الوثيقة القادرية

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الوثيقة القادرية انحراف عميق في تاريخ الامة

samedi 8 novembre 2014

Le mal arabe - Moncef Marzougui

Moncef Marzouki


















Le mal arabe
Entre dictatures et intégrismes : la Démocratie interdite.


Du même auteur

En français
-L’arrache corps : Essai  sur l’expérimentation humaine en médecine -edit aternatives .Paris 1979

Traduction espagnole experimentacion en el ombre.  ed jugar  Madrid 1982
-Arabes, si vous parliez .ed , lieu commun. Paris 1987

-La mort apprivoisée –ed, du méridien  . Montréal 1990


En arabe
الكتابات الطبية
المدخل إلى الطب المندمج :الدرالتونسية للنشر  ومؤسسة البحث العلمي 1995 -للأطباء و الطلاّب
 دليل المربي في لتثقيف الصحّي : الدار الجزائرية للنشر  1986
-                                                                          
الكتابات السياسية و الفكرية
- لماذا ستطأ الأقدام العربية ارض المرّيخ : دار الرأي   تونس 1982
-الطبيب والموت:  الدار التونسية للنشر . تونس 1983
- دع وطني يستيقظ  :  دار المغرب العربي  تونس سنة 1986
-في سجن العقل  : أقواس – تونس  1990
- الرؤيا الجديدة  : مركز القاهرة لدراسات حقوق الانسان – القاهرة 1996
- الإنسان الحرام : قراءة في الإعلان العالمي -الدار البيضاء  - 1996
- الاستقلال الثاني: دار الكنوز الأدبية  .بيروت 1996
- هل تحن أهل للديمقراطية؟ دار الأهالي  -دمشق 2001
- من الخراب إلى التأسيس المركز المغاربي –لندن  2003
-  الرحلة :  خمسة أجزاء –دار الأهالي ،دمشق 2001-2003

site internet :www. Moncefmarzouki.net



















Aux emmurés vivants de la prison du 9 Avril à Tunis et aux quarante mille prisonniers politiques des dictatures arabes.















 Moncef Marzouki est médecin, écrivain
 et homme politique tunisien . Il contribue   par
 ses  nombreux écrits à construire  un discours                            d’intégration  de la   Démocratie et des droits de l’homme  dans la culture arabe   .
                                         *****
 « Les politiques à court terme, le cynisme des décideurs occidentaux, loin de protéger l’Occident, vont aggraver ses difficultés, tant dans la gestion de l’émigration que dans  celle du terrorisme.  Au lieu  de stabiliser le mal tant redouté   aux frontières  de l’empire, on ne fait que l’importer chez soi. Quelle aubaine pour l’extrême droite  profondément anti-démocratique ! La dérive sécuritaire, observée aux USA après le 11 Septembre, la multiplication  des lois restreignant et encadrant les libertés, ne  sont-elles pas  les conséquences directes de la crise politique  qui sévit dans le monde arabe ? En sacrifiant les libertés  des autres,  les politiciens mettent en danger, même si c’est à  long terme, la liberté dans leurs propres sociétés. Ces décideurs comprendront-ils enfin que les premières lignes de défense de la Démocratie occidentale passent aussi  par Alger, Rabat, Le Caire, Damas ou Tunis ? Tout laisse à  penser  que le mal arabe est  contagieux  et que l’avortement de la démocratisation dans le Sud -Occident mettra à mal les acquis de la Démocratie dans le Nord- Occident. »  







Préambule
La démocratie s’étend depuis un siècle comme une vague submergeant le monde entier. Elle a déferlé depuis ses bastions du Nord sur l’Inde et  s’y est solidement implanté depuis les années cinquante. Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, elle a emporté un grand nombre de dictatures en Amérique du Sud, Europe de l’Est et Russie. Dans l’Afrique du Sud des années quatre-vingt-dix, elle a débarrassé le monde de cette double infamie qu’était l’apartheid, à la fois dictature et racisme. Durant les trente dernières années, une centaine d’Etats ont adopté le régime démocratique. Les derniers mois de l’an 2000 ont vu la chute de trois dictateurs : Fujimori au Pérou, Gué en Côte-d’Ivoire, Milosevic en Yougoslavie.
De tous les grands ensembles humains, seul le monde arabe semble se soustraire à ce phénomène planétaire. Or les conditions nécessaires à la mise en place de régimes démocratiques sont réunies depuis des années, surtout au Maghreb : importance des classes moyennes, élévation du niveau de vie et d’éducation, imprégnation des élites par les idées de la modernité, existence de forces réformatrices au sein même des régimes les plus autoritaires. Du fait de leur histoire et leur situation géographique, nos sociétés, pratiquant largement le bilinguisme, sont parmi les plus ouvertes du monde. Le niveau de complexité sociale qui fait de la démocratie « une urgence technique et pas seulement éthique », selon la formule d’Alvin Toffler, était atteint dès les années soixante-dix dans nos pays. La proximité géographique et culturelle de grandes démocraties européennes devait même être un facteur d’accélération du processus démocratique. Pauvre et dérisoire processus ! Il s’est vite achevé en farce sinistre en Tunisie, en queue de poisson en Egypte, au Yémen et au Soudan.
Il s’est terminé en tragédie sanglante au Liban et en Algérie. En Arabie et dans le Golfe, il n’a jamais commencé. Les deux cent mille victimes de la deuxième guerre d’Algérie payèrent au prix le plus fort ce dramatique échec. D’ailleurs le peuple algérien ne fait que vivre sur le mode condensé, accéléré et paroxystique le même drame que connaissent sous d’autres formes moins aiguës la plupart  de nos peuples. Le continent africain a vu se développer ces vingt dernières années un phénomène fort inquiétant : celui de peuples sans Etats (Somalie, Congo, Liberia, Angola ou Côte -d’Ivoire). Dans le monde arabe, c’est le phénomène inverse qui est observé : celui d’Etats sans peuples. Le divorce aujourd’hui entre la quasi-totalité des dictatures qui se sont annexé ces Etats est tel que, pour les peuples, elles sont de plus en plus assimilées à des forces d’occupation interne. L’indépendance s’est révélée être une coquille vide. Les Arabes sont toujours des sujets et non des citoyens, simplement ils ne sont plus les sujets de l’Etat étranger mais ceux de l’Etat national. On n’a jamais autant torturé que depuis que l’on agite à tout- va les droits de l’homme. Le présent est, comme les territoires… occupé. L’avenir est quant à lui bouché par des régimes décidés à ne rien changer, sauf à donner le change. Le dictateur tunisien aime répéter que la démocratie n’est pas un prêt-à-porter. Mais la dictature, elle, l’est. Sous le masque de la diversité des situations et des régimes, intégriste islamiste comme au Soudan, nationaliste comme en Syrie ou en Irak, «laïque» et « moderniste » comme en Tunisie, la dictature arabe est la même mégalomanie d’un homme, le même pillage organisé par sa famille et son entourage, la même déchéance de l’Etat, le même désespoir de toute une société. Elle est bâtie partout sur les mêmes quatre piliers : le droit à la prédation de l’argent public, le refus de l’alternance au pouvoir, le contrôle de toutes les libertés et la répression brutale de toute opposition. L’écrivain égyptien Ahmed Rajeb, avec l’humour si caractéristique des enfants de la vallée du Nil, a inventé un pays arabe qu’il appelle le « Fassadstan » (littéralement le pays de la corruption et du mal) écrivant sa constitution, ses lois, ses coutumes et ses institutions. Dans le « Fassadstan », sorte d’archétype ou de modèle de tous les pays arabes existants, le chef est l’ombre de Dieu sur terre, ce qui lui donne tous les droits sur la vie et les biens de ses sujets. Il est toujours réélu avec 99% de voix non exprimées et lègue la grande propriété qu’est le pays à sa famille en mourant. Les fonctionnaires ne touchent pas un salaire. Ils se servent directement dans la poche des administrés. La loi, et ceci de par la loi elle-même, ne s’applique qu’à ceux qui ne sont pas en mesure de la détourner. Les commissions sont des droits acquis au chef et à sa famille. Seuls eux ont le droit de détourner l’argent si peu public.Des  différences de formes et d’approches, mais un même désastreux bilan à l’arrivée. Se présentant comme les héritiers des mouvements de la lutte pour l’indépendance, nos dictatures ont bradé en fait cette dernière pourtant chèrement acquise par nos pères. Le régime irakien a donné, par sa politique irresponsable, le prétexte au retour de l’occupation directe. En échange de leur maintien au pouvoir, la plupart des régimes, parce que dépourvus du  moindre soutien intérieur ,ou légitimité populaire, ont transformé nos pays en véritables Etats vassaux, notamment des Etats-Unis. Qui plus est, ils ont tous magistralement raté le développement social et économique pour lequel ils prétendaient suspendre « momentanément » nos libertés. Le rapport 2001, du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), a montré qu’aucune nation n’a aussi massivement investi de ressources dans toutes sortes de chantiers que la nôtre. Aucune n’a si peu avancé. Les Arabes reculent sur tous les plans et s’enfoncent dans une abyssale crise économique, sociale, politique et morale qui les précipite vers l’implosion ou l’explosion. Les fuyards , c’est déjà un problème national en Tunisie, mais géré par la police italienne qui arrête tous les jours les clandestins, du moins ceux qui ont survécu à la mer. Les rescapés et les fuyards de tous âges et de toutes conditions iront se joindre aux millions d’hommes et de femmes chassés par la misère et la répression, traîner leur drame sous des cieux plus gris mais plus cléments. Qui dira un jour l’étendue de la peine de ces Arabes errants, rêvant de l’impossible mariage du pays et de la liberté ? Trois cent millions d’êtres humains sont condamnés par leurs dirigeants à davantage de sous-développement, d’indignité, de conduite d’échecs et de souffrance morale. L’occupation de Bagdad, capitale du califat abbasside et ville on ne peut plus liée dans l’imaginaire arabe à la grandeur défunte, comme la crise profonde dans laquelle se débattent Damas, Alger, Le Caire ou Tunis, ne sont que les deux aspects du même phénomène : le naufrage d’une nation entraînée dans le gouffre par son système politique obsolète. En Occident, on sent le danger. Cette immense multitude aux frontières Sud  de l’Europe,  se débattant dans l’injustice, l’ignorance et le chômage, est un terreau d’élection pour toutes les contagions . Le terrorisme n’est que le signal d’alarme. Alors les Américains se mettent à faire des plans à  soumettre à la prochaine réunion du G8 de 2004.Il s’agit  d’un vaste programme économique et politique pour sauver les Arabes d’eux –mêmes et de leurs tyrannies : un comble.
Face à la brutalité du pouvoir archaïque, les sociétés arabes cherchent désespérément à sortir du règne de la peur et de l’humiliation. Les plus déterminés ou les plus coincés, désespérant d’une solution pacifique, recourent au terrorisme. Le pouvoir archaïque prend prétexte de cette agitation pour accroître sa violence. Un cercle vicieux est amorcé conduisant tôt ou tard à l’explosion.
Du Golfe à l’Atlantique, les Arabes, travaillés par la colère et le dégoût, n’ont plus de mots assez durs pour des hommes et des institutions dans lesquels ils ne se reconnaissent plus[1]. La prise de parole est devenue générale et ce, en dépit d’une censure largement dépassée par la révolution technologique. Rien n’effraye plus un dictateur que la vérité sur le prix payé par tout un peuple à ses « réalisations ». Le combat acharné du dictateur tunisien contre l’information libre, qu’il s’agisse de la censure sur les livres et les journaux, de l’interdiction (avortée) des antennes satellitaires, du contrôle de l’accès à Internet, relève de cette politique du déni de vérité. Les dictateurs sont comme la chauve-souris. Ils ne peuvent prospérer que loin de la lumière. Aussi bien dans les séminaires scientifiques les plus fermés que dans les débats houleux sur les plateaux des grandes chaînes comme « El Jazira », suivis par des dizaines de millions de téléspectateurs, les Arabes discutent avec passion et rancœur du même dilemme : Pourquoi la démocratie triomphe-t-elle partout sauf chez nous ? Sommes-nous condamnés à la dictature perpétuelle ? Comment en finir avec des régimes aussi répressifs, aussi corrompus et surtout aussi incompétents ? Car c’est bien là la question essentielle. Pourquoi la dictature, ce mal qui a rongé et détruit tant de sociétés humaines, est-elle  aujourd’hui presque exclusivement un mal arabe ? Force est de constater que nos dictatures semblent très bien surfer sur la vague démocratique qui a englouti bien d’autres régimes semblables.
 De façon schématique, on peut distinguer quatre stratégies d’adaptation et de survie. La première est celle des monarchies plus ou moins ouvertes sur la modernité comme au Maroc ou en Jordanie. Le « truc » est d’introduire prudemment des réformes de surface, tout en ne cédant rien sur l’essentiel.
Dans le cas des Etats du Golfe, il s’agit de survivre en achetant la soumission des peuples par l’argent du pétrole et de se mettre sous la protection militaire de la démocratique Amérique. Mais le« truc » fonctionne de plus en plus mal. L’argent commence à manquer sérieusement et le protecteur américain est assimilé par la population à un occupant étranger. Les troubles actuels en Arabie pourraient bien augurer d’une évolution à l’iranienne. Les régimes syrien ou libyen en sont restés aux bonnes vieilles techniques de la répression aveugle. Au moins, on peut leur reconnaître le mérite de nous éviter la laideur du fard sur la laideur du masque. Le régime tunisien est un cas à part. C’est la seule dictature au monde dont l’idéologie affichée est la démocratie et les droits de l’homme. Son mot d’ordre semble être : ne pouvant éviter la démocratie, falsifions-la.
Mais même avec une habileté certaine et un instinct de survie très aiguisé, de tels régimes aussi  incongrus dans le temps que dans l’espace, n’auraient pas dû survivre à ce jour, surtout avec le palmarès qui est le leur. Aurions-nous comme le disent certains culturalistes occidentaux des prédispositions culturelles, sinon génétiques, pour  vivre éternellement sous le despotisme oriental ? On répondra à une telle hypothèse par le mépris même qu’elle révèle. Aurions-nous manqué de combativité ? Aurions-nous refusé de payer le terrible prix de la liberté ? Certes non. Le prix que payent les Arabes pour se débarrasser de leurs dictatures honnies a été et reste très élevé.
Alors pourquoi un si maigre résultat pour un tel prix ? Surtout quelles chances avons-nous de surmonter ce qui s’apparente bien à un échec et pouvons-nous encore espérer vivre un jour libres dans nos propres pays[2]?
Marqué par ma formation médicale, je n’ai pu répondre à ces questions en me libérant de la trilogie qui structure l’esprit d’un médecin : signes, diagnostic, traitement. Certes, les sociétés humaines ne sont pas des organismes biologiques qui peuvent être analysés par la méthodologie des cliniciens. Mais il est indubitable que les sociétés souffrent comme peuvent souffrir les individus qui les composent. La dictature est aussi un dysfonctionnement de leur système politique, au même titre que l’épilepsie est un dysfonctionnement du système nerveux d’un individu. Or nos sociétés malades de leur système politique sont à la recherche désespérée d’un remède qui ne soit pas pire que le mal, guettées comme elles le sont par le spectre d’une dictature islamiste recommençant le même cycle infernal.
Nous savons pertinemment que la démocratie n’est pas la panacée. Elle ne règlera pas d’un coup de baguette magique nos problèmes sociaux et économiques. Mais nous savons aussi qu’elle est la condition nécessaire, même si elle n’est pas la condition suffisante, pour cette renaissance, tant espérée, tant attendue, tant promise, mais qui ne s’est jamais réalisée car nous avons oublié de mettre dans nos projets de libération l’ingrédient essentiel :la liberté.
Ces vingt dernières années, la prison, les longues périodes de quasi-assignation à résidence, puis l’exil  sont venus à point nommé  pour imposer à intervalles irréguliers l’arrêt de l’agitation militante. C’est durant ces périodes plus ou moins longues que j’ai pu rejouer dans ma tête des évènements vécus trop rapidement, réfléchir calmement à ce qui s’est passé, essayer de deviner les lignes de force qui structurent toute cette agitation en apparence brownienne. De ces cogitations est né ce texte qui se veut à la fois témoignage sur ce que coûte la démocratisation en terre arabe, analyse des raisons de l’échec d’un processus pourtant bien lancé, et propositions pour que cet échec soit un accroc et non un destin.



      





