que si elle assume et transcende les unités contradictoires qui la composent.



    Tous les autres groupes de cerveaux, c’est-à-dire les

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sonneries d’alarme, les analyseurs d’erreurs, les organes de contrôle, les émetteurs de nouvelles propositions pour l’amélioration de la marche ou la modification de Cap, en somme tous les organes légitimes et nécessaires à la bonne marche de la société et de l’Etat, sont mis hors circuit.



    D’où la déperdition sèche de matière grise et d’intelligence. Mais qui s’en soucie, puisque intelligence n’est pas la valeur suprême de cette société?



    « Hein... Vous avez dit sous-développé?



    — Oui, et j’ajouterais : ce n’est que justice. Le sous-développement, c’est comme la syphilis... Toujours amplement mérité. »

IDENTITÉ, IDENTITÉ !



L’Occident nous pose des problèmes redoutables parmi lesquels la double culture, la double appartenance imposées.



    Est-ce accomplissement, ou encore échec?



    Vis-à-vis de cette situation paradoxale d’un vieux peuple doté d’une culture ancienne et confronté à des valeurs extérieures jugées aussi indispensables qu’enva­hissantes, les attitudes se dispersent selon trois lignes de force.





La soumission



    La culture occidentale est vécue comme une fatalité, qui nous écrase par sa « supériorité » et son « avancement ». Nos propres valeurs paraissent, au mieux, folkloriques, au pire, arriérées. Le soumis est un homme toujours-du-bon-côté-du-manche. Son adhésion à la « modernité » est moins l’expression d’un choix libre que d’une honteuse désertion. On abandonne sa langue et sa culture, comme on balance sa vieille mère qu’on n’ose présenter à une fiancée moderne et cultivée. Ce faisant, le lâcheur s’attire et le mépris de la mère aban-


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ARABES, SI VOUS PARLIEZ…

donnée et celui de la fiancée cultivée, qui ne compte plus ses prétendants. Grattez tous ces occidentalisés enragés qui veulent se faire passer pour ce qu’ils ne sont pas, et vous trouvez toujours des hommes et des femmes bien peu à l’aise dans leur peau. Je sais, il y a de brillantes exceptions, au Liban, en Egypte, et même au Maghreb, mais ce sont des exceptions conflrmatoires de la règle.





Le rejet



    C’est la tentation de l’intégrisme.



    Nous sommes ici à l’autre extrémité du spectre. L’Occident est assimilé au mal absolu. Au nom d’une pureté mythique et d’un âge d’or tout aussi mythique, toutes les valeurs modernes seront rejetées d’un bloc parce que occidentales ou dites telles. Ici, romantisme et paranoïa se donnent la main pour aboutir à de véritables drames historiques. Que l’on se souvienne du Yémen fermé des imams, ou plus récemment de la folie khmère rouge dont l’anti-occidentalisme forcené mena le Cambodge à sa ruine!



    Certes, le rejet peut être plus modéré et se vouloir plus sélectif, mais ses prémisses intellectuelles sont tout aussi fausses. Il s’agit d’une attitude de rancoeur qui ne griffe que le vent. Si l’Occident est la modernité, et si la modernité est l’Histoire, vouloir rejeter l’Occident c’est vouloir arrêter le cours de l’Histoire avec une diguette. L’homme en révolte est aussi coincé dans son rejet et sa révolte que le soumis dans sa soumission.





Le compromis



    Cette attitude est adoptée le plus souvent tant par réa­lisme que par lassitude. L’Occident est bien identifié comme étrange, étranger, voire dangereux pour notre culture et ses valeurs. Hôte indésirahie mais bien trop puissant, on va essayer de composer avec lui et de sauver les meubles. Le concept tant en vogue d’enracinement et ouverture (A sala wa tafattouh), est la solution la plus élégante qui ait été trouvée à un faux problème.

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IDENTITÉ, IDENTITÉ !

N’est il pas curieux de voir à quel point notre conception de l’identité est anti-historique ? Pur diamant donné une fois pour toutes, il s’agit de le débarrasser sans cesse de toutes les scories, les impuretés et les poussières qui viendraient ternir son éclat. C’est là, soit dit en passant, la conception des racistes occidentaux (et de tous les racistes). Et c’est notre première erreur.



    L’identité n’est pas une boule de cristal parfaite. Elle ressemblerait plutôt à un mille-feuille, à une coupe géologique, ou à une poupée russe.



    Prenez une coupe culturelle du premier Maghrébin rencontré. Vous verrez, superposées, une strate basale berbère, une couche mince carthaginoise, une pellicule fine de romanité ou de byzantinie, une autre africaine, une énorme couche arabo-islamique, de nouveau une pellicule turque, puis posée par l’Histoire plus récente une dernière et fine couche venue d’Europe latine.



    Qui peut jurer d’ailleurs que ce processus d’identification est terminé?



    Qui peut dire à quoi ressemblera un Arabe, un Français ou un Zaïrois dans un ou cinq siècles?

Gageons que l’identité est un processus sans fln, et qu’elle est plus fondée sur l’intégration que sur le rejet.



    Venons-en maintenant à la deuxième erreur: Aristote dit quelque part que l’homme devant les évidences est comme la chauve-souris devant la lumière : aveugle. Reprenons les évidences ou plutôt la principale nous concernant ici, à savoir : la civilisation occidentale n’est p as la civilisation occidentale, ou p lus exactement ne l’est plus. Jeu de mot d’intellectuel?Que non! Quel homme, aujourd’hui, dans ce village planétaire qu’est devenu le monde, peut prétendre échapper directement ou indirectement à la science, à la médecine, à la technologie, aux modèles d’organisation sociale venus d’Euro-Amérique?



    Et n’est-ce pas là l’universalité ? Marx disait que toute culture est celle des classes dominantes. En fait, la loi devrait s’énoncer : toute culture est culture de la civilisation dominante.



    C’est là que le bât blesse. Ce que nous reprochons à

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l’Occident, c’est d’avoir donné naissance à une culture universelle (donc dominante.) C’est un reproche absurde, et, venant d’une culture comme la nôtre, d’une mauvaise foi aveuglante. Retour rapide sur notre propre histoire. L’islam est devenu une voie pour les hommes, non à partir de l’époque où le sécréta une tribu arabe nommée Koreich, mais à partir du moment où il a cessé d’être sa propriété. C’est le destin des grandes oeuvres: devenir le bien commun. Le bouddhisme du prince indien Gautama, dit le Bouddha (l’Eveillé), a connu expansion et raffinement, non en Inde mais loin de là, en Chine et au Japon.



    Ce même phénomène est aujourd’hui le destin de la civilisation européenne: cesser d’être locale pour devenir le bien commun. Parlons de la domination qui nous taraude tant. C’est l’Histoire, et il n’y a rien à y redire. Une des légendes les plus tenaces, colportées par les gardiens (et gardes-chiourme) de notre culture est que l’extension de notre langue et de notre religion s’est effectuée sans violence ni torts infligés aux autres peuples.



    Contresens grossier et non moins grossière falsifica­tion historique. Toute culture (la nôtre comprise) s’impose generalement par le feu et par le sang. Contre leur extmction ou leur absorption, les civilisations agressées luttent pendant des siècles. Des rapports de force s’établissent. De gré ou de force naît I a nouvelle culture. Nous sommes aujourd’hui les acteurs d’une éternelle tragédie, mais nous n’avons plus le beau rôle. Aussi sommes-nous tentés par la soumission ou le rejet. Mais c’est trop tard, nous sommes déjà marqués, et d’une façon indélébile, car cette civilisation est déjà la nôtre. Farabi le Turc et Avicenne le Persan ne devaient pas se sentir aliénés en écrivant en arabe.



    Il m’arrive encore, et ici même, de pester contre l’usage par un Arabe d’une autre langue que la sienne, mais si la civilisation occidentale, envers et contre tout, est devenue aussi la nôtre, il n’y a plus rien à quoi se sou­mettre, à rejeter, ou a vouloir concilier.



    Vous videz le bébé avec l’eau du bain, me feront


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IDENTITÉ, IDENTITÉ !

remarquer les sceptiques ; et les aigrefins d’ajouter qu’il ne s’agit là que d’une version édulcorée de la soumission. Non, car le soumis a honte de sa soumission, puisque cette culture à laquelle il s’identifie mal reste toujours vécue comme étrangère. Telle n’est plus mon attitude. C’est pleinement, spontanément, que j’adhère à tout ce que cette culture a en elle de riche, d’humain et d’universel.



    Est-ce là, me reprochera-t-on, la justification à peine déguisée d’un abandon total, d’une redditon culturelle suicidaire ? J’ai trop côtoyé l’angoisse et la misère psychologique de l’homme occidental, dans les hôpitaux d’Europe aussi propres qu’inhumains, et mesuré la détresse des habitants des grises banlieues au cours d’une assez longue pratique médicale en France pour être dupe de cette civilisation ou méconnaître ses échecs et ses impasses.



    La civilisation occidentale, pour être aujourd’hui universelle, n’en est pas moins imparfaite. J’ai personnellement horreur du disco et du porno (qui est à l’amour ce que le cannibalisme est à la gastronomie), de la pub, du fric-roi, et autres « valeurs » occidentales bien établies. Mais cette horreur diffère de celle de l’hypocrite dont la devise est notre vieux proverbe: « Mange le fruit et insulte le propriétaire. » Elle est tout simplement l’exercice de ce libre choix, qui est le propre d e tout homme libre: rejeter ceci, prendre cela.



    Et notre culture dominée, dans tout ça ? Soyons francs avec nous-mêmes ! Elle fut grande, elle ne l’est plus. Elle a atteint son maximum d’universalité et s’est gée depuis. Rien là de triste ni d’anormal. Mais reve­nons aux évidences d’Aristote pour nous y retrouver. Une de ces évidences trop oubliées est que l’esprit humain est un : les cultures en sont les diverses formes et manifestations. A travers elles il élabore l’idée en explorant toutes sortes d’hypothèses, et c’est dans la richesse de ces formes qu’apparaît le génie humain et le génie de la civilisation.



    En somme, il existe un trésor commun à l’espèce où tous les peuples amènent leurs oboles. L’un d’eux, à un

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moment de l’Histoire, trouve une pépite... et passe. Ce trésor est commun et chacun a le droit d’y puiser.



    Autre image: les diverses cultures sont comme les branches de l’Amazone, se télescopant, les unes se perdant et s’épuisant dans le néant e la jungle alors que d’autres, en crue à un moment donné, entraînent tout sur leur passage, déversent leurs eaux tumultueuses dans un gigantesque bassin. Peu importe quel bras débite le plus, à un moment donné, l’essentiel est que coule l’eau claire de l’esprit.



    L’anglais est une langue qui me permet de dialoguer avec mes amis chinois, indiens et américains. Béni soit donc l’anglais qui permet à beaucoup d’hommes de communiquer! Idem pour le français au Canada, en Afrique ou en Belgique.



    Ce n’est pas la musique de l’autrichien Franz Schu­bert qui panse les plaies de mon âme et la console depuis si longtemps qui m’est étrangère, mais l’insipide nullité de notre musique « nationale» actuelle, ni orientale, ni occidentale, ni rien.



    Ibn Khaldoun, Ibn Arabi, Mozart et Lao Tseu sont partout chez eux et nulle part à l’étranger.



    C’est dans la symbiose avec le meilleur des autres cultures, dans une nouvelle synthèse, que là culture arabe pourrait (sans complexe du vaincu assoiffé de revanche) trouver ses chances et ses raisons de se régénérer, non cette fois dans un but de domination, mais simplement pour l’honneur de participer à nouveau pleinement à l’aventure de l’esprit.


LE PIRE DES SYSTÈMES



Churchill définit un jour la démocratie comme le pire de tous les systèmes... à l’exclusion de tous les autres. L’homme, bien que symbole de l’im­périalisme britannique, donc a priori détestable, avait raison.



    Elle est le pire des systèmes à l’exclusion de tous les autres qui sont, disons, plus exécrables encore, le français ne nous autorisant p as à dire « plus pire »...



    Mais qu’entend-on par là? L’Histoire serait-elle d’abord le champ d’un « mauvais pouvoir », qui mûrirait comme le blé avant d’être tout naturellement remplacé par le « bon pouvoir », fruit de nouveaux labours?



    Au « mauvais pouvoir » — le théocratique, l’absolutiste, le despotique — l’Histoire finirait toujours par opposer la solution souveraine: le républicain, le populaire, le démocratique.



    Le pouvoir est une fonction sociale dont la nature ne dépend pas d’une quelconque évolution, mais d’un état cie fait social, économique et culturel, d’un compromis toujours instable entre des intérêts sociaux contradictoires, d’un rapport de forces. Quand ce


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ARABES, SI VOUS PARLIEZ…


pouvoir s’installe, c’est pour durer. Et pour durer, il ne recule devant rien. Mais le temps l’use, car tout pouvoir sécrète une maladie insidieuse qui, peu à peu, i e ronge jusqu’aux os.



    Tout pouvoir exprime, à un moment donné, la victoire d’un groupe social sur un autre. Le groupe économique, idéologique ou culturel vaincu se terre mais ne meurt jamais, car il est partie intégrante du corps social et il attend tout simplement l’heure de la revanche. La Syrie alaouite d’Hafez E1-Assad en est un bel exemple depuis 1970. La Syrie sunnite prend son mal en patience...



    Quant aux hommes qui croient mener la barque, et qui ne sont que le carburant de cette terrible machine-ogre qu’est le pouvoir, ils m’ont toujours fait un peu pitié.



    Le pouvoir est une drogue qu’on recherche pour se guérir d’un mai inconnu. On a vite fait de s’y accoutumer, elle a vite fait de vous détruire et on en meurt toujours « quelque part ». Cela étant, pourquoi nous faut-il d’urgence la démocratie, pourquoi sommes-nous prêts, et pourquoi devons-nous introniser chez nous «le pire des systèmes»?



    En quoi ce système est-il réellement meilleur que les autres?



    Par déformation professionnelle, j’en suis venu àconsidérer les cerveaux humains comme des batteries pouvant émettre l’énergie et la lumière. Or, on peut être effrayé par le formidable gaspillage dû à la mauvaise organisation de notre système social. Les cerveaux ne sont pas mis en « série ». La majeure partie en est réduite à ne pas émettre, en somme à être des batteries plates, volontairement débranchées et sciemment maintenues vides, l’accumulateur de charge ayant été mis sous clé et sévèrement gardé.



    Dans le système d’un parti politique, idéologique unique, la formidable puissance de conception, d’imagination, de création des cerveaux est te uite a sa p lus simple expression. Tout se passe comme si un ordinateur, capable de soupeser l’univers, se limitait à

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LE PIRE DES SYSTÈMES…


faire des additions et des soustractions à trois chiffres. De plus, seul le sommet émet sans message de rétro-contrôle, et la pyramide amplifie les signaux sans les intégrer, ou les traiter. Il y a donc une absence de boucle de contrôle, qui est dans tout système organisé l’unique garantie contre l’emballement et l’erreur grossière. Système aberrant s’il en est où la partie se prend pour le tout, le point pour la courbe, système illogique, dans un univers où tout ce qui n’obéit pas àla logique, à la norme, finit tôt ou tard par s’effondrer. Allez-vous étonner, après cela, que les nations démocratiques soient les plus développées et que l’agriculture d’un pays immense comme l’Union soviétique soit devenue un objet de risée, alors qu’elle pourrait nourrir la planète?



    La démocratie va-t-elle vraiment fonctionner chez nous?



    Il faut bien savoir qu’un système aussi complexe ne s’octroie pas, ne s’impose pas d’en haut, peut-être la « dernière ruse » du système pyramidal pour maintenir sa puissance, dans sa forme dévoyée ou simulée.



    La démocratie croît comme un arbre, dont la graine aurait germé dans un terreau adéquat. En poussant ses branches vers le ciel, l’arbre arrache les ronces ou les réduit à peu de choses. Il leur fait aussi de l’ombre. Tout est dans la vigueur de la pousse et la qualité de la terre.



    Or, soyons francs avec nous-mêmes quatorze siècles de pouvoir absolu, exercé avec quelle inhumanité, tantôt au nom de Dieu miséricordieux, tantôt au nom d’un dogme, d’une famille, d’un clan, d’un homme, n’ont pas préparé le terrain nécessaire à la fleur démocratique.



    Remémorez-vous les dernières années. Qui ne s’est pas dit « démocrate » parmi les servants du culte de la personnalité, l’adjectif fonctionnant comme une concession, plus ou moins sincère, à la modernité?



    Ne faisons pas de procès d’intention aux nouveaux démocrates parions plutôt sur leur bonne foi, et regardons maintenant autour de nous.

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ARABES, SI VOUS PARLIEZ…


    Pour que la démocratie « prenne », il faut un peuple démocratique, un peuple qui ait appris à le devenir. Est-ce le cas ? Evidemment non. A priori, on pourrait donc se croire condamnés à la dictature, à l’autocratie à perpétuité.



    La tentation est grande de baisser les bras devant une religion totalitaire, des pouvoirs totalitaires, et une nation si habituée au knout... ou plutôt au courage, le fouet des Ottomans... Mais ce serait là méconnaître le rôle des tensions externes et internes que subit la dictature.



    La pression externe n’est pas seulement exercée par l’effet de contagion, due à notre proximité, voire promiscuité, avec l’Occident démocratique. Elle tient surtout à la terrible concurrence et aux terribles défis que nous pose cet Occident. Quand on dit qu’Israèl a défait les Arabes en 1967, ou en 1973, on commet une confusion très grave. Ce que les Israéliens défont, guerre après guerre, ce sont des régimes inefficaces, inadaptés, exécrés, méprisés p ar les masses arabes.



    Pour faire face à tous les défis militaires et techniques, il nous faut soit accepter d’être perdants, soit devenir efficaces. Devenir efficaces, c’est réévaluer, remettre en cause sans cesse nos idées, nos institutions, nos hommes politiques. Relever les défis revient donc à réorganiser notre front intérieur, non dans le sens pris jusqu’ici, mais dans la direction opposée.



    La pression interne, elle, fait mouvoir de véritables plaques tectoniques sociales, mettant à mal l’édifice vermoulu de la dictature. L’augmentation du niveau de vie et d’éducation, l’irruption sur le marché du tra­vail de couches de jeunes de plus en plus instruits, sont autant de paramètres que la dictature aura de plus en plus de mal à intégrer et à contrôler.



    Par quoi le système pourrait-il pécher ?



    Comme la nuit ne se définit que par rapport au jour, la démocratie n’existe que par son contraire, et ce contraire n’est ni passager ni étranger il est structurel lui aussi.



    Spectre du retour de manivelle !

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LE PIRE DES SYSTÈMES…



    Qu’est-ce qui enclenche le mécanisme? Les vices mêmes du système. Ces vices, nous les observons tous les jours dans le fonctionnement de toutes les démo­craties, non seulement chez les nominales, les factices, les pseudos, mais également chez les vraies, les authentiques.



    Passons-en quelques-uns en revue: le clientélisme, les querelles e clocher, la corruption, l’achat des voix, la manipulation par les techniques publicitaires, le combinisme politique, et n’oublions pas au passage les bagarres plus ou moins meurtrières entre colleurs d’affiches, ainsi que le vote... des morts. En Corse, par exemple, ou dans l’Italie insulaire.



    Dans la fausse démocratie, égyptienne par exemple, c’est pis encore : si dans tel bureau de vote, lors d’un plébiscite (istifta, pauvreté du vocabulaire politique arabe, le même mot désigne aussi le référendum, pratique démocratique...), y a 200 oui et 200 non, on ajoute un zéro aux votes positifs, ce zéro ayant été enlevé aux votes négatifs... Et ainsi de suite dans tout le pays.



    Quand le système a épuisé sa durée normale de vie, quand ses adeptes, ses zélateurs ont fait la preuve de leur incompétence, les partis se transforment en milices et c’est alors la démocratie à la libanaise, ver­sion guerrière commencée en 1975 et qui dure encore, où les arguments s’échangent à cou p s de bazooka. Terrés dans leur abri anticrime, les b raves gens ne rêvent plus que de l’homme fort, du parti fort, c’est-à-dire de la sécurité, fût-ce au prix de la dépendance et de l’aliénation. Revoilà, souverain, le système pyramidal qui éteindra l’un après l’autre les lampions de la liberté, qui, pour obtenir cette harmonie si difficile, fera taire tous les instruments désaccordés d’un orchestre sans chef, fût-ce pour imposer le silence des morts.



    Revoilà donc le pendule qui se met de nouveau en marche. Le jour fait la litière de la nuit, la nuit succède au jour. Après le matérialisme, vient l’idéalisme, et quand celui-ci a bien ennuyé, revoilà le matérialisme.

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LE PIRE DES SYSTÈMES…

Rien de meilleur que le règne du parti unique pour vous dégoûter du parti unique, rien de mieux que le multipartisme échevelé pour paver le chemin à un caudilo, à un zaïm, à un président à vie...



    Allons, frères démocrates arabes, attention, la démocratie n’est pas le Pire des systèmes à l’exclusion de tous les autres, il est le plus fragile et le plus dangereux, le plus improbable aussi, car il requiert tellement de... vertu



    Tenez, écoutez attentivement. Ce système n’est même pas en place qu’on entend déjà le clic-clac de la Kalachnikov qu’on arme...
LE SIMULACRE

ET LE DÉVOIEMENT



La démocratie, en Arabie, soit procède de l’un, soit mène à l’autre.



    Il y a des jours où l’on se dit qu’espérer la démocratie dans le tiers monde, et notamment dans le monde arabe et musulman, c’est espérer voir pousser un cocotier sur un iceberg.



    Y aurait-il une incompatibilité culturelle de fond? Le sentiment de découragement, de désillusion, naît au contact même du terme démocratie, tel qu’il est manipulé dans nos pays. On a vite fait de repérer qu’il n’est qu’un concept prostitué... au vrai sens du terme, c’est-à-dire : « pris à la place de l’autre ».



    Il n’est que paravent, alibi, cache-sexe, derrière lequel, une fois faite la concession à l’air du temps et aux valeurs des cultures dominantes, pourra être exercé le plus ordinaire des pouvoirs à p oigne.

Ce sort peu enviable a été et reste d’ailleurs celui d’autres concepts « prisonniers » : socialisme, liberté, justice, etc. C’est qu’ils ont compris le « truc » : s’emparer des mots porte-drapeau, se les approprier, se



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ARABES, SI VOUS PARLIEZ…

cacher derrière, les ressasser à dégoût, les vider de leur sens, et, à l’ère de la communication de masse, introduire, maintenir et développer une terrible confusion.