Vol au-dessus d’un nid de ripoux

Nul ne peut prétendre connaître un régime politique s’il n’en connaît les coulisses et les bas- fonds, là où les verbes-clés sont toucher et coucher. Les frasques des hommes de pouvoir, des hommes d’argent ou des hommes des renseignements sont le noyau dur d’une surprenante et sordide réalité que le décor mis en avant aura mission de cacher au regard des citoyens. Les coulisses ont elles-mêmes leur arrière-cour. Je ne la connais pas par ouï-dire mais par expérience.
Rien ne me prédisposait à une telle connaissance,bien au contraire. Dès mon élection à la tête de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) en avril 1989, les mauvaises langues commencèrent à spéculer sur le portefeuille ministériel qui m’attendait. On disait que, comme mes deux prédécesseurs , Zmerli et Charfi, je ne chaufferais pas longtemps ma nouvelle place. Le dictateur organisait sa façade par le débauchage des présidents de la Ligue. Quelle meilleure cerise sur le gâteau de la nouvelle démocratie policière que la présence au gouvernement de tels hommes. J’eus beau déclarer à la presse que je n’étais  pas ministrable, les sourires entendus n’en ont pas moins continué. Seul le dictateur avait bien reçu le message et m’en tint une solide rancune.
La vie est comme  un voyage où nous marchons sur un chemin qui bouge sous nos pieds, prenant les directions les plus incongrues. Des croisements de route aux brusques dérapages,  le destin fait basculer votre vie.
L’homme fait un boucan du diable dans les couloirs.
Je demande à la secrétaire inquiète de le laisser entrer. Visiblement éméché, il m’interpelle avec agressivité :
« C’est toi le président du machin truc des droits de l’homme ? »
Je fais oui de la tête, en souriant. 
« Tiens, regarde tes droits de l’homme à la con. »
 L’homme soulève sa chemise et me montre un corps couvert de haut en bas de points rouges. Evidemment, ce n’est pas la rougeole.
« Ce sont les traces de leurs cigarettes. Ils voulaient me faire
avouer un vol que je n’ai pas commis. Cela a duré deux jours, alors les droits de l’homme dont on nous rabat les oreilles, tu peux te les mettre là où je pense ! »
 L’homme remet le pan de sa chemise dans son pantalon et s’en va sans même se donner la peine de demander quoi que ce soit. Il doit croire que la Ligue est une agence gouvernementale. On ne rappellera jamais assez que la torture dans nos pays n’est pas que le lot des opposants, mais que ce sont tous les suspects qui y ont droit, tout autant les droit commun que les politiques. Ma décision est prise. Quoi qu’il m’en coûtera, jamais je ne me tairai sur ça. Cela se répercuta rapidement dans le ton des communiqués réguliers de la Ligue.
Née au mois de mai 1977, elle devint très rapidement le porte- drapeau de toute la société civile. Libéraux, socialistes, islamistes, nationalistes, tous voulaient en faire partie, car elle exerçait une magistrature morale de plus en plus reconnue.
 A un journaliste étranger qui me demandait au début des années quatre-vingt-dix combien de partis politiques comptait le pays, j’ai répondu : deux, la Ligue et la police. Et pour cause, elle s’était annexé des fonctions éminemment politiques comme la surveillance, la dénonciation des violations des droits de l’homme. La Ligue était devenue très vite, du fait de l’absence d’autres espaces indépendants, une sorte de parlement, mais de la société civile. Les hommes et les femmes qui la composaient représentaient toutes les sensibilités politiques. Ils étaient liés en principe par un puissant ciment : la Charte adoptée en 1985 après un débat unique dans l’histoire de la société tunisienne et qui affirmait dans son préambule s’inspirer de trois sources: la Déclaration universelle des droits de l’homme, la Constitution tunisienne, et les principes éclairés de l’héritage arabo-musulman. Elle n’était pas qu’un espace de rencontre et d’action. C’était une formidable école de la démocratie. Les enfants de l’autoritarisme familial, professionnel et politique y apprenaient la tolérance, le débat. Elle était aussi un centre de rayonnement, portant la bonne parole et la formation dans les plus petites villes du pays profond. Fait unique qui lui donnait toute sa force : elle était totalement indépendante du pouvoir et ne ménageait pas ses critiques. Elle était la première association que le pouvoir ne contrôlait pas et qui allait lui donner bien du fil à retordre.
 Pour mesurer aujourd’hui la régression que connaît le pays dans le domaine de la liberté d’expression et des libertés tout court, il suffit de relire ses communiqués du temps de Bourguiba, s’étendant à longueur de colonnes de journaux encore indépendants et dénonçant la torture, les élections trafiquées, les lois liberticides. Il est évident que n’importe quel pouvoir, a fortiori s’il est autoritaire, ne peut voir d’un bon œil une telle institution propager des valeurs  qui sont à l’opposé de son idéologie, siffler toutes ses fautes, et prétendre à une quelconque autorité morale qui échappe à son contrôle, qui plus est s’exerçant à ses dépens. Bourguiba tolérait la Ligue ; le dictateur, lui, espérera longtemps la corrompre et la récupérer. Le conflit le plus grave et le plus lancinant tournait autour des conditions d’arrestation, de détention et  surtout de cette plaie : la torture. Le dictateur croit que cette politique est le fait d’une minorité d’activistes dont je suis le chef et nous boude. Vers la fin de l’année 1989, sous la pression de ses conseillers, il finit par me recevoir, comme le voulait la politique affichée du régime. Le  « changement » n’était-il pas là pour asseoir enfin la démocratie et les droits de l’homme ? La veille de l’entrevue, on me fait la leçon au comité directeur.
« Tu seras poli. Essaye pour une fois d’être diplomate ! »
-Poli, je le suis toujours, obséquieux jamais !
-Oui, mais modère ton franc- parler ! La franchise, c’est bon mais inutile de la pousser jusqu’à la goujaterie. Tu l’assureras de la volonté de la Ligue de collaborer avec le gouvernement. Tu lui donneras du M. le Président tout le temps, etc. »
Tout ce que je voulais dire à cet homme c’était : « Vous nous avez promis la démocratie et on ne voit rien venir, alors c’est pour quand ? »
La télévision filme longuement pour le journal de 20 heures la poignée de main et le geste large m’invitant à m’asseoir. On est en tête-à-tête. Enfin je vois « l’artisan du changement ». L’autre se faisait appeler « le combattant suprême ». La vox populi, au bout de quelques années, finira par se lasser : depuis le temps qu’il est artisan ! Quand va-t-il prendre du grade et devenir son patron, à ce fichu changement[3] ? On dit qu’il est violent, colérique, au langage à faire rougir des statues. Je m’attends à voir un personnage haut en couleurs. Quelle déception ! L’homme parle peu et d’une voix à peine audible. Je débite mon discours sur la volonté de la Ligue de collaborer avec le gouvernement pour résoudre les problèmes en suspens dont la fin de la torture.
Il écoute sans broncher puis...
« La Ligue fait trop de politique. 
-C’est normal, les droits de l’homme, c’est de la politique.
-C’est le travail des partis.
-Encore faut-il qu’ils existent ! »
A l’évidence le courant ne passe pas. Je me rappelle les conseils de diplomatie.
« La démocratie est un risque pour nous tous, mais en Tunisie c’est un bon risque. L’importance de la classe moyenne, la vigilance de nos femmes quant à la défense de leurs acquis, le niveau d’instruction, notre proximité de l’Europe, nos traditions de modération, le sens du compromis, le caractère pacifique de notre peuple... Que d’atouts par rapport à nos voisins ! Nous serons tous les bénéficiaires d’une démocratisation réussie, vous le premier.
- Oui, oui, on verra. »
J’ai su à ce moment précis qu’on ne verrait rien, ou plutôt qu’on n’y verrait que du feu. La rencontre me laisse une impression désagréable. Visiblement mal à l’aise pendant toute l’entrevue, le dictateur m’a mis moi aussi mal à l’aise. Il ne m’avait reçu que contraint et forcé. C’était l’époque où il voulait se faire passer pour le démocrate qu’il n’a jamais été et qu’il ne sera jamais. Je ne mesurerai que plus tard l’étendue de la sournoiserie dont il pouvait être capable. En sortant de l’entrevue, j’avais déjà relevé l’hypocrisie du personnage qui se plaignait de la politisation de la Ligue, alors que c’était  lui qui avait offert  à deux de ses ex-secrétaires généraux  et à deux de ses présidents en exercice des portefeuilles ministériels.
L’affrontement le plus dur entre lui et la Ligue devait se dérouler à partir de 1991 quand il décida de liquider le mouvement islamiste en utilisant tous les moyens.
Le débat sur la Charte en 1985 avait montré des désaccords profonds entre la Ligue et les islamistes sur des questions essentielles comme la peine de mort, les châtiments physiques, le statut de la femme ou l’adoption. Ces divergences traduisaient l’éloignement des paradigmes. Pourtant la Ligue ne pouvait accepter une démocratie sélective les excluant, encore moins fermer les yeux sur les conditions de détention, les procès iniques et surtout la torture. Entre 1991 et 1992, dans une série de communiqués de plus en plus durs, elle se prononça de façon claire sur la dérive policière du régime. Elle exprima « son inquiétude devant le retour de pratiques (les mauvais traitements infligés aux détenus) qui ont porté un tort considérable à l’image du pays, son inquiétude quant aux conditions de détention et sa profonde préoccupation concernant les conditions d’arrestation  et de détention des prévenus ». Le 14 juin 1991, elle condamne dans un langage très ferme la recrudescence de la torture et forme une commission d’enquête sur les décès suspects de plus en plus nombreux dans les locaux de la police. La torture n’en continue pas moins et prend des proportions effrayantes. Des milliers de Tunisiens sont « traités » par la machine infernale travaillant jour et nuit. Il n’y a pas que la Ligue qui s’étrangle d’indignation.  Amnesty international, Human rights watch, la Fédération internationale des droits de l’homme, Lawyers committee, l’Organisation mondiale contre la torture  crient au scandale. Le dictateur fait mine de créer des commissions d’enquête qui participent du style général du système : falsifions tout ce qu’on peut falsifier. La stratégie de défense est toujours la même. Les violations graves, reconnues du bout des lèvres  parce que ne pouvant être cachées, sont des « dérapages individuels ». Ils sont toujours sanctionnés. Ils le sont dans la discrétion pour ne pas porter ombrage à l’honneur et au moral des troupes. Si tel avait été le cas, le phénomène aurait beaucoup régressé. C’est le contraire qui se passait. La torture dans une dictature  n’est pas un accident de parcours mais le parcours lui- même.
Le 12 décembre 1991, c’est un texte « ras-le bol » qui est publié : neuf cas de décès suspects sont cités. Peu après la diffusion du communiqué, on m’appelle de la présidence, pour rencontrer le dictateur. Grosse surprise et lueur d’espoir. En fait il s’avèrera que c’était le dernier coup de semonce. Je suis reçu dans la salle des comités ministériels restreints, avec les présidents de la section tunisienne d’amnesty international, le président  de l’Institut arabe des droits de l’homme, le conseiller du président aux droits de l’homme, à l’époque Sadok Chabane, et un certain Rachid Driss président d’un prétendu  Conseil consultatif pour les droits de l’homme. Le ministre de l’Intérieur Abdallah Kallel, celui de la « justice » Abderrahim Zouari, assistaient eux aussi à cette réunion. L’ambiance est tendue mais courtoise.
Le dictateur, fumant sans cesse, m’interpelle froidement.
« J’ai lu votre dernier communiqué. On présente la Tunisie comme si c’était le Chili. Est -ce normal ? »
J’explique longuement que la Ligue ne publie de telles condamnations qu’après avoir épuisé tous les recours à l’amiable. Je donne l’exemple du cas de Abdelraouf Laribi, décédé sous la torture, un mois auparavant. Nous avions écrit à l’époque au ministre de l’Intérieur pour demander des informations. Pas de réponse. Silence tout aussi éloquent à propos de toutes nos protestations sur les conditions d’arrestation et de détention. « Dans ces conditions, ajouté-je, nous n’avons pas d’autre alternative que d’alerter l’opinion publique. » Le dictateur m’écoute sans broncher. C’est le ministre de l’Intérieur qui s’emporte, me menaçant de me poursuivre en justice pour diffamation de l’Etat. Le dictateur fait semblant de le calmer, exprime son désir de voir les problèmes traités et les malentendus levés, me demande de m’adresser dorénavant directement à son conseiller spécial et de voir avec lui tous les dossiers litigieux, puis lève la séance. Je sors de la salle du conseil plein d’un raisonnable optimisme. Le conseiller, que le dictateur a  retenu pour lui donner les vraies instructions, finit par sortir lui aussi et j’obtiens un rendez-vous pour le lendemain. A l’heure fixée, j’arrive à son bureau dans une villa de Carthage, les bras chargés de dossiers. Attente d’une heure. Mais nous sommes en Tunisie, et la ponctualité y est une incongruité pour ne pas dire un signe de mauvais esprit. Au bout de deux heures, je m’énerve. C’est alors que le secrétaire m’annonce, quelque peu gêné, que M. le conseiller ne viendra pas car il est grippé. J’insiste. « Revenez demain, me dit-il, peut-être que M. le conseiller ira mieux. » Mais le lendemain M. le conseiller est  tout aussi malade et point d’excuses ou de rendez-vous en perspective. C’est là que me revient à l’esprit la caractéristique fondamentale de ce régime : la duplicité grossière. On m’avait reçu pour le journal télévisé et pour prouver la « sollicitude » du président pour les droits de l’homme, son sens du dialogue, y compris avec le « caractériel » président de la Ligue. Une fois la scène filmée et les belles paroles prononcées, le dictateur avait donné instruction à son sous-fifre de m’envoyer paître. Notre malchance dans la malchance a voulu que notre dictateur ne nous vienne pas d’une solide et respectable idéologie, d’une armée disciplinée et portant panache ou de milieux financiers fins et roublards, mais des labyrinthes des services secrets. Dans tous les Etats du monde, il existe un espace de la politique où la police secrète peut déployer ses cinq techniques d’action : surveillance, infiltration, manipulation, corruption et désinformation. Dans les Etats démocratiques, c’est le domaine très restreint de la basse politique. Dans les dictatures idéologiques comme celle de l’Irak, de la Syrie ou de la Libye, ce sont des moyens au service de l’idéologie et de la politique. Avec ce dictateur- là, les cinq techniques sont toute l’idéologie et toute la politique.

Grave accident sur la voie politique

Le putsch médical qui a destitué Bourguiba eut lieu à une date qui se situe entre le 6 et le 8 novembre de la septième année de la décennie soixante-dix/quatre-vingt. La date deviendra au fil des ans une agression pour l’oreille et pour l’esprit, tant elle était répétée tout en se mettant à symboliser le gouffre béant entre une réalité sordide et un discours ubuesque. Les Tunisiens de plus en plus irrités, agacés et lassés d’autant de veulerie, la banniront de leur vocabulaire, y faisant référence par des artifices de langue aussi savoureux qu’inattendus. Certains parlent du 7-11. Moi je suis plutôt pour le 38 octobre de l’année des sauterelles (ce fut une année d’une sécheresse inhabituelle, corsée d’une invasion de criquets). On s’empressa d’inscrire l’illustre date sur les billets de banque ou l’on lit avec une incrédulité amusée les trois slogans du régime (tenez-vous bien !) : Ouverture, Démocratie, Etat de droit. On aurait dû ajouter : Eradication de la corruption. Le tableau de la réalité inverse dans laquelle la Tunisie va vivre dorénavant aurait été complet. De toutes les manifestations de l’exercice du totalitarisme, le culte de la personnalité était et reste la plus insupportable. Pour un musulman, c’est un relent de l’idolâtrie rappelant le temps où l’on adorait les rois divinisés. Pour un démocrate, c’est la négation même de ce pourquoi il lutte. Ce n’était déjà pas supportable avec Bourguiba. Avec cet homme, qualifié par Tawfik Ben Brik de dictateur de série B, c’était tout simplement grotesque. Jour après jour, le journal gouvernemental, La Presse, égrène dans son style pompier les nouvelles décisions du Président. Omniprésent, omniscient, omnipotent, il est sur tous les fronts : le don d’organes, les accidents de la route, les puits artésiens, la faim dans le monde, la désertification, les prêts aux paysans, le rattrapage scolaire. Il n’y a plus de gouvernement. Il est le gouvernement. Tout et le reste émanent de lui. Le catalogue des verbes utilisés par les mercenaires de la plume est très éloquent : le Président se penche sur, ordonne, autorise, décrète, montre sa sollicitude à tous et à chacun. En fait l’homme est une vraie catastrophe pour l’Etat. Parce qu’il veut tout décider par lui-même dans un climat général de peur et de délation, les ministres n’ont plus de ministres que le nom. Les responsables ne sont plus responsables que de l’allégeance absolue au seul chef. Les sous-systèmes qui constituent un Etat moderne sont des organismes complexes qui, pour fonctionner de façon optimale, ont besoin de décentralisation, d’autonomie, de souplesse, de rapidité, d’adaptation permanente par l’évaluation, de responsabilisation des acteurs. Or c’est de tout cela que le pouvoir archaïque ne veut point. La machine de l’Etat se grippe. Le népotisme, la corruption et le laisser-aller vont finir par la gangrener. Le culte du chef continue à se développer à la manière d’un cancer. J’ai compté un jour dans la boulangerie du quartier neuf portraits du dictateur. J’ai cessé d’y aller. Le nombre de portraits ne traduisait pas la densité de l’amour mais celle de la peur et de la servilité. On commença par prétendre modestement que le jour anniversaire du putsch devait être dévolu au travail. Puis, de jour férié, on en arriva à une semaine entière de festivités chômées pour les élèves dont on fit coïncider les vacances scolaires avec l’heureux événement. Chaque matin, des gamins dégoûtés sont obligés de saluer le drapeau, d’écouter l’hymne national. Ce qui devait être un acte solennel, émouvant et frapper les jeunes esprits devient par sa répétition et son caractère obligatoire une corvée insupportable. Tous les anniversaires du putsch, il faut leur lire LE discours annonçant entre autres promesses « qu’à partir d’aujourd’hui il n’y aura plus d’injustice », alors que l’arbitraire le plus pur ne commença que ce jour-là. La densité des banderoles couvrant les villes et les villages augmente d’année en année ainsi que leur flagornerie délirante. On ne compte bientôt plus les cafés, les pizzerias, les stades, les boucheries, les écoles, les épiceries, portant comme nom l’illustre date. Je suggère, quand la dictature sera passée, d’obliger tous ces cafetiers, épiciers et autres patriotes, à garder leur enseigne sous peine de grosses amendes. Cela fera rire le peuple et fera passer le goût de l’opportunisme à tous les artistes de la veste retournée. Mais le mur du c… comme dirait le Canard Enchaîné a été franchi par une banderole qui disait texto : « Tous avec le sauveur de la culture arabe et de l’islam ». Je me suis toujours promis de prendre en photos les textes de ces banderoles, car un jour personne ne voudra croire qu’on ait pu écrire, accrocher dans les rues de nos villes de telles inepties.
Au Japon la société et l’Etat honorent les meilleurs artisans, peintres ou poètes en leur donnant le statut ô combien prestigieux de trésors vivants. Chez nous, ce sont les dictateurs et eux seuls qui s’arrogent un tel statut, même si le trésor en question est pour moitié constitué de fausse monnaie , de produits de vol et de rapine pour le reste.      
Qu’est-ce qui peut bien se cacher derrière cette banale folie narcissique propre à toute dictature, entretenue par les fonctionnaires payés pour essayer vainement de l’assouvir ? Je n’ai jamais eu de dictateur dans mon cabinet et aucun à ma connaissance n’a écrit ses mémoires pour parler sincèrement de son expérience subjective. Aussi n’ai-je que des hypothèses à avancer sur le côté le plus secret du phénomène. J’ai toujours pensé que la dictature était au fond un désordre mental. On y trouve des symptômes qui ne trompent pas un clinicien : l’inflation du moi, la mégalomanie, le complexe de supériorité qui n’est que l’autre facette du complexe d’infériorité, la croyance magique en sa propre infaillibilité sans parler de toutes les formes que prend la paranoïa. La recherche désespérée de l’approbation, de l’amour, de l’admiration, de l’adoration  est poussée trop loin pour ne pas traduire de secrètes fragilités. Il y a tellement d’infantilisme et d’immaturité dans cette quête infinie de la toute- puissance, dans ce désir insensé de ployer toutes les volontés à la sienne. Herbert Frank dans son épopée Dune soutient que le pouvoir exerce un tropisme très fort sur les gens malades. Les autres sont trop sains pour s’y intéresser. L’hypothèse est inquiétante. Elle veut tout simplement dire que la dictature a encore de beaux jours devant elle, puisque ni le pouvoir ni les psychopathes ne vont disparaître. Elle est aussi faussement rassurante : les fous ce sont les autres. Nous les « normaux » sommes indemnes de narcissisme, de volonté de puissance etc. Or, les troubles mentaux ne sont souvent que le grossissement de caractéristiques, qui, à faible dose, font partie de la « normalité » humaine. Aussi peut-on soutenir une seconde hypothèse, à savoir que, si gène de la dictature il y a, il est beaucoup plus répandu qu’on ne  le croit. Nous serions  -à de rares exceptions près- des dictateurs en puissance. C’est un mauvais système de règles et de valeurs qui va extraire, magnifier puis rendre incontrôlable nos penchants les plus dangereux. Frazer raconte dans son splendide livre d’ethnologie Le rameau d’or que,  dans beaucoup de tribus dites primitives, le chef est  quasiment divinisé. Mais quand les choses tournent mal, on le sacrifie sans la moindre hésitation. Mais le fait important est ailleurs. Le soir de la curée, tous les hommes susceptibles de devenir le nouveau chef se sauvent épouvantés dans la forêt. C’est le premier sur qui on mettra la main qui sera enchaîné au trône pour devenir le Dieu promis à l’adoration et à l’holocauste. A lui de se débrouiller avec les grands plaisirs et les terribles peurs du pouvoir absolu.
La peur dans laquelle le dictateur fait vivre son entourage et le peuple n’est donc que le reflet de sa propre peur. Expérimentant la toute- puissance du pouvoir et sa vacuité, chevauchant le lion qui va finir par le manger, il est la première victime de la dictature. Drogué par sa toute- puissance et coincé sur son lion effrayant, le dictateur arabe n’a que son instinct de bête pour survivre aussi longtemps que possible. Le dictateur serait-il un être tragique qui a plus besoin de compassion humaine que de haine et de mépris ?
A l’occasion du jour qui vit se lever un soleil plus brillant sur un pays plongé dans les ténèbres, le guide doit délivrer son message au bon peuple pour commémorer le début de la saga et baliser la route qu’elle doit suivre jusqu’à la fin des temps. Tout ce que le pays compte de « personnalités » est invité au palais de Carthage pour participer aux cérémonies de l’annonciation. Je suis obligé, en ma qualité de président de la Ligue, d’assister moi aussi au rituel grotesque. Ce que je ne supporte pas dans ma présence en ce lieu, c’est la caution que je donne involontairement à ces messes staliniennes, alors que je représente le dernier rempart des libertés confisquées par cet homme et son système ubuesque. Je ne supporte ni ces plats discours d’auto-glorification, ni la figure de tous les courtisans tirés à quatre épingles. Je regarde cette humanité sculptée par la dictature en ayant beaucoup de mal à me défendre contre le mépris, ce sentiment plus corrosif pour celui qui l’éprouve que pour celui qui le subit. Quel autre sentiment plus approprié, sinon la pitié ? Les plus- en -cour sont certes les gens les plus vils, mais l’immense majorité est constituée par des gens avilis par la carotte et le bâton. Beaucoup se sont perdus en chemin et se sont oubliés. Je m’entête à croire que certains se souviennent encore du serment qu’ils se sont prêté à eux-mêmes de ne servir que les causes les plus nobles. Pour le moment, travaillés par la peur et la cupidité, ils pataugent dans la veulerie exigée par le système. Je dois supporter le même éternel discours en deux parties. La première traite de tous les miracles accomplis depuis un an. La deuxième parle des mesures révolutionnaires prises pour le bonheur des générations futures. Le dictateur annonce la création d’une chaîne maghrébine de télévision (elle disparaîtra au bout d’un an) ou la création d’une radio pour les jeunes, le énième projet de libéralisation de la presse, des abattements fiscaux. Les têtes- à -claques claquent sans arrêt des mains. Je songe qu’en Inde ils ont bien de la chance d’ignorer cette coutume bruyante et ridicule qu’est l’applaudissement. Un jour peut-être en finirons-nous avec la vulgarité et joindrons-nous aussi les mains, souriants et silencieux, pour saluer ou remercier. Mes champions de la brosse à reluire continuent à interrompre de leurs claquements le chef souriant et ravi. Ils ont l’air si émus, si bouleversés par le terne discours. En fait ils sont surtout très fiers d’être là et s’interpellent de façon discrète pour bien montrer qu’eux aussi sont de la partie. Au premier rang, siègent les « ministres » et les chefs de « l’opposition » dont un certain Mohamed Harmel. La déroute de la dictature communiste, à grande comme à petite échelle, sera toujours symbolisée pour moi par Gorbatchev, ancien patron du Parti communiste de l’Union soviétique, faisant de la figuration dans une publicité américaine pour pizza, ou par cet homme, secrétaire général du Parti communiste tunisien, faisant de la figuration dans un décor de carton- pâte démocratique, servant avec zèle et fidélité un régime policier. Un 25 juillet, fête de la république, je déchire l’invitation et vais ostensiblement à l’opéra. Entre Rigoletto, donné dans le décor majestueux du Colisée romain d’El Djem et le discours d’un dictateur d’opérette… aucune hésitation. L’affaire fait grand bruit. Au comité directeur, depuis longtemps infiltré, je me fais agresser par les plus virulents agents du régime : « un président de la Ligue ne représente pas sa personne nous devons garder le contact avec le pouvoir etc. » Le ton monte dans la salle de réunion enfumée. Moi aussi je fulmine. Le Colisée est en plein centre- ville. Au premier acte, on entendait clairement le bruit des klaxons et des mariages lointains. Au deuxième, alors que la soprano reprenait son souffle, un mouton insomniaque a bêlé. Tous les mélomanes qui connaissent Rigoletto peuvent témoigner qu’aucun mouton ne doit bêler au deuxième acte. Non, je ne laisserai pas des étrangers toujours à l’affût de nos signes de sous-développement se convaincre à peu de frais de leur supériorité. Il y va aussi de l’honneur culturel du pays. Je laisse crier, tout occupé à mitonner un petit communiqué sur cette grave affaire : « Considérant la Convention internationale contre la torture et sa ratification par le gouvernement, opposée à toutes les formes de torture y compris culturelle, soucieuse du prestige de la Tunisie et de son rang dans le concert des nations musicales, considérant les inqualifiables agressions perpétrées le 25 juillet dernier au Colisée d’El Djem contre d’innocents opéras, la Ligue exige que le gouvernement prenne toutes les mesures appropriées pour transférer le dit Colisée hors du centre- ville et interdire immédiatement dans tout le périmètre communal, et ce pour toute la saison estivale, voitures, mariage et moutons ». Malheureusement Je n’ai pas eu le courage de soumettre le projet au vote, quelque chose me disant que même  mes amis et alliés les plus sûrs se moquent des insultes faites sous nos cieux à l’art lyrique italien. Quelle autre thérapie que la dérision pour se défendre contre un système aussi visiblement déréglé pour ne pas dire détraqué ?
Pourtant, me voilà de nouveau dans le sérail, assistant au même déplorable spectacle. Il y a chaque fois un prétexte pour réunir la galerie. Cette fois-ci, c’est la fête des associations qu’on étrangle, interdit, manipule, infiltre. La Ligue, dissoute en juin 1992, est légalisée à nouveau, sous la pression internationale, en avril 1993. Le comité directeur exige que je réponde à l’invitation en signe de bonne volonté. Un jeune homme bâti comme une armoire à glace s’installe auprès de moi. C’est signé. Tout le style de la maison est dans cette scène. On a dû lui dire de me tenir à l’œil. Redoutent-ils que je me mette à siffler et à crier au mensonge, ou bien que je me lève au milieu du discours et que je m’en aille excédé par tant de médiocrité ? Non je ne ferai jamais cela : trop trivial. Je crierai  plutôt : Remboursez. Le spectacle est toujours aussi mauvais, l’acteur principal tellement nul, et en plus, on ne vend pas de pop corn  dans la salle. Je prends mon air le plus jovial en m’adressant à mon voisin.
« Bonjour, Madame. »
 Le gorille roule des grands yeux étonnés.
 « Vous êtes bien Madame une telle, la présidente de l’association des veuves de guerre d’Indochine ? Comment ça va à l’association ? Et votre grand garçon, il travaille toujours? »
 Le policier bredouille qu’il n’est pas Madame une telle, qu’il ne connaît pas l’Indochine et que je me trompe de personne. Rougissant, il fixe l’horizon puis reprend vite son regard oblique. Rentre enfin l’acteur, sous les ovations d’une salle qui feint d’être en délire. Toujours le même texte écrit par le même besogneux. Toujours la même poudre aux yeux. La règle du dictateur est simple : dire l’exact contraire de ce qu’on fait, et faire l’exact contraire de ce qu’on dit. Il ignore superbement le principe selon lequel on peut mentir une fois à une personne mais non mentir tout le temps à tout le monde. Nous ne sommes plus dans le mensonge banal de la politique, fin, caché sous des couches successives de semi- vérités. Ici on nage en pleine perversité. On torture en se glorifiant d’avoir signé la Convention internationale contre la torture. On fait de la prière un acte suspect, on ferme les mosquées sauf pour les heures de prière, mais on se glorifie de construire à Carthage la plus grande mosquée du pays, et tout est à l’avenant. Le dictateur continue à débiter ses fausses réalisations et à aligner les promesses. L’homme s’y connaît en faux et usage de faux. Il est l’architecte d’une fausse démocratie, de faux droits de l’homme, d’une fausse stabilité, d’une fausse solidarité nationale, d’une fausse opposition, des faux indicateurs économiques. Sous son régime, à l’exception de la répression et de la corruption, tout est simulacre. La dictature n’est-elle pas d’abord une grande imposture ? Mais tout cela est si bâclé, si grossier qu’on a honte et de cet homme et pour lui. En Tunisie, le hardware est clinquant, mais tous les fichiers à l’intérieur de l’ordinateur sont bourrés de virus.
Combien de temps nous faudra-t-il pour réécrire tous les logiciels : politique, santé, éducation, fiscalité etc. ? Mais surtout, comment réécrire le premier d’entre eux : le moral ? Je ferme les yeux et j’imagine les « instructions » : « Tu n’obéiras qu’à la loi juste. Tu rendras à la langue son usage de toujours. Tu rendras aux mots leur sens habituel. Tu n’accepteras ni intégrisme religieux ni intégrisme laïque, mais imposeras à tous la coexistence pacifique sous la bannière de la loi démocratique. Tu élimineras la torture en politique mais aussi ses formes domestiques insidieuses et invisibles de violence faite à la femme et l’enfant. Tu érigeras le long du chemin de la Corruption toujours renaissante  les tours de guet, les pièges et ne baisseras jamais la garde. Tu combattras toujours le retour de l’arbitraire. En situation de faiblesse, tu ne te rendras pas. En situation de force, tu ne te vengeras point ».
 Bientôt, les discours de la méthode, comme les appellent les mercenaires de la plume, s’enrichiront d’une troisième partie: l’attaque contre les « traîtres qui souillent l’image de la Tunisie ». Fort heureusement, je ne serai plus jamais là pour les subir. Et pour cause : Je suis souvent le principal visé. Le dictateur ne menace jamais en l’air. Il y va de sa crédibilité.




Dans le ventre du monstre

Peu de Tunisiens peuvent se targuer comme moi d’être entrés au ministère de l’Intérieur par toutes les portes qu’on lui connaît. Au début des années quatre-vingt-dix, je rentrais par la grande porte. Des plantons en gants blancs vous saluent de façon militaire. L’escalier pharaonique est censé vous subjuguer et vous mettre en condition. On vous introduit dans la salle d’attente du ministre. Les murs sont encombrés de gigantesques portraits de tous les hommes qui ont régné sur ces lieux. Un garçon en livrée vous sert le thé pendant que vous contemplez la tronche de tous ces serviteurs du parti unique et de l’Etat policier. On vous introduit dans le bureau gigantesque de M. le ministre de l’Intérieur, l’homme le plus puissant du pays après le dictateur. Dans les premiers mois, cela se passait plutôt bien. On me faisait l’aumône de quelques passeports injustement confisqués et on profitait de l’occasion pour m’inviter aux grands galas du parti. Refus poli et agacement de plus en plus marqué de mes illustres hôtes. Rapidement, vint la phase des tensions encore maîtrisées. J’ai eu affaire à trois ministres. Mais celui avec qui les relations furent toujours à l’orage fixe est Abdallah Kallel[4], l’épouvantail du régime.
Un jour de février 1991, il me convoque pour me montrer les rapports  d’autopsie de deux islamistes, dont la Ligue avait dénoncé la mort sous la torture. A l’évidence, il allait me demander un démenti dégageant le ministère de toute responsabilité. Les rapports , signés par un médecin félon, voulaient prouver que les deux hommes étaient décédés de mort naturelle. Tout en eux sentait le faux, le bâclé, l’invraisemblable. On avait apparemment oublié que j’étais professeur de médecine. Son prédécesseur, un certain général Ben Cheikh, m’avait fait le même coup. Invité à regarder des photos sorties d’on ne sait où  et montrant un homme pendu dans sa cellule, je devais signer un communiqué conjoint regrettant l’erreur de la Ligue qui aurait pris, sur la base de fausses informations, un suicide pour un meurtre. Etranglement d’indignation du général devant mon refus catégorique de signer un document fin prêt et mon exigence d’une commission d’enquête. Depuis la prise de pouvoir par le dictateur, on estime à plus de trente mille le nombre des Tunisiens qui ont été arrêtés. Tous ont eu droit à des traitements infamants et dégradants. La majorité fut sauvagement torturée. Les associations de défense des droits de l’homme ont recensé à ce jour une quarantaine de décès sous la torture. S’il y a un sujet sur lequel je n’ai jamais transigé, c’est bien celui-là. Comment va réagir cet homme devant la même fin de non-recevoir ? M. le ministre aurait raconté que je lui avais jeté les papiers à la figure. Malheureusement, je ne l’ai pas fait. Je me suis contenté de les jeter sur la table, probablement avec un dégoût trop visible. Le sinistre personnage vrilla son regard glacé sur moi en m’accompagnant à la sortie.
« Docteur, ne nous laissez pas vous (verbe intraduisible)… »
 Le verbe en question est tiré d’un mot de l’argot tunisien : chlaka  qui veut dire savate. Il signifie littéralement faire de quelqu’un ce qu’on fait à une savate : marcher dessus, le traîner dans la boue, le jeter à la poubelle après usage.
Cet homme menaçait, si je m’entêtais à agir selon ma conscience, de me piétiner, de me traîner dans la poussière et la boue, de me jeter à la poubelle aussi usé qu’une savate.
 Je lui ai tourné le dos et suis parti sans dire un mot. Pauvre homme important et redoutable ! Il ne sait pas qu’il ne sert à rien de menacer un homme libre : un homme libre n’en fait qu’à sa liberté.
Je ne savais pas encore que,  pour avoir fait fi de la menace, je devrais rentrer bien des fois dans cet endroit sinistre, mais plus jamais par la grande porte.
L’opposition de la Ligue à la dérive dictatoriale surprenait et détonnait dans un paysage où les intellectuels, le syndicat, la presse adoptaient une politique de profil bas, ou bien faisaient preuve de cynisme. Peu importe, disait-on dans les salons, les dérapages, du moment que ce sont les islamistes qui en font les frais. Quelqu’un me susurra un jour dans l’oreille : « Mais laissons faire, le dictateur nous débarrassera à peu de frais des islamistes. Après tout n’es-tu pas un laïc et un homme de gauche ? ». Rien n’était plus difficile que de garder l’équilibre en ces temps de confusion. Pour trouver cet équilibre et le garder il n’y avait qu’une seule attitude : s’en tenir au mandat et aux principes de la Ligue. Nous devions rejeter toutes les violations des droits de l’homme, d’où qu’elles viennent. Accusée de faire le jeu des « obscurantistes », la Ligue condamna les actes de violence perpétrés dans les établissements universitaires par des étudiants islamistes, l’attaque au vitriol contre un policier, l’agression contre un juge ainsi que l’incendie d’un local du parti au pouvoir. Le 4 octobre 1991, dans le seul communiqué a avoir jamais été lu à la télévision, elle déclara que, «  sans se prononcer sur la véracité des accusations de coup d’Etat, qui aurait été préparé selon le pouvoir par "Ennahda ", et s’en remettant pour ce faire à la justice, la Ligue rappelle son absolue condamnation de la violence et du terrorisme, son refus de tout changement du régime républicain ou de type de société par la force, son attachement à l’état de droit et des institutions, aux bases idéologiques d’une société civile démocratique » .
Rien n’y fit. La Ligue dérangeait trop l’ordonnancement de la façade en faisant simplement son travail. Le 15 juillet 1991, elle avait exprimé son opposition à la condamnation à mort de cinq islamistes et, le 11 octobre, « ses regrets face à l’application de la sentence ». Elle réitérait sa ferme opposition de principe à la peine capitale  et demandait son abolition pour que la Tunisie ait l’insigne honneur d’être le premier pays arabe abolitionniste. Bien sûr, il n’en fut rien, mais ce point restera toujours pour moi un objectif de la plus haute signification. Au fil de ces batailles, la Ligue apparaissait de plus en plus comme l’acteur politique principal de la vraie opposition à la dictature et ceci ne pouvait plus être toléré. Le crime inexpiable de la Ligue n’était pas qu’elle faisait de la politique, mais qu’elle ne faisait pas celle de la dictature en lui fournissant une couverture morale à sa guerre contre l’islamisme, préalable absolu à la domestication de toute la société.
 Le régime changea de tactique dès la fin 1991. Une campagne de presse sans précédent qui devait durer jusqu’à la veille du quatrième congrès en 1994 se déclencha. On disait dans les cercles du pouvoir qu’elle n’était pas dirigée contre la Ligue, mais contre son président identifié à une tendance "dure" et supposé faire sa politique alors que tous les communiqués, seuls documents à exprimer la politique de la Ligue et à l’engager, étaient le fruit laborieux d’un consensus de tout le comité directeur. Bientôt les seuls cartons d’invitation que je devais recevoir allaient être ceux de la police, du procureur général, ou ceux du doyen des juges d’instruction me convoquant devant le tribunal pour un énième procès.
Ce n’était que le début d’une lente descente aux enfers.
Il y a d’abord les coups de fil anonymes à trois heures du matin. Puis on lâche la presse de caniveau qui a envahi le pays avec l’avènement de l’Etat policier, comme une plante vénéneuse envahit un beau jardin. La grande rengaine, c’est la trahison. Critiquer le régime, c’est critiquer la Tunisie, salir sa réputation à l’étranger. Il n’y a plus de limite au délire. On me fait passer pour un grave malade mental. L’ambassadeur étranger, rassuré au bout d’une heure de discussion, se laisse aller à la confidence :
« Mais, docteur, vous n’êtes pas fou ! 
-Ah bon, je devrais l’être ?
- Ils nous répètent sans cesse que vous êtes fou à lier !
-De leur point de vue cela me paraît normal. Camisole chimique pour les opposants et honni soit qui mal y pense. Le propre d’une dictature est de se prendre pour le bien absolu. Qui peut s’opposer au bien absolu sinon un fou ou un traître ? Et pour eux je suis les deux à la fois. La psychiatrie soviétique l’avait bien compris. »
Puis, vint la phase de la menace directe. Par un après- midi torride du mois d’août, je sors épuisé d’une longue réunion du comité directeur et me dirige vers ma voiture. J’aperçois une chose sur le capot. Surprise, c’est un oiseau noir, on ne peut plus mort. Diable, le malheureux n’a trouvé que ma voiture pour s’écraser dessus, foudroyé par une crise cardiaque ! Je prends l’oiseau, cherchant des yeux une poubelle. Seul le corps vient. La tête soigneusement coupée reste sur le capot ensanglanté. Le message est clair, de plus écrit dans le pur style maffieux. J’appelle les collègues encore présents. Atterrés, ils font cercle en silence autour de la voiture et se dispersent avec des mines d’enterrement. Quelqu’un me glisse à l’oreille :
« Fais attention à toi, cela devient vraiment sérieux. Ces types sont capables de tout. »
Je hausse les épaules et répète la formule incantatoire qui sert à exprimer le fatalisme musulman : « C’est Dieu qui dispose de nos vies ». Les médecins savent depuis toujours qu’ils sont astreints à l’action et non au résultat. J’avance dans l’inconnu, le danger et la tourmente, me répétant comme pour conjurer le sort  ma seule et unique certitude dans cette vie : il est complètement idiot de vouloir changer la monde mais totalement criminel de ne pas essayer.
Quelques années plus tard un agent des services secrets en cavale révèlera à l’un des grands noms du barreau, également secrétaire général du Conseil national pour les libertés (CNLT), Me Abdelraouf Ayadi, qu’il a été chargé de m’assassiner ainsi que Sihem Ben Sedrine, une autre bête noire du régime. Ma voiture sera sabotée à deux reprises. Ils ont fini par la voler mais cela faisait longtemps que je ne me déplaçais qu’en train. Cinq longues années d’âpres combats passèrent depuis ce jour où les mauvaises langues spéculaient sur mon entrée au gouvernement en échange de bons et loyaux services à la tête d’une Ligue complice et alibi.
Le régime finit par faire imploser la Ligue. Je quitte la citadelle prise et annonce une candidature de protestation aux élections présidentielles de mars 1994. Le Commissaire de Carthage décide d’en finir avec moi, une fois pour toutes, dès la fin du simulacre électoral. Le lendemain du scrutin, une foule de policiers en civil débarque en force dans ma maison à Sousse, dès la nuit tombée. Elle s’éparpille dans le jardin, contrôle les issues, se répand dans toutes les chambres, cherchant on ne sait trop quoi. On m’embarque pour Tunis où j’arrive à une heure du matin au sinistre centre de détention de « Bouchoucha ». Je devais passer sept longues nuits dans ce lieu de cauchemar. Isolé dans une cellule éclairée jour et nuit, totalement coupé du monde, je n’avais qu’une chose à faire : attendre. La solitude, le froid, la nourriture n’étaient rien en comparaison du plus grand stress : le bruit, surtout la nuit. Les imprécations, les grossièretés des gardiens n’arrivaient jamais à masquer les hurlements à vous glacer le sang. La torture allait bon train à une cloison de moi. Un autre bruit tout aussi angoissant : la sonnerie annonçant un nouvel arrivage. Elle sonnait à intervalles réguliers surtout à partir de deux heures du matin. C’était encore la période où les rafles systématiques vidaient les rues des villes et faisaient planer sur Tunis apeurée une atmosphère de couvre-feu. Je n’étais pas physiquement maltraité, mais ce que je vivais n’était rien d’autre qu’une forme sophistiquée de torture. Six jours et six nuits sans dormir. Comment pourrais-je supporter des heures d’instruction, alors que je ne tiens plus debout ? N’en pouvant plus, je demande à voir un médecin. On m’amène un jeune interne, terriblement mal à l’aise et bafouillant des phrases incompréhensibles. C’est peut-être un de mes anciens étudiants. Encadré de deux gardiens, il ressemble à un gamin pris en faute, amené sous haute surveillance, pour être puni par son terrible père. Je lui explique en trois phrases le problème.
« Monsieur, voulez-vous que je vous prescrive du Valium ? 
-Le Valium, c’est vous qui devriez en prendre. Ce que je veux, ce sont des boules Quiès ».
Dans l’heure qui suit, j’ai la précieuse boîte blanche. Ce genre de produit n’existe pas en stock dans les centres de détention, prêt à être courtoisement offert aux clients. J’en conclus donc que le jeune interne a quitté la caserne en trombe, s’est précipité sur la première pharmacie, et l’a payée de sa propre poche. Il a dû revenir en courant pour la remettre aux gardiens médusés. Ces derniers ont dû inspecter avec suspicion l’étrange produit en se demandant comment un être normal pouvait avaler des boules de cire enrobée de coton sans y être contraint par la torture. Je m’enfonce les boules très profondément dans les oreilles. Le cauchemar acoustique cesse. Délivrance ! Je tombe dans un sommeil de bois mort. Merci, petit ! On me réveille le lendemain ou le surlendemain pour m’emmener chez le type qui joue au juge et qui m’envoie, après un simulacre d’instruction, à la prison du 9 Avril. J’arrive, en pleine nuit, dans la sinistre prison. Je connaissais l’endroit pour y être entré là aussi par la grande porte en 1989. A l’époque, le dictateur tenait à faire accréditer l’image d’un président prêt à ouvrir les portes des prisons aux représentants de la société civile. J’étais venu, à la tête d’une forte délégation et on nous avait fait faire le tour du propriétaire. Tout y était nickel. La ficelle était trop grosse. Qui plus est, la télévision attendait ma déclaration sur la sollicitude du président envers les prisonniers et sur son empressement à répondre à notre désir d’inspecter les prisons. Refus de toute déclaration et sèche protestation à propos du passage à tabac, rapporté par les familles, de tous ceux qui avaient osé se plaindre à nous. Quelque chose me disait durant toute la visite que je ne tarderais pas à revenir dans ce lieu  mais en pensionnaire à plein temps, et qu’à ce moment-là je pourrais enfin connaître son  vrai visage. On me fait donc l’honneur du cachot, histoire de me mettre en condition. Puis on me met seul dans une cellule un peu plus grande pour quatre mois interminables. Brusquement, je réalise la gravité de ce qui m’arrive et surtout la situation catastrophique dans laquelle je laisse ma famille. J’ai à l’esprit l’image de ma fille aînée empêtrée dans un concours vital pour elle. Cette affaire ne pouvait plus mal tomber. Je suis surtout envahi par celle de ma cadette si fragile, si frêle, si démunie et si malade à l’époque. Il y a aussi le formidable poids toutes ces années des douleurs tues, des peurs difficilement maîtrisées. Il y a aussi toute cette souffrance humaine qui sourd du pays humilié, soumis… souillé. Je craque puis me reprends vite. Il faut résister et n’avoir aucun autre objectif en tête.
La première technique pour survivre dans ces lieux est la banalisation de la souffrance. En fait, on découvre à quel point on est capable de s’adapter à tout, même à l’horreur. J’ai pourtant beaucoup de mal à me faire à l’isolement. J’étais bien traité en apparence, mais être isolé est une technique hautement sophistiquée de torture. Je suis enfermé dans six mètres carrés, 22 heures sur 24. Subrepticement, je me sens changer. Puis un jour je découvre que je parle tout seul. Quelques misérables petits mois et je parle déjà tout seul ! Je songe à des hommes comme Hammadi Jbali, Ali Laaridth, Sadok Chourou, Karim Harouni et à tant d’autres, isolés dans les cachots depuis des années. Quels hommes sortiront de ce long tunnel de ténèbres ? Après tout, même la justice aux ordres ne les a condamnés qu’à des années de prison, non à des années de prison et de torture. Je songe aussi à ces nombreux malheureux condamnés à mort, isolés eux aussi, et qui tressautent depuis des années chaque fois que la porte s’ouvre. Quel esprit diabolique a planifié une telle torture ou quelle épaisse insensibilité en tolère l’existence ? Maudit temps, il n’y a que dans les geôles ou sur un lit de douleur d’une interminable nuit d’hôpital que tu suspends ton vol !
Pour résister, ma technique préférée est le retournement de situation. On peut toujours trouver une utilisation à n’importe quelle situation, aussi catastrophique soit-elle. Le premier bon usage de la prison ne va-t-il pas être tout simplement le repos et la guérison de tant de blessures encore vivaces ? En politique, le combat est de tous les instants. Ce ne sont pas nécessairement vos ennemis qui vous portent les coups les plus douloureux. Quelques bons amis qui sont aussi de féroces rivaux savent vous infliger les blessures les plus saignantes. Dans cette jungle, je me suis mis à l’école de l’éléphant, essayant d’être moi aussi une bête herbivore, pacifique, mais assez forte pour me frayer un chemin en tenant à distance carnassiers et charognards. Je songe en souriant à l’ironie de la situation. Me voilà à l’abri des crocs et des griffes de certains de mes meilleurs amis et alliés, solidement gardé de leurs attaques par mes plus féroces ennemis. La nouvelle situation offre un autre avantage. Quel magnifique champ pour assouvir ma grande passion : l’observation ! Le rude apprentissage de la médecine ainsi que la curiosité de l’enfance qui ne s’est jamais éteinte en moi ont aiguisé au plus haut point cette faculté. Elle m’aide à tromper mon ennui quand je participe aux interminables séances du département universitaire, de la Ligue ou de tout autre réunion. J’observe les mimiques, les gestes, les attitudes, la disposition des personnes. J’analyse les ruses, le non-dit. Je prends des paris avec moi-même sur ce que va dire Untel et comment l’autre va lui répondre. Certains esprits restent hermétiques, mais dans d’autres on circule comme dans un supermarché. Ainsi ai-je fini par promener mon regard sur le monde, balançant entre l’agacement quand je suis de mauvaise humeur et l’amusement quand l’humeur est au beau fixe, n’étant intéressé que par la nouveauté. Mais que puis-je apprendre de ces lieux que je ne sache déjà ? La Ligue était devenue le mur des lamentations de la société. On savait une foule d’histoires sordides sur ce lieu de perdition où la dictature entassait depuis son avènement islamistes, gauchistes et démocrates sans faire dans la dentelle. On savait que des dizaines de milliers de personnes avaient transité par cet endroit, nœud gordien d’un réseau très complexe de prisons, de centres de détention plus ou moins occultes, disséminés dans tout le pays. Quelle folie se cache derrière la mise en place d’un système si disproportionné par rapport au nombre d’habitants du pays et à leur pacifisme goguenard et bon enfant ? Le système est à la fois opaque et transparent. On connaît tant d’histoires et de détails sur l’encombrement, les sévices, la brutalité, le racket, le sida, la tuberculose, la gale, les viols, les bordels à adolescents, la drogue, les mouchards, le règne des caïds, la folie, les auto-mutilations ou les suicides. On sait que ces prétendus endroits de réhabilitation sont de véritables écoles du crime. On sait que ce sont des abcès putrides dans le flanc des sociétés. On connaît leurs fonctions réelles : vengeance politique, poubelle sociale et pièce dans le dispositif de régulation du chômage. Je me vois mal y aller moi aussi de mon témoignage misérabiliste. Et si j’essayais de voir comment survit un reste d’humanité dans cet endroit créé pour la nier ? Dans les monastères, les hommes s’essayent à la sainteté mais cela grince quelque part. La clarté la plus lumineuse est secrètement habitée par les ténèbres. Ici, les hommes sont poussés à se laisser aller à leur sauvagerie cachée, mais quelque chose doit clocher. Dans les ténèbres les plus denses, se faufile toujours la lumière. Où est-elle ?
Ma cellule est dans un endroit surélevé et à part. La courette où je peux tourner en rond pendant les sorties bi-quotidiennes est parfaitement à l’abri des regards. Les murs qui se prolongent très haut me donnent l’impression de marcher au fond d’un puits. Là- haut très loin, se découpe un peu de ciel bleu. Je m’assois par terre et regarde défiler les nuages dans ce rectangle qui deviendra ma seule fenêtre sur le monde. Parfois, je surprends la longue traînée blanche d’un avion. Si haut là-bas dans le ciel, il symbolise aussi bien la liberté devenue inaccessible que la vie qui fuit à la même vitesse vertigineuse. Je ferme les yeux et j’entends une douce voix féminine chantonner les phrases magiques jadis à peine enregistrées : « Nous vous demandons de bien vouloir garder votre ceinture attachée jusqu’à l’extinction du signal lumineux, et de lire attentivement les consignes de sécurité ». C’est juré, ma belle. Je les lirai à fond, les consignes de sécurité, et je jure que je garderai ma ceinture attachée jusqu’à l’arrêt complet de l’appareil. De retour dans mon grand placard, je n’ai que les psalmodies de mon voisin lisant le Coran jour et nuit pour me tenir compagnie. Je ne saurai jamais son nom. Quand il s’arrête, je me surprends à attendre, plein d’un inexplicable anxiété. Le voilà qui reprend sa litanie. Soulagement tout aussi inexpliqué. Je ne distingue pas les mots, mais peu importe. C’est le son de cette voix humaine qui m’importe. Elle sera ma compagne durant les interminables nuits. Elle m’apaise et me rassure. De vagues bruits me parviennent de la cellule du dessous. Progressivement, les relations avec mes gardes se détendent. Seul un grand ténébreux me fait constamment la gueule. C’est le genre d’homme qu’on envoie mater les prisonniers en grève de la faim, le genre d’homme aussi à mettre un timbre sur un fax. Pendant la promenade, le gardien qui doit faire « le gentil » et recueillir mes épanchements remarque mon humeur maussade.
« Pourquoi ne pas regarder la télévision pour passer le temps ? »
Ah, ils savent que je ne regarde jamais le vieux poste qu’ils ont  posé sur une chaise pour que je ne dise pas que je n’avais pas tout le confort ! Je note qu’il évite soigneusement de s’adresser à moi par le truchement d’un nom ou d’un qualificatif. Il ne peut m’appeler Professeur ou Monsieur. En prison, on n’a droit qu’à un sobriquet ou à une insulte, au mieux à son prénom. Mais quelque chose l’empêche de m’appeler par le mien.
-Il n’y a pas que la chaîne tunisienne.
-Comment ? J’ai vu dès le premier jour que le bouton de changement de chaînes est enlevé.
-Oui mais le truc du bâton d’allumette. C’est si simple. Oh vous les intellectuels ! »
 Je tends l’oreille brusquement intéressé.
« Tu vois, il suffit de mettre le bâton dans le petit trou et de tourner doucement. Ça marche ! »
Mon premier rayon de lumière : la complicité des humains contre leur propre inhumanité. On m’a souvent parlé de ces comportements « paradoxaux » y compris dans les salles de torture. Génial, comme disent mes filles ! Ça marche ! Enfin pas souvent. Je me souviens d’avoir suivi un soir toute une émission de Pivot sur Voltaire, debout, avec mon bâton d’allumette enfoncé dans le trou de la machine, pour maintenir un semblant d’image. Jamais Apostrophes n’a eu un téléspectateur plus méritant.
L’un des secrets de la résistance de notre humanité tiendrait-il aussi à notre capacité à nous créer des plaisirs humbles et des joies secrètes, même dans les pires situations ?
La prison distille, quand on se refuse à s’apitoyer sur soi, de bien surprenants plaisirs. Quel bonheur dans ce quart d’heure de visite où je peux me remplir les yeux de mes filles ! Parfois, c’est encore plus simple, aller à la douche par exemple. On m’y emmène une fois par semaine. L’immense hangar tout en ciment gris est pour moi tout seul. Je me déshabille en tremblant de froid. Puis, c’est le filet d’eau chaude. Quel absolu bonheur !
« S’il vous plaît encore un peu ! »
Si on m’avait dit qu’un jour mon suprême luxe serait quelques minutes de douche chaude !
La prison aiguise à la fois les menus plaisirs dont on ne notait même pas l’existence et fait comprendre à quel point ce que nous tenons pour banal relève en fait d’un miracle sans cesse recommencé. Avancer sans se heurter à une porte close, marcher droit devant soi autant qu’on veut, se regarder dans un miroir, avoir une montre, écouter la radio, dire « Entrez ! » à quelqu’un qui frappe à la porte, être appelé « Monsieur » … autant d’extraordinaires privilèges pour lesquels des hommes se battent parfois au péril de leur vie dans ces poches d’inhumanité. Nos enfants comprendront-ils un jour que nous nous soyons battus si durement pour avoir le droit de parler librement, de nous réunir dans un lieu public sans être matraqués, de marcher dans la rue sans être suivis, de parler au téléphone sans être écoutés, de traîner tard dans la nuit sans être embarqués ? Mais qu’importe leur ingratitude oublieuse pourvu que ce qui est pour nous un miracle devienne leur banal quotidien ! Le chemin de l’humain qui s’entête à conquérir ces lieux est multiple et tortueux.
« Tu as vu ton morceau de viande sur le couscous. On voulait le voler dans l’escalier. Mais j’ai vite remis les choses en ordre. Non mais ! »
 Voilà mon garde transformé en protecteur jaloux. C’est le plus vieux des gardes qui me fait de la peine. Il n’arrête pas de me parler de ce fils qui est tout son espoir dans la vie, qui pourrait être renvoyé de l’école définitivement s’il ratait pour la troisième fois son examen d’entrée en sixième. Le lendemain, à peine les lourdes clés ont-elles cessé de grincer dans la serrure, je l’interpelle plein d’impatience.
« Alors, le petit ? 
-Il a réussi, que Dieu soit loué ! »
Longues embrassades et sincères félicitations. L’homme est ravi de ma joie. Le jeune gardien, lui, a d’autres soucis. Il aime me faire parler. Je sais qu’il a ordre de rapporter chaque mot. Je ne lui ménage ni ma sympathie, ni mes confidences. Certaines sont de la pure intoxication. Qu’ils courent dans tous les sens pour vérifier ! Nous fonctionnons tous les deux à plusieurs niveaux. Il fait son travail sans conviction et doit même parfois ne pas rapporter ce qu’il considère comme mauvais pour moi.
 Avec le temps viennent ses confidences à lui, d’abord les plus superficielles.
« Ce soir je sors avec les copains. Je vais boire un cageot plein de canettes de bière glacée. 
-Holà ! Doucement ! Au passage tu en boiras une à ma santé. »
Le lendemain je vais aux nouvelles.
« Un cageot à moi tout seul et deux à ta santé. »
Il y a des fois où cela ne va pas fort. Un jour, il me lance avant de fermer laborieusement la porte avec ses lourdes clés.
« Toi, un jour tu vas sortir, mais moi, c’est toute ma vie que je vais passer en prison. »
Dans sa voix, il y a toute la tristesse du monde. Mon petit Ali se mettrait-il à me faire une dépression masquée ? C’est vrai qu’il se fait un peu moins vif ces derniers temps. Le professionnel en moi décide d’intervenir immédiatement. Faire de la psychothérapie en prison et aux gardiens ! Je n’avais jamais pensé à cela. Le lendemain, c’est la première « séance ». Il ne demande qu’à parler. Ses yeux s’illuminent en racontant ses souvenirs du futur.
« Vois-tu, dans mon village du côté de Nabeul, nous avons les plus belles orangeraies. C’est là que je mettrais mes ruches. Tu ne sais pas comme les fleurs d’orangers attirent les abeilles. Quand elles éclosent, l’odeur est si entêtante. Dieu que j’aime cette odeur ! ». Je sais de quoi il parle. J’ai deux orangers dans mon jardin. Au printemps, je commence ma journée en allant  fourrer mon nez dans les courts pétales blancs et en respirant  lentement. Si Dieu avait une odeur il ne pourrait sentir que la fleur d’oranger. Voilà mon bonhomme parti sur toute la science du miel et comment il ferait fortune avec ce bon miel d’orangers qui lui, jure-t-il, ne sera jamais trafiqué, comme font tous les malhonnêtes marchands. Je note, modeste, mais avec la saine fierté du professionnel, que mon petit Ali va beaucoup mieux. La psychothérapie clandestine fait doucement son œuvre au fil des « séances ». Je l’encourage à faire le bon choix. Cela fera un agent de l’ordre en moins et un travailleur en plus dans le pays. Toujours cela de gagné. Il commence à envisager sa vie sous un autre angle. Moi aussi d’ailleurs. La politique c’est bien, mais l’apiculture et le négoce du miel ne sont pas à dédaigner. De plus, c’est probablement plus lucratif, en tout cas moins dangereux. Ali le maton repenti voudra-t-il de moi comme associé ?
L’observation continue, Ali étant devenu mon informateur.
Je veux qu’il m’explique cette prison dont je ne vois rien ou presque. J’essaye de lui soutirer le maximum de détails sur l’endroit le plus sinistre qu’elle renferme : la tristement célèbre « karraka ». Oh ce n’est pas le cachot le plus étroit, le plus répugnant ou le plus sombre ! C’est la grande poubelle de la prison où on entasse tous ceux qu’on n’a pas pu loger dans les suites du palace. Or en cette période de haute saison de la répression, les places sont chères, même à la « karraka ».
Je savais par ceux qui en étaient  revenus qu’on y fait la queue des heures pour aller aux toilettes, qu’on y dort debout, qu’il faut se battre à coups de poings pour s’y étendre sur le sol en chien de fusil. Le rayon de lumière peut-il se faufiler même dans cet endroit ? Survivrait-il dans ce lieu glauque sentant le tabac, la merde, l’urine et la haine ? Les hommes ont-ils d’autre choix dans ces conditions que de revenir à l’état de pures brutes  ou de devenir fous ? Ali se fait évasif. Je n’insiste pas. Je ne suis pas sûr de tenir à savoir. L’été est déjà là. On étouffe, de nuit comme de jour. L’eau devient le problème lancinant. Les deux seaux pleins qu’on me livre tous les matins suffisaient jusque-là à mes besoins. Mais maintenant ? Les déverser sur ma tête, boire ou déboucher les toilettes ? En bas, j’entends hurler les prisonniers du matin au soir : « Lâchez-nous donc l’eau… de l’eau par pitié ! ». Sous les toits, la cellule se transforme en four dès dix heures du matin. La dérision s’impose si on ne veut pas exploser.
« Gardien. Un peu plus fort la clim. 
- La quoi ?
-Non rien. »
Même les moustiques sont assommés par la chaleur. Je les sens venir à la corvée du sang, en s’éventant très fort avec leurs petites ailes, manquant de vigueur, de précision. Pauvres moustiques, et pauvre de moi ! Comment dormir dans ce hammam ? Quand il faisait froid, je pouvais dormir tout emmitouflé dans mon burnous. Mais comment me défendre contre la chaleur ? Ah si seulement je pouvais enlever ma peau ! Brusquement, j’entends des bruits montant de la cellule du dessous. J’en crois à peine mes oreilles. Du rire. Des chants ! Voilà que les damnés se mettent à taper des mains. Une mélopée de Saliha, cette paysanne du Kef devenue la grande diva des années quarante et cinquante, se détache très nettement de la cacophonie. Les hommes se taisent. Puis c’est l’explosion d’applaudissements. On se remet à battre des mains. J’accompagne. Tout le folklore des beuveries, des circoncisions et des mariages y passe. Il y a les rengaines sauvages comme  « Sidi Mansour ya baba », sirupeuses  comme « Taht el yasmina », lubriques comme  « Ya Mariam alech Dallala » ou mélancoliques  comme  « Fil ghorba Fnani ». Mais non, « ElGhorba » (l’exil), n’a pas sucé notre brève vie puisque nous ne sommes plus là où nos geôliers ont cru nous exiler. Nous ne sommes plus là où l’on isole, entasse, torture, viole et humilie. Nous avons déserté ce lieu maudit et nous sommes partis en bandes joyeuses au mariage de la petite cousine. Nous portons la « djebba » immaculée de blancheur des grandes circonstances. Le bouquet de jasmin est adroitement posé sur le lobe de l’oreille droite. Qui a dit que la coquetterie est une affaire de femmes ? Nous buvons en maugréant du coca-cola tiède et mangeons du « baklava » dur et collant aux dents. Nous plongeons le regard dans le décolleté généreux des femmes inaccessibles. Elles passent hautaines, drapées dans le luxe tapageur de leurs robes un peu trop voyantes et un peu trop chères. Elles se surveillent du coin de l’œil, comparent leurs toilettes et se jaugent, impitoyables. Elles s’assurent que nous les suivons toujours d’un regard dégoulinant de désir. Les plus jeunes en rajoutent. Les plus vieilles se rassurent comme elles peuvent. Nous nous installons en petits groupes, pour parler des femmes et médire tranquillement les uns des autres. Mais comment médire quand la sono est poussée à fond ? Tous ceux qui pratiquent cette noble activité sociale savent qu’elle requiert un calme chuchotant. Les enfants courent entre les tables, habillés comme des poupées. Ils tombent et pleurent très fort pour attirer l’attention. Hommes, femmes, enfants, nous avons chacun notre truc pour attirer l’attention. Nous nous précipitons tous les bras tendus pour consoler et chatouiller. Ils nous tirent la langue et s’enfuient en riant. Ah ! les enfants ! Ce sont les seuls dictateurs dont nous tolérons les caprices. La mariée se fait attendre. J’irai parmi les premiers me faire tirer le portrait auprès du trône ou elle doit s’asseoir pour recevoir l’hommage de ses sujets, reine incontestée de la nuit. L’homme assis à ses côtés, on s’en fout. Non, on n’est pas jaloux…. Enfin, si, un peu ! Les hommes rient à gorge déployée tard dans la nuit. On doit se raconter des blagues salées. Je n’ai pas besoin de les entendre pour en rire. Mon voisin ne psalmodie plus les versets sacrés. Il tape encore des mains. Seigneur Dieu, je suis enfermé à double tour dans une étuve, environné d’obscures menaces, debout en slip à trois heures du matin, dégoulinant de sueur, me grattant au sang, pathétique voire ridicule, pourtant HEUREUX, comme le sont probablement en cet instant tous les hommes d’en bas et mon voisin d’à-côté. Voilà ce que je cherchais, ou plus exactement la preuve indéniable de son existence, même si je ne comprends pas très bien ce que c’est. Les soutes de l’enfer en ce bas monde sont les prisons et plus spécialement celles du Tiers-Monde. Mais les hommes peuvent, non seulement y survivre, mais aussi trouver en eux assez de force pour y rire, chanter, créer, ne fût-ce qu’un instant, l’humour, l’oubli, la fraternité et la joie. Voilà pourquoi nous autres humains sommes une race increvable. L’attente du procès se prolonge. Il ne me reste qu’à prendre mon mal en patience et poursuivre mes observations. A l’évidence ils ne savent pas quoi faire de moi. Ils m’ont bien suggéré d’écrire une lettre de demande de pardon au président. Le directeur a  essayé de me convaincre que ce serait là une honorable sortie de crise mais nous n’avons pas la même conception de l’honneur. Ils n’ont donc que le choix risqué d’un procès qui deviendrait rapidement celui du régime. Je suis libéré mi-juillet. Je dirais même jeté dehors avec la hâte qu’on a à se débarrasser d’un sac encombrant.
Je ne savais pas encore que le Comité des Nations unies sur les détentions arbitraires m’avait fait l’insigne honneur de me compter parmi les dizaines de  milliers d’hommes qui se seraient bien passés de cet honneur. Je ne mesurerai que plus tard l’importance de la solidarité nationale et internationale qui a fait hésiter le dictateur à aller plus loin dans l’assouvissement de sa vengeance. Parmi les interventions qui avaient pesé lourd dans la balance, celle d’un des plus grands hommes du siècle. Lors d’une conférence organisée par le comité Nobel à Oslo en1991, n’en croyant pas mes yeux, je l’ai vu se diriger vers moi de son pas majestueux et s’asseoir à mon côté autour de la grande table de la conférence en me saluant poliment. Le hasard de l’alphabet. Le lendemain, il me recevait à ma demande, m’écouta longuement lui parler de la Tunisie et me remit une lettre d’encouragement pour la Ligue. C’était Nelson Mandela.
La police me ramène chez moi. Nadia, pour qui je me faisais un sang d’encre tous ces interminables mois, hurle de joie. Je lui lance :
« Et Mimi ?
-Elle a eu son concours. On vient juste d’apprendre le résultat. »
La loi des séries, messieurs les pessimistes, ne fonctionne pas que dans un sens. Moi aussi je me mets à sautiller de joie. La petite va bien. La grande a réussi, et je suis libre ! C’était un 13 juillet. Je ne laisserai donc plus jamais un ami occidental dire du mal du chiffre 13, avec ou sans vendredi. Vivant, libre et en bonne santé ! Comment peut-on avoir le culot de demander quoi que ce soit de plus à Dieu ?       