    Ainsi a-t-on vu de par le monde fleurir comme des plantes vénéneuses ces démocraties populaires ou théocratiques, ces socialismes nationalistes, ces révolutions pures et dures où il y a très peu de peuple, de socialisme, de démocratie, mais beaucoup de la grande constante : la dictature de l’homme unique, du parti unique, de l’idéologie unique.



    Devant cette situation, l’intellectuel, une fois fatigué de crier dans le désert pour dénoncer la supercherie, a le choix entre se taire, ou faire dans la dérision.



    Si le concept est facilement « pro-stituable », dira-t-on, c’est qu’il germe sur un terrain qui rend l’opération facile et rentable pour les manipulateurs.



    Dans notre culture, le terrain est le produit de plusieurs siècles de tyrannie olitique et religieuse, qui a étouffé tout le long de 1’histoire les pousses de la liberté.



    On comprend dès lors que le sort de cette graine venue d’ailleurs, qu’on appelle démocratie, puisse se présenter, a priori, comme peu prometteur; mais ce serait aller vite en besogne que de baisser les bras en se disant qu’il y a incompatibilité de fond, ou de rejeter, comme le voudraient certains des manipulateurs, le temps de la démocratie à celui où nous serons enfin « mûrs » (selon leur expression favorite), c’est-à-dire aux calendes grecques.



    Il faut certes établir un bilan rigoureux de l’état de la démocratie dans nos pays. Il faut démonter le simulacre du parlement (chambre d’enregistrement), le simulacre des élections (truquées), le simulacre de l’al­ternance (on prend les mêmes et on recommence), le simulacre de la liberté d’expression (on se garde la télévision et on autorise quelques petits journaux sou­vent censurés dans un pays à fort pourcentage d’illettrés), etc.



    Le simulacre fonctionne bien entendu comme

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LE SIMULACRE ET LE DÉVOILEMENT

rideau de fumée, mais il y a pire le dévoiement. Lui aussi doit être démonté dans ses mécanismes les plus intimes.



    Les élections remportées à 99 % sont la règle chez la plupart des membres de la nation arabe.



    Certes, toutes les formes de la démocratie sont imitées soigneusement. On trouve l’urne, l’isoloir, l’enveloppe, mais tout cela est aussi risible qu’une danseuse du ventre s’essayant au pas de deux sur une musique de Tchaïkovski. En Tunisie, une folle espérance a saisi le pays en novembre 1981, lors des élections législatives. Le classique 99 % a vite fait déchanter tout le monde. Novembre 1986: les élections sont passées inaperçues, personne ne s’y intéressant.



    Au Koweit, la Chambre des représentants jugée trop regardante fut dissoute en 1985, et le droit de vote te fuse aux femmes.



    Au Maroc, le jeu est plus raffiné. Il y a une quinzaine de partis, et on va jusqu’à subventionner les journaux d’opposition. Mais la réalité du pouvoir est ailleurs.



    Au Liban, l’échec de la démocratie est encore plus dramatique, car le prix en est payé avec le sang de milliers d’innocents. Tout prédisposait cet Eldorado des années 60 à mériter son nom de Suisse arabe. Nous le regardions à l’époque comme le havre des libertés dans notre nation sinistrée. A Beyrouth s’affrontaient les idées et pas encore les armes. Jalel Sadek El Adhni pouvait critiquer la pensée religieuse, les journaux pouvaient s’atfronter sur tous les thèmes, les hommes discuter interminablement des divers chemins menant au Paradis.



    Tous les proscrits ou presque y trouvaient refuge. Aux rassemblements houleux d’appui à la cause palestinienne nous donnions le système libanais comme modèle de la coexistence entre les communautés religieuses et culturelles, et nous appelions de tous nos voeux une Palestine à son image : multiethnique, multiconfessionnelle, enfin pacifiée et réconciliée.
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ARABES, SI VOUS PARLIEZ...

    Est-ce pour cette raison, et pour beaucoup d’au­tres, que les sionistes et les dictatures arabes torpillèrent et détruisirent ce Liban dont nous aimions la musique, la joie de vivre, la liberté et jusqu’à la cuisine ? La démocratie libanaise fut, à n’en pas douter, détruite de l’extérieur, mais les germes de sa mort étaient aussi présents dans le fameux p acte national islamo-chrétien d’où est né le Liban moderne en 1943.



    Quand on réexamine ce carnage qui dure au pays des cèdres depuis 1975, on se rend compte que les partis politiques qui ont fait de la figuration démocratique pendant trois décennies ne couvraient pas des champs idéologiques et des intérêts de classe, comme c’est le cas en Occident, mais plutôt des groupements ethnico-religieux. Pour quelqu’un qui connaît notre histoire, il y a dans ces guerres absurdes entre groupes, clans, quartiers, quelque chose qui rappelle désagréablement ce que l’on nomme en littérature les Ayam elArab ou « Jours des Arabes ». Récits souvent mythifiés, ces Ayarn racontent les razzias, contre-razzias, vengeances, alliances, etc. des tribus bédouines de Bakr et Taghleb ou d’autres tribus encore, de la préislamique et même islamique. On tue pour l’« honneur », parce que les chefs et leurs descendants ont des comptes à régler pour des pâturages mal délimités. On tue avec fougue, avec panache, on s’en vante dans des poèmes qu’on espère voir passer à la postérité...



    Ce qui se déroule au Liban n’est plus depuis longtemps et n’a sans doute jamais vraiment été une bataille entre pro ressistes et conservateurs, mais bien des Ayam elArab ehtre les tribus chrétiennes, chutes, druzes et sunnites. C’est sur cet élément de fond de la structure que jouent le militaro-sionisme et les dictatures arabes pour empêcher le Liban d’exister comme Etat démocratique et multiculturel. Car il y avait aussi de cela chez lui, même si c’était encore incomplet, inachevé.

Dans ce sombre tableau, émerge l’Egypte, vieille terre s’il en est de culture et d’expérience politiques.

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LE SIMULACRE ET LE DÉVOILEMENT


Entre l’indépendance en 1922 et la révolution nassérienne en 1952, elle verra s’affronter les partis, comme dans les meilleurs scénarios des démocraties occidentales. Il ne s’agissait pas d’un simulacre, mais plutôt d’un théâtre surréaliste joué à côté et au-dessus d’un des peuples les plus pauvres de l’Arabie et que la scène n’intéressait ni ne concernait vraiment.



    Le 23 juillet 1952 éclate la révolution des officiers libres, et Nasser commence par abroger les partis et leurs~jeux au lieu d’essayer de les rendre féconds; il installe à la place le «socialisme » qui conduira aux échecs économiques que l’on sait et à la défaite mili­taire de 1967 au Sinaï.



    Ce qui se passa en Egypte est d’ailleurs fort révélateur et de l’étendue des désastres et de leurs causes profondes. Tantôt une démocratie esquissée sans pro jet de réforme sociale et de développement économique au service de la majorité, tantôt un projet de réforme dit socialiste, mais amputé de la démocratie, seul moyen de mobilisation efficace des hommes et des institutions.

Aujourd’hui, après Nasser et Sadate, l’Egypte, qui, à la différence des autres pays comparables, possède une magistrature encore frondeuse, s’essaye de nouveau, très timidement, à la démocratie. Les résultats des élections législatives de 1985 ayant été contestés par l’opposition, l’affaire est allée devant les tribunaux. Mais avant même que la magistrature égyptienne n’invalide le parlement dans sa totalité, le pouvoir a organisé un plébiscite qui n’a rien de démocratique...



    La question qui dès lors se pose devant Cet état de la « démocratie » en Arabie est simple: les Arabes seront-ils éternellement condamnés au simulacre, et/ou au dévoiement ?



    En lançant ainsi la question, on présuppose qu’il y a, malgré les traditions, la manipulation des concepts et les expériences avortées, un avenir pour la démocratie dans nos pays, et la réponse doit-être indubitablement oui : la démocratie, si elle n’a pas de passé

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chez nous, si son présent est incertain, peut avoir la vie devant elle. En affirmant ceci, on p rend certes un grand risque, car il n’y a jamais rien ecrit et, en Histoire, des causes identiques peuvent produire des effets qui ne sont pas, et de loin, les mêmes.



    Mais nous sommes bien obligés, dans la confusion qui nous entoure, de tabler sur une hypothèse préférentielle et de travailler à sa réalisation. Car l’autre choix, c’est l’intégrisme, botté ou non.



    L’hypothèse est la suivante: la démocratie est un état d’équilibre, perpétuellement négocié, entre les pouvoirs mutuellement contrôlés de structures autonomes et différenciées (presse, justice, syndicats, etc.), compte tenu que notre société sous-développée se réorganise rapidement dans le sens justement de l’autonomie croissante, de la différenciation croissante de ses différentes composantes. Elle peut donc être considérée (abstraction faite de cataclysmes externes toujours possibles) comme une sorte de voie finale commune, l’état de fonctionnement et d’équilibre auquel tend normalement notre société arabe.



    Jetons un coup d’oeil circulaire sur l’histoire des sociétés occidentales pour bien comprendre cette affirmation. Elles n’ont pas été toujours démocratiques, et certaines, comme la société espagnole, portugaise ou grecque, émergent à peine de l’autoritarisme aux accents « orientaux »... Si l’on considère leur évolution au cours de ces quatre derniers siècles, on retrouve aisément toutes les étapes de notre propre culture: l’Inquisition, le dogmatisme, le bon plaisir du prince, etc. Si elles sont parvenues à ce sta e ue nous leur envions, ce n’est pas en vertu d’une prédisposition génétique ou culturelle que nous n’aurions pas, mais bien à cause d’un long processus, souvent violent, de maturation, de différenciation, d’autonomisation des divers partenaires sociaux, qui ont de ce fait imposé une nouvelle règle du jeu, un nouveau type de pouvoir.



    Du coup (mais sans aucune assurance tous risques), ce qui actuellement semble incarner l’échec de la


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LE SIMULACRE ET LE DÉVOILEMENT

démocratie chez nous, apparaît au contraire comme le moment d’une expérience historique en cours, et qui autorise sinon toutes les espérances, du moins beaucoup.



    Répétons, comme pour conjurer le mauvais sort, qu’il peut y avoir blocage, régression, voire, grâce à la télévision et l’informatique, renforcement formidable de la dictature, mais répétons aussi qu il n’y a là rien d’inéluctable et que la démocratie est bien plus probable, pourvu qu’on s’attelle tous à lui donner un surcroît de chances.



    Le processus historique de maturation, hypersimplification, complexification, d’autonomisation des structures sociales réalise les conditions nécessaires àla démocratie, mais ne l’impose pas. Il faut adjoindre à la réaction chimique un autre adjuvant : le choix conscient et délibéré d’orienter le processus. En Tunisie, surtout ces dix dernières années, nous avons vu fonctionner, quelquefois à plein régime, un tel p rocessus. Aujourd’hui, le problème clé dans le monde arabe est moins celui des institutions (le multipartisme par exemple) que celui de cette volonté sociale interne d’en finir avec l’autoritarisme sous toutes ses formes, volonté qui se développe comme la marée au Mont-Saint-Michel, au sein de toutes nos institutions sociales et qui à terme imposera au pouvoir la véritable démocratie politique, à savoir le contrôle mutuel des pouvoirs réel ement séparés, et l’alternance réelle aux responsabilités des hommes et des partis.



    D’aucuns croient que c’est par hasard que les sociétés les plus développées sont les plus démocratiques et vice-versa : or, c’est tout sauf un hasard, c’est une loi. La démocratie, si elle n’est pas une condition suffisante du développement, n’en reste pas moins la condition nécessaire... La condition sine q ua non. Briser par la démocratie l’autoritarisme en politique, àla télévision, à l’usine, à l’université, à l’école, à la maison, c’est permettre à toutes les potentialités de s’exprimer, de créer, de contrôler, de corriger et, de s’épanouir, d’avancer.

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    C’est donner davantage de chance à notre monde arabe de sortir, et le plus vite possible, du sous-développement et de la crise des valeurs morales.

DROITS DE L’HOMME

A L’ARRACHÉ



Toutes les crises ont un aspect cathartique et péda­gogique; celles traversées par la Ligne tunisienne des droits de l’homme (L.T.D.H.) dans le courant de 1985 n’échappent pas à la règle, et leur mérite est d’avoir permisd’ amener à la surface beaucoup de non-dit, ce qui, dans un environnement de censure, est déjà appréciable.



    La Ligue a été fondée en 1978 par une poignée de libéraux tunisiens, et reconnue ensuite par la Fédération internationale des droits de l’homme. La naissance de la section tunisienne se déroula dans un contexte politique et social tendu. Les forces vives du pays, qu’il s’agisse du syndicat des travailleurs, de l’université, de la presse ou des forces politiques d’opposition, voulaient s’organiser sans ingérence du pouvoir en place. L’émergence de la Ligue traduisait à sa manière cette volonté intrasociale d’organisation, d’autonomie, de différenciation des partenaires sociaux, que le parti unique, bourguibiste inconditionnel, prétendait représenter en vain. Présidée par le

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professeur Saadoun Zmerly, et conduite de façon collégiale, elle devint très rapidement un partenaire social et politique de premier ordre tant de l’opposition que du pouvoir. Elle fut tour à tour force-tampon dans les crises graves et élément modérateur poussant à la démocratisation et au respect des droits de l’homme. Connue et reconnue à l’extérieur, elle occupe, par le truchement de son secrétaire général, Khemaïs Chemmari, l’une des vice-présidences de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme[7].



    En moins de dix ans, la L.T.D.H. a su acquérir prestige et crédibilité. Pourtant, le défi était de taille. Comment défendre les droits de l’homme dans une société arabo-musulmane, où cette notion même n avait de racines ni dans la pensée ni dans la tradition collective ? Qui plus est, comment les défendre face àun Etat pour qui il ne saurait y avoir de droits hors de ceux qu’il veut bien octroyer — et ils étaient bien rares ? Ce défi, elle sut le relever, manoeuvrant habilement, et eut au moins le mérite de survivre et de cristalliser autour de son sigle une grande espérance.



    Sa réussite se traduisit d’abord par le tropisme qu’elle exerça sur un grand nombre d’esprits et de coeurs qu’une pratique sans faille de la tutelle et de l’exclusion avait rejetés hors du cercle de la responsabilité sociale. Aussi fut-ce avec une surprenante facilité qu’elle essaima dans tout le pays.



    Sa réussite se traduisit ensuite, au-delà de l’afflux de toutes les bonnes volontés, par sa composition même. Indépendants, démocrates, socialistes, islamis­tes, communistes, gauchistes, destouriens[8], tous les Tunisiens sans exclusive y avaient droit de cité.
DROITS DE L’HOMME A L’ARRACHÉ


C’était, et c’est toujours, la seule structure du genre, la seule à être véritablement une organisation authentiquement nationale et représentative. Démocrates transfuges du Destour (comme Hassib Benammar), intellectuels de gauche (par exemple Mohamed Charfi), indépendants (tel Hamoud Benslama), universitaires (entre autres Saadoun Zmerly) s’y sont retrouvés. Que la Ligue n’ait pas été toujours efficace pour régler des cas concrets n’est pas d’une extrême imp or-tance : son existence même étant, au stade actuel, un miracle, une réussite, une prouesse.



    L’« entrée libre », toutefois, n’a p as eu que des bonnes conséquences puisque même 1’ extrême-droite s’infiltra dans la Ligue et provoqua le « scandale Adda ».



    Voilà cependant au printemps 1985 des hommes de bonne volonté assemblés pour examiner l’état pitoyable des droits humains en terre arabe, et spéciaIement sur cette terre de Tunisie, de loin la moins touchée par le fléau de la violence et de l’intolérance, mais où l’évolution politique est bloquée.



    Puis l’incident éclata. Qui aurait cru qu’on entendrait l’un des délégués[9] tenir dans un congres consacré à la défense des droits de l’homme, un discours antijuif des plus classiques, et donc des plus abjects ?



    Motif de cette sortie tout à fait inattendue : la candidature, pour le comité directeur, d’un Tunisien israélite, Serge Adda, jeune économiste tunisois, candidature que certains « nationalistes » arabes attardés trouvaient inacceptable...



    Or, ce ne fut pas par hasard qu’Adda fut coopté pour entrer au comité directeur de la Ligue. De vieille famille nationaliste, militant progressiste et proche du Parti communiste tunisien, antisioniste militant, il avait sa place à la Ligue en tant que représentant d’une sensibilité politique locale et en tant
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que serviteur des droits universels de l’individu.



    Plus tard, les journaux tunisois de « gauche », pour répondre aux insinuations et aux coups de patte des journaux de « droite », mirent l’accent sur le militantisme, le patriotisme de l’homme, son indéfectible soutien à la révolution palestinienne, etc. J’ai trouvé ce genre de démonstration encore plus inacceptable que les attaques perfides sur sa judéité intervenues au sein du congrès. Serge Adda n’avait rien à prouver ou, plus exactement, n’avait pas plus à prouver ou à justifier sa candidature que n’importe lequel des candidats tunisiens musulmans.



    Il y avait quelque chose de profondément affligeant dans la scène qui se joua à l’hôtel Amilcar, ce 23 mars 1985. Une organisation démocratique arabe assemblée, sécrétant un discours qui eût plu à plus d’un nazillon Qu’on semblait loin, ce jour-là, de l’idée même du droit de l’homme, puisque c’est dans le saint des saints que la bête se révélait être tapie.



    Plus tard, la Ligue posera le problème général des conditions d’admission et fera tout pour fermer la porte aux « chevaux de Troie » mandatés par leurs partis politiques pour prendre la citadelle de l’intérieur. Mais, lors du deuxième congrès, un nationaliste arabe ancien régime avait tenu la vedette, faisant couriràlaLiguelerisqued’unscandaleinternational.



    Face au discours raciste de l’« honorable délégué », répondit heureusement en écho une extraordinaire indignation qui cimenta la quasi-totalité des délégués, islamistes compris. Ceux de la gauche s’en donnèrent à coeur joie pour manifester leurs protestations, et il me sembla qu’on n’était pas très loin d’en venir aux mains.



    Quand la parole me fut donnée par le président Saadoun Zmerly qu’excédait le tumulte, nombre d’intervenants voulant y aller de leur profession de foi, je pris le micro, ne sachant trop comment condamner un discours qui nous déshonorait tous. Tout avait été dit, et j’arrivais moi aussi trop tard. Le Dieu des formules vint néanmoins à mon secours et m’inspira au moins ceci :
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DROITS DE L’HOMME A L’ARRACHÉ


« Si je suis fier d’être Arabe, c’est bien parce que notre nation est sans doute la seule à avoir donné en même temps à ses fils comme modèle de l’héroïsme un Noir Antar ; comme modèle de la générosité, un chrétien Hatem, et comme modèle de la fidélité, un juif:

Samuel. »



    Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’affirmation était vraie. Lycéens, nous étions tenus d’apprendre les poèmes du plus chevaleresque des héros arabes de l’époque préislamique: Antar Ibn Chaddad. Figure tragique s’il en est, Antar était fils d’une esclave, non reconnu par son père arabe, et... amoureux éconduit. ,Mais l’homme força la reconnaissance des siens par ses talents de poète et de guerrier, et devint dans la littérature et la mythologie populaire un monstre sacré.



    Autre monstre sacré : Hattem Ettai le chrétien. Dans une nation aux racines bédouines si profondes et si tenaces, il n’est de valeur, après le courage, qui vaille l’hospitalité. Or l’homme (lui aussi de la période préislamîque) sut, par son action, associer son nom dans la mémoire arabe au sens de l’hospitalité et de la générosité poussé à l’extrême.



    Enfin la légende dit que le roi des Kaissites partant en voyage laissa certaines de ses armes, dont un splendide bouclier, à la garde de Samuel le juif. Le roi fut tué lors du voyage et ses ennemis se portèrent vers Samuel pour récupérer le bouclier. « Et il mourut plutôt que de renier sa parole»> dit l’histoire, ou la légende, on ne sait trop.



    Depuis lors, on dit : «Il n’y a pas plus fidèle à la parole donnée que Samuel. »



    Ce que la culture nous intimait à nous, écoliers et lycéens de l’Arabie, c’était de nous mesurer à l’aune de toutes ces figures mythiques, de nous en approcher. Et nous rêvions tous d’être « justes comme le calife Omar », d’écrire des vers comme le poète médiéval El Moutanabbi, mais aussi d’être courageux comme Antar, généreux et hospitalier comme Hatem, et fidèle comme Samuel.

Le congrès adopta la référence à Antar, Hatem et

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Samuel presque comme un slogan. Il y trouva peut-être une façon de dissiper le malaise qui pesa sur nous tous ce jour-là : chasser le racisme de l’enceinte d’une Ligue dont la vocation même est de le détruire comme saint Georgcs le démon.



    La L.T.D.H., et ce fut la moindre des choses, rejeta massivement et brutalement le discours nazi et les apprentis hitlériens. Les délégués, tous bords confon­dus, à l’exception d’une infime minorité de l’extrême droite, du type panarabe pro-Khadafi, votèrent pour Serge Adda, qui entra au comité directeur avec un nombre impressionnant de suffrages.



    Plus tard, j’ai réfléchi à toute l’affaire et je me suis convaincu qu’après tout elle n’a peut-être pas été aussi catastrophique qu’il y parut ce jourià.



    Bien au contraire. Que n’avait elle éclaté plus tôt, en d’autres occasions ! Victimes de tous les ostracismes européens et sioniste, nous avions fini par oublier que nous étions nous-mêmes racistes, et cela faussait entièrement notre perception de nous-mêmes et notre rapport aux autres.



    En affirmant que la nation arabe avait su donner en exemple à ses fils, un Noir, un chrétien et un juif, je forçais sans doute un peu la note en ne voulant voir que la moitié pleine de la bouteille. Car il y a eu et il y a toujours la moitié vide. Ceci est, pourrait-on dire, normal, car pratiquement aucun peu p le ne peut se prévaloir d’avoir ignoré, d’avoir échappé à cette maladie humaine qu’est le racisme.



    Nous autres, Arabes, avons donc une solide tradition raciste, et une solide tradition antiraciste. Cette dernière, nous la devons sans contestation possible à l’universalisme de l’islam. Dès le départ, le prophète souligna que ce qui différencie un Arabe d’un non-Arabe devait être le mérite, la foi, jamais l’origine ethnique. S’il eut des mots peu tendres àl’égard des juifs et des chrétiens, c’est à cause de conflits politico-religieux qui les opposèrent, et non par principe.



    Se considérant comme la synthèse de tous les

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DROITS DE L’HOMME A L’ARRACHÉ
monothéismes, l’islam prit mal au départ la résistance des juifs et des chrétiens à se fondre dans la nouvelle religion. Mais très tôt le Prophète adopta vis-à-vis d’eux une politique de tolérance, immortalisée par la formule:
« Ils ont leur religion, et j’ai la mienne. »
    Cette tradition humaniste de l’islam dut toujours faire face a une tradition raciste venant du fond des âges. Peu de nations peuvent exhiber des pans entiers de leur littérature (de véritables morceaux d’anthologie) où les individus, les tribus, les clans se sont abondamment et « savoureusement » insultés. Quant au racisme antinoir, antijuif, antichrétien, antifemme même, on peut le considérer chez beaucoup d’Arabes comme aJlant de soi, en toute bonne conscience, vécu en somme d’une façon innocente. De nos jours même, ses manifestations sont partout. On vous parlera du juif en ajoutant systématiquement, dans certains milieux:
    « Sauf votre respect ». Le mariage d’une Blanche avec un Noir fait encore moins plaisir ici que de l’autre côté de la Méditerranée. Le gaouri, round et autre kaffir, c’est-à-dire le chrétien, l’infidèle, n’a pas plus de considération à attendre, même s’il occupe aujourd’hui le devant de la scène, humiliant l’homme arabe.
    La culture arabe est donc comme toute les grandes cultures, ambivalente : universaliste et chauvine, généreuse et mesquine, humaine et terrible pour les hommes.

    Laquelle de ces deux composantes l’emportera? L’universalisme islamique ou le biologisme raciste et chauvin collant à la peau depuis l’aube des temps ? La question est sans doute insensée, les deux tendances existant de fait ensemble et pour toujours. Plus intéressant est de se poser la question de savoir où en est le débat : universalisme / particularisme / tolérance / racisme, dans la conscience arabe.
    Je dirai pour ma part que ce débat n’a pu ni se poser ni se poursuivre à cause de l’interférence des racismes occidentaux et sioniste. La victime arabe put se payer le luxe d’oublier qu’elle pouvait être bourreau.
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L’Occident, lui, du fait même de sa supériorité, a pu aller jusqu’au bout du débat. Peu de peuples ont porté le racisme aussi loin que les Occidentaux. Celui-ci atteignit tous les paroxysmes à travers la chambre àgaz, le Ku Klux Klan, l’apartheid et la théorisation pseudo-scientifique à la Gobineau, voire à la Darwin. Mais aucune nation n’a sécrété d’aussi puissants mouvements antiracistes que l’Europe, ce qui confirme qu’en politique, comme en physique, il y a toujours un lien entre l’intensité de l’action et celle de la réaction.
    Par comparaison avec ce racisme occidental convulsif, paroxystique et cataclysmique, le nôtre serait plutôt du genre marécageux mais permanent. Il n’y a pas (ou rarement) de génocide, de théorisation de la su p ériorité supposée, mais un sens poussé à l’ex-treme au groupe et un rejet (notamment par le refus du mariage) de tout ce qui ne s’inscrit pas en son sein.
    Marécageux ou volcanique, le racisme est un. Et c’est p arce que nous subissons l’arrogance et le mépris israéliens[10], les brimades, voire parfois les assassinats de nos concitoyens en Europe que nous nous devons d’être particulièrement clairs avec nous-mêmes.
    Il nous faut, au nom même de la dignité bafouée de nos concitoyens en Palestine ou menacée dans les faubourgs de Marseille, condamner nos propres mauvais errements.
    Il nous faut sans ambages, parce que nationalistes et patriotes arabes, être du côté des minorités chrétiennes, kurdes, juives, noires, berbérophones qui participent au tissu même de notre nation mais bien souvent n’ont pas de droits politiques, culturels, humains même, égàux à ceux des Arabes proprement dits. Toute autre attitude serait hypocrite et, de plus, ôterait à nos revendications légitimes toute valeur.
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Faut-il rappeler que les racistes européens, israé­liens, arabes, etc. sont des frères siamois, soudés par la même haine de l’autre, sont porteurs de la même maladie que certains ont baptisée l’hétérophobie. Face à ce mal qui sévit partout, l’alliance avec tous les antiracistes, qu’ils soient juifs, chrétiens, athées ou autres, est une affaire de bon sens. On n’endigue un tel mal qu’unis au coude à coude. Mais il conviendra d’abord de convaincre les antiracistes européens de l’existence, chez nous aussi, Arabes et musulmans, d’un courant antiraciste.
    L’état pitoyable des droits de l’homme en Arabie devrait être encore mieux mesuré par l’affaire de la Charte. La L.T.D.H., pour s’opposer à l’entrisme des partis politiques extrémistes, moins intéressés par les droits de l’homme que par la perspective d’occuper une place en vue, décida, à la tin de l’été 1985, de se doter d’une charte. Chaque membre devait s’engager, après lecture approfondie, à respecter les clauses du contrat moral, et on craignait que certains ne reculent d’horreur en apprenant qu’il faut condamner la peine de mort, l’antijudaïsme et le racisme, reconnaître l’égalité absolue de l’homme et la femme, etc. Un comité ad hoc rédigea un document p ré p aratoire en s’inspirant de la Déclaration universeile des droits de l’homme. De prime abord apparurent quatre contradictions fondamentales entre le projet et les stipulations de la loi islamique la charta.
    La charte tunisienne, à l’instar de l’internationale, reconnaît des droits égaux aux deux sexes en matière de mariage, alors que la charia interdit le mariage d’une musulmane avec un non-musulman (l’inverse étant admis).
    Elle reconnaît le droit d’adopter n’importe quelle croyance ou d’en changer; la charia punit de mort tout musulman renonçant à sa religion native.
    Elle réprouve la peine de mort et les sévices physiques; la charia en fait un usage, certes codifié, mais normalisé.
    Elle reconnaît aux enfants naturels des droits égaux
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à ceux des autres. Or la charia ignore totalement « l’enfant du péché », Ibn el haram.
    Comment a société très fortement islamisée et en période de flambée intégriste allait-elle p rendre cette charte très libérale ? La réponse fut rapide et brutale de tous les côtés, et au sein même de la Ligue, une opposition grondante et menaçante se lança à l’assaut du projet.
    Curieusement, les islamistes furent les plus modérés dans leur attaque. Il faut dire qu’ils avaient été vertement tancés par l’ensemble des forces politiques, un mois auparavant, en août 1985, pour avoir essayé de remettre en cause le statut de 1956 de la femme[11], faisant croire que l’interdiction de la polygamie proclamée en 1956 devait être abolie. C’est dans l’islam officiel, trop heureux de l’aubaine, que se recruta i’opposition la plus violente. La Ligue fut donc taxée ‘an i-islamisme et dénoncée avec la plus grande véhémence au cours des prêches du vendredi dans tout le pays.
    Plus curieuse fut l’attitude peu réconfortante de certaines franges de l’opposition démocratique. L’explication tenait au fait qu’en période de flambée intégriste, chacun doit montrer patte blanche en matière de religion.
    La Ligue se trouva ainsi pour la première fois de sa première decennie en porte-à-faux ar rapport à la société où elle devait promouvoir ces fameux droits de l’individu. Pis, elle était accusée de s’en prendre aux valeurs les plus sacrées et, à la limite, d’être à la solde de valeurs totalement étrangères à la société musulmane.
    La terrible contradiction éclatait au grand jour, et le choix était redoutable persister et signer au nom des valeurs « nouvelles» et entrer en conflit avec la société, ou chercher un compromis, voire reculer
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et de ce fait renier ces mêmes valeurs qu’on se devait d’adopter.
    Le débat qui s’instaura, par presse indépendante interposée, était presque unique en son genre en terre arabe et musulmane. Les journaux indépendants d’alors: Erraï El-Mostakbâl, Attarik Jadid, Réalités, ouvrirent leur colonnes. Pour la première fois les questions de fond n’étaient plus éludés. Le problème n ‘était plus de savoir si la Ligue avait le droit ou non de reconnaître à un non-musulman la légitimité d’un mariage avec une musulmane, car les questions sous-jacentes au débat étaient autrement p lus complexes.
    Avait-on le droit au Xve siècle de l’Hégire, en terre arabe, de revoir certains préceptes, codes, lois et de les adapter à l’esprit et aux nécessités du temps, ou bien le cadre rigide de la charia était-il soustrait au temps, à jamais?
    Les nouvelles valeurs, fruit de l’expérience de peuples étrangers, mais actuellement plus avancés que nous, devaient-elles être rejetées parce que nouvelles et étrangères, ou intégrées dans notre culture au même titre que la technologie qui n’est souvent que l’autre face de ces mêmes valeurs ?
    Avait-on le droit d’expulser d’un trait de plume un musulman de son identité et de sa culture, s’il prétendait adapter sa foi aux nouvelles données, comme le firent certains théologiens trop zélés, lors des prêches du vendredi dans les mosquées de Tunisie?
    Ces questions souvent formulées en chuchotant, l’étaient cette fois-ci à voix haute. La nouveauté de la situation tenait aussi dans le fait qu’un texte écrit, et fondant l’existence d’une association civile, devait trancher. Allait-on, comme toujours ou presque, jeter le gant devant le terrorisme idéologique ou chercher un compromis boiteux, dont les Arabes sont friands, en criant les vieux slogans : « Le progrès est islam et l’islam est progrès. »
    Ce que la charte exigeait, ce n’était pas une Pirouette mais une réponse nette à des questions simples: oui ou non êtes-vous pour la peine de mort ?
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Oui ou non acceptez-vous que votre soeur épouse un chrétien ou un juif? Oui ou non acceptez-vous qu’un musulman puisse se convertir au bouddhisme et rester un frère, votre frère? Beaucoup reculèrent et répondirent non en musulmans, et c’est en musulmans aussi que beaucoup d’entre nous répondirent sans hésiter oui. L’éternel débat entre les tenants de l’écorce du dogme et ceux de la sève de la foi reprenait, et il est peu vraisemblable qu’il connaisse un jour une issue définitive, les deux tendances existant conjointement dans toute doctrine.
    Cette fois-ci, il fallait mesurer le rapport de force, àce moment précis et en ce lieu précis qu’était la Tunisie en 1985. Partout ailleurs dans le monde arabe islamique, à l’heure actuelle, l’écorce l’emporte sur la sève et l’esprit recule, effrayé devant la carapace du dogme impossible à percer. Mais le miracle se produisit cette fois-ci. Des Arabes, dont beaucoup étaient des musulmans et pas seulement héréditaires, mais de conviction, adoptèrent massivement la charte en ne concédant que des modifications de façade. Malgré le boucan, les gros bras, les gros mots, la Ligue tint bon et adopta à une écrasante majorité, en septembre 1985, sa constitution. Quelle fierté en nous ce soir-là !
    Les principes de liberté de conscience, d’égalité absolue des sexes, de refus des châtiments physiques dégradants et de la peine capitale étaient reconnus noir sur blanc, en un texte unique en son genre dans un pays arabo-musulman!
    De là en conclure que les droits de l’homme en Arabie se portent bien ! ... Si le combat fut si âpre pour adopter un texte somme toute anodin dans un des pays les plus modérés de la nation, on imagine facilement ce que cela peut donner partout ailleurs en terre arabe, sans parler de l’application. Mais qui a dit qu’un voyage de dix mille milles commence toujours par un petit pas?
    Ce petit pas, l’histoire dira qu’en Arabie c’est la Ligue tunisienne des droits de l’homme qui l’osa.
CULTURE SCHIZOPHRÈNE
Vivons-nous dans une culture schizophrène?
    Par schizophrénie, on entend, en médecine, le pro­cessus mental de coupure-dissociation par rapport au réel; les représentations qu’on se fait de celui-ci sont fantasmatiques et ne correspondent à rien d’objectif. A la clé : la confusion et la souffrance.
    Qu’est-ce maintenant que la culture? Prudent, je vous renverrai à vos classiques.
    Pour ma part, je dirais que c’est cette réflexion collective qui, en m’aidant à savoir qui je suis, qui tu es, qui nous sommes et quel est ce monde que nous habitons, aide à vivre et peut-être à mourir. A partir de là, la question qui se pose à nous est : la culture arabe dans laquelle nous baignons aide-t-elle à vivre ou rend-elle la vie pénible et la mort insupportable?
    J’observe autour de moi les instruments, les modes et les états de cette culture et je dis elle donne des représentations hallucinées du monde, déforme ce que je suis et ce que tu es, s’oppose au réel et le dénature, empêche tout vrai dialogue avec lui, et, ce faisant, je la nomme, par déformation professionnelle et sans doute un peu par abus de langage
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schizophrène, c’est-à-dire malade et mensongère.
    Mais pour fonder ce point de vue, il nous faut revenir sans cesse à ces concepts dangereusement imprécis de réalité et de culture. Essayons de creuser, d’aller au-delà de nos propres banalités.
    Un mot d’abord sur cette fameuse réalité. Elle est par nature dickienne[12]. Iiy a d’abord le noyau des faits objectifs (la fracture du tibia quand vous ratez la marche), puis, l’enveloppe. Or, ce Il e-ci est faite de simulacres, de mises en scène, de tromperies, de rêves et de fantasmes incarnés ou en voie de l’être.
    Ce qu’il importe de comprendre, c’est que cette dimension relève tout autant de la réalité que son noyau objectif. Il n’y a pas hasard, rajout, accident, supercherie. La réalité est d’abord et avant tout un J anus. Aussi le rôle de la culture est-il moins de dénoncer une supercherie, puisqu’elle est la nature même des choses, que de faire tourner sur son socle Janus et ses deux faces indissociables.
    Et c’est le propre de la culture, justement, que de dire l’autre face de la religion, de la science, de la politique, non dans une entreprise illusoire de retrouver par-delà le simulacre ou l’illusion la « vraie » réalité, mais tout simplement pour saisir celle-ci dans toute sa complexité.
Par culture schizophrène, j’entends donc toute culture dont la fonction est d’être mensonge sur le mensonge, illusion sur l’illusion, délire sur le délire, le voile sur l’autre face de J anus. Or tel est aujourd’hui le triste sort de notre civilisation.
Une langue schizophrène

    L’hôtesse de Tunis Air est attablée derrière le comptoir, fardée et méprisante. Je lui demande un
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renseignement... en arabe, elle me répond, boudeuse, en sabir francarabe. J’insiste.., toujours en arabe.
    Sûr qu’elle me prend pour un fellah. Elle persiste et signe. Comment qualifier son discours... Ce n’est même pas du créole, plutôt un magma linguistique où s’empoignent l’arabe et le français dans une joute risible.
    Je ne lui en veux pas. Ce n’est pas qu’elle ne veut pas parler l’arabe, c’est qu’elle ne sait pas bien, c’est qu e il e ne sait plus. Le sabir, nous le parlons tous. Bientôt, nous serons peuplés comme toutes les républiques bananières, cocotières et hôtelières par des batards mal dans leur peau, exprimant en francarabe un ersatz de langue, un ersatz de culture.
    A vrai dire ce n’est pas tellement la laideur du francarabe qui me gêne (certains le trouvent d’ailleurs pittoresque, voire charmant), mais la confusion mentale qu’il traduit, qu’il induit, qu’il développe.
    Question: si la langue est le sommaire de l’expérience d’un peuple et d’une culture, si elle est une éthique et une vision du monde, si les expériences, donc les langues, sont antinomiques et diverses, àquelle vision du monde peut renvoyer le sabir franco-arabe: l’arabo-islamique? La judéo-grecque? Les deux à la fois ? Mais comment?
    Question subsidiaire: était-il besoin de ravager notre langue pour accéder à la modernité ? Ce gâchis peut-il être arrêté— doit-il l’être ? — et comment ? Que faut-il direct faire de ceux qui, depuis un quart de siècle, bloquent tout en disant: l’arabisation, ah, bien sûr !... Mais.
    Dernière nouvelle : mon neveu a appris le calcul en arabe à l’école primaire. Il va falloir qu’il s’y mette en français a son passage dans le secondaire. D’ici qu’il ait le bac, on aura peut-être complètement arabisé. Pauvre gosse! Enfin, il a au moins la chance d’avoir un oncle versé dans les désordres nerveux.
    Au-delà de cet aspect « folklorique », ce qui éclate, c’est que si cette situation lamentable n’est p eut-être que le fait même de la schizophrénie de l’arabe classi-
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que: totalement déconnecté du réel, une sorte de latin qui n’en finit pas de mourir. Le peu p le, vivant, lui a substitué la langue du réel le dialectal, qui, mélangé au français, devient le francarabe, idiome officieux et, qui sait, un jour, officiel de ce pays et de tout le Maghreb ; voire de toute l’Arabie?
    L’affirmation n’est pas absurde a priori. Quand le présentateur de Télédébile officie dans le cadre de ce festival de l’illusion, du mensonge (par omission), du rêve (tout va très bien madame la marquise, etc.) qu’est le journal télévisé, on n’a aucune peine à le croire. La iangue est sirupeuse, douceâtre, gélati­neuse, fade te ondante, boursouflée, une langue pire que dégénérée, momifiée, et c’est la même langue, àdes niveaux très divers, dans la communication, la culture, l’enseignement. Comment exprimerait-elle la vie, le mouvement, la jeunesse, la révolte, la moder­nité, l’invention, l’espérance?
    On se prend à douter, et ce doute fait mal. Depuis le jour où j’ai lu sous la plume d’un président français (un certain Pompidou) que nous autres étudiants étrangers en France apprenions le français et qu’ainsi plus tard nous achèterions français, j’ai fait retour à la langue arabe, tant cet argument me parut trivial. Certes, je continue à utiliser le français, mais c’est bien moi qui l’utilise pour moi et pour les miens : moyen de toucher les déculturés de ce pays, refuge et zone de repli pour dire les choses qui ne passent pas encore en arabe, moyen de rencontres et d’échanges, d’autant mieux assumé que la langue mère est maîtrisée. Mais, devant Télédébile, la valeur même de cette fidélité à l’arabe classique est remise en cause...

    C’est ici que la culture schizophrène a paraît dans toute son ignominie. Elle n’est pas seulement mensonge sur le mensonge, délire sur le délire, illusion sur l’illusion, elle est d’abord écran sur l’autre face de la réalité, Il faut chercher ion g temps avant de la trouver, et l’on comprend que l’ara b e est victime d’un double complot: de la part de ceux qui l’ont nié comme langue de culture et de libération ; et de ceux qui l’uti-
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lisent comme soporifique, pour continuer leur rêve éveillé devant un peuple incrédule. Aussi nous rendre notre langue dans sa vigueur passe-t-il par retrouver la confiance en soi, la confiance dans cette langue étonnante. Car elle est bien là, puissante, grosse de toutes les colères, de toutes les frustrations et des potentia­lités d’une nation trop longtemps humiliée par son sous-développement.
Certes, e il e gère les slogans des gens sans idées, elle est « aphone » et prisonnière des eunuques du pouvoir, mais ce n est a que la face qu’ils nous montrent. fl faut chercher et aller retrouver l’autre face de la langue. Et l’on découvre quelque chose d’autre, qui tonne, qui gronde, qui roule les flots puissants du verbe arabe, comme dans ces renversants poèmes d’Adonis le Syrien, de Mahmoud Darwiche le Palestinien et d’Abdelouahab El Bayati l’Irakien, pourfendant la culture «schizophrène» et s’adressant, à travers elle, à la patrie arabe.
    Alors la réponse à la question fondamentale s’impose d’elle-même. Non, l’arabe n’est p as un latin qui n’en finit pas de mourir, il est l’âme et e tissu même de notre culture dans toute sa complexité.
Un art schizophrène
    Ils sont quatre sur l’estrade, et il~ chantent. Les gui­tares sont mal accordées, la sono désastreuse, mais j’écoute, fasciné. Ils disent des choses simples et vraies ils disent la misère, la souffrance, la joie et les espoirs de ce peuple:
    « Tu ne te nourris que de fine semoule, ne t’habilles que de fines soieries et n’as à la bouche qu’insulte pour flous traiter. Pauvres de trop venus m’arracher le pain.»
    D’où sortent-ils donc ces musiciens, ces paroliers ? Où se cachait-il, ce petit groupe d’Aghab-el-Kelma ? Et, du coup, je prends conscience. Eux aussi, ils sont multitude. fl n’y a pas que les manuscrits qui dorment par milliers, il y a aussi les partitions tout aussi assassi-
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nées. Leur chant enfle dans le silence entrecoupé par les rires des enfants qui jouent sur les gradins, car ici c’est la fête. Dans ma tête se succèdent les images que m’apportent leurs chants, je vois les dunes blanches, le vent se briser contre les oliviers noueux, je vois les oliveraies se mêler aux vignes rousses de l’automne, je vois les chataigniers escaladant les monts et dévalant les collines du Nord, je vois le beau pays comme tenu, enlacé, embrassé de partout par cette mer toujours recommencée, et je vois les hommes vrais de ce pays, gardiens depuis toujours de la vie et de l’espérance.
    Du coup, le beau pays cesse d’être une abstraction, un mythe, une prison qu’on veut quitter quand on y est, et dont on rêve quand on en est loin . Il devient une symphonie de senteurs, de sons, de sensations. Ebloui de blancheur, j’ai les pieds dans le sable chaud, ma bouche s’emplit du goût salé de la mer, et je me sens envahi par l’ivresse que peut donner l’air chargé des effluves de jasmin et de toutes les fleurs d’oranger de Tunisie.
    Hier soir, j’ai ouvert Télédébile en me disant : il y a p eut-être des histoires d’animaux. Mais ils étaient là... les éternels fonctionnaires de la musique : les hommes habillés en garçons de café, les femmes attifées comme des filles de joie et vas-y que j’ahane : « Aaaïfe, mon amoooûr, pourquoi tu n’es pas venu au rendez-vouûus » ! Je m’efforce d’écouter. C’est le même air que j’entends depuis mon enfance... aussi veule, aussi insipide, aussi plat que peut être la forme la plus com­plète de la médiocrité organisée, voulue, planifiée. J’ai un hoquet... la nausée... Ô dégoût. Je ferme comme d’habitude avec mon pied.
    Faut-il envoyer nos artistes officiels en camp de rééducation? Comment s’en débarrasser? L’Etat ne pourrait-il p as leur accorder des licences de taxi, pour faire vivre leur famille?
    Comment nous organiser en attendant que les bardes, les troubadours, les poètes qui nous disent notre pays, nos rêves, nos espoirs, cessent d’être censurés?
    Comment nous réapproprier l’expérience esthé-
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tique que notre peuple a et fait de son monde, cette expérience que nous ne connaissons que par ouï-dire, par intermittence ; car elle nous est voilée, refusée par des ronds-de-cuir qui s’interposent entre nous et notre monde, notre réalité.
Une information schizophrène
    Ouvrez la télévision de n’importe quel pays arabe à l’heure des informations : non, le carnet mondain des politiciens n’est pas encore fini. X a reçu Y, Y a reçu X, X et Y ont félicité Z qui les a félicités à son tour, X, Y, Z se sont félicités mutuellement, A a dit à B, B l’a assuré de son entière compréhension. L’Iran gronde. Qu’importe l’Iran. Le Liban se meurt. Qu’importe le Liban ! L’Afrique se convulse. Qu’importe l’Afrique!
    Tout cela est expédié en un tournemain. Ouf! C’est enfin la météo! Bonsoir et au revoir.., plutôt adieu. Je retourne à mes sources d’informations:
Radio-Trottoir et Le Monde.
    Oui, comme tous les Arabes, j’ai l’information officielle en horreur et j’ai toujours profondément détesté les médias officiels arabes, car ils me paraissent moins le symptôme le plus criant que l’une des causes de notre sous-développement. Mais je serai franc, si je déteste Ces gens, c’est moins pour ce qu’ils disent ou pour ce qu’ils sont, que pour ce mépris qu’ils me témoignent, et que je leur rends si bien.
    Quand le journaliste lit son texte ronflant, incolore, indolore, inodore et insipide, on le sent regarder pardessus votre épaule et l’épaule de tout un peuple. Il ne s’adresse en t ait qu a une poignée de chefs dont il redoute le courroux ou espère les largesses. Ô âmes esclaves !
    Aux Etats-Unis, deux journalistes ont obligé le chef de l’Etat le plus puissant du monde à démissionner. Il est vrai qu’ils étaient citoyens d’une société qui a conquis la Lune...
    L’information officielle est schizophrène en ce sens qu elle donne de la réalité une image hallucinée. Un