Les hommes ont peu de mémoire. Ce qui paraissait miraculeux la veille retrouve rapidement son affligeante banalité. Voilà qu’on ouvre la porte avec sa propre clé, qu’on marche devant soi sans se faire arrêter par personne, qu’on vous appelle « Monsieur », sans que cela vous émeuve outre mesure. Tout cela n’est-il pas un dû, allant de soi et si peu, par rapport à ce que la vie s’entête à nous refuser ? De plus, il faut rapidement déchanter. La prison a simplement changé de dimension. Elle a maintenant la taille d’un pays. Ma famille part s’installer en France. Le téléphone est coupé. Le courrier n’arrive plus. Les policiers en civil  sommeillent dans leur R9 blanche devant ma maison. Le vide s’organise de façon subtile et implacable. Un ouvrier vient-il faire des travaux chez moi ? Il est conduit au poste. Les gens qui me saluent dans la rue sont interpellés pour vérification d’identité. Mes agrégés sont convoqués les uns après les autres aux renseignements généraux. Ils partent tous vers d’autres services où les attendent de juteuses promotions. Bientôt, je marche dans la cité comme un homme invisible. La torture est subtile, insidieuse et permanente. Mais qui pourrait parler de torture alors que nul n’a touché à un seul de mes cheveux ? Le corps est indemne mais l’âme est couverte de bleus. Tous les hommes et toutes  les femmes libres sont logés peu ou prou à la même enseigne. Ce sont les années où on verra les agressions physiques contre Ben Sedrine, Ben Brik, Ben Salem, le saccage du bureau de Nasraoui, les vols répétés des voitures de Mestiri. Ksila et Chammari retournent en prison. Hamma Hammami ne sort de la clandestinité que pour y retourner. Une telle situation deviendrait insupportable, n’eût été son absolu antidote : la solidarité, cet autre nom de l’amour. Elle vient de l’extérieur sous la forme de ces milliers de lettres qu’écrivent des gens inconnus du monde entier formés à la vigilance démocratique par cette grande organisation qu’est Amnesty international. Une femme symbolisera ce travail de fourmi, cette attention qui ne se relâche jamais : Donatelle Rovera. Les rares amis des jours difficiles vous font oublier tous ceux que la répression vous a fait perdre. Hachemi Jgham en est le prototype. Ce grand maître du barreau et président de la section tunisienne d’amnesty international aime par-dessus tout m’inviter dans les restaurants de la ville où tous le connaissent pour son ironie cinglante, son flegme britannique. Le signal qu’il envoie aux maîtres invisibles des chiens à nos trousses est simple : « Touche pas à mon pote ! ». La solidarité prend les formes les plus inattendues. Dans la rue, un inconnu m’aborde dans le dos, me donne une petite tape amicale, passe devant moi sans s’arrêter. Je n’ai pas le temps de voir son visage. Mais je l’entends articuler très nettement : « Merci. »
Je me sens pousser des ailes. Il y a de quoi maintenir la déprime au loin pendant un bon bout de temps.
Le harcèlement s’intensifie. Au mois de mai 1996, on m’embarque à ma descente d’avion. C’est par l’arrière et par la petite porte qu’on me fait entrer cette fois-ci dans le ministère de l’Intérieur. Les bureaux sont crasseux et il n’y a pas de serviteur en livrée, encore moins de thé à la menthe. On me fait le coup de l’arrestation.
« Enlevez votre cravate, les lacets de vos chaussures. Dites-nous tout. Vous savez, on a les moyens de vous faire parler. 
- Oh oui je sais ! »
Six heures après, on me rend mes lacets, mais on me prend mon passeport pour la énième fois. Cette fois-ci, ils le garderont des années. Je devais revenir dans ce lieu sinistre de nouveau en juin 1999 pour un long week-end tous frais payés. Comme dans les films de série B, je suis kidnappé, un samedi après- midi en plein centre de Tunis par trois gaillards en civil. Ceinturé, je suis poussé brutalement dans une voiture banalisée qui démarre en trombe. J’ai vraiment cru que c’était la fin. Je décide que tout cela en valait la peine. Je n’ai pas laissé faire ça et j’en  suis quitte avec cet inconnu venu il y a dix ans me montrer son corps brûlé aux cigarettes. Le seul courage, dont nous, pauvres humains, sommes capables ne consiste pas à ne jamais connaître la peur, mais à l’ignorer le plus souvent possible pour continuer à faire ce qu’on avait décidé de faire même quand on a les tripes nouées. Me voilà de nouveau dans le sinistre bâtiment. J’ai dû encore baisser dans leur estime. On me fait entrer par une porte encore plus petite, encore plus dérobée, débouchant directement sur les culs de basse -fosse de ce repaire de l’Etat policier. Simulacre d’interrogatoire. On me pousse dans un cagibi, en attendant le verdict du commissaire de Carthage. De temps en temps on me fait sortir dans la cour. J’en profite pour faire le plein d’air pur et observer cette curieuse prison. La cour est si petite. Les cellules tout autour sont aussi minuscules. On dirait des cages à bestiaux. J’en compte douze. Ce sont les salles d’attente de l’enfer. Les locaux de la torture sont au deuxième étage, m’a-t-on toujours dit, à un étage au-dessus du somptueux bureau de M. le ministre de l’Intérieur de la République tunisienne. Il y a quelque chose de particulièrement significatif dans le fait qu’en plein cœur de Tunis, au milieu de l’avenue Bourguiba, existent dans un local administratif une prison secrète et des locaux de torture où sont passés des milliers de Tunisiens dont Nagib Hosni, l’une des figures emblématiques du barreau et de la défense de toutes les causes justes. C’est dans ces locaux qu’a été torturé aussi Ahmed Mannai. Il a raconté son calvaire dans un beau livre publié en 1995 et  intitulé : Le supplice tunisien ou les jardins secret du général. Imagine-t-on un tel édifice en plein milieu des Champs-Elysées ? Les gardiens m’observent avec un intérêt particulier. Jeunes, l’accent prononcé du nord-ouest, enfants de paysans pauvres, ils n’ont que ce métier pour faire vivre père et mère. Ils ont visiblement reçu l’ordre de ne pas me frapper. Quand on ne sollicite ni n’excite la sauvagerie dormante en eux, comme en chaque être humain, ils ont cette familiarité spontanée, chaleureuse et badine, teintée d’une agressivité semi-feinte, qui est le propre de la gentillesse à la tunisienne. Je souris au souvenir d’un texte lu en passant, sur un t-shirt, dans le métro de Paris : le paradis européen est un endroit où les cuisiniers sont italiens, les travailleurs allemands, les policiers anglais, les amoureux français, tout cela organisé par des Suisses. L’enfer est un endroit où les cuisiniers sont anglais, les policiers allemands, les amoureux suisses, tout cela organisé par des Italiens. Je n’ai aucun mal à imaginer l’enfer arabe ou plus exactement sa quintessence. C’est un endroit où les travailleurs sont koweïtiens, les cuisiniers égyptiens, les amoureux saoudiens, les policiers tunisiens, tout cela organisé par des Libyens. J’ai du mal par contre à imaginer le paradis arabe. Prudents ou résignés, nous l’avons renvoyé dans l’au-delà. Eh puis zut, ils ne vont pas emprisonner aussi mes rêves ! Je me concocte mon paradis arabe où les cuisiniers sont marocains, les amoureux égyptiens, les travailleurs irakiens, les policiers plus éteints que les dinosaures, tout cela organisé par des Syriens et des  Libanais qui ne prélèvent pas au passage leur petit dix pour cent.
 Le verdict tombe : on me garde. Je suis poussé sans ménagements dans la cellule numéro cinq. Etait-ce pour me livrer aux travailleurs de force du deuxième étage ? Je n’ai pour m’étendre sur le sol en ciment qu’un matelas répugnant. Le trou où l’on fait ses besoins est séparé du reste de la cellule par un simple muret. Un filet d’eau coule en permanence du mur. On ne boit pas, on lape. La lumière électrique brûle jour et nuit. Il flotte dans la cellule quelque chose d’indéfini, comme une angoisse poisseuse. Je passe mon temps à essayer de déchiffrer les traces laissées sur les murs par tous les malheureux qui ont transité ici. Ils ont griffonné avec du sang, de la crotte, des pointes de bois. Il y a des mots, des bribes de phrases, des chiffres, des dessins incompréhensibles. Il y a surtout les traits courts alignés les uns à côté des autres comptant les jours sans fin. Moi aussi, j’en avais dessiné dans ma cellule du 9 avril. Je n’ai que des souvenirs à évoquer et des problèmes à me poser pour faire passer le temps, devenu soudain immobile.
Je décide qu’il est grand temps de résoudre ce mystère de l’origine de la torture et des tortionnaires. Je m’attelle à la question, décidé à trouver enfin la clé du mystère le plus profond de notre humanité. Je pars du principe qu’il faut tant de haine, tant d’insensibilité, tant d’inconscience, pour commettre le crime absolu, que les tortionnaires (c’est-à-dire aussi bien ceux qui ordonnent la torture que ceux qui la pratiquent) ne peuvent avoir été portés, allaités, élevés par des mères humaines encore moins par nos mamans tunisiennes si intraitables sur les grands principes… plus anxieuses que les mères juives quand il s’agit de protéger et de promouvoir leur progéniture dans l’honneur et la probité. Cette évidence ayant été enfin reconnue, il me restait à expliquer d’où et comment de tels « hommes » sont arrivés sur terre. J’examine une à une les hypothèses pouvant solutionner le problème : des extraterrestres infiltrés pour pervertir et détruire la race humaine ? des démons échappés de l’enfer ? des djinns échappés de la lampe d’Aladin ? Des âmes errantes venues régler des comptes avec les vivants ? des zombies créés par je ne sais trop quel sadique Frankenstein et lâchés sur les hommes pour les terroriser ? J’opte enfin pour l’hypothèse de démons échappés de l’enfer, ce haut lieu de la torture générale universelle et éternelle. « Vos arguments, demandez-vous ? Elémentaire mon cher Watson : C’est leur amour de la chose et surtout leur technicité qui trahit leur origine. » La nuit, la cellule se remplit de fantômes endoloris et geignants. Certains se mettent en position fœtale, terrorisés par le bruit de la clé tournant dans la serrure.
« Non, hurlent-ils, je ne veux pas y aller ! »
Les autres, revenus de leurs séances, sont à moitié morts, rêvant de l’être complètement pour ne plus retourner à l’indicible horreur. Oh ! Dieu ! Comment puis-je croire, dans cet endroit, que tu es le « Rahman » et le « Rahim », le miséricordieux et le compatissant ? Oh Dieu ! Depuis le temps que nous te posons la question, réponds : Pourquoi nous as-tu abandonnés ? Pourquoi nous as-tu abandonnés à nous-mêmes ? Pourquoi nous as-tu abandonnés les uns aux autres ? Voilà enfin le sommeil salvateur. La sinistre bâtisse, avec son escalier grotesque, ses bureaux et ses salles de torture, a été rasée enfin, aérant et embellissant l’Avenue de la Démocratie. Sur le jardin secret du Général, a poussé le plus beau des jardins publics que nos enfants appelleront le jardin de la liberté. Les seuls cris qui s’échappent de notre jardin sont ceux des mères et des enfants :
« Non mais vous allez vous calmer oui ? Samir, je le dis à ton père si tu continues. Fatima, je t’ai dit d’arrêter d’embêter ta petite sœur. Mais Leila fais donc attentiooooooon ! » Oui moi aussi j’ai fait un rêve ! Un petit garçon très brun court comme un fou, excitant tous les autres garçons et tirant les tresses de toutes les filles. Les petites filles crient, minaudent, lui jettent du sable et courent derrière lui, le prétexte à l’agitation générale étant tout trouvé. Les jolies mamans assises sur les bancs publics, peints en vert comme je les aime, sentencieuses et tricoteuses, surveillent du coin de l’œil l’agitation de tous ces petits diables et diablesses. Les fantômes de la cellule numéro cinq sourient au rêveur. Tous les autres fantômes cessent de geindre et sourient à leur tour. Leurs âmes tourmentées ont enfin trouvé la paix.
Le lundi matin, on me conduit devant le juge d’instruction. Escale d’abord dans le sous-sol du tribunal qui abrite les geôles où les prévenus attendent leur comparution. Je connais bien cet endroit. On m’y a souvent amené en 1994, les menottes aux poingnets et enchaîné aux droit commun. Les paniers à salade ne cessent de déverser leurs cargaisons en provenance de tous les lieux de détention de Tunis.
L’endroit m’évoque des images de gladiateurs attendant d’être appelés au combat, d’esclaves mis au frais dans les cales du navire négrier attendant la livraison, de tristes clowns attendant de monter en scène pour faire rire les enfants et pleurer les adultes. Les files d’hommes menottés s’allongent. L’encombrement est tel que même les toilettes sont utilisées pour attendre. On a du mal à respirer un air saturé de tabac, de sueur et d’odeurs pestilentielles venant de toilettes bouchées mais constamment sollicitées. On appelle une cohorte pour se présenter devant les juges. Ouf ! Enfin un peu de place. Voilà que débarque immédiatement une autre fournée. Le préposé aux registres note consciencieusement les nouveaux venus à la mine anxieuse et les condamnés partant dans les prisons en faisant une drôle de tête. Il connaît tout le monde et surtout les habitués. Il se souvient de moi et me fait apporter une chaise. Il travaille le nez dans son registre tout en bavardant gaiement avec tout le monde, aussi gouailleur avec les gardiens qu’avec les prisonniers. Voilà un homme fort sympathique.
« Tu as un travail intéressant. » 
L’homme s’emporte.
« Intéressant, mon oeil. Si mon père m’avait laissé quelque chose ou si j’avais un métier digne de ce nom, tu ne me verrais pas une minute dans ce trou à rats.
-Je voulais dire que tu as un bon observatoire de notre société.
- Ah ça oui mon frère ! Tout le monde passe par moi, les messieurs- dames de la haute pour des histoires de chèques et de cul, les petits dealers de Hafsia, les gros dealers de la douane, les barbus, les communistes, des ministres même, les intellos comme toi. Oui et elle n’est pas belle notre société vue d’ici ! Une vraie poubelle humaine. »
Le voilà interpellant une autre connaissance.
« Alors tu es de nouveau là toi !
-Qu’est-ce que tu veux mon frère ? Ils m’ont encore coincé les salauds !
-Alors combien il t’a filé le juge cette fois ?
-Mon avocat est une ordure. J’en ai pris pour cinq ans.
-Bah, tu verras, ça passera vite. »
Je me remets à observer le fascinant spectacle. C’est toute la misère sociale qui défile ici. Les propagandistes du régime parlent du miracle économique de la décennie. Ils oublient de dire que la politique libérale à laquelle  ils imputent ce miracle  a été mise en place en 1986. Ils taisent le chiffre réel du chômage oscillant autour de 20%. Ils oublient de nous parler du creusement des inégalités, de la corruption qui explose. Ils ne savent pas trop comment nous expliquer pourquoi nos jeunes se noient par centaines dans le détroit de Messine fuyant ce paradis de la stabilité et du développement économique soutenu. Le gâchis habituel de l’alliance entre la dictature et la mondialisation sauvage. Quelle autre voie que le crime quand on est jeune, pauvre, environné de luxe ostentatoire qu’on sait le plus souvent mal acquis ?
« Serrez-vous » crient les policiers.
-Dis, gardien, t’as pas une cigarette ?
Le négoce va bon train, entre prisonniers, mais aussi avec les gardiens. C’est un véritable marché des quatre saisons où la principale marchandise est le tuyau.
« Tu dois lui dire : monsieur le juge, le portefeuille était par terre. Je vous le jure sur la tête de ma mère et de la vôtre. »
J’entends un policier dire à son client encore menotté :
« Fais attention, le juge c’est une femme, une vraie vipère. »
 Un autre prévenu intervient dans la discussion chuchotante : « Mais non, c’est le ‘‘boucher’’, celui devant qui les gars de la drogue ont refusé de comparaître, un sale con qui te file six mois pour commencer dès que tu as fini de dire ton nom et qui continue à te saler la facture au  fur et à mesure que tu parles. Fais gaffe, mon vieux. Qu’Allah te protège de ce monstre ! »
 Je ris, heureux de retrouver l’éternel rayon de lumière dans ces abysses de l’abjection. Au bout de quatre heures, on vient me chercher. En montant les escaliers, j’avais décidé de ne pas me prêter à la farce de l’interrogatoire. Je ne dirai qu’une seule chose au fonctionnaire en robe noire : « Ils vous ont ordonné de me condamner à combien ? Surprise ! Le triste individu m’annonce courtoisement que je peux rentrer chez moi mais que je ne serai plus autorisé à quitter le pays en attendant que la « justice » décide des suites à donner aux charges retenues contre moi : création et maintien d’associations illégales, calomnies à l’égard des corps constitués et diffusion de fausses nouvelles de nature à perturber l’ordre public. La totale et l’habitude.
De toutes les institutions de la dictature, aucune ne s’est aussi profondément déshonorée que la magistrature. De tous ses hommes de main, les juges commis dans les procès politiques sont les plus méprisables. Leur fonction : jeter un voile de légalité sur l’injustice en marche, achever le travail commencé par la police et les tortionnaires. Leurs homologues de tout temps et de tout lieu avaient été décrits par Voltaire comme « aussi féroces que des tigres, aussi stupides que des bœufs ». Toutes les personnes déférées ont été condamnées à de lourdes peines de prison dans des simulacres de procès lamentables par la forme, et odieux par leurs sentences. Aucun accusé n’a jamais été reconnu innocent par ces drôles de juges se contentant d’appliquer la sentence décidée par la police. J’en ai vu un condamner un mourant en grève de la faim et menotté à dix-sept ans de prison. Outrage à magistrat, clament- ils quand on les interpelle, comme s’ils n’étaient pas eux-mêmes le pire outrage qu’on puisse faire à la magistrature et à la plus élémentaire notion de justice ! Un seul juste s’est levé parmi cette sinistre corporation et a dénoncé sa déchéance : le juge Mokhtar Yahyaoui. Il reste jusque-là l’unique exemple. En juin 2002, je suis convoqué devant l’un de ces tigres-bœufs pour me faire notifier une énième condamnation. Je refuse de comparaître, demande à mes amis avocats de ne pas perdre leur temps en plaidant devant de tels comparses… et prépare mon sac. Telle sera l’attitude de Zouheir Yahyaoui, de Neziha Réjiba et, je l’espère, de tous les futurs accusés de crime de dignité. C’est la seule façon d’enrayer cette machine qui continuera à ronronner paisiblement aussi longtemps qu’on acceptera de jouer dans son sinistre théâtre. Mais pour le moment, place à la joie avec un petit goût de victoire ! Mes amis qui attendaient  depuis le matin  devant le palais d’injustice me serrent longuement dans leurs bras.
« Pourquoi m’ont-ils libéré ? »
 Ils rient. « Le tollé des médias internationaux a été assourdissant ». Dire qu’ils pensaient qu’une arrestation un samedi après-midi passerait inaperçue ! Ils en ont été pour leurs frais.