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    Martien regardant dans mille ans le journal télévisé arabe de 20 heures, racontant ce qu’il a vu, décrirait un cérémonial, un rêve, un fantasme mais non une réalité qu’il ne saisira jamais. Ce qui est aberrant, c’est que les hommes qui nous gouvernent connaissent cette réalité, qu’ils y sont de plain-pied, que le peuple connaît lui aussi la réalité. Un accord tacite serait-il établi pour que cette information officielle soit le lieu du non-dit, un espace de rêve partagé, où tout enfin est luxe et calme? En somme, un jeu de bonne société, où « ils » joueraient à mentir et où on jouerait à les croire.
    Mais le jeu est malsain, car l’information, aujourd’hui, est ce par quoi un peuple se connaît et se prend en charge lui-même. Quand le mensonge, le non-dit deviennent le substitut du réel, alors c’est la maladie.
    En fait, je crois que les responsables de l’information officielle ne sont pas très futés. Il a longtemps qu’on aurait dû les renvoyer pour... inefficacité et incitation involontaire de l’opinion à la révolte.
    Si le but du gouvernement (et c’est le but de tout gouvernement) est d’infléchir l’opinion publique en sa faveur, il s’y prend selon des te&hniques qui ont fait leur temps et qui vont à l’encontre de ses buts. Le phi­losophe Francis Bacon a dit ceci dans l’Angleterre du xvIe siècle : « Nul ne commande à la nature s’il n’obéit à ses lois. » Or voici les lois que doit respecter l’information non schizophrénique.
Loi de l’accoutumgnce
    Le cerveau ne retient que le neuf, le pertinent, ferme ses écoutilles, déconnecte ses synapses, bouche ses voies de diffusion au répétitif.
    Les publicitaires, à qui les politiques ont te p ris des techniques de matraquage, ont compris que le message devient inefficace au-delà d’un certain seuil de répétition, parce qu’il suscite, s’il est encore répété, l’hostilité et un retour de manivelle.
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Loi de la redondance

    C’est une loi linguistique. Plus vous utilisez un mo~ et moins il signifie. Liberté, démocratie, socialisme et progrès sont devenus des chèques sans provision, Ils ont été trop et trop insincèrement utilisés. Les mots sont comme les chaussures, il arrive un jour où il faut les réformer ; c’est pour cela que je parle le moins possible dans les réunions.
    Un conseil à ceux du pouvoir qui me liraient, à ceux qui dans les tréfonds de a cu ture schizophrène rêvent de le prendre: parlez peu et vrai. C’est la neurophysiologie et la linguistique qui l’ordonnent. Oui, on ne commande à la nature qu’en obéissant à ses lois, et vous ne pourrez jamais empêcher, si vous transgressez la loi, que le peuple se lève comme un seul homme pour ailer au frigo ou aux toilettes quand vous apparaissez sur l’écran.
    21 h 15 : c’est le mousalsel, le feuilleton « arabe ». Cette fois-ci, on a droit à Saladin et Houlagou, à moins que ce ne soit Antar et Attila. Une histoire vidée de son texte, de son sens, odieusement fausse, superficielle, mélodramatique, simplette, benête, bête à pleurer. Dire que l’histoire est notre mémoire collective et que non seulement ils nous falsifient le présent mais aussi le passé!

Je passe sur les «romans-photos » , où l’Egypte misérable n’est plus que moelleux fauteuils, téléphones blancs, Cadillac rutilantes, intrigues de lycéennes bêtasses qui n’ont jamais porté une galaieh, mais vivent en Lacoste ou en Newman...

    Assis à même le sable nous discutons des palmiers qui se meurent. Le silence est de plomb. La fête, ici dans le désert, c’est quand ronronnent les moteurs toute la nuit, car les arb tes alors boivent et, le lendemain, ne sont pas tristes. Mais l’eau est loin sous le sable, et il n’y a guère de machine pour creuser, pour pomper. L’homme est un « frère », sa femme, sainte
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Bernadette Soubirous bédouine, a refusé de serrer ma masculine de main. Le « frère » est aussi et d’abord mon frère et nous discutons. Nos routes ont divergé, et nos conceptions aussi, nous avons cherché nos vérités chacun dans un antipode. En ceci nous sommes bien représentatifs de ce peuple querelleur, mais encore (heureusement) familial. Il me dit sa révolte devant ces palmes qui sèchent, sa hargne, son mépris pour nous autres bourgeois, francisés, arrivés, déracinés, déculturés. Il a Dieu en bouche, comme un Américain son chewing-gum. Je vois d’ici l’affiche « Dieu propriété privée. Défense d’entrer à toute personne étrangère au service. »
    Les journaux, ces jours-ci, ne parlent que des affrontements sanglants qui opposent à l’université de Tunis les diverses factions estudiantines. Il y a d’un côté les « athées », les « fils de Marx », les « suppôts du ~ommunisme international », et de l’autre, les « illuminés » « les obscurantistes ». Ils se battent, car ils ne sont toujours pas d’accord (depuis le temps) sur le sexe des anges et sur la direction du Paradis vers lequel il faudtait mener le troupeau bêlant qui attend les bons bergers.
    On a envie de hausser les épaules : « Il faut être étudiant pour s’amuser à ça... C’est de leur âge... Ça leur passera... Ça leur permet de se faire les cordes vocales... » L’ennui, c’est que ce n’est pas drôle du tout, car pendant qu’ils se battent, la néo-bourgeoisie, vulgaire d’âme et de manières, qui ne s’embarrasse pas d’idées, mais de chiffres, dont la seule idéologie est la sonnante et trébuchante, continue à mettre le pays en coupe réglée. Reconnaissons à la bourgeoisie au moins cette qualité: elle est bien trop futée pour s’adonner aux hallucinogènes idéologiques.
Questions
En quoi le phénomène intégriste est-il une réaction contre la veulerie, la vulgarité de cette bourgeoisie
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arriviste, plaie de ce pays et de la plupart des autres pays arabes?
    Comment amener dans notre société un peu plus de tolérance? Comment pourrons-nous discuter de nos différences? Pouvons-nous espérer qu’un jour les idéologies schizophrènes cesseront de nous empêcher de nous voir tels que nous sommes?
    Clérical, révolutionnaire, grand ou petit-b~ rgeois, tout pouvoir n’est-il pas par définition schizophrène? Peut-on attendre autre chose de lui que dé finir une culture à son image? Celui qui réfléchit est-il condamné à assumer à jamais le tragique destin du paria, à être l’éternel hors cadre, hors-la-loi — la loi schizophrène?
La contre-offensive
    L’autre soir, nous nous sommes attroupés en famille autour de la trouvaille de Mohsen: une cas­sette que toute la ville s’arrache. Les chansonniers fus-figent Télédébile, le régionalisme, la pistonite, l’injustice sociale. Tout y passe et pas de pitie pour les caves ! Nawal rit de toutes ses dents et nous rions tous avec elle, et ce rire nous lave, nous purifie. Nous ne sommes peut-être pas aussi bêtes que nous en avons l’air...
    « Dis donc, Mohsen, tu me prêtes la cassette, je voudrais l’enregistrer ?...
    L’adolescent me regarde, incrédule.
    — Mais ça ne se fait pas, on ne pirate pas ces cas­settes-là... C’est comme pour Cheikh Imam, l’Egyptien aveugle qui chante. Sinon, comment vivraient les artistes?
    Il a quinze ans, et Nawal dix-sept. Du coup, un gouffre s’ouvre sous mes pieds. Suis- je déjà, comme ils disent dans leur jargon, un débranché ? Il ne me res­tait plus qu’à rattraper la bourde, du moins à essayer.
    — Bien... Mon gars, je vois que toi au moins tu es lucide et généreux, tu m’aurais bien déçu autrement. »
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    Puis, tout d’un coup, j’ai éclaté de rire et je me suis senti tout heureux, car j’ai réalisé que le réseau se mettait en place, le réseau des créateurs, celui des supporters, des résistants, quoi !
    Le peuple élabore ses anticorps contre les poisons de la culture schizophrène. J’ai vu Mohsen et Nawal attentifs au chant des troubadours, les yeux brillants. Ils étaient cette jeunesse que Télédébile décrit comme « fière de la sollicitude que ne cesse de lui témoigner le parti, et qu’il faut protéger des idées importées. »
    Puis j’ai regardé le poste dans son coin, silencieux, avec un sentiment de triomphe vous pouvez toujours mettre votre couvercle de poubelle sur la bouche du volcan...
QUADRATURE DE L’UNITÉ

Septembre 1970. Une rame de métro parisien avec sa cargaison habituelle de Français moroses et d’étrangers mal à l’aise. Quelqu’un étend son journal. A la une: « Nasser est mort. » Je n’en crois pas mes yeux. Ils ne nous aiment pas, me suis-je dit, mais au point d’inventer une nouvelle pareille... Un autre coup d’oeil furtif sur un autre journal ; oui, Nasser est bel et bien mort!
    Je descends à la première station, les larmes aux yeux. Ce jour-là, nous étions des milliers d’Arabes à marcher comme des automates dans les rues de Paris, choqués, incrédules et inconsolables. Comme les Egyptiens, là-bas, entre Nil et mer Rouge.

    Juillet 1956. Le rire de Nasser annonçant la nationalisation du canal de Suez soulève de l’Atlantique au Golfe une fierté immense. Face aux impérialismes édentés de l’Angleterre et de la France se dressait enfin le libérateur, l’unificateur. L’agression tripartite (franco-anglo-israélienne) ne fit que souder davantage la nation arabe autour du héros devenu symbole et fétiche.

Que d’espérances folles en ces années 50 et 60!
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ARABES, SI VOUS PARLIEZ...
    Le rêve de l’unité paraissait si près de se réaliser! Les Etats devenus ou redevenus indépendants semblaient être appelés par la nature des choses às’agréger autour de notre Bismarck national. La naissance de la République arabe unie en 1958, à partir de la fusion de l’Egypte et de la Syrie, semblait être le prélude à l’inévitable réaction en chaîne qui créerait enfin le grand Etat digne d’une grande nation.
    Jamais Nasser ne fut aussi grand qu’en cette période où son nom signifiait panarabisme, sociaIisme, libération de la Palestine, dignité et grandeur.
    Puis, le rêve s’écroula comme un château de cartes en ce jour sinistre du 5 juin 1967, aube de la guerre de Six Jours. On peut dire aujourd’hui que l’échec du nassérisme est à l’échelle de l’espérance qu’il souleva: immense.
    Du socialisme, l’Egypte ne connut qu’un surcroît de bureaucratie. Le panarabisme divisa les Arabes infiniment plus et mieux que n’importe qui et n’importe quoi. Quant à la Palestine, elle connut et connaît toujours une extension de l’occupation.

    Pis: le nassérisme renforça l’intégrisme par une répression inhumaine et légua ainsi aux Arabes l’un de leurs principaux casse-tête d’aujourd’hui. Curieusement, la nation arabe eut pour Nasser, même vaincu et en faillite, les yeux d’une mère pour un fils hors du commun. Nul autre chef d’Etat n’eut droit à autant d’indulgence de la part de nos peuples. Rappelé et maintenu au pouvoir, après le désastre de 1967, par une authentique volonté populaire, il ne devait plus être jusqu’à sa mort en 1970 que l’ombre de lui-même.
    L’échec se consomma enfin dans sa plénitude. Nasser s’en alla au moment où Jordaniens et Palestiniens s’entretuaient à Amman, l’ennemi prenant ses aises sur ce qui restait de la Palestine.
    Etonnant spectacle que cet enterrement de Nasser au Caire •le cercueil flotte comme un fétu de paille sur un océan humain déchaîné et inconsolable. Plus d’une altesse et d’une excellence perdit, ce jour-là, qui sa Contenance, qui son chapeau pendant
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QUADRATURE DE L’UNITÉ
que le peuple s’appropriait la dépouille du héros.
    Enterrement d’un dieu, écrira un correspondant étranger. Non, c’était l’enterrement d’un rêve. Avec la mort de Nasser, qui, malgré 1967, symbolisa jusqu’à la fin un recours possible, s’achevaient les années de braise. Sans le savoir, cette fois nous étions entrés pour longtemps dans les années de la honte.
Eté pourri à Beyrouth
    Eté 1982. Beyrouth, bombardée sous nos yeux, pendant des semaines et des mois, l’horreur quotidienne, puis... le sinistre massacre de Sabra et Chatila.
    Les bras croisés, nous avons regardé goulûment, et suivi avec, ô combien de morbidité, tous les détails de l’affaire. Pendant ce temps, 350 000 Israéliens descendaient dans les rues de Tel-Aviv pour protester contre les crimes commis au Liban avec l’assentiment de certains de leurs gouvernants.
    Alors, devant cet océan d’indifférence, de lâcheté, mis en exergue encore davantage par ces manifestations israéliennes, plus insultantes pour notre hon­neur que les bombardements et les massacres eux-mêmes, on eut envie surtout de se taire, de se terrer. Dérisoires ? Nous le sommes certes, mais comment et pourquoi le sommes-nous devenus?
    Dans les années 50, le schéma était simple. Victimes innocentes des colonialismes et des impérialismes, nous, peuples arabes dépositaires d’une civilisation sans égale, mais tombée (par hasard, mégarde, malchance) sous la sujétion, a il ions retrouver la puissance perdue, en reconstituant l’unité.
    Une fois l’unité perdue retrouvée, nous accéderions à la puissance, au développement et à cette dignité foulée aux pieds.
    On avait trop vite oublié que la déchéance politique et culturelle qui nous avait mené là n’était que l’ultime aboutissement de toutes les caractéristiques idéologiques de notre culture : l’arrogance religieuse, le triba­lisme des structures sociales, l’exercice ultrapersonna-
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usé du pouvoir, le bâillonnement de toute critique, le refus dé toute évolution, le ronron de la routine, l’épuisement des forces vitales des conquérants et des bâtisseurs. On avait oublié que notre subordination était méritée et que le colonialisme ne faisait qu’entériner la déchéance de la culture. Pire, il était un facteur positif: le coup de pied au cul qui oblige le couché à se lever, fût-ce en titubant, pour faire face âu danger.
    Mais ne remontons pas si loin. Devant Beyrouth, Sabra et Chatila, nous avons vu vin g t Etats, vingt régimes arabes assistant impuissants, ligotés, incapables de porter secours à une capitale soeur assassinée. Comment en est-on arrivé là?
    Plus que tout autre événement, ce scandale restera pour nos descendants le symbole même de l’échec des idéologies arabe, panislamique, telles qu’elles ont eu cours dans les années 60 à 80.
    Analysons l’échec de la première. Nous avons tous cru à un moment ou à un autre à l’inéluctabiité de l’unité arabe, seul garant de force dans un monde où seuls les puissants ont une chance de survivre et de prospérer. Nassérienne ou baassiste, l’idéologie panarabe reposait sur des postulats simples et simplistes fondre tous les Etats arabes en une super-entité nationale qui rendrait aux Arabes gloire, puissance et richesse.
    Pour arriver à ce résultat, un modèle simple : le modèle prussien, et la théorie des dominos. Le scénario devait être le suivant : la Prusse arabe, en l’occurrence l’Egypte nassérienne, devait imposer l’union ou la favoriser avec un, puis deux, trois, quatre partenaires, aussi révolutionnaires et unionistes qu’elle.
    Au-delà d’une certaine masse d’Etats unifiés, une réaction en chaîne devait se déclencher de proche en proche, réunifiant le reste de la nation en une vaste fédération du Golfe à l’Océan.
    Le ferment de cette réaction était Israèl, contre qui se ferait, dans la guerre et par la guerre, l’unité. Le Bis-marck arabe, Nasser, achèverait le processus en
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signant le certificat de naissance de l’Etat unifié dans une quelconque Galerie des glaces, à jérusalem. C’est ce modèle, absurde s’il en est, qui nous a conduit àChatila. Il y a d’abord le crime de ceux qui ont essayé de l’imposer, ceux qui essayent encore, celui de ceux qui S’y SOnt opposés, les uns comme les autres renvoyant l’unité arabe aux calendes grecques.
    Les théoriciens et les politiciens irresponsables qui ont cru par indigence intellectuelle à la répétition de l’histoire (prussienne ou italienne) avaient trop vite oublie que les Etats sont des êtres vivants et qu’il était bien improbable de voir vingt Etats vivants, vingt régimes, vingt gouvernements se suicider en même temps, ou se laisser assassiner sans réagir.
    C’est ainsi que l’idée d’unité est devenue pour les Etats un concept qu’il fallait manipuler, afficher bien haut pour gruger les braves gens tout en le vidant de toute substance. D’ailleurs tant mieux, car cet Etat nassérien, ou baassiste, n’aurait été qu’un super-Etat, centralisateur, encore plus dur, et pLus inhumain que les Etats actuels.
    Ainsi, l’idéologie unitaire, loin d’unir les pays, ii’a­t-elle fait que les pousser à défendre leurs spécificités. Du coup,la zizanie arabe est devenue la règle, toute action commune étant erçue avec effroi par chacun comme le début de sa fin.
    Les peuples ? Absents à l’appel !
    Quant aux victoires qui devaient sceller l’union, non seulement on ne les a pas vues venir, mais on a assisté à des défaites p lus infamantes les unes que les autres. Fascinés pari e python israélien, les régimes arabes, après avoir exigé toute la Palestine, en sont venus à exiger le retrait de la Cisjordanie, puis le retrait du Liban-Sud, puis de l3eyrouth-Ouest, puis de l’aéroport beyrouthin de Khaldé (enfin obtenu grâce aux Américains) Non seulement les Etats arabes ne se sont jamais unis nombreux contre l’ennemi commun, mais celui-ci les a toujours affrontés un à un ou quasi-nient (les autres regardant, l’arme au pied).
    Que se serait-il passé si l’idéologie unitaire avait été
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ARABES, SI VOUS PARLIEZ...
autre, si les théoriciens indigents du Baas et du nassétisme avaient lu et compris Ibn Khaldoun?
    Vaine interrogation bien sûr, mais maintenant il faut revenir à la réalité. L’unité arabe, certes! Mais être unioniste aujourd’hui revient à ceci : comprendre que ies Etats sont des êtres vivants, et donc des êtres historiques, admettre la fausseté de la théorie des dominos, accepter les iongues échéances, se battre au sein de chaque Etat pour I a démocratie, la décentralisation, transférer les pouvoirs administratifs de l’Etat aux ré g ions, créer enfin une confédération d’Etats ayant desp rérogatives limitées. Le modèle ne doit plus être la Prusse mais la Communauté économique européenne.
    Le spectacle de vingt régimes arabes incapables, au plus fort de la bataille de Beyrouth contre Israèl, de se réunir ne fût-ce que pour pondre l’un de ces communiqués qui n’engage à rien, est très éloquent. L’incompétence de nos gouvernements, en matière de guerre comme en matière de paix, est une donnée fondamentale de notre histoire contemporaine.
    Le problème n’est évidemment pas celui des personnes. Dans quel régime les hommes politiques n’étalent-ils pas leurs erreurs, leurs crimes et leurs incompétences? La différence entre nos régimes et ceux des pays avancés (forcément la seule référence), c’est le système. Quand des élus ou la presse peuvent faire changer d’avis un ministre ou un chef d’Etat, on imagine toutes les possibilités de contrôle, de correction, de limitation e ‘erreur de jugement et l’on comprend l’efficacité de ces sociétés développées, où le système politique est perpétuellement corrigé, évalué, contrôlé par la presse, l’opinion, les institutions démocratiques. A l’évidence, l’erreur, dans ce système, est source de création, elle permet d’avancer.
    Dans nos systèmes fondés sur l’homme providentiel, le parti unique, la propagande débilitante, la vérité unique, les structures sociales courroies de transmission, la presse bâillonnée, poursuivie, etc., l’erreur bloque, ait tourner en rond et régresser. La
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société n’a plus d’organes de correction, de contrôle, de limitation des dégâts. Alors, on voit l’un se tromper de guerre, l’autre bombarder ses propres villes, le troisième allumer une guerre chez le voisin, etc.
    Bien entendu, dans notre système, ce n’est pas celui l’erreur qui est sanctionné, mais celui qui dénonce. Nos prisons, de l’Atlantique au Golfe, regorgent de gens qui ont dit au capitaine du navire ivre (de pouvoir) : non, le nord, comme l’indique le compas, c’est pas par là!
    Alors, ou le bateau ivre va se fracasser sur les rochers, ou c’est la mutinerie à bord. Comment des dirigeants de cet acabit auraient-ils pu porter secours à Beyrouth?
    Il y a plusieurs sortes de croyances religieuses, et autant d’iconoclasties. Certains sanctifient (c’est-à-dire mettent hors du champ de la raison et de la sensibilité) Dieu, la religion, le marxisme, Freud, etc.
    Le peuple est devenu de nos jours l’une de ces divinités paiennes auxquelles il ne faut surtout pas toucher. Mais regardons la vérité en face. Le « peuple» comme slogan, ce n’est qu’un mythe de plus, et puis il y a peuple et peuple. Où étaient les peuples arabes quand 350 000 Israéliens dénonçaient les crimes de cette charogne de Sharon?
    Ah ! ces Israéliens, cousins, voisins de palier encombrants, avec lesquels il faudra bien nous entendre si l’on ne veut p as que Sabra et Chatila ne soient qu’une étape de p Fus sur le chemin du bout de l’horreur! Ces Israéliens paranoiaques, mégalomanes, assoiffés de reconnaissance et... qui nous ressemblent tant !
    Soyons francs. Nous avons regardé Beyrouth assassinée agoniser, et nous, peuples, n’avons rien fait. Quel régime aurait pu masser assez de policiers pour faire face à 350 OQO hommes descendus dans la rue, criant leur honte d’être Arabes?
    La vérité est q ue nous étions en vacances, que nous mariions nos filles et que l’Aïd était proche, et que la Palestine, c’est pour le discours. La vérité aussi c’est
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que les régimes que nous avons sont à notre image, que nous les méritons amplement, et que ces régimes savent bien à qui ils ont affaire.
    N’excusons p as. N’expliquons pas. Constatons: nous sommes des peuples démobilisés. Comment de tels peuples, dirigés par de tels régimes, auraient-ils pu sauver Beyrouth?
Faillite de l’espérance?
    On se méprendrait grossièrement sur le sens de ces paroles si on les interprétait comme une larme ajoutée au concert des pleureuses, un coup de gueule, ou une opération d’autoflagellation, exercice très prisé par les intellectuels.
    Abou Elias Madhi, poète libanais de l’émigration, disait que la raison chez l’Oriental est comme un aigle en cage, et c’est vrai que nous ne manions que la passion et la pensée magique. Aussi faut-il redoubler de vigilance. Rappelons que tout dans l’univers procède par apprentissage, évolue par le jeu de l’erreur sanctionnée et de la réussite récompensée.
    Les peuples sont, à leur manière, des organismes vivants, procèdent par essais et tâtonnements, corrigeant tantôt en douceur, tantôt par des violents coups de barre leur évolution incertaine. C’est Karl Marx qui disait que les choses avancent par leur mauvais côté, et cela est vrai.
    Quand l’erreur ne conduit pas à la mort, elle permet d’avancer. A l’échelle d’une nation comme la nôtre qui joue ses tragédies et ses comédies sur le théâtre de l’histoire depuis si longtemps, Sabra et Chatila compteront parmi ses plus terri b les expériences, ses plus terribles échecs, avec le massacre de réfugiés palestiniens par les Syriens et les chutes libanais.
    Mais les mécanismes correcteurs se sont déjà mis en branle, bien qu’en silence. Les réponses au pourquoi commencent à prendre forme : car il n’y a pas d’homme providentiel, de parti salvateur, de doctrine infaillible, la propagande est mensongère, la démo-
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cratie une urgence, l’unité une affaire difficile, l’ennemi plus redoutable que jamais.
    Hommage à nos martyrs de Sabra et Chatila I, II, III, et à tous les assassinés juifs, tziganes, maronites, assyro-chaldéens, kurdes, arméniens, hommage aux victimes innocentes de toutes les barbaries !
EMIGRÉ, ES-TU LA?
L’interminable file de voitures attend sous le soleil brûlant de l’été que s’achève le calvaire des formalités douanières. Tous les ans se joue à peu près la même scène dans les ports de Tanger, Alger, Oran ou Tunis.
    Il faut dire à la décharge des douaniers que l’affaire est de taille. Comment inspecter, taxer tout ce bric-à-brac qui s’amoncelle très haut sur le toit des voitures, s insinue dans le moindre interstice de l’habitacle? Bicyclettes, réfrigérateurs en pièces détachées, tapis (mais oui), vêtements, ustensiles de cuisine et j’en passe... s’entassent sur le trottoir de la douane transformée, l’espace d’une journée, en marché aux puces de toute la camelote occidentale.
     Le bric-à-brac est longuement examiné, soupesé, négocié entre un émigré cajoleur et roublard et un douanier poseur, méfiant et secrètement jaloux. Plus tard, le bric-à-brac, une fois le plus dur passé, ira s’étaler par terre dans les humbles maisons de Tataouïne, Sétif ou Salé... à la grande joie de tous.
     Côté face, l’émigration est une comédie. L’homme rentre au pays comme un soldat en permission. Il parade, il fait la roue, raconte ses campagnes. Entre lui
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et l’environnement social va se tisser tout un réseau de comportements, d’attitudes à la fois simples et complexes.

    Le jeu subtil permet à l’émigré d’user d’une certaine condescendance (qu’est-ce que c’est sale par ici !), de fanfaronnade (il exhibe la photo de sa blonde), d’arrogance (quand la voiture est une Mercedes), d’un zeste d’importance (tiens, voici mon adresse àParis !).
    Tout cela est souvent d’une désarmante naïveté. Quand nous serons un peuple moins crispé, nous en ferons nos choux gras, au cinéma et en littérature. Mais nos Fellini sont encore à l’école et il faut donc un peu patienter.

    Bien sûr, tout ce panache bon enfant est fait pour exciter la jalousie (pour qui il se prend, cet arriviste ?), exacerber la frustration (c’est toujours les autres qui ont de la chance), stimuler le rêve (elle sera neuve, ma Mercedes.)
    Côté pile, l’émigration est une tragédie.
    L’hôpital de Strasbourg, où j’ai exercé quelques années, m’a permis d’observer l’étendue des ravages et le prix prohibitif payé par ces milliers de paysans, d’ouvriers sans qualification, arrachés à leur sol et happés par la machine industrielle de l’Occident en expansion économique.
    L’émigré a les ulcères les plus profonds, les tuberculoses les plus fondes, les appendicites les plus perforées, les accidents de travail les plus meurtriers, les névroses les p lus complexes et les dossiers médicaux les plus lourds. Rituel de la tournée du chef de service hospitalier. Le « patron », pas forcément raciste (mais simplement excédé) — Alors Mohamed (ou Ahmed ou Ben Machin), ça va toujours pas, hein ? Mohamed se lance alors (en ce français qui fait la joie des chansonniers et avec une explosion de gestes) dans une explication confuse. Bref, ça ne va pas.
    Comment cela pourrait-il aller? La maladie physique ou mentale n’est elle-même qu’un symptôme d’une maladie plus générale, plus grave, plus dévasta-
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trice: le mal-vivre souvent prélude à la catastrophe finale : le mal-mourir.
    Qu’importe, on passe au suivant (encore un Nord-Africain!) Même scène, même incompréhension, même échec de la communication. D’un côté, le regard dit objectif du professionnel, de l’autre, l’expression bien souvent maladroite du désespoir le plus profond.
    En fait, dans l’expérience subjectiye de tous ces milliers d’émigrés, que j’ai vus échouèr dans les divers services de médecine, l’hôpital n’est que le point d’inflexion d’un long processus d’effritement, de craquelures, de ruptures, de désintégration lente du corps et de l’esprit. Que ce processus entropique soit le destin de tout un chacun ne change rien à l’affaire, car il est, chez l’émigré, soumis à une force qui l’accélère d’une façon notable et cette force a pour nom: tristesse. Tristesse du travail, tristesse du chômage, tristesse des sempiternelles mélopées d’Oum Kalsoum, tristesse des hôtels de passe, tristesse des chambres sans chauffage, tristesse des dimanches solitaires.
Qui peut résister à toute une vie de tristesse sans faire un jour ou l’autre naufrage?
    Quand le naufrage n’a pas lieu dans un lit d’hôpital ou dans un asile psychiatrique, il peut très bien se consommer sur un banc public où l’émigré chômeur, retraité ou invalide peut remâcher à satiété ses rêves envolés : la petite échoppe au pays, la voiture, le confort, les enfants promus aux grades supérieurs, la respectabilité, la sécurité, la dignité. Rien d’étonnant àce que la mise en scène des retours triomphants soit si importante. Faire contre mauvaise fortune bon coeur et sauver la face, voilà l’essentiel.
    Dire que quelques-uns ont réellement réalisé leur rêve ne change rien au fait que l’émigration a été le plus souvent un échec individuel et collectif.
    L’émigration maghrébine en Europe occidentale ne peu t en rien se comparer, par exemple, à l’émigration libanaise ou italienne vers le Nouveau Monde.
    Dans notre cas, point ou prou d’intégration, très
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peu d’ascension sociale et un effet direct quasi nul sur le décollage du pays.
    L’émigration n’a promu ni les travailleurs ni le Maghreb elle n’a été qu’un moyen de survie pour les uns et les autres. Bouches et bras en moins, devises (faciles) en plus, telle pourrait être la devise du Maghreb exportant ses enfants à défaut de pouvoir exporter autre chose.
    Mais l’hypocrisie générale ne pouvait autoriser un tel aveu. On a, dès lors, inventé le mythe de la « solution d’attente ». Cela ne durerait que le temps de mettre en place l’économie moderne qui pourrait et absorber et utiliser les. compétences « technologiques » acquises à balayer les rues de Paris ou à visser des boulons sur une chaîne de montage.
    Le mythe avait d’autant plus besoin d’être entretenu qu’il fallait bien expliquer et justifier pourquoi on lançait des centaines de milliers de paysans et d’ouvriers non qualifiés sur les talons des colonisateurs qu’on avait eu tant de mal à chasser. N’était-ce pas là le suprême paradoxe? Après tout, ces colonisateurs n’étaient-ils pas supposés détenir leur richesse de notre exploitation et notre pauvreté découler de celle-ci? Comment se faisait-il qu’on leur renvoyait le bur­nous à faire suer là-bas alors qu’on s’était tant battus pour les empêcher de le faire suer ici?
    L’indépendance était-elle donc un bel emballage vide?
    En fait, les Maghrébins mettront plus d’un quart de siècle pour réaliser que si l’indépendance politiq~ue est une condition nécessaire du développement, elle est loin d’en être la condition suffisante.
    Pour accéder à la vraie indépendance, c’est-à-dire àl’interdépendance, à poids égal, l’Afrique du Nord ne se devait pas seulement de faire fonctionner des Etats. L’affaire est beaucoup plus compliquée.

    Des Etats crispés sur leurs frontières et querelleurs, des marchés lilliputiens et fermés, des institutions politiques non évolutives et sans aucun mécanisme démocratique de contrôle, des processus d’industria-

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lisation hâtifs et orientés sur des marchés extérieurs impossibles à conquérir, une agriculture souvent sacrifiée ont constitué autant d’obstacles à l’émergence d’une vraie économie moderne pouvant absorber les jeunes d’aujourd’hui et de demain, sans parler d’une chimérique réinsertion de nos émigrés de retour. Bol d’oxygène, l’émigration n’a peut-être servi qu’à faire perdurer des structures et un état d’esprit qui auraient dû disparaître.
Deuxième génération
    La langue est un ensemble de mots, mais modulé par un rythme, des intonations, une musique en quelque sorte... C’est cette musique d’une langue donnée et qu’on plaque sur une autre Ian g ue qui crée l’accent. Le nôtre, quand nous parlons français, est savoureux et inimitable, mais l’oreille exercée d’un Maghrébin sait reconnaître les musiques de tous les diakctes du Maghreb. L’homme a beau s’essayer àprononcer les r à la parisienne, il a beau utiliser les expressions les plus nouvellles et la grammaire la plus pure, il a toujours à la bouche ces rythmes, ces intona­tions qui nous viennent du fond des âges.
    Tiens, celui-là vient du Maroc du Sud ou du Rif, se dit-on, de l’Algérie, du M’zab, de la Tunisie, c’est évident.
    Ouvrier ou intellectuel, il est catalogué, étiqueté, mais aussi reconnu comme frère... compatriote.
Puis, voilà que dans d’autres cas, ça ne marche plus l’homme ou la femme a toutes les caractéristi­ques physiques du Maghrébin standard, le nom en sus, mais la musique a disparu du langage, ou plus exactement, ce n’est plus notre musique. fl (elle) parle comme un chauffeur de taxi parisien ou une poissonnière de Marsei]le.
    D’emblée, la réaction est hostile. Il n’est plus reconnu comme l’un des nôtres. Il a cessé de t aire partie de la communauté, de la oumma.
    Ils étaient partis par centaines de milliers de Gafsa,
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Guelma ou Béni-Mellal, avec le même espoir: ce ne sera ni trop long ni trop dur.
    Cela fut les deux à la fois. Mais il est sûr que pour tous ces hommes et ces femmes profondément loves dans leur culture berbéro-arabo-islamique, le plus dur fut d’observer la mutation culturelle de leurs propres enfants. Qui dira un jour les souffrances, les déchirements, les malentendus et les ruptures entre ces pères et ces mères de la première génération et ces filles appelées tendrement Aïcha, Neila ou Fatima, mais qui se sentaient, se voulaient, se voyaient dans la peau et les privilèges d’une Marie-France, une Michelle ou une Marguerite.
    Comment s’y p rendront nos De Sica de l’avenir pour décrire sur le mode comique la tragédie de ces garçons baptisés fièrement de prénoms de califes, Mansour, Ah ou Omar, et qui se voyaient coincés dans une banlieue sinistre entre un père vaincu et une société vécue par eux comme les tolérant à peine quand elle ne les rejette pas dans une citoyenneté de seconde classe?
    Le fossé entre cette dernière génération et les Maghrébins restés au pays est encore peu perçu, mais il ne fait que s’élargir au fil du temps. On se rappelle les tristes histoires de ces garçons algériens, n’ayant connu que la France comme pays, mais qui en furent expulsés adolescents pour des délits mineurs. Le rejet par ces jeunes Algériens du pays d’origine et de sa culture était souvent massif et leur seul objectif était de rentrer... chez eux, en France.
    Les leurs protestent, marchent sur Paris, luttent pour leurs droits; victimes expiatoires de la crise économique, mais le Maghreb reste lointain et sourd. Il ne se reconnaît en rien dans ces Porto-Ricains de la France. La deuxième génération, pas plus que la première, ne l’intéresse réellement. Ily a belle lurette que le phénomène a été passé au compte des pertes et profits.
    Or la deuxième génération est loin d’être un simple accident de parcours, que le Maghreb peut affecter
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d’ignorer,ou tâcher d’oublier, comme on essaye de refouler de sa mémoire toutes les douleurs passées. On peut même avancer qu’elle s’inscrit dans une tradition bien établie et ce, dans le cadre de ces rapports complexes, à la fois conflictuels et complices, qui se sont établis au long des siècles, sur tout le pourtour de la Méditerranée.
    Affrontements de Rome et de Carthage... de Rome et Byzance contre la Berbérie... conquête arabe de l’Espagne... puis contre-conquête... Guerre sur terre et sur mer où les pirates voleurs des deux côtés laisseront des traces indélébiles... Afflux massif de colons... de l’Europe vers le Maghreb... rejet tout aussi massif avec valise et cercueil jetés par-dessus tête... Non moins massive émigration, pacifique cette fois-ci, des Maghrébins vers l’Europe.
    Tout ce va-et-vient incessant a constitué un formidable brassage de gènes, d’idées et de coutumes, qui fait, au-delà des différences perceptibles, l’unité culturelle profonde, quoique invisible, des peuples de la Méditerranée.
    Aujourd’hui, sur la rive européenne, le mélange ne fait que continuer sous le signe de cette fascination / répulsion, attirance / rejet / similitude / différence, qui féconde les peuples et les civilisations. Loin d’être un avatar de l’Histoire, les deuxième et troisième générations en sont peut-être l’un des accomplisse­ments. Qu’il leur soit donc donné de perdurer et de remplir leur fonction : être un lien supplémentaire, le plus précieux, entre hommes des deux bords de cette mer que les Latins appellent Mare Nostrum et les Arabes, a anche.
INTÉGRISME
A lire certains journaux occidentaux, on a l’impression que le spectre qui hante l’Occident n’est plus le communisme mais l’intégrisme islamiste.
    Or l’intégrisme inquiète et concerne surtout les premiers intéressés nous. En Tunisie, nous avons la chance de lui connaître un visage plus serein, plus pacifique, que celui qu’il affiche au Proche-Orient ou même en Algerie, mais la question de fond que l’islamisme pose est la même ici qu’ailleurs.
    De quoi s’agit-il? D’un épiphénomène comme le nassérisme, appelé à se convulser un certain temps avant de s’épuiser? D’une lame de fond qui va submerger les sociétés arabes pour les ramener quelques sièclès en arrière ? D’un véritable mouvement de libération de l’homme arabe?
    Tunis ou Alger ou Assiout, années 80. Ils remplissent les rues. Barbes incultes des hommes et oulards aux teintes de muraille des femmes, ils impressionnent par leur nombre, leur dignité, l’éclat de leurs regards. Manifestation silencieuse mais combien parlante de leur opposition à ce régime, mais aussi à une culture. Ils ont rempli les prisons
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ARABES, SI VOUS PARLIEZ...
du Maghreb comme celles de l’Egypte ou du Machrek. En Tunisie, « ils » posaient, au début de la décennie en cours, un redoutable problème non seulement au pouvoir, mais aussi à l’opposition démocratique. C’est au sein du groupe « Erraï » (l’Opinion), né en 1977, que le dilemme se posa avec le plus d’acuité. Nébuleuse floue, le groupe réunissait autour du journal du même nom des hommes venus d’horizons divers déçus du socialisme bureaucratique, exclus du parti au pouvoir, intellectuels de gauche, bourgeois bon teint bon genre. Seul lien véritablement commun l’espérance démocratique. Plus tard, la nébuleuse se dissoudra, fournissant à l’opposition les cadres du premier parti social démocrate arabe, premier parti d’opposition autorisé en Tunisie contemporaine, à la Ligue des droits de l’homme, quelques têtes dirigeantes, et au gouvernement même quelques ministres croyant pouvoir réformer le système de l’intérieur.
    Toléré, le groupe a continué à officier dans son journal Erraï (saisi, interdit, autorisé, ressaisi, etc.) pour une approche politique, démocratique et respectueuse des droits humains. Survient à ce moment-là, en 1982, une grande rafle dans les milieux intégristes.

    L’opposition démocratique gravitant dans ou autour de la nébuleuse est prise e court. Appuyer le pouvoir ou appuyer la cause d’hommes dont on était sûr qu’ils étaient des ennemis autrement déterminés de la démocratie? Le débat au sein du groupe et notamment dans l’équipe rédactionnelle à laquelle j’appartenais fut très âpre. Il ne fallait pas être grand expert ès politique pour se rendre aux arguments de ceux qui constituaient la « gauche ».
    « Regardez ce qui s’est passé en Europe de l’Est après la guerre, ou en Iran actuellement. Tous les régimes totalitaires sont mentalement structurés pour rejeter tout ce qui n’est pas leur, pour utiliser, phago­cyter et éliminer les forces d’o p position autres. Ne pavons pas le chemin d’un totalitarisme encore plus terrible. Nous en ferions les frais tout de suite après. »

    La « droite » du groupe, elle, voyait, au contraire,
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INTÉGRISME
d’un bon oeil l’utilisation de la cause intégriste, peut-être même (naïvement à mon avis) sa manipulation, et pourquoi pas une alliance tactique contre le pouvoir.
    J’ai opté pour ma part en faveur d’une tierce attitude : oui, défendons dans le journal les droits, tous les droits des citoyens, des intégristes, mais n’acceptons aucune concession sur le plan des idées.
    Comme attitude dans un groupe éminemment politique, on ne pouvait faire plus idiot. C’était s’aliéner et le pouvoir et les intégristes. Mais comment un groupe dévolu à la défense des droits de l’homme pouvait-il détourner le regard devant des procès et des peines de prison pour opinion, et comment un groupe dévoué àI a démocratie pouvait-il pactiser avec des idées aux antipodes de ses idéaux?
    Mais qu’est-ce que l’intégrisme?
    Tout d’abord, c’est avant tout une réaction contre le double échec des modernismes, pro-occidentaux ou ptosocialistes. Cet échec qui, espérons-le, sera un jour évalué à sa juste valeur, culmina en juin 1967, où vit les armées « progressistes » et autres se faire hacher menu par les sionistes. Mais la défaite de 1967 était elle-même la conséquence logique de bien d’autres fallites : faillite de l’information, de l’éducation, de l’administration, de l’industrialisation, de l’unifica­tion, etc.

    Depuis 1967, les choses n’ont fait qu’empirer et ce, malgré le « coup » d’octobre 1973, coup qui fit long feu : pétrole dilapidé, territoires toujours occupés, guerre tribale (odieuse et sans fln) au Liban « occidental », guerre tribale et non moins odieuse dans le Yémen « socialiste », guerre au Sahara occidental, etc.
    Certes, les historiens futurs décriront au cours de ces terribles années l’augmentation incessante du produit national brut, de l’espérance de vie, la chute de la mortalité .infantile, l’augmentation foudroyante du nombre d’élèves, d’étudiants, d’usines, d’hôpitaux, etc.
    Regardant de loin et de haut, le monde arabe leur apparaîtra semblable à un paysage marin, où il y a beaucoup d’écume politique à la surface, des vagues

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agitées et sans direction apparente, mais cachant le mouvement de puissantes plaques tectoniques ou plutôt socio-économiques. I
    L’homme arabe, lui, le ne~ collé contre son absorbante réalité quotidienne, ne perçoit pas le mouvement des plaques, mais l’agitation des vagues, et conclut p eut-être hâtivement à l’échec de sa mutation.
    A me ons avec ies islamistes que les régimes inspirés des deux modèles modernistes, l’occidental et le socialiste, ont partiellement (ou totalement) échoué dans la réalisation des objectifs conscients ou mal formulés des Arabes.
    Il faut dire que les symptômes de cet échec total ou relatif, réel ou apparent, sont partout : injustice politique et sociale, langue de bois, absence de libertés, division et dissensions, etc.
    En tant que réaction, l’intégrisme apparaît non seulement comme justifié, mais comme presque nécessaire.
    Dans une société où l’expression pacifique du désaccord est interdite par 1’Etat, il est normal que l’opposition s’exprime sous de multiples formes. Pour une nation comme la nôtre, si imprégnée de religion, de religiosité, quoi de plus normal que d’exprimer son opposition en ayant recours aux mots, symboles, concepts si riches de sa première révolution : l’islam ?
    Qui ne connaît la rigueur de nos jeunes islamistes ne peut comprendre l’étendue et le sens de cette opposition, et j’avoue que de ce point de vue elle m’est sympathique. Comment répondre pour un jeune Arabe du peuple, par exemple, à la veulerie d’une bourgeoisie vulgaire et affairiste, à l’aggravation de l’injustice régionale ou sociale, sinon par l’islamisme, après l’échec de la gauche des années 70 (fragmentation en sectes jargonaphasiques, entre autres manifestations de Cet échec) ?
    Mais la réaction, pour « noble » et compréhensible qu’elle soit, ne p eut asseoir une action, constituer une solution de rechange; et c’est là que le bât blesse.