Les anonymes
20 juillet 2000

Aujourd’hui, c’est ma tournée des grévistes de la faim. Ce n’est pas plus amusant que la tournée des prisons ou des tribunaux, mais c’est tout aussi instructif sur la face cachée de la Tunisie. Dans la voiture, j’avais demandé à mon compagnon Lassad Jouhri de parler d’autre chose que du commerce des mignons dans les prisons. Nous allons d’abord chez Heidi Bjaoui en grève de la faim dans sa maison depuis des semaines. Il réclame ses droits, aussi élémentaires que des papiers d’identité, une carte de soins et du travail. L’homme a été condamné pour appartenance à « Ennahda », le parti islamiste écrasé au bulldozer lors de la répression de 1990-1991. Il a purgé sa peine, mais la voilà qui continue hors de la prison sans la moindre justification légale. Installés devant l’homme étendu sur son lit et visiblement affaibli, nous essayons de parler de tout et de rien pour oublier qu’on est  au trente-quatrième jour d’une grève qui n’aboutira à rien.
« En prison, on refusait de nous communiquer les carnets de note de nos enfants. Les gardiens étaient jaloux des résultats. 
- C’est bien connu que les enfants des prisonniers politiques sont les élèves les plus brillants par un mécanisme psychologique simple à imaginer. »
Je m’adresse à la fille de Béjaoui, assise à côté de moi silencieuse et triste.
« Moi je tirais toujours les nattes de mes filles, et toi ton père, te tire-t-il les cheveux ? »
Jouhri intervient vivement :
« Dites-lui qu’il n’est pas question de participer à la grève de la faim de son père .»
 Des enfants faisant la grève de la faim ! Seigneur Dieu, dans quel pays vivons-nous ?
Nous devons aller rendre visite maintenant au suivant, tout aussi anonyme et tout aussi désespéré.
Il s’appelle Abdessalem. Comme tous les anonymes, il est au bas de l’échelle socioprofessionnelle. Il est tourneur, sachant à peine lire, et vit dans un patelin au nord de Tunis au nom ridicule « Ezzahra ». Il n’y a pas beaucoup de fleurs dans cette bourgade dont le nom en français donnerait « la fleurie ». Notre anonyme en question vit donc dans une maison ou plutôt une masure au fond d’une ruelle poussiéreuse qui, cela va sans dire, ne porte pas de plaque. Je le trouve couché par terre sur une couverture rapiécée et ce sera le seul meuble dans le décor. Les anonymes, les vrais, les durs, les purs, sont souvent aussi pauvres. En grève de la faim depuis une semaine, l’homme n’a pas du tout l’air bien. Comment un tel vieillard peut-il tenir depuis une semaine ? Je demande à Si (monsieur) Abdessalem son âge. Sa réponse me glace le sang. Le « vieillard » s’avère être plus jeune que moi. Il a  à peine cinquante ans. Incrédule, je cligne des yeux. Il en paraît au moins soixante-dix. Ici on fait intervenir dans la description de l’anonyme les douleurs secrètes qui ont blanchi la barbe et la crinière, voûté le dos, tracé sur le visage ces rides si profondes qu’on les prendrait pour des balafres. Derrière tout cela, une histoire somme toute banale comme en vivent des dizaines de milliers de Tunisiens.
Arrestation selon le scénario qu’affectionne la dictature. Des super- flics sur le toit mitraillette au poing, le village bouclé, l’irruption brutale dans la masure, les injures, les bousculades, la fouille (avec le grand classique du matelas découpé au couteau). Il aurait suffi, me dit- il, d’une convocation. Lassad Jouhri, islamiste et fier de l’être, me dit accablé : « Huit ans pour rien, l’homme n’était pas des nôtres ». Il sait de quoi il parle parce que, emprisonné pendant des années, rendu paralysé par la torture, il a été jugé avec lui dans la même affaire. Les anonymes sont d’excellentes victimes expiatoires, et le menu fretin a toujours constitué le terrain de prédilection pour ce qu’on appelle sous d’autres cieux les erreurs judiciaires. Mais ce concept n’a aucun sens quand on sait quel système judiciaire fonctionne sous une dictature et quelle est sa fonction réelle. L’homme parle de ces années d’horreur avec des yeux embués. Un détail me frappe :
« Sous la torture, ils m’ont cassé le poignet droit. Ils ont fini par m’emmener à l’hôpital. Le gardien m’a mis les menottes sur ce poignet. Je l’ai supplié de me les mettre sur l’autre. Il a refusé. Je hurlais de douleur. »
 Je « vois » : de l’acier froid et très serré sur de l’œdème. Finissent enfin huit années de cauchemar dans l’un des systèmes pénitentiaires les plus odieux de la planète, pourtant riche en lieux d’horreur et d’abjection.
« Je sors de prison pour qu’un autre cauchemar commence. Je retrouve mon travail de tourneur. La police débarque. Mon patron me chasse sans aucune explication. J’essaie d’ouvrir un garage de réparation de bicyclettes. La police s’en mêle de nouveau et le propriétaire annule la location. Les enfants n’allaient plus à l’école depuis longtemps. Le petit dernier n’arrêtait pas de déambuler dans les vergers se parlant tout seul. Maintenant cela va un peu mieux, mais j’ai eu peur qu’il ne devienne fou. Ma femme, malade, s’en va chercher du travail tous les matins chez les maraîchers du coin. Elle trime du matin au soir, pour cinq dinars la journée (trois euros). Elle revient accablée de fatigue le soir pour s’occuper du dîner et des trois enfants. Comment allons- nous manger si elle tombe malade ? Nous n’avons pas droit au carnet de soins gratuits qui n’est donné qu’aux gens du parti. Comment achèterions-nous les médicaments alors que nous avons à peine de quoi manger ? »
C’est signé. Je reconnais tout le savoir -faire de ce grand technicien de la répression qu’est le dictateur formé aux recettes les plus sophistiquées des services secrets, sa première et seule école de la politique. Feu de tout bois sur l’ennemi exécré, si possible par les moyens les plus bas et les coups les plus tordus.
« Je ne demande rien d’autre que d’être traité comme un humain. Je veux retrouver mon travail de tourneur, faire vivre ma famille comme tout honnête citoyen.Est-ce trop demander ? »
Pauvre homme ! Bien sûr que c’est trop demander à un tel système. Abdessalem fait partie de cette population sans droits autres que les octroyés, peuplant l’Arabie malheureuse. Si l’on regarde les couches qui constituent cette population, on verra au plus bas de l’échelle une masse considérable de pauvres gens et de gens pauvres, humiliés, apeurés, avilis, manipulés, perdus dans les ténèbres d’un monde auquel ils ne comprennent rien. Comme il est étonnant d’entendre les gens parler de Démocratie et des droits de l’homme comme si on avait affaire à des entités séparées voire de nature différente. Or la Démocratie est la synthèse des articles 18, 19, 20 et 21 de la Déclaration Universelle des Droits de l’homme. Elle est la somme des droits politiques énoncés dans un texte qui n’accepte aucune hiérarchie entre les droits individuels, les droits politiques et les droits socio-économiques. Dans les tréfonds du pays, ce ne sont pas les droits politiques qui passent en premier, mais les droits socio-économiques. Il est exceptionnel qu’une association des droits de l’homme y fasse allusion et ce n’est pas un hasard. La société civile constituée de classes moyennes, disposant de l’essentiel de ses droits économiques ne voit que les droits qui lui manquent : les libertés publiques et privées. Les pauvres ont d’autres priorités car ce qu’ils pourraient prendre pour des droits, sont des privilèges assujettis à leur servilité, dépendant de leur adhésion au parti, de leur loyauté au chef suprême. A tout moment ces privilèges que sont la carte d’identité, de soins, peuvent être retirés. Cela se sait, cela s’intériorise, cela fonde la vraie relation au pouvoir : la vassalité. Mais les sujets du pouvoir archaïque seront baptisés pour mieux se moquer d’eux… citoyens. Au-dessus de cette couche de loin la plus épaisse, il y a celle des gens recroquevillés sur leurs petits problèmes personnels, égoïstes, dociles, vivant volontairement dans un monde dérisoire aussi éloigné que possible de la politique pour conserver les droits octroyés. Les voilà débattant à l’infini des résultats du dernier match de football, des dernières bonnes affaires aux marchés parallèles, pendant que les voleurs de leur avenir s’enfuient avec la caisse où était entreposé l’argent de l’éducation de leurs enfants. La troisième couche, beaucoup plus mince, est constituée d’hommes et de femmes luttant pour comprendre ce qui leur arrive, refusant un sort qu’ils savent injuste et injustifié. Il est rare qu’ils possèdent toutes les clés pour comprendre l’origine de leur malheur. Seule une fraction infime, véritable couche superficielle sur cette coupe géologique de l’aliénation, pourra revendiquer, voire exercer dans la lutte politique et associative et la répression automatique  son droit à la citoyenneté. Sous une dictature les citoyens sont considérés non seulement comme inutiles mais surtout comme nuisibles.
Donc, cet homme meurtri dans sa chair et son âme depuis tant d’années n’a pour réclamer ce qu’il s’entête à prendre pour des droits que cette dérisoire grève de la faim dont personne n’a entendu parler ou ne  se soucie. Je songe un instant au principe sur lequel fonctionne cette géniale invention qu’est la grève de la faim. Tout se passe comme si l’esprit calme et tourmenté de cet homme s’adressait au tourmenteur invisible et peut- être inconscient du mal qu’il fait : « Moi homme, je m’adresse à toi, qui sous ta carapace de colère, de peur et d’ignorance, restes mon semblable et mon frère. Je te demande de mettre fin à mes tourments. Comme moi, enfant né d’une mère, tu ne peux être ni heureux ni fier de tout cela. Alors rencontrons-nous et faisons la paix. » Mais quelle chance a ce message de toucher le cœur d’un tel système et de l’homme qui le dirige ? Tout dépend de l’épaisseur de la couche de cynisme, de colère, de peur et d’ignorance que le message doit traverser pour parvenir à cette profondeur où le divin est enfoui en chacun d’entre nous. La nappe peut être chez les uns à ciel ouvert ou à quelques pas sous vos pieds. Parfois le miracle se produit. Bourreaux et victimes tombent dans les bras l’un de l’autre et la vallée de larmes devient l’espace d’un instant la vallée des sourires. Mais certaines âmes sont enfouies sous une couche si épaisse que le « signal » rebondit comme une balle de caoutchouc sur une plaque de ciment. Nous sommes pour l’instant dans ce cas de figure. Point de miracle, mais la sordide réalité du tourmenteur enfermé dans sa haine et du tourmenté enfermé dans sa douleur. L’homme n’aura que ses yeux pour pleurer, et moi, toute mon expérience de la psychothérapie pour le convaincre d’arrêter une grève suicidaire ne fût-ce que pour pouvoir continuer le combat. Je suis saturé de toute cette souffrance mais le pire est à venir. En sortant de chez le ‘’vieux’’ Abdessalem, Jouhri me chuchote à l’oreille.
« Dis à la vieille qu’il n’est pas question qu’elle participe à la grève de la faim de son fils. »
 Je le regarde sans comprendre.
- La mère de notre gréviste ne mange plus depuis que son fils s’obstine à ne rien avaler. A son âge, c’est une folie.
 Je regarde éberlué une petite vieille ratatinée, portant sur son visage toute la mélancolie de ce monde. Elle nous tend un
plateau avec des verres de thé. Ses yeux sont embués, mais l’attitude est sobre et digne. C’est le genre de personne dont les larmes ne ravinent jamais les joues mais coulent à l’intérieur dans le silence et le secret. Des vieillards et des enfants faisant la grève de la faim ! Dans les manifestations à l’étranger, les Tunisiens crient devant les ambassades le slogan préféré :« Assez de dégâts … casse-toi ».
On imagine mal l’étendue de la douleur morale d’un peuple soumis à un Etat totalitaire et de surcroît policier. Nous n’avons pas de « souffromètre » permettant de mesurer le degré de souffrance d’une personne ou d’un peuple. Si un tel instrument avait existé, il aurait montré, à partir de 1990,  une brusque augmentation maintenue depuis très largement au dessus de la cote d’alerte.
Les dégâts, on peut en aligner des exemples à l’infini : Vies brisées, familles détruites, douleurs innombrables de dizaines de milliers de pauvres gens, d’autant plus terribles qu’elles sont gratuites… inutiles.
A la porte de Borj Erroumi, la prison qui surplombe Bizerte, et dont je sortais l’une ou l’autre fois après avoir rendu visite à mon frère Mohamed Ali, une vieille femme pouvant à peine marcher  s’approche de moi :
« Mon enfant, peux-tu m’emmener à Bizerte ? C’est si difficile de trouver un taxi ! »
 Pendant qu’on roule, la vieille femme éclate en sanglots.
« Ces hommes ont-ils donc une mère ? Ont-ils des enfants ? Comment peuvent–ils être si cruels ? Sont-ils seulement des musulmans ? Ne craignent-ils pas Dieu ? Je suis obligée d’emprunter à mes voisins pour pouvoir voir une fois par mois mon fils. Qu’est-ce que cela leur aurait coûté de le laisser à la prison de Sfax ? Non, il a fallu qu’ils le mettent à Bizerte. J’habite dans l’île de Kerkennah. Alors je dois prendre le ferry jusqu’à Sfax, un taxi collectif jusqu’à Tunis, un autre jusqu’à Bizerte, puis un taxi. Tu me vois faire tout cela à mon âge. Chaque visite me ruine et la bourse et la santé. Pourquoi font-ils tout cela ? N’ont-ils pas de mère ? N’ont–ils pas d’enfants ? »
 Sanglots le reste du chemin. Ils font cela de façon systématique et délibérée pour tous les prisonniers politiques. Ceux du Nord sont envoyés dans le Sud et vice- versa. Il faut isoler encore plus les prisonniers, déchirer au maximum les liens familiaux et assouvir une vengeance inextinguible.
L’une des techniques préférées du dictateur est la prise en otage des familles ou des proches des opposants.
En 1994, la rumeur de ma candidature contre Ben Ali pour les prochaines élections présidentielles se répand comme une traînée de poudre dans Tunis. Mohammed Ali est arrêté et condamné à deux ans de prison pour appartenance au parti islamiste dont il n’a jamais été membre. En plus il doit pendant cinq ans pointer tous les jours à la police à sa libération. En 1998, le CNLT se prépare en coulisse à annoncer sa naissance. On l’arrête de nouveau , soi - disant pour avoir refusé de pointer à la police. Il proteste devant le juge : « C’est la police qui m’a demandé de ne plus venir signer ». C’est une machination. Six mois fermes quand même. Le Conseil passe outre le refus de légalisation. On l’arrête de nouveau en 1999. Les avocats s’étranglent d’indignation : « Il a déjà été condamné pour ce soi- disant refus de pointer. Comment peut-on condamner quelqu’un deux fois pour un même non-délit ? Sous le dictateur on peut. C’est même typique de son art de la mauvaise gouvernance. Côté jardin le vernis de l’Etat moderne, côté cour les procédés de la pègre. L’usage des cassettes pornographiques pour déshonorer les opposants, le vol de leurs voitures ou le casse de leur bureau sont des procédés que nous n’avons connus que sous son règne. Donc une nouvelle sentence de six mois tout aussi fermes que la première fois. La souffrance est intolérable. Un innocent dont le seul crime est d’être mon frère croupit à ma place en prison, laissant six enfants sans ressources. L’idée est dans mon esprit comme du fer rouge en permanence appliqué sur la langue. Ils savent ce qu’ils m’infligent. Mais cela aurait été pire n’eût été la psychothérapie permanente que me fait Mohamed Ali de derrière les barreaux.
« Ne t’afflige pas. Ce qui compte, c’est que tu continues à te battre pour le pays. Qu’est ta souffrance ou la mienne en comparaison de celle des autres ? »
En février 2004, il est de nouveau assigné à résidence à Douz. C’en est trop. Traversant le désert, par une nuit sans lune, le voilà parti, comme tant d’autres avant lui, chercher refuge dans des terres plus humaines.
Les milliers d’innocents envoyés pour de longues et terribles années derrière les barreaux n’étaient pas des individus isolés, mais les membres de familles, souvent nombreuses. Ainsi la répression a touché en fait des centaines de milliers de Tunisiens dont beaucoup furent traumatisés par les conditions d’arrestation et de détention de leurs proches. Des enfants porteront toute leur vie les traces d’un cauchemar incompréhensible. Parallèlement à cette forme grossière de la répression, s’en est développée une autre plus insidieuse mais tout aussi destructrice : l’intimidation, le chantage au travail ou au passeport, le harcèlement par le contrôle permanent de l’identité sur les routes et en tout endroit. Tout cela a plongé le pays dans une anxiété diffuse.
Quand je pense à ce qu’ont subi les islamistes, dont jamais aucun n’a posé une bombe, il n’y a qu’un mot qui vient à l’esprit : Apartheid. Ces Tunisiens, comme les Noirs dans l’Afrique du Sud de jadis, doivent être constamment stigmatisés comme terroristes, obscurantistes. Il faut les faire craindre et haïr par le reste de la population, les isoler et les retrancher du corps social. Les prisonniers n’ont aucun droit humain reconnu. Leurs familles doivent être disloquées chaque fois que c’est possible. Il faut les affamer en punissant sévèrement toute aide, de quelque origine qu’elle vienne. Hors des prisons, ils peuvent survivre par tolérance et en rasant les murs. S’ils sont ingénieurs, médecins ou professeurs, il leur faut, à leur sortie de prison, aller vendre des vêtements usés sur les marchés. Leurs femmes, si elles n’ont pas encore demandé le divorce, seront affamées avec leurs enfants, éventuellement poussées à la prostitution. Ils doivent pointer dans les commissariats de police une, deux, voire quatre fois par jour. Il est hors de question qu’ils accèdent à la fonction publique. Ce sont des citoyens de seconde zone dans un pays où il n’existe pas de citoyens de toute façon. On voit moins de barbes ou de voiles dans les rues de Tunis, que dans le métro de Paris ou de Washington.
Quel est le but d’une telle politique planifiée et conduite avec détermination sur plus d’une décennie ? En sortant de prison, les islamistes ne doivent ni travailler, ni sortir du pays chercher du travail, ni recevoir aucune aide selon la règle que tout le monde connaît :cinq=cinq. Un don de cinq dinars ,fût-ce à un proche, entraîne cinq années de prison. Une partie des prisonniers politiques sont les victimes du cinq=cinq. Comment condamner des milliers de familles à la faim, des femmes à la prostitution sans pousser les gens à la révolte ? Or c’est là justement l’objectif. Ainsi on pourrait excuser a posteriori toutes les horreurs de la décennie noire, justifier le maintien de la machine répressive, au chômage depuis des années, et dont les pièces commencent à rouiller sérieusement. Le génie de notre peuple a été justement d’opposer au terrorisme de l’Etat une résistance pacifique, où des hommes et des femmes ont brandi des principes contre des intérêts, la non-violence contre la brutalité, l’intelligence face à la bêtise, la responsabilité face à la plus criminelle des irresponsabilités que peut commettre un pouvoir : pousser ses propres administrés à la violence.
Comment peut-on pousser la haine à un tel niveau ? Quelles blessures profondes porte cet homme qui nous opprime et que le pouvoir n’a pas guéri ? De quelles humiliations secrètes, subies on ne sait trop quand, où et comment, se venge-t-il ? Avec quels fantômes règle-t-il des comptes qui ne seront jamais soldés ? Pour qui et pour quoi devons-nous payer?
Ce que l’on ne souligne pas assez, c’est à quel point tout dictateur est un dangereux extrémiste. Son exigence de la soumission totale est poussée jusqu’au ridicule. Enfermé dans une logique paranoïaque, il se donne raison contre le monde entier. Il ignore ce qu’est le dialogue avec les adversaires politiques, ne laisse place à aucune négociation, accumulant les ennemis sur toute l’étendue du spectre politique. Rien d’étonnant à ce que le dictateur ait introduit dans le pays un tel niveau de brutalité inconnu auparavant, car inutile du temps de Bourguiba. En bon extrémiste, incapable de faire de compromis, il est condamné à exercer encore plus de répression pour maintenir un pouvoir devenu de plus en plus intolérable et illégitime. La caractéristique de tout système politique extrémiste quel qu’en soit le fondement -ou l’alibi idéologique- est d’exiger une forte dose de violence pour perdurer. Plus un système est illégal et illégitime plus il est violent, plus il est violent, plus il est illégal et illégitime. Il n’y a pas que le peuple à être embarqué dans ce terrible cercle vicieux. Le plus dramatique et le plus drôle à la fois c’est que de tous les Tunisiens  condamnés par lui à vivre dans la peur, le dictateur est probablement le plus terrorisé.