    Quand les islamistes se posent comme l’alternance
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INTÉGRISME
au double modèle politico-social « importé » de l’Est et de l’Ouest, ils oublient que ces modèles-là se sont ustement imposés dans le monde arabe à cause de l’incapacité des régimes se réclamant de l’islam tels le nassérisme ou le wahabisme, à défendre et à promouvoir la nation arabe...
    N’avons-nous pas eu la charia, le califat, et tout le saint tremblement pendant des siècles ? Pourtant, le double modèle « « étranger » a dû aller nous chercher bien profond dans la fosse à purin du sous-développe-nient ! Comment prétendre dès lors que ce qui n’a pas marché hier puisse devenir demain la panacée?
    L’objection classique sur la mauvaise application de l’islam, en ces temps lointains, est bien trop naïve pour être longuement discutée. Ni la foi ni l’application de la loi islamique n’ont empêché les musulmans de perdre l’Espagne puis leur civilisation, d’entrer en décadence, en attendant la sujétion coloniale du xlxe siècle.
    Toute notre histoire, ces derniers quatorze siècles, est jalonnée par les tentatives d’instaurer le « vrai islam»; et partout ce ne fut que le pouvoir absolu dans l’un ou l’autre des pays où on l’installa. L’instauration expérimentale aujourd’hui du « vrai islam », du « tout islam » dans tel ou tel pays arabe n’aurait pas plus de raisons de réussir qu’hier. Les forces « géologiques » sont toujours à l’oeuvre, et elles sont imperméables au simple volontarisme.
    En fait, les islamistes honnêtes avouent qu’ils com­prennent mal l’origine et l’échec du double modèle, et celui de l’islam total d’antan.
    Faire participer les citoyens, rendre la vie aux rouages sociaux bloqués, introduire le rétro-contrôle qui protège des dérapages, c’est faire avancer partout la libération. Or ceci ne se conçoit pas par un surcroît d’autoritarisme mais bien au contraire par un surcroît de liberté.
    La réponse intégriste aux échecs du double système mis à la sauce totalitaire arabe est donc inadaptée en ce sens qu’elle veut guérir le mal par un mal encore pire.
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Le potentiel d’erreurs, de bloquages, de déresponsabilisation de l’intégrisme est encore plus grand que celui du régime, laïc de droite ou de gauche, si honni. Et pour cause ! Il y a dans l’intégrisme ce surautoritarisme propre à tous les pouvoirs fondés sur la religion. N’est-ce pas la parole même de Dieu, n’est-ce pas son représentant personnel sur la terre sont a oeuvre dans la gestion des affaires de ce bas monde ? Or il est déjà teilement difficile de s’opposer à un tyran divinisé, que s’opposer à un Dieu incarné en une tyrannie a vraiment de quoi vous dégoûter de toute réflexion et de toute action.
    Ce n’est pas le « vrai islam » qui est au jour­d’hui l’urgence, mais la démocratie. L’Américain Toeffler[13] a raison de remarquer que celle-ci, dans une société complexe si différenciée, n’est pas une exigence éthique, mais exigence technique. Que la démocratie ait ses propres effets pervers, nul n’en disconvient. Aucune société moderne, cependant, n’est plus en mesure d’avancer, et même de fonctionner, sans délégation de tâches, sans pouvoir régional, municipal, séparation des pouvoirs, évolution continue de son fonctionnement à l’échelle politique, économique, etc.
    Or la société arabe est déjà largement modernisée, et très hautement différenciée. Seul l’autoritarisme bloque ses rouages et l’engage dans de terribles impasses. Prétendre résoudre les problèmes d’une telle société en appliquant le « vrai islam » est, à la limite, une absurdité. L’imposition de la charia, on s’en doute, a un effet nul sur le cours du yen, et la technologie a peu de chance d’être acquise par l’obligation de la prière, et l’on peut parier tranquillement que le parti islamiste au pouvoir, parti unique par définition, aura tôt fait de a ombre clu Coran, ses maffiosi, ses opportunistes et ses apparatchiks comme
INTÉGRISME
tout parti qui se respecte. Les expériences d’Iran ou du Pakistan sont à Cet égard suffisamment claires. En fait, politiquement parlant, il est regrettable que le pouvoir des islamistes au Soudan n’ait pu durer plus longtemps, afin de servir de démonstration aux musulmans d’Afrique.
    Les Arabes, dans leur ensemble, auraient pu avoir sous les yeux une nouvelle expérience politique. La trop courte alliance armée-islamistes n’a pas été assez ion gue pour bien évaluer les effets pervers de l’islamisation forcenée, qu’il s’agisse de a étérioration de l’image du régime à l’étranger, ou de la gravité des dissenssions suscitées entre Soudanais musulmans du Nord et chrétiens du Sud. Les Arabes n’ont pas eu le temps de voir tous les impacts négatifs sur l’informa­tion, l’économie, la participation populaire, les luttes intestines au sein du pouvoir. Dommage... mais tant mieux sur le plan humain.
    Il est plus que probable que, si l’expérience s’était poursuivie une bonne décennie, ses plus chauds zélateurs auraient déchanté. Un régime autoritaire, de plus ou de moins, de gauche ou de droite, laïc ou islamiste, ce n’est jamais qu’une dictature.
    N’empêche, il est plus que probable qu’une telle expérience sera tentée pour une ou deux décennies dans tel ou tel pays arabe, et à la limite celle-ci est nécessaire. Le s peuples, à l’instar des individus, ne peuvent jamais faire l’économie de l’expérimentation, de l’expérience. L’Iran ne suffit pas, malheureusement. Il n’est pas arabe.
    Nos historiens du futur diront peut-être en étudiant cette période tourmentée de notre histoire que tout se passait comme si la nation expérimentait alors fébrilement ici un pouvoir autocritique, là un ouvoir de gauche, et se cognait contre le mur. N’a yant p as trouvé la réponse, i a voilà en train d’essayer de vieilles recettes remises au goût du jour.
    L’hypothèse que je formu e est que ces analystes de demain diront encore ceci: à travers ces multiples expériences, et s’appuyant sur celles de nations plus
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matures, plus avancées dans les techniques d’expérimentation politique (et ce, du fait de percées technologiques plus précoces), la nation arabe finit par se donner à travers de grandes difficultés des régimes démocratiques, qui ont sécrété leur propres effets pervers, tout en permettant malgré tout aux Arabes de faire le bond en avant qui leur a permis en moins d’un demi-siècle de rattraper tout leur retard.
    Ceci est une hypothèse, mais aussi un pari. Une certitude cependant peut être avancée dès maintenant c’est en jouant le jeu de la démocratisation, qui, sans être inéluctable, est fortement probable, que les islamistes auront leur mot à dire. Que l’idéologie soit surautoritaire n’a jamais empêché le politique de s’adapter. Le catholicisme en est un exemple.
    Peut-être les islamistes s’éviteront-ils bien des déboires et feront-ils gagner du temps à la nation en chevauchant la principale force socio-politique de l’époque : l’espérance démocratique. Rien ne les empêcherait dès lors d’influencer réellement la marche de la nation en y jouant le rôle de garde-fou, de garde-valeurs, de partenaire puissant d’autres groupes politiques, dont ils doivent bien admettre la légitimité, la nécessité. Et l’impossibilité de les réduire, puisqu’ils expriment sur le plan politique des réalités historiques, culturelles et économiques incontournables. Ceci exigerait bien sûr une révision déchirante sur certains points du dogme islamique, mais leur avenir et le nôtre est à ce prix. Le comprendront-ils ?
POLITIQUE
Nous ne comprenons pas que les expériences politiques d’autres peuples sont des expériences pour tous et qu’il nous faut donc en tirer des leçons pour les Arabes.
    Démocrates, nous devrions apprendre pourquoi le régime parlementaire en Egypte a conduit à la révolu­tion nassérienne de 1952. Militaristes, nous devrions expliquer pourquoi les révolutions militaires ont sombré en Amérique latine. Socialistes, nous nous devons d’expliquer le paradoxe polonais. Islamistes, comprendre la déroute des Frères musulmans en Syrie, la collusion honteuse avec la dictature du Sou-dan, le sang iranien. Laïcs pro-occidentaux, nous flous devons d’expliquer le rejet massif de la moderni­sation par le peuple iranien. A la vision idéologique naïve, volontariste et superficielle, nous nous devons d’appliqueràtout choix politique une grille d’analyse. A.P.R.:acquisition — ef et pervers — résistances.
    Les principes idéologiques et politiques sur lesquels ont été édifiées les sociétés arabes d’après l’indépendance : rôle du guide suprême, Etat-parti, assujettissenient des institutions, etc., sont aujourd’hui largement dépassées du fait des mutations démographique,
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psychologique, économique de la nouvelle société.
Acquis et résistances
Ces principes avaient, comme c’est toujours le cas, permis:
    — Des acquis (A) (fondation de l’Etat, stabilité politique relative, modernisation rapide).
    — Entraîné des résistances (R) contre certains choix, et surtout contre la méthode autoritariste.
    — Des effets pervers (P) : évidement des institutions devenues coquilles vides, népotisme, etc.
    Les résistances et les effets pervers tirent leur dynamisme du double mécanisme en jeu dans tout autoritarisme : la tutelle (T) et l’exclusion (E). La tutelle prétend imposer la volonté d’un sous-groupe à la totalité, l’exclusion en est le corollaire logique.
    Conséquence à la tutelle de l’Etat-parti, des secteurs sociaux de plus en p lus larges ont été exclus du champ de la décision et e la responsabilité (ouvriers, intellectuels, régions défavorisées, jeunes), démobilisant des énergies colossales et créant des conflits sans fin.
    Le mécanisme T.E. ne fonctionne pas que dans les rapports de l’Etat-parti/société. Il fonctionne au sein même de l’Etat-parti par exclusions et épurations régulières. De ce fait, on l’a vu s’affaiblir dangereusement. S’affaiblissant, et sans légitimité, l’Etat-parti devient dangereux tentative de fuite en avant par la répression, refus de négocier avec la société à cause de la position de faiblesse, porte ouverte à l’intervention de l’étranger dans les aires intérieures, etc.
Synthèse et diversité
    Si partout le parti au pouvoir est rejeté par une large fraction de la jeunesse, du prolétariat, de l’intelligentsia, c’est moins pour ses options que pour son mode de fonctionnement T.E. Ce rejet n’est pas normatif mais structurel. Le propre d’une société moderne est
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POLITIQUE
d’être hyper-différenciée, hétérogène, plurielle. La pluralité traduit l’hétérogénéité sociale horizontale: classes, groupes d’âge, régions, sexes, etcjverticale ou historique (couche traditionnelle, couche moderne, couche en transition ou en aller et retour). Aucun parti ne peut contenir de telles différences ni défendre tant d’intérêts contradictoires. L’unité nationale, pour ne pas être un maquillage par la force, fait la synthèse de cette diversité, en commençant par la reconnaître comme légitime, inévitable, voire comme source de richesse et de progrès véritable.
    Au Liban martyrisé, l’échec de cette synthèse dans la diversité a conduit au bain de sang que nous connaissons. Ailleurs, le problème n’est pas plus résolu. Partout les essais d’autonomie et de coexistence pacifique des divers acteurs sociaux sont contrés par la volonté d’hégémonie du parti unique. Un syndicat libre, une université autonome, une presse indépendante, une magistrature non inféodée au pouvoir politique, des partis politiques représentant les intérêts des classes sociales sont aujourd’hui des urgences en matière d’organisation si l’on veut éviter les blocages et les convulsions.
    La solution de rechange à l’Etat-parti n’existe pas, tant s’en faut. Certes, il existe des partis et des p articuliers, à programme alléchant. Mais s’il est un domaine où le chemin de l’Enfer est pavé de bonnes intentions, c’est celui de la politique. Or, tous les partis en lice sont construits sur le modèle tutelle (« nous connaissons votre bien ») exclusion (de tous ceux qui ne sont pas d’accord). Tutelle et exclusion accouchent des mêmes résistances et des mêmes effets pervers quelle que soit l’idéologie. Retour à la case départ. Les extrémistes de la logique Tutelle-Exclusion (T.E.), en dépit des différences formelles qui les opposent, sont des frères siamois, de signe opposé et vivant l’un par l’autre. La ligne de partage aujourd’hui doit les sérier àp art et ensemble par rapport aux adeptes de ce que t’on pourrait qualifier un système non-T, non-E.
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Scénarios
Le scénario de plus grande probabilité dans le monde arabe est l’alternance de partis T.E., aggravant conflits politiques et sociaux, retardant l’accès des Arabes àune société mature et autonome. Néanmoins, ce scénario de plus grande probabilité n’est pas inéluctable. Au déterminisme mécaniste ancien, la science introduit même en sociologje la notion de déterminisme complexe, où, du fait de leur complexité, les systèmes peuvent disposer d’un certain degré de liberté et s’orienter vers des états d’équilibre non rigides.
    Une véritable rénovation ne tient pas dans le remplacement d’un système T.E. par un autre de même veine, mais dans le remplacement du système T.E. lui-même. Un tel système part de la reconnaissance, légitime la différenciation sociale et admet l’idée d’un pacte social juste où tous les protagonistes aient droit à l’expression et à la décision, selon une procédure qui elle-même fera partie du pacte en question. Ce pacte est forcément un compromis.
    Il existe aujourd’hui en Tunisie, par exemple, de façon incontournable et durable, quatre familles politico-idéologiques traduisant une stratification quasi géologique, mais de type historique, social et économique, à savoir les familles libérale, socialiste, arabiste et islamiste. Dans les scénarios T.E., chaque famille s’impose par la tutelle et l’exclusion, conduit le pays àune impasse, disparaît dans la violence, se fait remplacer par une famille à cycle identique. Un système non-T. non-E. a pour charge d’organiser la coexistence, la collaboration, la gestion pacifique des conflits incontournables, afin que les Arabes n’aient pas àexpérimenter quatre impasses successivement.
Système non-T, non-E.
    Nous nous devons partout d’essayer de mettre en place un système de non-tutelle, non-exclusion. Le temps subi actuellement doit devenir le temps de pré-
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POLITIQUE
paration de cette seule et unique alternative. Ceci est d’autant plus facile qu’il existe un large consensus national que seuls les extrémistes T.E. des partis au pouvoir, ou dans l’opposition, récusent sur les trois grands dossiers de la société arabe les institutions, le développement socio-économique et l’identité.
    Le large consensus national autour du problème institutionnel tourne autour de la nécessité J ‘instituer partout la démocratie, en remplacement de la dictature, de l’autocratie républicaine, l’Etat de droit en remplacement de l’Etat passe-droit, l’Etat des institutions en remplacement des coquilles vides. L’organigramme de l’Etat démocratique séparerait dès lors l’Etat propriété de tous d’un parti d’expression d’une famille politique déterminée.
    L’évaluation permanente (par les élections) et l’alternance obligatoire aux postes de responsabilité rendraient à l’Etat sa vigueur, sa crédibilité et assurerait la pérennité des institutions, aux dépens de l’égo, forme archaïque et inefficace de la gestion de la chose publique moderne. Quelle frustration de savoir que ce rêve est une réalité, mais chez les autres!
Mobilisation cérébrale
    A l’époque des nouvelles technologies, ap elées àrévolutionner notre univers, il est faux de J~re que nous sommes pauvres à cause du manque de ressources. Nous le sommes à cause de la mauvaise gestion de l’unique réelle ressource moderne la matière grise. 50 % de nos enfants sont jetés à la rue à la fin du primaire, 1 % seulement accède à l’enseignement supérieur! De plus, l’exclusion frappe une grande quantité de cerveaux réduits par l’autoritarisme dans les usines, l’administration, les champs, à l’état de simples exécutants, d’autant p lus démotivés qu’ils observent tous les effets négatifs du système (népotisme, injustice, etc.). Exiger production et productivité dans ces conditions revient à mettre la charrue avant les boeufs.
    Le processus de création des richesses matérielles
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et intellectuelles implique, au contraire, la réactivation des cerveaux mis en berne, l’élevage des cerveaux (objectif 90 % d’enfants bacheliers en l’an 2000), la remotivation des cerveaux par des mécanismes d’évaluation permanente de sanctions et de récompenses.
    Ce processus de mobilisation cérébrale, seul créateur de richesse, a d’autant plus de chance d’embrayer sur une réalité complexe qu’il se développe dans un contexte de ustice sociale, c’est-à-dire, pour commencer, fiscale etde répartition régionale.
    La solution du problème économique n’est pas économique en grande partie, mais politique et institutionnelle. La participation communautaire dans la gestion des entreprises, l’évolution permanente, la mise en concurrence des secteurs, l’encouragement à la créativité populaire, l’intégration rapide des technologies nouveiles (la matière grise et non la ferraille) constituent des pôles d’accord et transcendent les querelles stériles et dépassées sur la priorité donnée àtel ou tel secteur.
    Il existe de la même façon un large accord sur la nécessité de préserver et de renforcer l’identité nationale, aucun développement économique ne pouvant se faire au détriment ou en affectant d’ignorer les données socio-culturelles. La tolérance pour les uns et pour les autres peut nous réconcilier avec notre passé, nous réconcilier entre nous et nous faire rejeter la tentation du fanatisme, humainement et socialement coûteuse et historiquement condamnée.
    L’Etat des institutions, la participation communautaire sont des. choix qui transcendent les limites des partis et des idéologies classiques. La politique étant une chose bien trop sérieuse pour n’être confiée qu’aux politiciens, ils nous appartient à nous, Arabes démocrates, d’initier un mouvement d’idées et d’opi­nion en faveur du nouveau pacte social.
RÉCUPÉRER LA SCIENCE
A considérer l’état de la science en Arabie, on ne dirait pas que le Prophète lança un jour qu’il fallait, si nécessaire, aller jusqu’en Chine chercher le savoir...
    Question: La recherche scientifique est l’un des moyens qui permet aux pays développés d’asseoir et d’accroître leur emprise sur nous. Nous avons loupé le XXe siècle, la recherche scientifique nous permettrait peut-être d’embarquer dans le XIXe. Une recherche scientifique arabe existe-t-elle ou le pourrait-elle?
    Réponse : Soyons précis sur les termes et reconnaissons que si la recherche est synonyme de créations de théories, de techniques qui font progresser le savoir et le pouvoir d’un peuple, nous en sommes bien loin. A cela rien d’étonnant ; ce qui étonne, c’est de vouloir àtout prix prouver le contraire. Il est déjà miraculeux que nous ayons en un quart de siècle mis en place, àtravers mille difficultés et avanies, une structure de formation des cadres de niveau moyen.
    Q. : Bon. Le gros ayant été fait, comment rentrer dans le monde fascinant de la vraie recherche scientifique?
    R. :11 ne faut se faire aucune illusion. Les difficultés
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ARABES, SI VOUS PARLIEZ...
sont majeures, et les défis de taille. J’en vois quatre, et je me mets bien entendu dans a erspective des futures décennies, non des années à venir. On ne gomme pas un retard de cinq siècles en trois coups de cuillère à pot, quelques discours et un ministère, fût-il bien intentionné. L’enseignement, le statut de chercheur, l’argent et l’organisation de la recherche quatre facteurs, quatre défis, quatre talons d’Achille.
    Q.: Commençons par l’enseignement dispensé dans nos facultés. Prépare-t-il ces cerveaux en ébullition à rattraper notre scandaleux retard?
    R. : Non, notre enseignement ne forme pas des étudiants aptes à la recherche, ou alors incidemment presque sans le faire exprès, et parfois contre la logique même du système. Pourquoi? La pédagogie est vieillotte, dépassée. Rares sont les facultés ou l’etudiant est considéré comme un cerveau. Il est tout au plus réduit à une mémoire qui rabâche, apprend le cours et le recrache le jour de l’examen. Les esprits critiques, innovateurs, hétérodoxes, autonomes, curieux, iconoclastes, vous n’avez de chances de les rencontrer que... dans les facultés de lettres, et encore!
    Dirigeant de nombreuses thèses en médecine, je suis frappé (et scandalisé) par l’absence chez des étudiants qui ont sept années d’études de toute connaissance méthodologi que, et leur ignorance crasse du b.a. -b.a. de l’approche scientifique d’un problème, de la moindre démarche logique. Mais comment le leur reprocher, p uisclue personne ne le leur a appris?
    Pis, la fine fleur de l’université se comporte àl’égard des connaissances scientifiques comme s’il s’agissait de théologie. Peu ont compris que c’est àcause de leur caractère scientifique que les connaissances sont imparfaites, incomplètes, évolutives. Ils ont souvent troqué une foi aveugle contre une autre foi non moins aveugle. Il faut croire que l’esprit cri­tique est la chose la moins bien partagée du monde. Quelle solution ? Exiger que toute discipline mette sur place un enseignement d’histoire des sciences et de
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RÉCUPÉRER LA SCIENCE
méthodologie de recherche. Ce module sera obligatoire et aura un coefficient très élevé. Qui plus est, le tiers de la note dans chaque année devra être réservé dès la première année à des travaux personnels.
    Q. : Ceci nous amène donc à examiner le cas des formateurs et des chercheurs. En avons nous ? Sont-ils bien utilisés?
    R. : Beaucoup émigrent, mais le mal est encore plus profond puisque la plupart émigrent... à l’intérieur d’eux-mêmes et sont perdus. L’ennemi ici le système pyramidal, autoritaire, stérilisant, de la hiérarchie mandarinale, et cette hiérarchie bloque le système.
    Or, il nous faut fonctionner de telle façon que les cerveaux puissent être détectés, encouragés. Aux Etats-Unis, en Union soviétique, en Europe, il existe des hommes et des structures dont la seule fonction est de faire la chasse aux cerveaux. Chez nous, non seulement ces structures n’existent pas, mais notre système universitaire est fait de telle façon qu’ils ne puissent pas (ou difficilement) émerger à cause de cette plaie qui s’appelle le mandarinat. Un homme se taille un service et un domaine et dit : la discipline X, c’est moi. Ad vitam aeternam...
    Toute son énergie va dès lors être utilisée à bloquer tous ceux qui pourraient menacer sa prépondérance, d’où carrières bloquées, travaux détournés, vexations incessantes. Alors, les jeunes s’aplatissent ou démissionnent. Pertes sèches pour l’université. Encore l’autoritarisme, le même d’ailleurs qu’en politique.
    Comment voulez-vous encourager la recherche médicale quand vous créez un système qui défavorise ceux qui le servent et nourrit ceux qui le manipulent? Pourtant, le Prophète avait bien dit « Allez chercher la science, fût-el e en Chine ! »
    Q. : Ceci pose en fait la question du statut du cher­cheur et du scientifique de façon générale dans la société arabo-musulmane.
    R. Exact, et cette place est en fait dérisoire. Nous Vivons aujourd’hui dans une société déboussolée, à la recherche de vraies valeurs. Pour le moment, ses
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ARABES, SI VOUS PARLIEZ...
valeurs sont celles, si l’on ose dire, de cette bourgeoisie arriviste, dont la bassesse d’âme et d’agissements m’a toujours frappé. En Tunisie plus que partout ailleurs, on ne vous respecte pas pour votre savoir, mais pour votre avoir. Si les filles veulent épouser un médecin, ce n’est pas tant parce que la profession est noble, ou humanitaire, mais bien pour ce que le médecin est supposé avoir comme valeur marchande.
    Comme c’est une loi générale des systèmes sociaux, il ne faut pas perdre son temps en lamentations. Je remarque simplement que la société qui donne le pas a la bourgeoisie improductive et arriviste sur ses travailleurs intellectuels et manuels finit toujours par le payer en retard difficilement rattrapable.
    Q. : Tout le monde sait que la recherche est affaire de moyens humains mais de plus en plus matériels. Les avons-nous?
    R. : Entre les 6,6% du PNB que p eut consacrer un pays développé à la recherche et les 0,02 % qu’un pays pauvre lui octroie, il y a une marge qui explique bien des choses. Certes, il est des recherches qui ne coûtent rien. Vous allez à la bibliothèque, et vous passez dix ans à scruter la vie intellectuelle d’un illustre inconnu. Mais supposez que vous vouliez trouver un vaccin contre le Sida, l’antibiotique nou­veau, le circuit intégré de demain, il vous faut beau­coup, beaucoup d’argent. La recherche que nous fai­sons est du premier type. Or c’est la seconde qui façonne le visage du siècle et tisse les fils de leur avance et de notre dépendance.
    Q. : Quel remède?
    R. : On peut continuer à broder sur ce qu’ils trouvent. Depuis le Moyen Age notre science est une glose, un interminable commentaire, quand ce ne sont pas des commentaires de commentaires, et Avicenne, celui qu’on jette à la figure de ces pauvres Occidentaux, fùtd ‘abord un fameux.., compilateur de Galien, le Grec antique.
    Supposons que l’on se dise ça ne peut plus durer.
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RÉCUPÉRER LA SCIENCE
Il s’agit de notre avenir en tant que nation civilisée et, des possibilités qui s’offrent à nous.
    1. A notre échelle: décréter que la recherche est une priorité nationale, et non une affaire d un minis­tère sans moyens. On peut alors imaginer que chaque ministère, agriculture, santé, transports, etc., prevoie -d’autorité et dès le départ un pourcentage à allouer automatiquement à la recherche. La cagnote de ce fait a des chances d’être un peu plus pleine qu’elle ne l’est actuellement.
    2. A l’échelle arabe : j’ai avancé à plusieurs reprises l’idée d’un marché commun arabe de la recherche. Au sein de la collectivité nationale arabe, nous aurons et les hommes et les moyens de faire de la vraie recherche. On nous fustige tout de suite avec la dissensomanie arabe, mais travaillons d’abord, sur un projet qui verrait s’éparpiller du Golfe à l’Atlantique des ins­tituts arabes de recherche. Faisons-en l’étude détaillée et proposons-la aux pétroliers et autres. Si on essuie un refus ou l’indifférence des incompétents, attendons, puis ressortons le projet.
    Qui sait, même la division arabe a ses limites, et les générations du refus et du dépassement seront bientôt sur le marché de la politique. Alors soyons prêts.
    Certaines universités nord-américaines peuvent avoir un budget supérieur à celui de la Tunisie. Comment voulez-vous rivaliser avec elles, si l’on n’essaye pas de créer un marché commun de la recherche arabe!
    Pourquoi n’aurions-nous pas un centre arabe de recherche nucléaire, de pharmacologie, d’ingéniérie biologique ou d’astrophysique, un institut arabe de santé, etc. ?
    Le sous-développement n’est ni pauvreté, ni mala­die, ni ignorance. H est d’abord mauvaise utilisation de la matière grise. Tout le reste en découle.
    Q. : Quelles est la responsabilité de la politique dans le sous-développement de la recherche, le sous-développement tout court?
    R.: Le cerveau n’existe qu’en tant qu’agent d’un
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formidable réseau par lequel circule et se traite l’information. Prenez un cerveau isolé. Il n’est rien. Branchez-le sur ce réseau tissé par le travail de tous les cerveaux à travers l’histoire (la culture) et vous avez un émetteur-récepteur d’information de grande qualité.
    Le cerveau peut être comparé à une batterie recevant et émettant de l’énergie. Plus vous avez de cerveaux en réseau, plus la puissance et du réseau et des cerveaux s’accroît.
    Ce qui différencie une société développée d’une société sous-développée, c’est justement cela: le réseau. Si vous organisez les cerveaux de façon pyramidale, le sommet ayant seul le privilège de traiter et de créer l’information, c’est-à-dire de la richesse, vous avez un réseau faible, pauvre, aux performances limitées : vous avez affaire à une société sous-développée.
    Prenez maintenant une société où les cerveaux s ‘organisent horizontalement, s’agencent en grand nombre, émettent et échangent des idées, vous avez affaire à une société développée, et toujours en progrès. Seul un réseau horizontal, où le maximum de cerveaux ont le droit à l’expression de leurs potentialités, peut nous sortir du sous-développement.
    La politique (la vraie) ne peut être que - l’art d’agencer les possibilités, de telle façon que le reseau puisse fonctionner à plein... Je dirais que seule la démocratie dans une société est... physiologique.
    Q. : Sinon?
    R. : jamais nous n’avons autant joué notre existence en tant que peuples et nation qu’à cette époque. Voilà pourquoi j’ai toujours été dubitatif quant au concept d’indépendance. Nous allons vivre de plus en plus dans un monde interdépendant où le concept sera chaque jour vidé un peu plus de sa substance. Je me place carrément dans l’optique du xxW siècle, c’est-à­dire de l’homme planétaire, vivant dans un monde où les barrières policières et douanières, les drapeaux, les hymnes nationaux ne seront que des anachronismes, de charmantes vieilleries.
    Quelle autonomie culturelle pouvez-vous espérer
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quand 70 programmes de télévision par satellite vous bombarderont bientôt à partir du ciel, quelle indépendance économique quand le sort de votre industrie dépend des découvertes faites à Silicon Valley, quand votre espérance de vie sera tributaire des laboratoires d’ingéniérie biologique de Zurich...? On peut continuer longtemps.
    Or que peut être une indépendance politique qui n’aurait aucun contenu économique, technologique, culturel... ? Du bidon... Du vide... Du simulacre.
    L’enjeu n’est donc plus de s’affirmer indépendant, mais de mesurer notre faiblesse dans le réseau de l’interdépendance future. Le sort de la nation arabe se joue à ce niveau, le problème est de gagner par un effort démesuré une place telle qu’elle puisse acquérir un poids l’autorisant à négocier, échanger d’égal àéga tous es biens du futur. Or ces biens, seuls la recherche et le travail bien organisé en permettront la réalisation. Dans le monde de demain, il n’y aura que deux types de nations, celles qui créent, maîtrisent les technologies de l’espace, de l’informatique, de la robotique, de l’ingéniérie biologique, de l’exploration des grands fonds marins, etc., et les autres. Etre ou ne pas être, l’éternelle question posée plus que jamais ànotre nation arabe, qui seule peut à son niveau assumer les défis.

    Sinon... Eh bien! Sinon, chaque fois qu’on se dressera sur la pointe des pieds pour faire grand, criant indépendance, indépendance! ils nous regarderont amusés du haut de leur suffisance de maîtres absolus du monde et pourront toujours penser (à juste titre, d’ailleurs) : « Sois bête et tais-toi ! »
RÉCUPÉRER LA SCIENCE
LE « YAQUISME »
On a dit de l’idéologie qu’elle est le manteau jeté sur les activités de la police. Il faut aller plus loin et dire qu’elle est l’appareil conceptuel qui permet de pren e ou voir et/ou de le garder[14].
    Derrière l’autoritarisme stérile et stérilisant dont souffre la société arabe, il y a toujours une idéologie àpenser autoritaire, qu’il s’agisse de l’ancienne ou de celle qu’on présente comme une solution de rechange. Prendre ou garder le pouvoir démocratique dans la société arabe nécessite d’abord de porter le combat dans le saint des saints, la source des croyances, des attitudes et des comportements: l’idéologie. C’est alors que va prendre tout son sens l’affirmation d’Ai­thusser selon laquelle les querelles idéologiques ne sont que des querelles politiques, mais au sein de la théorie.
    Le penser démocratique est impératif si l’on veut asseoir réellement une praxis démocratique. Gagnons

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la bataille au niveau des têtes et de l’esprit, et le reste nous sera donné par surcroît. Ceci implique pour commencer une relecture du penser autoritaire de nos idéologies régnantes, où l’autoritarisme a confiné parfois au terrorisme tout court. Ses « vérités » sont bien connues.
    Les textes sacrés du Coran et de la Sunna sont au-delà de l’horizon de la raison, car ils sont d’essence supra-humaine, ou bien sont tabous car « scientifiques », « irréfutables » comme dans le marxisme vulgaire. Dans ces textes tout est dit. Le reste ne peut être que commentaire et glose.
    La religion ou la philosophie scientifique est par définition parfaite, mais les hommes qui l’appliquent sont imparfaits.
    Aucune expérience historique ne saurait être un argument contre la perfection de l’idéologie. Si, par exemple, durant quatorze siècles d’histoire qui ont vu la multiplicité des expériences négatives ou incomplètes, les promesses n’ont pas été tenues, c’est par la faute de la non-application réelle des préceptes « parfaits» de l’idéologie.
    Le sous-développement intellectuel, moral, scientifique subi, ne saurait être dépassé que par le retour aux sources et l’application « effective » des saints préceptes mal interprétés, mal appliqués durant tous ces siècles.
    Point de vérité et point de salut hors du cadre défini pour l’éternité, soit parce que la vérité a été révélée, soit parce que l’idéologie ournit une clé qui ouvre tout (la dialectique).
    Si la structure intellectuelle, à savoir les prémisses, les a prions, les techniques de l’idéologie sont bien connus, la structure affective, elle, a fait beaucoup moins l’objet d’études serrées, et cela est regrettable, car toutle secret de l’idéologie est précisément d’ordre affectif. Or Cet affectif est fortement pathologique, car fait de négation, de refus, de force... De violence.
Dans notre culture, ce terrorisme idéologique a pris
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tous les masques et toutes les formes, terrorisme du dogmatisme religieux, dogmatisme anti-religieux, «partisme » politique, forme mineure et dégradée des idéologies messianiques.
    Aussi porte-t-il une lourde responsabilité dans le sous-développement culturel, cause et puis conséquence du sous-développement tout court. Or la question idéologique, même au prix du terrorisme, n’a jamais pu être résolue dans nos pays, puisque ce n’est pas le mode de penser lui-même qui est mis en cause, mais sa formulation.
    Rappelons le débat en cours depuis plus d’un siècle et le jeu des protagonistes. Le problème est donc le sous-développement, la faiblesse du monde arabe, son aliénation, son humiliation.
Comment en sortir... et pourquoi en est-on arrivé là?
    La thèse de l’islam parfait, mal compris et dont l’application enfin réussit tout, Constitue de nos jours l’un des courants de pensée les plus populaires dans nos pays.
    A l’autre extrémité du spectre, on trouve les thèses dites modernistes. Par exemple, on prend le marxisme, on l’applique bien et on s’en sort le doigt dans le nez. Non, disent d’autres « modernistes », c’est l’Occident le modèle : dès lors, le problème est réglé ou du moins son règlement devient juste une question de temps.
    Ces thèses dites modernistes ont été exceptionnellement radicales, prenant plus ou moins ouvertement le contrepied des propositions du dogmatisme religieux. Prudence oblige. « L’islam est socialiste », « L’islam = droits de l’homme », etc.
Aussi a-t-on observé, à côté de ce dernier, prêt àtoutes les violences pour faire durer son emprise séculaire, la multiplication de ces petites entreprises de bons offices. On prend la religion et la pensée moderne occidentale dans l’une ou l’autre de ses formulations, on agite bien fort, et on sert très frais la bonne idéologie. Pour la composition des ingrédients, chacun utilisera sa petite recette.
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On met beaucoup de religion et une pinte de modernité (Mohamed Abdou, Gamelddine El Afghani, Rachid Ridha, voire Hassan El Banna ou Saïd Kotb). El-Afghani, le maître, et Abdou, l’élève, jouèrent, à la fin du xIxe siècle et à l’aube du XXe siècle, un rôle-phare en Orient. Tentant un modeste Aggiornamento de l’islam, ils furent malgré tout combattus, surtout par les théologiens de la grande mosquée cairote E1-Azhar. El Banna et Kotb, les deux intellectuels activistes de l’intégrisme, finirent l’un assassiné par la police du roi Farouk, l’autre pendu par ordre de Nasser.
    Mais on peut mettre de la modernité et une pincée de religion pour faire illusion et éviter les ennuis (Chebli Chamil, Yacoub Sarrouf, Nicolas Haddad, Walieddine Yakan, Ismaïl Madher, Salama Moussa, Zaki Najib Mahmoud, etc.).
    On mélange en proportions égales ou à peu près (Rifaat E1-Tahtaoui, Lotfi Sayed, Taha Hussein, etc.).

    On imagine le nombre de mixtures que l’on peut préparer rien qu’en jouant sur la dose variable. Mais entre les deux extrêmes, on peut établir d’autres relations et faire naître de tout cela une grande quantité de sous-produits idéologiques: rupture dans certains thèmes (Ah Abderrazk), changement dans la continuité (Hassan Hanafi), etc.
    Peu importe, c’est le travail des Linné de l’esprit de faire jouer une classification naturelle de toutes ces espèces, sous-espèces, races, genres, familles d’idéologie en établissant entre elles les liens de filiation et les rapports de structure qui s’imposent.
Ne nous épuisons pas dans une discussion avec tous ces sous-produits idéologiques. La critique anti-idéologique doit porter directement le fer dans la plaie. Celle-ci doit tout d’abord reconnaître le trait fondamental qui unit tous ces genres, sous-genres et autres espèces. Outre le terrorisme intellectuel directement proportionnel au degré de pouvoir policier qu’ils détiennent, toutes ces approches ont un point com
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mun que j’appelerais (en m’excusant bien bas auprès des académiciens et autres puristes) le yaquisme.
    Tous les doctes théologiens de toutes nuances n’ont en définitive que le « y-a-qu’à » à la bouche. Y-a-qu’à retourner au vieil Omar (Jacques Berque), ou au jeune Marx, y-a-qu’à associer la modernité et l’authenticité... y-a-qu’à nous débarrasser de la religion et... Caricature ! Peut-être, mais qui sont ces idéologues?
    On a l’impression, à les lire ou les entendre, qu’on peut dire stop à ce bateau ivre qu’est le monde, balotté par mille vents et mille vagues, dont la direction est la résultante de mille et mille facteurs internes et externes, et qu’il peut dès la décision prise prendre le sens voulu par eux. Ils ont vite fait d’oublier que l’idéologie même au pouvoir ne fait qu’ajouter un paramètre et qu’elle ne supprime pas les mille préexistants.
    L’Iran du chah n’est pas plus devenu occidental que celui de Khomeiny n’est revenu au « véritable islam ». Le volontarisme idéologique trouve vite ses limites dans ces mille et mille facteurs historiques, Sociologiques, géographiques, économiques, etc., qui rendent la réalité si résistante au changement, si surprenante dans l’aspect que ce changement peut prendre. Face à cette résistance, le seul ressort de l’idéologie va se tendre et il a pour nom : violence. En fait, tout se passe comme si ce paramètre idéologique se refusait comme tel, et que dans sa mégalomanie, il se voulait l’équation entière. Il n’est pas, n’a jamais été, et ne sera jamais l’équation. La violence peut modifier superficiellement ce réseau complexe de paramètre, mais ne peut le soumettre.
    Le prix et l’inefficacité de cette violence nous amène à chercher la véritable alternative, et celle-ci Passe par la nécessité d’introduire dans le discours arabe une dimension qui en est sans cesse chassée et Poursuivie : la liberté.
    Règle d’or : ne jamais oublier — quand vous subissez un yaquiste raseur, qu’il se réclame de la Parole de Dieu ou du socialisme scientifique — la
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phrase de je ne sais trop qui : « Si tous ceux qui disent avoir raison n’avaient pas tort, on serait enfin près de la vérité. » La règle, bien entendu, vaut tout aussi bien pour vous que pour moi[15]. Ce garde-fou étant placé, et I a branche sur laquelle nous sommes assis ayant été assez sciee, voyons comment on peut avancer sur le terrain mouvant de l’incertitude, à la recherche sinon de la vérité, du moins de l’erreur contrôlée.
Le retournement
Il ne s’agit plus de tourner autour du pot, de vouloir traiter avec des entités intouchables mais de porter le fer au sein même du sacré. De Marx, nous retiendrons pour commencer cette bonne vieille technique du retournement où la philosophie de la misère devient la misère de la philosophie. Malin plaisir certes, mais aussi excellent procédé. Retourner l’idée, comme on retourne une crêpe, c’est pouvoir accéder à l’autre face cachée de la vérité, ou de l’erreur. Alors retournons, quitte à appliquer le procédé au grand retourner lui-même par la suite. On ne va pas, bien sûr, perdre notre temps à retourner les sous-idées, mais les idées clés, les piliers du dogme. Cela donnerait en gros les affirmations suivantes:
    — Dans les textes fondamentaux religieux, il n’y a rien de plus que l’expérience d’une génération, ses croyances, ses mythes, ses conceptions sociales, ses peurs et ses tabous.
    — L’idée d’une théorie parfaite, sacrée ou autre, une vision du monde~globale à laquelle il n’y aurait rien à ajouter, car e il e découle directement de la source même du mystère, est un voeu pieux de l’esprit ; l’une de ses plus graves faiblesses et de ses tentations magiques les plus courantes.
    Une telle théorie non seulement n’existe pas, mais ne saurait exister. Et pour cause. Il y a au sein de l’être
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cosmique mille milliards de milliards de facteurs mouvants, insaisissables, mystérieux, qui font de la réalité quelque chose de radicalement an-idéologique. Les changements mentaux sont les plus longs à suivre (car la réalité a toujours une longueur d’avance, sur l’esprit qui essaye de la saisir), mais ils suivent.
    La pratique est le seul et l’unique critère de crédibilité d’un projet de changement social. Décréter que la multiplicité des échecs historiques à réaliser la société humaine idéale ne provient pas d’une réflexion qui s’avère à la longue insuffisante, mais de l’incapacité des hommes (qui, elle, n’est pas expliquée à appliquer les idées parfaites), c’est se condamner à une confusion sans nom. L’histoire est le champ d’expérimentation de l’humanité, elle est seule juge pour dire ce qui marche et ce qui ne marche pas dans une idéologie.
    Dans l’histoire des sociétés, il y a des époques et des générations de rupture. L’ordre cosmique et social, qui semblait immuable depuis des générations s’effondre et le fleuve impétueux de l’histoire prend d’un coup une autre direction.
    L’époque qui a vu naître l’islam était une époque de rupture. Avec ou sans prophète, nous en vivons une autre, peut être encore plus radicale. Telles pourraient être donc certaines des idées clés à opposer aux idéologues arabes de la continuité (dans le changement, sans le changement, avec plus ou moins de changement).
    Je ne les argumenterai pas, du moins p as dans ce texte, car rien ne m’y oblige. Ce sont des théorèmes et on n’argumente pas un théorème. Après tout, les religieux n’ont jamais fourni les empreintes digitales du Dieu de leurs pères et les marxistes n’ont jamais fourni à ina connaissance le cadastre de l’abbaye de Thélème communiste à laquelle nous conduit « inexorablement » le train de l’Histoire, conduit par la locomotive prolétarienne.
    Que le religieux veuille ou accepte d’élaborer sa vision du monde à partir des postulats : Dieu a parlé, tout est dit, etc., libre à lui. C’est un choix, le choix de
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l’esprit à montrer mille et mille modèles pour expli­que r et façonner le monde. Qu’il nous refuse celui d’échafauder d’autres modèles, rien de plus illégitime, car c’est toujours l’esprit qui est en oeuvre.
    Mais revenons à notre technique de retournement. Elle est, comme on l’a signalé, de maniement facile et surtout de portée universelle. Affinons la technique pour ne pas tomber dans la facilité de l’oppositionnisme systématique, qui ne nous mènerait pas bien loin, dans la mesure ou nous n aurions à la fin que quelques révélations d’erreurs de plus, contradictoires, et donc peu hables en un ensemble cohérent. Le pivot qui va nous permettre de faire du « bon retournement » sera le théorème énoncé plus haut, à savoir que seule l’expérience historique et exclusivement elle nous autorise à accepter la validité des assertions théoriques. Le concept de la bonne théorie mal appliquée par ceux qui ne l’ont pas bien comprise (sous-entendu, « attendez que moi je prenne le pouvoir pour enfin vous faire la vraie, définitive et toute bonne application de la théorie ») cesse donc d’être un problème théorique ou politique pour redevenir ce qu’il est depuis toujours le paravent des cyniques et la consolation des demeurés. Appliquons donc ce critère au second élément de l’équation impossible que l’esprit idéologique arabe essaye d’intégrer depuis le XIXe siècle l’apport occidental ou bourgeois.

    Horreur, là aussi nous allons voir s’allonger une longue liste des blasphèmes et ce en s’en tenant simplement aux leçons de l’actualité ! De quoi vous faire damner jusqu’à la fin des temps.
    — Un spectre hante les « démocraties populaires »d’Europe orientale la liberté.
    — La religion est l’excitant des peuples.
    — Les soviets, c’est la bureaucratie plus la police.
    — Il n’estdebonnedictaturequeceiiequ on exerce au nom du prolétariat sur le prolériat.
—    Le parti révolutionnaire commande au fusil en attendant que le fusil ait acquis assez de pouvoir pour le commander à son tour.
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    — La lutte des classes est un simple cas d’espèce qui explique certains faits historiques, la lutte des races, des idéologies, des peuples, des sexes, des générations, des individus sont autant de paramètres qui interviennent selon des proportions variables en fonction de chaque situation historique.
    Il n’existe aucune clé théorique pour expliquer le réel ou pour le façonner.
On peut continuer à aligner hérésies, blasphèmes ou platitude dans une frénésie d’anticommunisme primaire. Il ne faut surtout pas s’en priver, à condition de garder en tête ce repère fondamental qui est la primauté de l’expérience historique, du fait sur le discours. Ainsi le discours des idéologues sur la « bonne théorie mal appliquée » rappelle « ce qu’a vraiment dit Marx ou Lénine », « les subtilités » d’Engels, etc. Il faut sans désemparer opposer un discours autrement plus plein : l’expérience historique. Quand l’idéologue essaye de se tromper, de me tromper, en dégainant ses morceaux choisis, je décris Staline, le goulag, la dictature militaire polonaise, Solidarité, la guerre smo-vietnamienne, l’agriculture soviétique, Pol Pot et Beria.
    Quand l’idéologue prétend qu’il a compris et que lui va enfin bien appliquer la théorie parfaite, je hausse les épaules et j’essaye de comprendre les abîmes d’auto-mystification auxquels peut succomber un idéologue orphelin et qui refuse de porter lé deuil de « Notre Père qui est dans le Livre. »
    La technique est ubiquitaire et universelle. Au bourgeois, tout heureux de notre soi-disant anti-communisme primaire, il faut appliquer la recette du retournement avec la même désinvolte rigueur. Certes, nous n’avons pas affaire ici à une idéologie structurée avec un corps de doctrine, un père fondateur et des disciples zelés mais l’essentiel y est. La prétention de tout expliquer, d’avoir trouvé, d’être le modèle.
    Les assertions théoriques dans une main, un livre d’histoire voire même une simple une pile de journaux sous l’autre, nous pouvons tranquillement rappeler:
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    — La liberté à l’occidentale a été souvent la liberté du loup dans la bergerie.
    — On n’a jamais autant guillotiné que sous les régimes invoquant.., la déesse Raison.
    — La «religion du progrès » a accouché d’Hiroshima et Nagasaki, et il y a proportionnellement plus d’hommes qui meurent de faim aujourd’hui qu’au temps du néolithique.