Au souk on vend aussi des enfants

Le 28 juillet 2000, l’homme qui fait peur à tout le monde, car il a peur de son ombre, prononça un discours musclé devant les troupes de son parti inique. Il y était question d’associations prétendant exister en dehors de la loi, de traîtres à la patrie, salissant l’image de la Tunisie et dont on allait arrêter les agissements même par la loi s’il le faut (sic.) Le lendemain, l’huissier de justice me remit mon arrêté d’expulsion de l’université et la fin de ma carrière de professeur de médecine. Quelques années auparavant, on m’avait chassé de l’hôpital et de toutes les cliniques qui avaient voulu de mes services. Ma première idée fut que les vacances allaient être anormalement longues, mais qu’il n’y avait aucune raison de les gâcher pour autant. Rêves de sable, d’oasis et de soirées familiales. Belle occasion pour prendre le pouls du pays d’en bas, de sortir de la société civile de Tunis pour entrer dans la société tout court. En dictature, le peuple est une fiction et une sourde menace. On se défend de la sourde menace en organisant la fiction. C’est ainsi que le dictateur se crée un peuple fait d’enfants sages en rang d’oignons, agitant des drapeaux, de foules à la spontanéité chronométrée, de mères heureuses tendant leur bébé pour le baiser télévisé, de larbins menteurs et obséquieux. Le peuple d’une dictature est une armée de zombies. En démocratie, le peuple est un foisonnement joyeux et désordonné d’hommes et de femmes semblables et différents, réclamant leurs droits, marchandant leurs devoirs, ingrats et insupportables, mais si créatifs et si vivants. C’est dans ce peuple là que j’aime plonger pour me sentir revivre. La maison à grande cour centrale rectangulaire typique du Sud tunisien, de dispensaire le jour se transforme en assemblée la nuit. Combien sont-ils ? Deux cents ? Trois cents ? C’est d’emblée le débat : houleux, passionné, unanime. Et ce sont les mêmes histoires qu’on entend de bout en bout de la Tunisie sur l’arbitraire de la police, la paranoïa du système, la misère, les dysfonctionnements de l’enseignement, de la justice, de la santé, l’insupportable discours d’autosatisfaction à la télévision, la bouffée d’oxygène qu’a été la chaîne de télévision qatarie, et surtout la Corruption.
« Tout change, sauf leur discours et leurs pratiques. Ils nous prennent pour des débiles, mais c’est eux les débiles.
-On n’en peut plus, on en a ras- le- bol. 
-La police se privatise. L’autre jour j’ai dû payer trois fois pour aller  de Gabès à Douz. Que faire ?
- Dire non bougre d’idiot. Ils  ne verront jamais la   couleur  de mon fric. L’an dernier ils s’y sont frottés, ils s’y sont piqués. J’ai dit non alors ils m’ont retiré mon permis. Je suis passé au tribunal à Sfax. J’ai perdu un temps fou. J’ai eu des ennuis à la pelle, mais moi au moins ils ne me tondront pas comme toi hé le mouton !
-Ne généralisez pas. Il y a beaucoup de braves gens dans ce corps aussi. J’en emmène en stop quand c’est moi qui le décide. Ils me racontent leurs affectations à des centaines de kilomètres de chez eux, leurs horaires impossibles, leurs salaires de misère. Ce ne sont pas les gens qui sont en cause, mais un système foncièrement mauvais dont nous pâtissons tous. » Brusquement éclate la poésie. Dans ce pays de dépouillement et de rigueur, la poésie est à l’âme ce que l’oasis est à l’espace physique : le point de départ et le point de retour... le refuge. C’est A … en personne qui récite. Silence de vénération.
« Je n’ai point de maladie.
Hormis le mutisme qu’on m’impose
Nous lèverons le drapeau de la fraternité.
Là où ont flotté jadis des bannières incongrues. »
Les hommes  approuvent bruyamment et applaudissent à tout rompre. Courte nuit et interminables débats. Sur la place du marché et sous le vieil eucalyptus, Je m’arrête pour prendre un café et une rasade de souvenirs. Mon père venait ici dans les années trente vendre les cartes du parti, plus tard ramasser les armes laissées par les Allemands. Je n’ai pas le temps de me laisser aller à la nostalgie. Un premier cercle s’organise spontanément puis un deuxième puis un troisième. Me voilà avec trois cents personnes autour de moi surgies de je ne sais trop où. On commence par me poser des questions déférentes puis c’est la prise de parole généralisée. Explosion. Tout y passe : l’eau qu’on va chercher à Bir Soltane à 100 km, celle de Douz étant trop salée, alors que les touristes se douchent à l’eau douce, la police et ses incessantes brimades, les qawads      (informateurs) partout, la misère, l’injustice, le favoritisme etc...Soudain une voix jeune éclate : « Suffit les jérémiades, Il faut que ça s`arrête.
-Oui, nous n`aurons plus peur à partir d`aujourd’hui.
- Oui on va leur apprendre à nous respecter. J’en ai marre d’être humilié par leurs flics, j’en ai marre de me haïr parce que je ne peux pas leur répondre que ça suffit. »
Le plus grand crime de la dictature est d’avoir saccagé, dévasté et détruit l’estime de soi chez tous les Arabes. Seul le dictateur a droit à la valorisation poussée jusqu’à la nausée. Ses séides pourront ramasser quelques miettes du fait de la puissance qu’ils tirent de son voisinage. En fait, le prix qu’ils doivent payer en humiliations secrètes est tout aussi prohibitif que celui de Monsieur Tout le monde, souvent pire. Les contestataires porteurs des valeurs de courage, de liberté et de dignité devront se taire, s’exiler ou remplir les prisons. Le lot de la majorité, c’est l’obéissance servile dans l’adulation du chef et des siens, l’abandon de tout esprit critique ou d’initiative. Bientôt les deux comportements-clés pour survivre dans la dévalorisation généralisée seront la lâcheté et l’opportunisme. La peur, la démission et la haine de soi s’insinuent partout et les hommes pourrissent sur pied comme des arbres attaqués par un champignon. Les institutions ne sont pas mieux loties. Les conduites d’échec ne tardent pas à apparaître, toujours quêtes maladroites de dignité. Elles sont nourries de haine, de ressentiment, de rage impuissante, de volonté maladive de revanche. La situation devient ingérable si on ajoute le regard de l’autre. L’image des Arabes en Occident n’est pas brillante, c’est le moins qu’on puisse dire. Le cinéma et notamment l’américain les présente sous la caricature d’individus patibulaires, mal rasés avec une bombe quelque part dans leurs poches. Dans le film ‘‘Lawrence d’Arabie’’, ils sont présentés comme les Sioux ou les Apaches des westerns. Un de ces Indiens des temps modernes demande à Lawrence comment il espère se faire passer pour  un Arabe. L’Anglais rétorque « en mettant des habits sales ». Les stéréotypes de l’Arabe sont le lubrique potentat jalousé, le pauvre immigré méprisé ou l’effrayant terroriste redouté. Peu d’Occidentaux réalisent que ces trois types de personnages ne sont pas le produit d’une culture sous-développée, mais d’un système politique dément. De quelque côté qu’ils se tournent, les Arabes sont accablés par l’image qu’ils voient dans leur propre miroir et dans celui des autres. Rien d’étonnant à ce qu’ils n’aiment ni les Occidentaux, ni les juifs, ni les Noirs. Comment aimeraient-ils qui que ce soit quand ceux qu’ils détestent le plus sont les Arabes eux-mêmes ? Les peuples comme les individus  ne peuvent aimer les autres qu’à condition de s’aimer.
Je suis fasciné, non par ce que j’entends, mais par ce que je vois. C’est le forum grec. Là, sous l`arbre centenaire et sur la place centrale de la cité, les hommes ont retrouvé spontanément ce dont on les a soigneusement et méthodiquement dépouillés : la citoyenneté. Me revient à l’esprit cette fière boutade de Périclès citée par Thucydide, dans la guerre du Péloponnèse : « Nous Athéniens, sommes le seul peuple au monde à tenir les hommes qui ne s`occupent pas de politique non pour des citoyens tranquilles mais pour des citoyens inutiles ». Maintenant je sais au plus profond de moi-même que ce peuple sujet se prépare à devenir un peuple citoyen. De nouveau, la poésie. C’est un personnage à Douz que ce Belgacem vendeur de légumes, poète et héros local.
« Eh ! Dis-moi, mon fils vit dans la désolation, le tien dans le luxe
Ton fils libre parcourt le monde.
Le mien ne souhaite que la mort pour connaître enfin la liberté. »
Les jeunes applaudissent en désordre puis en rythme saccadé. Il y a dans ce rythme quelque chose de menaçant. Au loin, rôdent policiers et mouchards. Mais qu’importe, puisque ce sont eux qui ont peur maintenant. Il faut partir et surtout calmer les esprits. Deux gamins attirés par ce tintamarre inhabituel se faufilent jusqu’au premier rang .J’entends le premier demander à son copain : c’est qui, le monsieur ? Le sous -préfet?
 Et l’autre de lui répondre d’un air de connaisseur.
« Mais non idiot ! C’est le monsieur qui veut faire le président. Tu sais, il est de chez nous. »
Hurlement de femme. Mon cœur se glace. La mort qui frappe, oui mais pas n’importe laquelle. Dans ce pays de piété et de rigorisme, c’est la plus incongrue, la plus insupportable, la mort maudite par excellence : le suicide. Le fils du boulanger vient d’être trouvé au bout d’une corde. Le poème de Belgacem prend tout d`un coup une sinistre épaisseur.
« Mon Dieu, on se suicide dans les villages maintenant ! 
-Oui et de plus en plus. C’est le vingtième de cette année. »
Brusquement, se lève le terrible vent de sable. Le ciel se voile. La petite ville se drape dans un manteau gris de mélancolie. La nature prend le deuil du fils du boulanger. La misère qui peut accabler un être humain et lui gâcher l’existence prend toutes les formes, économique, sexuelle, intellectuelle, morale et/ou spirituelle. Quelle issue en ce monde peut trouver un jeune homme à Douz ou ailleurs confronté au chômage, ne pouvant se marier, n’ayant pour culture que celle de la vulgarité et pour source de spiritualité que les sermons des imams rédigés au ministère de l’Intérieur ? Au fait, combien y-a-t-il de suicides en Tunisie ? J’ai essayé, il y a bien des années, de savoir en faisant faire une thèse sur le sujet à une de mes étudiantes. Abandon de la thésarde : informations impossibles à obtenir. En Tunisie, n’essayez pas de savoir la vérité sur quoi que ce soit. Tous les indicateurs doivent être au vert. Alors disons que ce matin- là le fils du boulanger ne s’est pas suicidé. Sombre journée. Aujourd’hui un nouveau phénomène inquiète le pays. Il ne se passe plus une semaine sans qu’on apprenne le naufrage de dizaines de jeunes au large des côtes italiennes. Poussés par le désespoir, ils s’enfuient du « petit dragon de l’économie », de « l’oasis de stabilité ». Ils s’embarquent la nuit dans des barques bondées, livrant les économies de la famille et leur sort aux mains des mafias. Ce n’est pas encore le phénomène des  Boat people, c’est le début.
 Les flics et les mouchards s’agitent de plus en plus. On ne me lâchera plus d’une semelle, de jour comme de nuit. Mais il me faut impérativement voir « Ali Sghaier ». C’est pour lui que j’ai fait le voyage et je voulais écouter de sa propre bouche la vraie version de l’affaire… Une histoire de fou qui a fait le tour du pays à la vitesse de l’éclair malgré la censure. Acte insensé mais acte plein de sens dans un pays où le dialogue n’existe plus, faute de règles et de mots, pervertis et prostitués par le mensonge systématique et permanent. Accueil ému et émouvant. La maison   est dans un état de délabrement avancé. Assis en cercle, les hommes y vont des mêmes litanies sur la corruption, l`arbitraire, l`humiliation permanente. Ali se tait. Douceur et mélancolie donnent à son visage ravagé par une souffrance intérieure un air de Christ sur sa croix. Il est le pays soumis et dévasté.
« Cela a été la prison puis le renvoi de mon poste d`instituteur puis le harcèlement permanent pour m`empêcher de travailler. Comment puis- je nourrir mes gosses quand je dois pointer tous les jours à la police ? Puis ils donnent cinq ans à celui qui nous donnerait cinq dinars. J’ai vu mes enfants dépérir, alors je me suis dis :je vais les proposer au marché des bestiaux. Je suis donc parti avec le petit et je me suis mis entre les vendeurs d’ânes et de chèvres, puis j’ai commencé à crier : « Je vends cet enfant, prix abordable et à débattre. » Tu comprends l’acheteur sera bien obligé de le nourrir. De toutes les façons dans ce pays, nous sommes moins que des animaux, voilà mon fils que j’ai proposé à la vente. Quel âge lui donnes-tu ? 
-Sept… huit ans ?
-Il en a douze. »
J’en crois à peine mes yeux et mes oreilles. J’examine l’enfant. Il est en dénutrition avancée. La faim en Tunisie! Seigneur Dieu ,où allons-nous ?
Je ne savais pas à cet instant que je le reverrais de dos quelques semaines plus tard lors d’un autre simulacre de procès, qu’il serait condamné à six mois de prison pour je ne sais trop quel crime inventé et que ses enfants maigriraient encore un peu plus puis se coucheraient un jour pour ne plus se relever.
Non je ne me laisserai pas aller au désespoir, non cette histoire comme toutes les autres ne fera que renforcer ma détermination. Voilà que l’esprit pompe du fin fond de la mémoire un souvenir pour que s’apaise l’âme. Soudain je suis envahi par les dernières paroles d’un ami d’enfance : « Dans le désert, quelques gouttes de pluie tombent et là où la veille  il n’y avait que rocaille et désolation, surgit comme par enchantement un incroyable tapis de fleurs et de verdure. Rien que quelques gouttes et c’est le miracle ! Regarde ces étendues désolées. Je vais aller les labourer et les semer bientôt. Si Allah nous envoie juste un tout petit orage, je ferai  une bonne récolte ». La Tunisie est ce désert attendant les premières gouttes de liberté.

Malgré tout, la rencontre
Vendredi 28 juin 2001

C’est le jour national pour l’amnistie générale. Ils vont être un peu plus collants, un peu plus nerveux, un peu plus nombreux, me suis–je dit en me préparant à une dure journée.
Ils, ce sont les policiers en civil que je traîne avec moi comme un boulet, depuis une décennie. Ils m’ont filé dans les ruelles de la médina, accompagné chez l’épicier du coin, poursuivi sur des centaines de kilomètres dans leurs voitures banalisées, talonné dans les couloirs des cliniques, encadré dans les trains  et ont  campé devant chez moi pendant des semaines. Je les ai vus assister à mes cours, aux soutenances de thèse, noter religieusement ce que je dis dans les conférences internationales dans tout pays où la Tunisie a un consulat. Je ne mesurais pas encore à quel point ils allaient être nerveux et innombrables, ce jour que la société civile voulait dédier à la concorde civile. Je décide d’ignorer les deux flics qui montent avec moi dans le train Sousse–Tunis. Ce sont des « humains ». Mais expliquons d’abord. Il y a deux types de surveillance des dissidents : la normale et la ‘‘collante’’.
La première est celle à laquelle a droit n’importe quel Tunisien un tant soit peu suspect : filature discrète, surveillance téléphonique, contrôle du courrier. La seconde est une punition infligée aux meneurs de la contestation. On ne vous lâche plus d’une semelle. La voiture de police banalisée avec quatre hommes dedans  stationne nuit et jour devant votre maison. Le plus dur pour moi, c’est quand ils me suivent dans mes promenades nocturnes sur la plage. Oh ! il n’y a aucun risque d’agression ! Mais quel plaisir peut-on tirer des bruits des vagues, du reflet de la lune sur la surface de la mer, quand deux types halètent dans votre dos ? Cela fait cinq mois que j’ai droit à la collante et je commence à en sentir tous les effets délétères. Il faut se reprendre. On va voir qui va déstabiliser qui. Je peaufine longuement la riposte. Les policiers que j’avais fini par connaître individuellement se divisaient en gorilles et humains. Les premiers, antipathiques et grossiers, allaient faire les frais de ma technique préférée. Je les traîne dans les endroits bondés : marché, magasins, gares ou trains. Là, je lève la voix, les montre du doigt, m’adresse à la foule,  appelle les gens à bien les repérer. Suit un discours d’une  voix tonitruante sur la police politique, ses méfaits, la nécessité pour tous de se réveiller etc. Les gorilles s’enfuient, complètement désorientés par le comportement de ce fou qui ne joue pas correctement son rôle de victime apeurée et ne les laisse pas jouer leurs rôles d’effrayants policiers. Avec les humains, on y va à la psychologie. Je salue poliment les quatre hommes assis dans la voiture depuis le matin, sous un soleil de plomb.
« Dites- moi mes frères, cela fait huit heures que vous êtes dans ce four. Avez-vous une idée de la somme que les mafieux que vous protégez ont gagnée pendant ces six heures ? »
Silence renfrogné. Sous toute dictature la fonction de la police n’est plus de protéger la société contre le crime organisé, mais de protéger le crime organisé contre la société.
« Dites –moi, mes frères, X vient de se faire un million de dollars dans l’affaire de la centrale d’électricité de Radès. Tenez, c’est écrit ici. Faites le calcul. Combien de siècles il vous faudra à quatre pour faire ce million avec votre salaire ? »
Silence menaçant.
« Dites-moi, mes frères, vous savez comment c’est structuré chez nous. Le parti unique a fait main basse sur l’Etat, la police a fait main basse sur le parti, mais ce sont les corrompus  qui ont  fait main basse sur la police donc sur vous. Dans quel pays autre que la Tunisie la police est-elle au service des mafias ? »
 Les policiers baissent les yeux. Un jour, je les sens prêts pour l’estocade finale.
« Dites -moi ,mes frères, dans dix ans vos grands chefs seront en prison ou en fuite avec leurs millions. Mais vous n’aurez que quarante ans à tout casser , qu’est-ce que vous allez faire ? »
Pour travailler mes policiers, je leur fais livrer l’eau fraîche l’été, parfois le café. Au Ramadan, j’ai des difficultés avec ma belle sœur  au moment de la rupture du jeûne.
« Mes briks pour ces gens –là, jamais ! »
Elle finit par se calmer. Les policiers ravis et gênés ramènent le plat vide. Je finis par ne plus être incommodé par leur présence, même sur la plage. Un soir, sûrs de ne pas être vus ce sont eux qui m’abordent :
« Docteur, n’eût été la nécessité de gagner ce maudit pain, jamais nous ne ferions ce boulot. 
-Je n’ai rien contre vous. Ce que je combats c’est un système dont vous êtes aussi les victimes. Mais en attendant que cela se règle, faites attention. Ne touchez jamais au corps d’un Tunisien, ni ne mettez vos mains dans ses poches. »
 Avec le temps, même les gorilles se font plus humains. Je songe en souriant à la tête du grand patron s’il savait.
A la gare de Tunis, m’attend la foule des policiers du district qui doivent me prendre en charge. Trois motos avec des gamins excités ne me lâcheront plus d’une semelle de toute la journée, roulant bruyamment sur le trottoir où je marche, fendant à contresens une foule inquiète et perplexe. Le barrage autour du siège de la Ligue, où devait se tenir la première réunion de la journée, est incroyablement dense. En bas de l’immeuble, il y a plus de policiers que de passants. C’est fou, c’est démentiel, c’est insensé, et c’est partout pareil : dans toutes les rues sensibles. Tunis est en état de siège. On me laisse passer pour rejoindre ceux qui ont pu se faufiler, mais les anonymes sont brutalement refoulés. La conférence de presse démarre dans le bruit des cris qui montent de la rue car les policiers continuent de repousser les arrivants. Une fois qu’elle est  terminée, je redescends au pas de course. Tant de choses à faire, de gens à voir, par cette canicule et avec ces trois motos dans le dos ! Quelle perspective peu réjouissante !
Je fends la masse compacte de visages hostiles, regardant droit devant moi. Brusquement un grand gaillard me fait face, vrille son regard dans le mien et me dit d’une voix presque plaintive.
« Docteur, nous ne faisons qu’exécuter des ordres. »
 Rien ne peut m’agacer davantage que cette plate excuse. Croyant l’homme libre, je le crois aussi responsable. Mais je n’ai pas le temps de débattre.
« Je sais ,mais allez –y doucement. »
L’homme s’enhardit.
« Vous, Docteur, vous êtes un homme raisonnable, vous ne nous insultez jamais, mais certains de vos amis ! »
La situation ne manque pas de sel. L’homme qui traque pour son maître tous ceux qui commettent le délit de dignité se plaint à l’un d’eux qu’on ait attenté à la sienne.
« Docteur, après tout nous sommes aussi des... »
 Je continue mentalement la phrase suspendue : des humains, oui des humains. Que pourriez–vous être d’autre, sinon des humains à qui la malchance et les circonstances font jouer le rôle de vilains, exprimant ces « gènes » de violence et de méchanceté que nous portons tous en nous, quiescents, fortement bridés, mais prêts à exploser si les conditions l’exigent ou le permettent ? Je n’ignore rien de l’état d’esprit de cette police qui se sait pléthorique sans raison, crainte et méprisée, surtout inutile, tournant en rond et à vide car dressée à courir derrière le secret dans un pays transparent, à mater les révoltes dans une société pacifique. Il y a des chances aussi qu’elle soit secrètement habitée par la peur de l’arrivée au pouvoir de ceux qu’elle traque. Intenable situation. Mais qu’y puis-je ?
« Vos amis ne veulent rien comprendre à notre situation. Ils nous traitent de tous les noms. Il y en a même qui... Il y a quelques mois, une femme… m’a craché au visage. »
 L’homme porte la main à sa joue droite et me regarde d’une étrange façon. C’est à ce moment- là qu’eut lieu ce que j’appelle la rencontre. Rien n’est plus précieux que cette sorte de « Satory » à deux. Comme pour cette expérience à la fois banale et sans prix si chère aux bouddhistes, il est inutile d’essayer de la provoquer. La rencontre, que ce soit avec le partenaire, l’enfant, l’ami ou l’ennemi, est un acte fortuit, aléatoire, arrivant quand il arrive au moment où on l’attend le moins. Les humains sont la plupart du temps opaques les uns aux autres. Ils tiennent à le rester et , pour ce faire, ils ont mille ruses dont la plus affectée des franchises. Encombrés de masques, jouant le rôle de leur propre personnage, plus celui d’un nombre incalculable de « je » parasites, ils sont toujours dans un ailleurs flou et incertain où ils se perdent pour eux-mêmes et pour les autres. Quand se produit le miracle de la rencontre, tout se passe comme si les deux êtres avaient  abandonné les masques empilés, le jeu des statuts et des rôles. Les deux consciences sont nues. Elles se font face et sont parfaitement synchronisées. On plonge le regard dans l’autre conscience comme si l’on regardait le fond d’une piscine à l’eau claire. Cette plongée du regard ne s’apparente à aucune forme de viol, puisque l’autre se donne pleinement à vous et ne se fuit plus lui-même. En fait, est-ce bien dans l’autre qu’on plonge ce regard qui ne rencontre point d’obstacle , ou bien le plonge-t-on dans un soi devenu, aussi par le miracle de la rencontre, tout aussi transparent ? La magie de la rencontre tient dans cette expérience extraordinaire, où, l’espace d’un temps infinitésimal, on devient l’autre tout en restant soi. Alors on comprend tout, car entre les deux êtres il n’y a plus de fracture, mais la continuité. Le terrible crachat ravine maintenant ma joue gauche comme une coulée de lave brûlante d’humiliation. La réponse ne se commande pas. Elle est ample, aisée, spontanée et parfaitement adaptée. Ma main sait toute seule ce qu’il faut faire et le fait. Elle se tend doucement, cherche la joue du policier et l’effleure.
« Voilà, maintenant ce crachat est essuyé. »
L’homme sourit et un drôle de regard brille dans ses yeux.
Je sais que la salive qui coule depuis des mois, voire des années s’est asséchée, que la plaie purulente s’est enfin cicatrisée. Je lui tourne le dos et fonce vers mes rendez-vous dangereux. Toute la scène aura duré moins de trente secondes. Derrière moi vombrissent les motos. Bientôt fuseront les quolibets et les insultes Mais qu’importe ! Quelle magnifique journée : une dictature discréditée et affolée étalant sa brutalité impuissante, une société civile plus que jamais unie dans sa détermination à tourner la page d’une décennie de répression aveugle, et puis une rencontre, qui plus est avec un policier. Que veut le peuple ?








De l’art de faire avorter une démocratie naissante

Tout Moïse a sur le dos un Pharaon,
Tout Pharaon a sur le dos un Moïse
(Proverbe arabe)

On imagine mal la fin de l’Union Soviétique sans tout le délabrement de la dictature stalinienne et sans Gorbatchev, la naissance de la nouvelle Afrique du Sud sans les luttes contre l’apartheid et sans Mandela. C’est l’heureuse conjonction entre la maturation de facteurs objectifs et le rôle d’un homme providentiel qui fait balancer le destin de tout peuple dans le bon ou le mauvais sens. Le malheur a fait qu’en Tunisie, comme dans beaucoup de pays arabes, la maturation sociale a existé, mais que l’homme pouvant donner un coup de pouce au rêve de liberté a manqué. Deux personnes ont fait avorter le processus démocratique alors que toutes les conditions étaient réunies pour qu’il aboutisse dès les années quatre-vingt : Habib Bourguiba et surtout son tombeur, et pour la même raison : une conception et une pratique archaïques du pouvoir. Il y a néanmoins entre les deux hommes une différence de taille.
Les hommes qui avaient édifié nos Etats indépendants comme Nasser, Bourguiba ou Boumediène, étaient des êtres d’exception par leur courage, leur intelligence ou leur charisme. C’étaient d’authentiques patriotes qui aimaient leur peuple et voulaient sa  promotion. Bourguiba n’était ni corrompu, ni corrupteur. Sa devise était : quand on est aux affaires, on ne fait pas d’affaires. C’est à ce genre d’hommes que nous devons ce que l’Etat national a eu de plus positif :
le projet du développement ,l’amorce d’industrialisation, de modernisation sociale, les écoles, les dispensaires ou les routes. Mais c’est à eux aussi que nous devons l’implosion sociale actuelle et le délabrement avancé de nos Etats.
L’un des effets pervers majeurs de tout système autoritaire est ce qu’on pourrait appeler la sélection naturelle à l’envers. Dans ce type de régime, le chef est jaloux de ses prérogatives, supporte de moins en moins la contestation. Il n’aime être entouré que d’exécutants fidèles. Rapidement, les indépendants, les turbulents et les contestataires s’en vont ou sont éliminés. Les critères d’accession aux plus hautes charges de l’Etat deviennent la soumission, la fidélité aveugle, l’obséquiosité. La compétence ou l’imagination, le sens de l’Etat et du bien public deviennent des qualités secondaires, voire nuisibles à une carrière rondement menée. Au fil des années, les rangs des vieux compagnons s’éclaircissent. Les forces porteuses d’avenir sont en prison ou en exil. A sa mort, le dictateur de première génération a préparé la place au dictateur de seconde génération. Cet individu sans légitimité historique ou populaire, hissé à la fois par sa fidélité et sa médiocrité, n’a qu’un objectif : garder ce pouvoir tombé par miracle dans son escarcelle pour lui et toute l’armada de médiocres et d’opportunistes qui sont ses alliés. Cela donnera un Sadate ou un Moubarak en Egypte, un Benjedid en Algérie. Tout le problème du dictateur de seconde génération est de récupérer le legs et de se donner une légitimité usurpée.
Mais on n’en est pas encore là. Le futur dictateur est donc tapi dans l’ombre attendant son heure pour s’emparer du fabuleux héritage. Bourguiba, dans les années soixante et soixante-dix, avait pris trois grandes décisions qui ont enclenché le processus de modernisation le plus dynamique de l’histoire du pays : l’enseignement comme priorité numéro un de l’Etat, la libération de la femme et le pragmatisme en économie. Le pays était dès lors sur des rails qui ne pouvaient que le conduire vers une société développée et ouverte, susceptible de réclamer un régime démocratique. Peu à peu se mettaient en place les institutions de la société civile. Partis politiques, presse libre, syndicats, associations, échappaient lentement mais sûrement à l’emprise de l’Etat- Parti. La nouvelle donne dépassait les schémas mentaux du président et son idéologie autoritariste : un seul chef, un seul parti au service d’une Tunisie laïque, à régime paternaliste. Il était sincèrement persuadé qu’il fallait encadrer le pays par un parti fort, discipliné, hiérarchisé, dirigé comme une armée civile. La flambée de l’islamisme, la contestation démocratique rendaient chaque jour un peu plus obsolète tout ce sur quoi Bourguiba avait  construit sa vie et son pouvoir. Qui plus est, l’homme n’était plus, physiquement et mentalement, en mesure de faire face à une situation politique nouvelle, qu’il ne contrôlait ni ne comprenait. Bourguiba résiste au début. Il fait annuler les premières élections démocratiques de 1982, qui ont propulsé le premier parti d’opposition démocratique :le Mouvement des démocrates socialistes (MDS). Mais en bon politique, il finit par composer. Il légalise des partis d’opposition, reconnaît la Ligue. Il se laisse arracher les libertés d’expression et d’association sans enthousiasme mais sans freiner des quatre fers. Son Premier ministre de l’époque, Mohamed Mzali, était acquis à l’idée de réformer le système. La société tunisienne semblait en phase de démocratisation irréversible. Hélas ! il n’en fut rien ! Ce sont les effets pervers de l’autre grande décision que Bourguiba avait prise en 1974 qui allaient dévaster tout ce que l’homme avait construit et livrer le pays à une dictature mafieuse : se faire sacrer président à vie. Le refus d’une sage alternance, comme celle que conduisit Senghor au Sénégal, allait livrer le pays à la mafia et le conduire, lui, à mourir misérablement après onze longues années de détention politique. Rien ne caractérise autant le pouvoir archaïque de nos dictatures que le refus de l’alternance pacifique et réglée. Presque tous nos gouvernants ont biaisé et triché avec la caractéristique principale d’un système moderne de gouvernement. En Tunisie, la nouvelle « constitution » instaure de fait la présidence à vie, renouant avec la tradition bourguibienne. En Egypte, en Libye, au Yémen, on prépare déjà le fiston. En Syrie, il n’a fallu que cinq minutes au « parlement » pour confier l’héritage du père Assad au fils Assad. On ne verra l’alternance qu’au Liban pour des raisons d’équilibre confessionnel et une fois au Soudan par la volonté d’un grand monsieur : Siwar Eddahab. Partout ailleurs, elle est le résultat d’un coup de force. En endossant la magistrature suprême, le dictateur arabe brûle tous ses vaisseaux derrière lui et ce faisant devient dangereux pour le pays et pour lui-même. Les Tunisiens savent qu’ils vivent dans une fausse démocratie. Ils ne savent pas qu’ils vivent dans une fausse République. Nous n’avons pas eu, comme on le croit, deux présidents de la République depuis l’indépendance, mais deux rois roturiers. Les « Bey » de Carthage se suivent et se ressemblent sur l’essentiel. Certains trouvent que j’exagère en prétendant que la République est à instaurer en Tunisie, comme si elle n’y existait pas déjà, même incomplète et imparfaite. Mon argumentation est toujours la même. Appellerait-on expresso italien une tasse sans café et sans eau ? Evidemment non. Mais personne ne trouve anormal d’appeler République un régime sans souveraineté populaire, sans Etat de droit et sans alternance pacifique au pouvoir. Ce n’est pas par hasard que les Arabes se sont mis à appeler  l’Etat syrien, irakien, égyptien ou tunisien  « Joumloukia »,  ou « Républicomonarchie ». Le monarque comme tout être humain vieillit et peut même devenir dément, mais il est toujours le seul à la barre. Très tôt, la Tunisie apparut comme un bateau conduit par un capitaine ivre. 
C’est en 1982 que je me suis rendu compte de visu de la gravité de la situation. A l’époque je devais recevoir des mains de Bourguiba en personne le prix qui portait son nom et que le congrès médical maghrébin m’avait décerné cette année-là pour mes travaux sur la prévention du handicap chez l’enfant maghrébin. L’homme, apparemment en pleine forme, fit des remarques assassines sur les Marzouki, ces gens turbulents du Sud, qu’on verrait remporter des prix de poésie plutôt que de médecine. La cérémonie de remise du prix terminée, il n’était plus question que de lui. On eut droit à la visite guidée obligatoire de son musée personnel et au rabâchage de ses souvenirs. La meute de ministres et courtisans opinait du chef en faisant des courbettes et des sourires. Je traînais les pieds, de plus en plus mal à l’aise. L’oeil du clinicien repérait les signes de multiples désordres neurologiques chez un personnage à la fois auguste et pathétique. Son discours incohérent témoignait d’une dégradation psychique avancée. Le plus surprenant, c’était le jaillissement, de temps à autre, d’un trait d’humour, d’une remarque pertinente. A l’évidence, un esprit brillant était encore là, se battant pour survivre à un naufrage largement consommé. Je suis sorti de cette cérémonie vaguement inquiet. Comment un tel homme pouvait-il gouverner un pays et en plus en despote absolu ? Tout le monde pouvait constater les effets pervers de cette décision irresponsable de garder le pouvoir jusqu’au dernier souffle. L’enfermement dans un narcissisme de plus en plus pathologique, le divorce avec le pays réel, la sournoise montée des ambitions obscures et incongrues, la guerre des clans, l’exercice chaotique et de plus en plus folklorique du pouvoir, la déliquescence de l’Etat… tout cela allait lourdement peser sur l’avenir de dix millions de Tunisiens.
Je devais mesurer la dégradation du personnage quand je l’ai revu en 1984. Je faisais partie d’une délégation d’associations de défense des enfants handicapés et nous venions réclamer la mise en place d’une vraie politique de lutte contre le handicap. L’homme articulait à peine. Visiblement il ne comprenait rien de ce que je lui disais. Il marchait à petits pas saccadés en tremblant de tout son corps. Le tableau clinique évoquait une démence avancée, peut-être une hydrocéphalie à pression normale. On eut droit au discours décousu sur les souvenirs des années trente, mais l’esprit que j’avais entrevu à la manière d’éclairs zébrant l’épaisseur de la nuit était définitivement éteint. C’était pitoyable. J’étais triste, inquiet et accablé.
C’est ce vieillard dément et manipulé par son entourage qui nomma son tombeur, d’abord au poste de ministre de l’Intérieur puis de Premier ministre. Ses proches jurent leurs grands dieux qu’il s’est rapidement rendu compte de l’énormité de son erreur, que la veille du putsch il allait destituer le policier, que celui-ci, prévenu, prit les devants. Peut-être bien, mais quelle insignifiante consolation ! Pour s’être accroché au pouvoir, l’homme a raté sa sortie du pouvoir et nous a fait rater notre entrée dans la démocratie.
C’est Hachemi Jgham qui m’annonça la nouvelle de la mort du détenu politique le plus illustre du pays.
« On va aller à Monastir présenter nos condoléances. »
J’hésite. J’en veux tellement à cet homme ! La morale musulmane veut que la mort efface le ressentiment. C’est l’occasion de remettre le compteur des haines rancies à zéro. On ne doit se rappeler du défunt que le bien qu’il a fait, oublier sinon pardonner tout le reste. Je suis trop imprégné de cette morale pour hésiter longtemps. Je m’habille et j’y vais. Grosse surprise dans l’assistance. Visiblement, je suis le dernier homme qu’on s’attendait à voir dans un tel lieu et dans un tel moment. Les ministres du dictateur font une sale tête et détournent les yeux. Je présente à Bourguiba junior mes condoléances et celles du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT) dont j’étais à l’époque le porte-parole. Les bourguibiens, dont d’anciens ministres, des proches ou de vieux militants de leur belle époque, me font un accueil ému et chaleureux. Ils me prennent à part en désignant de la tête l’aréopage des ministres du dictateur.
« Tu as vu ces hypocrites, ces salauds ? »
C’est à moi qu’ils se plaignent des conditions de la fin de Bourguiba, de la police qui sabote l’enterrement, de la farce des funérailles sous haute surveillance ! C’est à moi qu’ils se plaignent de l’homme qu’ils hissèrent au sommet de l’Etat pour les protéger non seulement des islamistes mais aussi des démocrates ! Décidément on aura tout vu ! Bourguiba gît par terre au milieu de la courette de sa modeste maison de Monastir, enveloppé dans le drapeau national.Ce n’est plus le despote si peu éclairé qui est là. Je prie pour le repos de l’âme de l’homme de l’indépendance, de l’homme du Code du statut personnel, de l’homme de l’enseignement pour tous. Après tout, c’est un peu grâce à lui qu’un enfant d’origine modeste comme moi a pu entrer au prestigieux collège Sadiki et devenir interne des hôpitaux de Strasbourg. Je quitte les lieux en marmonnant une dernière prière : « puisse Dieu vous pardonner de nous avoir livrés à tout cela ! »