    — La démocratie à l’occidentale, c’est aussi le cirque publicitaire plus toutes les mafias.
    On peut continuer longtemps, et c’est souvent sans intérêt. Ce qui compte c’est de bien briquer la méthode. Chaque fois que vous rencontrerez du sacré quelque part, où va être lovée l’hydre autoritaire, dégainez votre incrédulité de base et prenez le sacré au collet, faites le pivoter sur son socle pour voir l’autre visage de Janus, retournez-le en doigt de gant pour savoir ce qu’il cache, à quoi il sert et surtout qui il sert en réalité.
    L’examen anatomique terminé, vous pouvez décider s’il est à prendre ou à laisser. Au bout de cette quête, la question est : et après ? Il ne suffit pas de détruire, il faut aussi construire, ordon­ner, mais peut-on faire de l’idéologie sans paranoïa, délire de grandeur, mégalomanie, mystification, ter­rorisme ?
    Probablement non ; il faut néanmoins essayer et se poser le problème : en admettant qu’un tel projet ait un sens, ou une chance d’être, quelles en doivent être les conditions?
L’ouvert et le fermé
    Imaginons la science infectée par l’idéologie. Aristote règne en maître, Galien est intouchable, toute mise en cause du système de Ptolémée est assimilée à une hérésie. Gaulée a été très tôt assassiné, comme le fut Giordano Bruno. Partout dans le monde de l’esprit règne la loi et l’ordre.
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Et celle-ci est écrite par les Lyssenko[16] de toutes les époques. On conçoit difficilement les conséquences cf une telle catastrophe. Sachons que tel a été le début de la science, mais qu’elle a su avancer. Faisons maintenant de l’idéologie-fiction.
    Imaginons qu’une banque centrale de données a sérié depuis longtemps, classé, comparé toutes les hypothèses métaphysiques, toutes les approches intellectuelles et qu’une étude historique rigoureuse a évalué toutes les expériences politiques selon des critères rigoureux où tous les paramètres ont été pris en considération.
    Les causes d’échec ont été analysées. Les processus de dégénérescence des idées et des expériences apparemment prometteuses ont pu être déterminés avec plus ou moins de précision. A l’instar de l’univers qu’il déchiffre sans cesse, l’esprit a accepté que toutes ses constructions subissent les lois éternelles de la norme dassique où tout est genèse, bouleversement, transformation, mutations, complexification croissante et ce par un processus Continu de destruction reconstruction. Toute forme-état n’est donc plus qu’un moment de la structure suspendu entre ce qui précède et ce qui suit la rançon de ce chaos apparent, c’est la créativité sans laquelle tout ne serait que stagnation et mort.
    A la mémoire centrale de la banque où tout est consigné, des millions de cerveaux, p eut-être même la quasi-totalité des individus, sont directement branchés par n’importe quel artifice technique. Ils peuvent à tout moment injecter dans la mémoire les idées les plus folles sur tous les sujets, du concept de Dieu à la forme qu’il faut donner aux poubelles.
La mémoire analyserait, comparerait et réper-
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cuterait les idées de tous sur tous. L’esprit pourrait ainsi être partout conscient de lui-même, tout en accroissant de façon prodigieuse ses capacités.
    Cette idéologie de la création permanente est forcément celle de l’expérimentation permanente. Donc plus de modèle dit sacré, mais l’analyse cohérente des dysfonctionnements individuels et sociaux, et l’évaluation permanente des correctifs proposés par le réseau vivant des cerveaux en série. Ainsi l’élément de stabilité nécessaire pour empêcher l’emballement et l’éclatement des structures cesse d’être le moyen (le dogme) pour n’être que la fin (l’explication et la transformation du monde).

    On peut donc imaginer un processus qui (n’ayons aucune illusion là-dessus) sécrétera quoiqu’on fasse ses propres poisons, intégrant l’objectif idéologique et la méthode scientifique. La solution n’est pas de dire « y a qu’à créer une idéologie scientifique », mais de dessiner à grands traits les contours d’une pensée libérée. Pour cela, il faut d’abord beaucoup rêver. Il a bien fallu que l’es p rit songe longtemps à l’avance de faire marcher un homme sur la Lune, avant de pouvoir réaliser le projet insensé. Ainsi le rêve a toujours fait partie dans l’histoire de l’esprit, de ce qu’on pourrait appeler le pré-programme, et le fait qu’il y ait nécessairement un tri par la suite ne change rien quant à la fonction, et à la légitimité des élucubrations.

    Le fait est que la pensée dogmatique arabe d’hier et d’aujourd’hui a essayé de tuer en nous cette fonction fondamentale qu’est le rêve. Aussi le mot d’ordre devient-il : n’ayons plus peur d’imaginer, d’émettre les hypothèses les plus farfelues, les plus folles. Laissons le soin à l’avenir de faire le tri entre la graine et l’ivraie mais en aucune façon ne craignons plus la liberté
L’idéologie de la création permanente, de la liberté et du rêve, ne peut se concevoir sans cette pensée a-idéologique la pensée démocratique. Celle-ci est la condition sine qua non qui nous permettra de nous
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engager sur cette voie incertaine, dangereuse, mais ôcombien prometteuse de la compréhension réelle et de la maîtrise réelle de notre destin.

Enigme

    Amusons-nous à pasticher le langage juridique.
    — Attendu que l’esprit humain est un.
    — Attendu qu’il ne cesse depuis le début de l’histoire d’inventer et de tester parle biais des hommes, et des cultures-instruments ses diverses hypothèses d’explications-organisations du monde.
    — Attendu que les sociétés humaines sont en perpétuelle concurrence, la sélection culturelle permettant de faire le tri entre la graine et l’ivraie, et ainsi d’améliorer sans cesse l’esprit de l’espèce.
    — Attendu que selon la norme cosmique, rien ne peut-être stable et définitif que les hypothèses actions subissent comme tout ce qui existe dans l’univers explosions, implosions, destructions, restruction, mutation, mort, et renaissance.
    — Attendu que la loi générale de toute idéologie est de dégénérer et de mourir.
    — Attendu que celle-ci est un paramètre clé dans une équation à n variables.
    —Attendu que toute société humaine doit sans cesse enrichir son expérience pour mieux assurer son emprise sur le monde.
    — Attendu que nous fûmes créatifs et que nous ne le sommes p lus.
    — Attendu que nous restons objectivement une grande nation, du fait de notre nombre, jeunesse, poids, mutation rapide.
    — Attendu qu’il n’y a rien à copier, que les modèles du temps (les fameux ancêtres), où les modèles de l’espèce (les fameux Occidentaux), ne sont des modèles que pour les faibles d’esprit, et qu’il faut intégrer leurs expériences dans une nouvelle grande synthèse.
    Qu’attendu que nous nous devons d’avoir un rendez..vous avec le XXIe siècle, et que l’on peut ren-
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trer a reculons les yeux fixés sur l’horizon du VIIe siècle, celui qui vit descendre le Coran.
    — Attendu que pour pénétrer dans le nouveau siècle, nous avons besoin d’une pensée alternative, bas d’une civilisation autre.
    — Attendu que cette pensée ne saurait être un corp de doctrines figé puisqu’elle nie qu’un tel corps puiss être vrai, réalisable, mais une démarche pragmatiqu prospective, critique, évolutive, évaluable, expérimentale, s’acceptant d’emblée comme dépassable mortelle.
Et cent autres « attendus »...
Comment promouvoir un mode de penser ouver expérimentateur, évaluateur, efficace et modeste, qi deviendrait la base de la praxis démocratique et qi du fait de son enracinement dans ce mode de pensc qui lui est propre, cesserait d’être une illusion, ou u simulacre, en terre arabe?
trer a reculons les yeux fixés sur l’horizon du VIIe siècle, celui qui vit descendre le Coran.
    — Attendu que pour pénétrer dans le nouveau siècle, nous avons besoin d’une pensée alternative, base d’une civilisation autre.
    — Attendu que cette pensée ne saurait être un corps de doctrines figé puisqu’elle nie qu’un tel corps puisse être vrai, réalisable, mais une démarche pragmatique prospective, critique, évolutive, évaluable, expérimentale, s’acceptant d’emblée comme dépassable et mortelle.
Et cent autres « attendus »...
Comment promouvoir un mode de penser ouvert, expérimentateur, évaluateur, efficace et modeste, qui deviendrait la base de la praxis démocratique et qui du fait de son enracinement dans ce mode de penser qui lui est propre, cesserait d’être une illusion, ou un simulacre, en terre arabe ?
CONCLUSION
Affirmer que les Arabes feront la conquête de Mars[17], dans l’état actuel de leurs affaires, relève pour les uns, de la dérision, pour les autres, de la provocation!
    En fait entendons-nous bien, conquérir Mars est une métaphore, puisque on ne peut plus dire, en parlant de l’impossible, qu’on demande la Lune...
    Cette affirmation, pour ironique ou agressive qu’elle paraisse, je la maintiens. Non que j’y crois mordicus, niais elle sert à se démarquer du discours officiel ou offi­deux, qui marque et signe la profondeur de la fausse bonne conscience dans a ue e aigne en permanence l’homme arabe. Celle-ci, on le sait, est d’abord donnée par le discours de la supériorité magique. Nous, Ara­bes, sommes tout ce qui se fait de mieux. La preuve: Avicenne, le zéro que mon grand-père a inventé, les chevauchées de mes ancêtres (on ne dit jamais qu’ils furent les impérialistes de leur temps), etc.
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    A la dimension historique de cette supériorité ressassée à dégoût, par nos clochards de l’art, de la science et de la technologie, cherchant dans la gloire réelle ou glonflée des aïeux, un peu de consolation, se surajoute la supériorité tout aussi magique de ces régimes qui nous gouvernent. Ouvrez votre télé, ce soir, et soyez rassurés braves gens ! Vous vous douterez, même si vous étiez martien fraîchement débarqué et regardant notre journal télévisé, que l’Arabie a de sérieux problèmes.
    Mais au fait, qu’attendent les littéraires, pour étudier à fond le discours radio-télévisé et donc pénétrer les arcanes de la fausse conscience de l’homme aliéné, et sous-développé? Il y a quelque chose de propre­ment fascinant dans cette langue de la supériorité magique, qu’on appelle, sous d’autres cieux, la langue de bois. Certes c’est une ineptie, qui par ses excès même s’autodétruit. N’empêche! C ‘est par là que les historiens du sous-développement mental et moral de notre société commenceront leurs querelles sur l’origine et la nature du mal qui nous a foudroyés.
    Ecœurés par ces discours sur une histoire faussée, et une réalité qui l’est encore d’avantage, l’Arabe s’est mis dans une sorte de rage d’autodestruction, a s accuser, à se dénigrer, c’est l’autre volet de la fausse (mauvaise) conscience. Et on le comprend. Vous avez de la boue jusqu’aux genoux, votre maison a été emportée par l’oued, et peut-être votre petite fille avec, ais a élévision vous dit que Dieu est clément, et qu’il faut vous rejouir car les autorités ont décidé de vous protéger contre la prochaine crue (il ne vous reste donc qu’à envoyer un télégramme de reconnaissance). On comprend que vous deveniez fou car c’est ‘comme cela d’après Laing[18], que les mères des schizophrènes s’y prennent pour rendre fous leurs enfants.
CONCLUSION

Cette folie c’est l’auto-dénigrement, qui multiplie les conduites d’échec, le manque de confiance en sot, le mépris de soi et des autres. La vieille maison sale est dite « arabe », le travail mal fait est « arabe », la ville qui croule est « arabe », la médecine des coiffeurs est « arabe ». Ainsi, à la fausse supériorité, nous avons créé un pendant tout aussi néfaste: la fausse infériorité.
    Notre fausse conscience a donc une double facette : le mythe de l’âge d’or caressé par des gens qui rêvent de se réfugier dans l’utérus le leur mère comme disent les analystes, et le mythe d’un Occident, autre forme de l’Eldorado, celui-ci n’étant séparé de nous que par un bras de mer. Mais notre automépris est surtout faux par rapport à notre réalité, Il ne faut plus se jeter à la figure toutes les marques de notre sous-développement politique, économique et social. Nous les subissons du matin au soir. Mais regardons de plus haut : que voyons nous ? Eh bien, on voit cette nation, se souder, se définir, s’organiser, se chercher, se déchirant, se soumettant àl’étranger, se révoltant, se libérant, agitée par tous ses démons, et tous ceux des autres.
De quelque côté qu’on la regarde, qu’elle soit au sommet ou dans l’abîme, on ne voit en fait qu’une force colossale défiant l’espace et le temps, vieillie, mais d’une surprenante jeunesse, comme la mer toujours renouvellée, si intensément vivante.
    Au sein de cette épopée arabe que voit-on encore? Certes l’arrogance, et la nullité, mais aussi la profusion créatrice. Derrière l’histoire officielle se profilent les combats des Zendjs, des Qarmates, les épopées de toutes les tentatives de libération mentales, qu’il s’agisse de celles d’Ibn Arabi, ou de Hallaj, d’Ibn-el-Mougafaa, d’Averroès et de tous les autres. Leur défaite est réelle mais la belle n’est pas encore jouée. Elle se jouera entre intégrisme et démocratie, et nulle part ailleurs.
    On ne parle que de convulsions, mais on oublie que ce ne sont que les douleurs de l’accouchement. Puis il
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y a cette jeunesse, qui veut partout dire et entendre le langage de la vérité, de la critique, de l’autocritique, qui refuse le chauvinisme et l’automépris et qui est la sève de nos pays. Cela ne s’arrêtera p as. Du coup l’avenir prend une autre signification .Il est le prolongement de cette lutte de tout temps de l’homme d’Arabie. Ce qui porte Cet être vers son avenir, n’est pas la réussite de son identification avec l’ancêtre glorifié, ou l’étranger envié et encensé, mais sa propre force créatrice, qui depuis quinze siècles le ai avancer à travers mille et mille expériences historiques. Plus on regarde les lignes de forces de cette expérience, plus on la voit aller vers davantage de complexité, d’améliorations. Rien d’étonnant, c’est là une règle fondamentale dans l’univers.

    L’avenir apparaît alors comme un champ largement ouvert, gros de toutes les menaces, mais aussi de tous les accomplissements.

    Alors, nous n’irons pas sur Mars ? Mais bien sûr que si... Et nous réaliserons d’autres impossibles. Il aut tout simplement croire au... miracle, qui est la règle, et non l’exception.

    Ce livre comme tout ce qui se publie ou dort dans les tiroirs, comme tout ce qui se chante ou comme tout ce qui est tû mais pensé, est d’abord un symptôme de la nouvelle conscience arabe qui monte de mille horizons, faite de refus des discours magiques, d’exigence de vérité, de rigueur, d’effort d’autocritique lucide et d’espérance.

    Marx prétendait que les choses avancent par leurs mauvais côtés. Or, les nôtres sont pour le moment si nombreux que l’on est assuré d’un mouvement perpétuel. Que ce mouvement nous apparaisse actuellement comme brownien, n’est pas grave. En fait, au sein de la mélasse informe commencent à s’ébaucher les nouvelles structures et elles tirent, tireront chaque jour davantage leurs formes, leurs forces de ce justement à quoi elles s’opposent et qui leur a donné vie.
    C’est parce que nous sommes stérilisés et bloqués par l’autoritarisme, que nous donnerons à la démo-
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cratie sa chance quand elle aura peut-être épuisé ailleurs sa vigueur. C’est parce que les droits de l’homme sont si bafoués, qu’ils vont devenir de plus en plus importants dans l’avenir. C’est au sein même de notre division, que gît la revanche de l’unification.
    Aussi peut-on avancer tranquillement que notre nation n’est pas seulement une nation historique, mais une nation, pour le meilleur et pour le pire, en réserve de l’Histoire.
Sousse, 1987.


TABLE
Préambule                                                                             11
Les deux contestations                                                         15
Détresses quotidiennes                                                         19
La question interdite                                                            31
Le Galilée de l’Islam                                                            37
Le sous-développement                                                       43
Identité, identité !                                                                51
Le pire des systèmes                                                            57
Le simulacre et le dévoiement                                              63
Droits de l’homme à l’arraché                                              71
Culture schizophrène                                                            83
Quadrature de l’unité                                                                       95
Emigré es-tu là ?                                                                   105
Intégrisme                                                                            113
Politique                                                                               121
Récupérer la science                                                             127
Le « yaquisme »                                                                   135
Conclusion                                                                           149
La couverture de cet ouvrage
a été composée et photogravée
par Keygraphie et imprimée
par la Lithographie Parisienne
L’ouvrage a été composé par
Megatex et achevé d’imprimer
sur presses Cameron par la S.E.P.C.
à Saint-Arnand-Montrond
N° d’éditeur : 67
Dépôt légal : III/87
N° d’impression : 578
Moncef Marzougui
Arabes, si vous parliez…
COLLECTION ISLAMIE
DIRIGÉE PAR JEAN-PIERRE PÉRONCEL-HUGOZ
        « Arabes, si vous disiez enfin ce que vous avez sur le cœur, si vous ne taisiez plus ce que vous savez sur nos sociétés, nos gouvernants, nos théologiens… la face de notre monde commencerait sans doute à changer. »
Malgré les obstacles du conformisme et de la censure, Moncef Marzouki, jeune professeur de médecine tunisien et militant des droits de l’homme sur le terrain, a tenté de s’exprimer dans son pays à travers plusieurs ouvrages toniques en langue arabe.
        Avec le même irrespect, la même ironie, le même sens d’observation, il s’adresse maintenant au public francophone, afin de lui montrer que les Arabes ne sont pas tous paralysés par la fascination fondamentaliste et que beaucoup ne voient au contraire leur salut que dans une démocratie pluraliste. Selon Moncef Marzouki, seule cette issue permettrait à la civilisation arabe, en laquelle il a foi, de reverdir.
C’est avec cet essai sans complaisance, rafraîchissant et cosntamment en prise sur la vie qu’est inaugurée la collection « Islamie » dont la vocation première est de mettre au jour et non-dit des peuples musulmans.

J.-P.P.-H.
Document de couverture : Bruno Barbey/Magnum
ISBN : 2-867-05-080-4. Code : 9-55776
Prix : 80F
Code barres : 9 782867 050800
Lieu Commun
[1] Le terme « Arabie » est utilisé dans ce livre au sens de nation arabe, elouatane el arabi. Pour le Royaume wahabite, on précisera qu’il sagit de l’Arabie « séoudite ».
12
[2] Le voile des femmes en Tunisie.
[3] 1 dinar tunisien environ 7 FF, avec un pouvoir d’achat double.
22
[4] Petit fourneau en terre.
23
[5] Tambour à main.
27
[6] Les Arrivistes, Edition Parenthèses, Tunis, 1982 (en français).
[7] Le 22 janvier 1987, la Ligue tunisienne a reçu à Paris le prix spécial de la Fédération internationa e es droits de l’homme; les seuls autres pays arabes ayant une ligue reconnue par la F.I.D.H. sont le Liban, l’Egypte, la Mauritanie et I ‘Algérie où le régime empêche cependant par la répression la section locale d’agir.
[8] Destourien: membre du parti du Destour (Constitution), seul au pouvoir en Tunisie depuis 1956.
72
[9] Venu de Gafsa. La section de la Ligue de cette ville du Sud tunisien a été dissoute depuis cet incident.
73
[10] Il faut relire toute la littérature sur la « flcheté arabe », l’incapacité congénitale des Arabes et apprécier le style humoristico-condescendant dans la presse occidentale après la guerre israélo-arabe de 1967, pour comprendre la profondeur de la blessure narcissique arabe et son potentiel de contreracisme tout aussi violent et destructeur.
78
[11] Le plus libéral du monde arabe, ce statut ne place toutefois pas encore la Tunisienne sur un pied d’égalité total avec le Tunisien, puisque, par exemple, celui-ci hérite une part double de celle de la femme.

80
[12] Philipp K. Dick, célèbre auteur de science-fiction américain, dont toute l’oeuvre tourne autour du thème il ‘.‘ a toujours beaucoup de délire dans la réalité la plus concrète, et beaucoup de réalité dans le discours le plus délirant.
84
[13] A. Tœffler La Troisième Vague, Fayard.
118
[14]  Etant entendu que le pouvoir est ici dans et au-delà de sa manifestation politique.
135
[15]             A notre décharge et à celle de tous les vaquistes... disons que les idées, ces paramètres clés.., ont besoin pour jouer leur rôle qu’on y croit beaucoup, autrement elles cesseraient d’être opérationnelles.
140
[16] Lvssenko, biologiste soviétique, opposé au darwinisme et aux Concepts de la biologie moderne. Ses idées antiscientifiques mais orthodoxes du point de vue marxiste furent érigées en 1948 en doctrine scientifique officielle par l’Académie des sciences de I’URSS. Le Lyssenkisme Vient d’être enfin condamné officiellement à Moscou...
145
[17] « Les Arabes iront-ils sur Mars ?» est le titre de notre premier essai sur le sous-développement de la nation arabe. Le juriste franco-égyptien, Magdi Sami Zaki en fit le compte-rendu dans Le Monde du 25 mars 1983.

149
[18] Ronald Laing, psychiatre anglais contemporain, expliquait l’apparition des troubles mentaux par la discordance entre les ordres implicite. ment donnés aux gens en matière dc comportement.
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COLLECTION
ISLAMIE
COLLECTION DIRIGÉE
PAR JEAN-PIERRE PÉRONCEL-HUGOZ
Le logo de la collection a été dessiné par Saladin.
© Lieu Commun, 1987



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