Le hold-up

Dès l’annonce de la chute de Bourguiba, une cohorte d’opportunistes flairant la bonne affaire et préférant les honneurs à l’honneur ont vite offert leurs services. Parmi eux, Dali Jazi ,ancien secrétaire général de la Ligue, rallié précoce à la dictature et toujours ministre, commence sa douteuse carrière, en démontrant laborieusement dans un article de presse que la destitution n’était pas un putsch mais un acte hautement constitutionnel dû au sens des responsabilités du Premier ministre. En fait il s’agissait d’un complot. La destitution était une action préparée en secret par un groupe d’hommes armés qui ont obligé des médecins effrayés à signer un certificat médical proclamant l’incapacité du Président en exercice. La composante internationale dont on commence à mesurer l’importance a joué un rôle certain. La presse italienne a parlé un moment du rôle qu’auraient joué les services de renseignement italiens dans l’affaire. On peut penser qu’ils n’étaient pas les seuls. Avec ou sans l’aide étrangère cela s’appelle un putsch. Le régime naissait dans le mensonge. Il en restera imprégné jusqu’au bout.
De toute façon, le problème n’était pas là. Dans le cadre de l’Etat-parti, il était impensable d’envisager une action du type impeachment devant le parlement et qui aurait chargé le Premier ministre en exercice d’appeler le peuple à choisir le futur Président dans les délais les plus brefs. Or il fallait que Bourguiba s’en aille. Quel pays aurait toléré d’être gouverné aussi longtemps par un dément ? Tout le monde fut soulagé et personne ne se montra trop critique sur le moyen utilisé. Le problème était maintenant de savoir ce qui allait sortir du coup de force. J’étais loin  d’imaginer que la farce tragique qui se jouait depuis des années au palais de Carthage allait simplement céder le pas à une tragédie comique du plus mauvais goût. J’avoue avoir cédé moi aussi à un naïf élan d’enthousiasme pour le « changement ». Je faisais taire mes doutes en invoquant Hegel et sa ruse de l’histoire. Après tout, pourquoi un technicien de l’ordre ainsi que se définissait le dictateur ne serait-il pas l’instrument de la démocratisation ? N’est-ce pas l’analphabète Catherine II qui fonda l’académie des sciences de Russie ? Combien d’hommes se sont révélés et ont surpris dans l’exercice du pouvoir ! Le discours officiel « plus démocratique que moi tu meurs » et le train rapide des réformes semblaient donner raison à cette théorie. La Ligue n’arrêtera pas pendant des mois de se féliciter de l’adoption de la « Convention internationale contre la torture », de la réduction de la détention préventive et de la garde à vue, de l’amnistie (bien que partielle). Tout cela n’était que du vent. Le pouvoir archaïque se mettait en place sous un écran d’épaisse fumée qui finit par se dissiper même pour les plus myopes.
C’est au moment de l’adoption d’un pseudo- pacte national en 1988 que j’ai perdu toute illusion sur ce qui nous attendait. Ce pacte signé par tous les acteurs politiques et les grandes associations de la société civile devait constituer un consensus sur les rapports de l’Etat et de la société. Tout y figurait sauf l’alternance au pouvoir. Or c’était là le vrai test pour tout régime se réclamant de la démocratie. C’est ce texte que Mohamed Charfi, alors président de la Ligue, signa en son nom, à ma grande fureur. On commençait  selon les plus enthousiastes, un prétendu  processus qui nous amènerait à la démocratie, alors qu’en fait c’était la pire dictature qui se mettait progressivement en place.
Le calme de la Tunisie frappe tous les visiteurs. Voilà un pays sans grèves, sans manifestations, sans réunions publiques, sans élections houleuses. Vue du palais de Carthage (que les Tunisiens appellent le Grand commissariat), la France est un pays à l’instabilité inquiétante. On y manifeste. On y fait la grève. N’importe qui peut dire n’importe quoi. On manque de respect aux autorités. On ose brocarder le président. Des groupes subversifs de tout poil ont pignon sur rue. On se bagarre entre colleurs d’affiches et on ose voter contre les autorités en place. Quelle insulte aux valeurs suprêmes de la loi et de l’ordre ! La stabilité est d’autant plus valorisée par le système qu’elle est tout ce dont le dictateur a besoin et tout ce qu’exige le protecteur étranger. Mais que de violence et de pression exercées sur la population pour l’obtenir et la maintenir ! De plus, si l’on regarde de près cette fameuse stabilité, on se rend compte qu’elle est celle des marigots. Rien ne bouge en surface, mais tout pourrit en profondeur. Rapprochons-nous de la surface et regardons de plus près. Nous ne verrons pas grand-chose car le pays est opaque à lui-même et aux autres. Peu importe, c’est le nez qui sera notre guide pour sentir la peur qui sourd de partout. Elle est généralisée, savamment entretenue. Nul ne lui échappe. Elle est le lot et la malédiction de tous. Le déploiement policier est l’élément-clé de la peur pédagogique. Mais il y a tout le reste : les écoutes téléphoniques, les rafles, la délation, la constante suspicion de tous à l’égard de tous. Ne reste  que la peur pour soutenir la stabilité. L’humiliation est l’autre pilier. Les hommes cassés n’ont plus de ressorts pour se soulever et l’humiliation sera le marteau-pilon du système. Elle est à l’œuvre contre les opposants surtout s’ils sont islamistes. Violentés dans leur âme et leur corps, ils doivent boire la coupe jusqu’à la lie. Mais les autres Tunisiens ne sont pas mieux lotis. Les journalistes, les hommes politiques, les juges, les hommes d’affaires, les universitaires tout autant que les simples citoyens savent qu’ils n’ont rien à dire, qu’ils ne sont plus rien, face à l’arbitraire. La lâcheté devient un instrument de survie, mais dans la honte et la culpabilité. Ce système poussé à l’extrême et vu à l’échelon du monde arabe va pousser les gens à préférer le suicide avec panache  au  suicide par grève de la faim ou étouffement lent. Peu de gens réalisent, en Occident, à quel point le suicide commandé des prétendus « terroristes » palestiniens nous est étrange et étranger. Les comportements de ces hommes et femmes humiliés jusqu’à la lie par la dernière occupation étrangère en terre arabe sont si nouveaux que la langue a du mal à trouver des termes pour les désigner. Ainsi le mot terrorisme en arabe est une traduction littérale des langues occidentales et n’a aucune historicité. Il en va de même de « kamikaze » importé du Japon. On se sert parfois du terme « suicidaire ». Or, pour l’islam, le suicide est la pire offense qu’on puisse faire à Dieu. Dans l’éthique militaire arabe, on ne s’en prend ni aux femmes, ni aux enfants, ni aux arbres. Au moment des pires guerres comme celles contre les Croisés, les Mongols, ou les luttes de libération nationale, on n’a jamais signalé de comportement kamikaze. On va à la guerre pour se battre vaillamment, vaincre, survivre, et non pour s’offrir en holocauste. Egorger des femmes et des enfants, avec la sauvagerie coutumière des attentats en Algérie, ou défiler drapé d’un linceul annonçant la mort programmée, comme en Palestine, sont des symptômes nouveaux de ce mal profond qui a sapé les bases de la dignité et qui fait de la mort héroïque la seule réponse à une dévalorisation dont on ne veut plus à aucun prix.
Le monde ne prendra conscience de ce qui se passe dans le paradis de la « stabilité et du miracle économique » qu’à l’occasion de telle ou telle affaire concernant un ou une militante des droits de l’homme déjà connus. Les médias occidentaux rapportent l’affaire. Les hommes politiques occidentaux s’offrent à peu de frais une bonne conscience, en intervenant pour le héros ou l’héroïne du moment. L’essentiel pour eux n’est-il pas que les supplétifs fassent régner le calme dans les pays-banlieues ?
Le brillant résultat est le fruit d’un long processus de dé- démocratisation savamment conduit. Le nouveau maître de Carthage commence tout doucement par reprendre les maigres acquis du temps de Bourguiba. Première cible : la presse indépendante.
En 1980, des journaux indépendants et d’opposition acquirent un droit de cité chèrement payé, en devenant le lieu d’un débat très fructueux sur la démocratie, l’islamisme, l’Etat, la société civile etc. Toute cette presse cessa progressivement, ou d’exister ou de parler du fait d’une politique systématique de mise au pas par les moyens les plus divers et surtout les plus retors. Le grand journal Errai qui fut le porte-parole et le point de ralliement des démocrates se saborda en 1987 sentant que le « changement » était une continuation par d’autres moyens. L’autre grand lieu de rencontre, Le Maghreb, fut éliminé par de basses manoeuvres et son directeur, Omar Shabou, emprisonné et réduit au silence. La Tunisie devint dès 1990 un pays sans presse au sens réel du terme, à savoir un moyen social d’information et de débat. Dans les journaux dits populaires, on se spécialisa dans le sordide, le vulgaire, le dérisoire et l’irrationnel. Les organes officiels écrits ou radiotélévisés sombrèrent, eux, dans le délire hagiographique. Cherchant désespérément le compliment dans les plus obscurs journaux étrangers, ils faisaient preuve d’une violence démesurée pour répondre à de mystérieuses critiques contre la « Tunisie du changement » et dont le lecteur ne savait rien hormis qu’elles étaient le fait d’ennemis haineux et jaloux. La Tunisie était un pays où il ne se passait  que des choses merveilleuses. Tous les jours, s'abolissaient les barrières entre le réel et le fantasme. Nous n'étions plus dans le champ du politique, mais dans celui de la magie. L'information devenait incantation. L'esprit désertait une langue de plus en plus délirante. En arabe le jargon était indigeste, en français il était tout simplement ridicule. Tout se passait comme si l’objectif n’était plus l’information et le débat mais la sécurité des esprits supposés simples. Avec la presse tunisienne des années quatre-vingt-dix, le degré zéro de l’écriture devint non pas un plancher mais un plafond. A l’un des ci-devant journalistes qui se scandalisait de mon ignorance de son dernier éditorial, je répondis que si je pouvais acquérir avec du non- argent son non- journal parlant de non- événements et mettant en scène des non-hommes politiques, j’aurais certainement acheté le dit produit vu les nombreux usages domestiques qu’on pouvait en faire. Les Tunisiens vivront dès lors avec les paraboles (qu’on tentera en vain de contrôler), écouteront Radio -trottoir et s’abandonneront aux délices empoisonnées des folles rumeurs ignorant superbement le discours officiel. En détruisant la presse libre, le pouvoir archaïque détruisait sans le savoir sa propre crédibilité. A force de vouloir tout contrôler, il a fini par ne plus maîtriser aucun vrai moyen de communication. C'est cette situation que la Ligue stigmatisa dans son communiqué du 26 juillet 1991 : « La grave dégradation de la presse s'est manifestée par la disparition de nombreux journaux dopinion et d'opposition, le règne du discours officiel à la radio et télévision, la généralisation de la censure préalable, l'interdiction des communiqués de la Ligue, l'explosion d'une presse spécialisée dans la diffamation, la désinformation, et la tromperie de l'opinion publique ». Loin d'être isolé, ce jugement va être partagé, repris par les journalistes, les intellectuels (la déclaration des trois cents en décembre 1990) et une bonne partie de l'opinion publique. La sévérité des rapports de Reporters sans frontières allait croissant. Le dictateur figure à la fin des années quatre-vingt-dix sur la liste des dix premiers ennemis de la presse dans le monde, publiée annuellement par une association américaine spécialisée.
Deuxième cible : les institutions indépendantes de la société civile en commençant par les plus faciles.
 L’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT). puissante locomotive de la démocratisation sociale et politique des années soixante-dix/quatre-vingt, fut rapidement mise au pas par les techniques policières bien rodées que sont l’infiltration, la corruption des hauts cadres, la manipulation et l’intimidation.
La mise au pas des partis politiques naissants se fait en douceur au début. Le régime crée de toutes pièces ses partis d’opposition, contrôlés par ses séides et tenus par la police politique. Leur rôle est de donner le label du pluralisme à une dictature qui prend les gens pour des imbéciles.
L’opposition réelle et non reconnue est constituée de deux composantes : les islamistes qui avaient demandé à être reconnus sous le nom d’Ennahda et les partis démocratiques dont le plus ancien est le Mouvement des démocrates socialistes (MDS). De premier parti démocratique d’opposition, il devint dans les années quatre-vingt-dix, à force d’être infiltré, entravé, manipulé, pourri, un chaos de groupuscules déconsidéré, quitté par son propre fondateur.
La façon dont le pouvoir archaïque organise les élections est très révélatrice. Le 12 avril 1989, la Ligue exige « une révision de la loi électorale en vue de réaliser une vraie représentativité, la possibilité pour tous ceux qui sont en âge de voter, de le faire, la garantie du secret du vote, l’impartialité de l’administration ». Rien n’y fait. Les élections sont des mises en scène grotesques dont l’objectif est double : verrouiller le système et lui donner, à peu de risques et de frais, l’aspect exigé par une modernité dont on ne cesse de se réclamer. Ma tentative de candidature aux élections présidentielles en 1994 était vouée à l’échec puisque la dictature avait rendu la chose impossible du temps de Bourguiba lui-même. La loi sur mesure exigeait qu’un candidat soit parrainé par trente députés. Or, tous les députés, dans un régime de parti unique à peine déguisé par un multipartisme de façade, appartiennent à ce parti ou à ses prête-nom. On voyait mal trente de ces dévoués fonctionnaires de l’Etat aller contre la volonté de leur chef et parrainer un rival. En fait l’acte avait pour objectif de dénoncer une farce qui se répète depuis l’indépendance, insulte à la Démocratie et au pays. La tentative eut au moins le mérite d’obliger le pouvoir à affiner ses méthodes et à se résoudre au principe de candidature multiple, considéré jusque-là comme sacrilège. Les élections « pluralistes » de 1999 avec des candidats mercenaires furent  du plus haut comique, mais ceci est une autre histoire. Le dictateur s’octroiera en 1989, 1994, 1999, et lors du referendum constitutionnel de 2002, le même score de 99% et des poussières.
C’est la Ligue qui donna le plus de fil à retordre au dictateur, pour finir elle aussi dans l’enclos. Cette dernière avait cessé de fonctionner réellement à partir de 1992 par la conjugaison de plusieurs mesures : l’interdiction de diffuser ses communiqués, le refus des autorités de discuter avec ses représentants attitrés, les conflits internes continuellement relancés et entretenus par une presse ouverte sur un seul courant et la menace des nouvelles dispositions légales spécialement mises au point pour en finir avec elle. Le dictateur aime légiférer, pour donner à son autoritarisme un visage légal. Ce n’est pas difficile avec un parlement où même les élus de l’opposition ont été choisis au ministère de l’Intérieur. Que de textes n’a-t-il pas fait « voter » par cette chambre d’enregistrement : loi sur les partis, les élections, la presse ! Les nouvelles dispositions pour corser une loi des associations, déjà très restrictive, étaient au nombre de deux. D’abord on interdit aux associations dites générales d’avoir dans leur direction des personnalités politiques. L’objectif était d’éliminer les opposants de la direction des rarissimes associations non encore inféodées à l’Etat policier. Le second amendement fait obligation à ces associations de s’ouvrir à tous les citoyens n’ayant pas perdu leurs droits civiques. On voyait quel genre de « militants » touchés par la grâce des droits de l’homme allaient se bousculer à la veille du congrès pour demander une adhésion imposable par la loi. Sur cinq mille associations que comptait le pays, seulement une quarantaine ,dont la Ligue, échappait encore au contrôle du pouvoir. La loi allait remédier à cette lacune. Dorénavant, même les amis des oiseaux devaient montrer patte blanche !
Le 24 mars 1992, le comité directeur, épaulé par le conseil national, publia son avis sur ce véritable arrêt de mort d’une ONG indépendante. « La Ligue considère les nouvelles dispositions de la loi sur les associations comme non constitutionnelles et contraires aux Chartes et pratiques internationales. La parution de cette loi ne fera qu’approfondir le fossé entre le discours et la pratique et constitue un dangereux tournant dans la législation tunisienne ». La Ligue n’avait plus désormais  qu’un choix : disparaître à petit feu en tant qu’institution indépendante ou disparaître immédiatement tant qu’elle était encore indépendante. Le débat fut tranché au Conseil national du 14 juin 1992. C’était un non catégorique à la loi. Le ministre de l’Intérieur réagit immédiatement en annonçant par téléphone, dès la fin du conseil, au secrétaire général, que la Ligue devait fermer ses portes. La suite fut une série d’épisodes très compliqués, de tentatives de créer une Ligue bis, d’appeler un congrès extraordinaire toléré par le pouvoir pour rattraper la "bévue" du Conseil national et accepter la loi. Ces tentatives avortèrent. Il fallut attendre mars 1993 pour que le pouvoir changeât son fusil d’épaule. Il se décida à relégaliser la Ligue, sous la pression internationale, et gêné d’aller au premier Congrès mondial sur les droits de l’homme organisé par l’ONU en juin 1993 à Vienne, avec une Ligue dissoute. L’objectif de soumettre la Ligue n’était que reporté. La nouvelle bataille portait cette fois-ci sur l’organisation du congrès. Pour les plus déterminés et les plus lucides, il fallait coûte que coûte reconduire l’ancienne base et continuer de refuser une loi anticonstitutionnelle, quitte à ce que le pouvoir redissolve la Ligue. Pour ceux qui fonctionnaient déjà dans le comité directeur comme les alliés du pouvoir, il fallait au contraire, au moins pour sauver les meubles disaient- ils, se soumettre à la loi et s’ouvrir aux nouveaux venus étiquetés « indépendants ». C’était le combat du pot de terre contre le pot de fer : d’une part, une poignée de militants harcelés tentant de faire barrage à la crue, de l’autre, la puissante machinerie du parti mobilisée pour susciter les vocations de membres de la Ligue, relayée au sein du comité directeur par les « réalistes ». A la veille du congrès, à l’occasion du renouvellement des adhésions, la Ligue avait perdu 50% de ses anciens membres, intégré 50 % de nouveaux venus métamorphosés en « militants » des droits de l’homme et plus pressés les uns que les autres de s’emparer de la carte d’adhérent. Puis ce furent le congrès de la reddition, et la victoire de la raison d’Etat sur la volonté d’une ONG d’assurer une mission devenue impossible. Après cinq années d’âpres combats, la Ligue entérina au premier jour de son quatrième congrès le 5 février 1994 sa normalisation par l’Etat. Certains membres du comité directeur, passés au service du pouvoir, m’empêchèrent de lire le discours d’ouverture. L’accablant rapport général qui devait être lu par le secrétaire général en séance publique fut, pour la première fois de l’histoire de la Ligue, prudemment remis à la séance de l’après- midi. Le congrès accepta, il est vrai à une faible majorité, de se soumettre à une loi qui mettait fin de facto à l’indépendance de la Ligue. La mise en place d’une direction, avec l’appui décisif du pouvoir, scellait la fin d’une indépendance ombrageusement défendue depuis la naissance de la Ligue en 1977.
L’échec de cette dernière à conserver sa cohésion, son indépendance et sa combativité s’inscrit dans le cadre de l’échec plus général de la société civile face à l’Etat autoritaire plus fort que jamais. La plus ancienne ONG arabe et africaine des droits de l’homme fut ainsi réduite à une impuissance quasi totale. Le paradoxe est que la direction, installée par le pouvoir lui-même, s’est heurtée à la même ancienne hostilité. On ne lui a pas pardonné des prises de positions épisodiques et plus que prudentes, comme on n’a pas accepté de lui laisser la moindre marge de manœuvre lui permettant de sauver la face notamment vis- à -vis des organisations internationales. Le pouvoir archaïque semblait avoir tout soumis en prenant au printemps de 1994  la dernière citadelle insurgée. C’était aller  vite en besogne.

Le nœud gordien du système

Museler la presse comme verrouiller le système étaient une nécessité absolue pour rendre opaque le noyau et la fin ultime de toute la politique : la jouissance du pouvoir absolu avec tous ses corollaires dont le plus important : la corruption. C’est de tous les maux de la « nouvelle ère » celui que la société supporte le moins bien. Marginale et anecdotique du temps de Bourguiba, elle devient avec l’avènement de l’Etat policier le problème économique et social numéro un. La première activité du jour, dans les cafés populaires comme dans les salons de la bourgeoisie, est de se raconter la dernière affaire juteuse qui s’est conclue dans la foire aux larrons. Parfois on exagère. Une poule noire a disparu dans la cour d’une ferme à Trifouilly-les-deux- palmiers et c’est encore eux qui ont fait le coup. Bien sûr c’est faux. Ces gens là ne volent pas des poules dans les fermes de nos villages, et noires de surcroît. Ces gens- là ne s’en prennent qu’à des milliards.
« Vous avez entendu parler de la dernière. Ils dépècent Tunis Air. Ils la mettent en faillite. Ils prennent ses pilotes pour monter la compagnie privée du gendre ex-cafetier.
- Oui mais as-tu vu le tract qui circule sous le manteau intitulé les sept familles qui pillent la Tunisie ?
- Tu retardes, mon vieux, tiens regarde cette liste probablement diffusée par des résistants travaillant à l’intérieur de la banque centrale. Regarde tous ces salauds et les prêts colossaux qu’ils se sont octroyés et qui ne seront jamais rendus.
-Attends, le gendre du président n’y figure pas, mais les autres membres de la famille, si. C’est peut-être une manipulation et un règlement de comptes entre les clans mafieux.
 L’Audace, journal de l’opposition paraissant à Paris, publie régulièrement des détails croustillants sur les « affaires » avec noms et chiffres. Aucun démenti. Et pour cause, les informations que recueille son infatigable patron, Slim Bagga, proviennent des meilleures sources : les intéressés eux-mêmes. Il y a les victimes qui racontent sous le sceau de l’anonymat comment elles ont été plumées. Il y a aussi les clans en guerre intestine permanente qui se « balancent » mutuellement. Tous les hommes d’affaires sont unanimes pour dénoncer le racket permanent auquel ils sont soumis. Tous dénoncent les monopoles de facto accordés à certains plutôt qu’à d’autres, les redressements fiscaux arbitraires de punition et de chantage, la non- transparence des conditions de passation de marchés, le secret qui entoure les véritables données économiques, pratiquement classées « secret Défense ». Les lois de l’économie de marché sont en permanence court-circuitées. La concurrence, qui devait améliorer les produits et diminuer les coûts, ne fonctionne plus. Le système bancaire est prêt à rendre l’âme. La chaîne  Mac Donald’s  a refusé de s’installer à Tunis (quelle chance !) quand on a voulu lui imposer les conditions « normales » c’est-à-dire l’association avec un va-nu-pieds quelconque « mais qui a les bonnes relations ».Tout le monde spécule sur les sommes colossales volées au peuple et sur les endroits où elles sont planquées. Bien sûr à part eux personne n’en sait rien. Mais tout le monde connaît les grands mécanismes de l’arnaque où le pigeon a la taille d’un pays : colossaux « emprunts » aux banques jamais remboursés, faillites provoquées pour racheter pour une bouchée de pain des sociétés florissantes, commissions sur les marchés publics, trafic de voitures volées en Europe, voire narcotrafic, importation de biens exemptés de droits de douane et écoulés à très bas prix ruinant au passage les honnêtes commerçants et ponction sur les prêts étrangers. C’est à  ce niveau que se fait clairement la jonction entre corruption et criminalité. A tous les niveaux douaniers et policiers véreux prélèvent leur dû. Le pays est mis en coupe réglée par une association entre mafieux et ripoux.
Rien ne traduit mieux la mentalité mafieuse du régime que cette invention unique au monde, appelée la Caisse de solidarité nationale (le 26.26) .Ce ne sont  plus un quartier ou une profession qui sont « protégés » et rackettés, mais un pays et un peuple.Tous les ans, au mois de novembre un jour est déclaré celui de la « solidarité nationale ». Chacun doit mettre la main à la poche pour verser son obole à une caisse appelée le 26.26. Mille et une histoires circulent sur cette étrange solidarité spontanée mais obligatoire. On exige l’argent dans les écoles, les entreprises, les administrations. Les gouverneurs de chaque province rivalisent d’ardeur pour remplir la cagnotte du maître. On prétend qu’elle sert à financer des projets de développement dans les zones les plus pauvres du pays. En donnant au 26.26, ils n’ont plus besoin de payer leurs impôts à l’Etat officiel. Ceux qui ne saisissent pas le ‘‘truc’’voient débarquer les inspecteurs des finances pour des redressements substantiels. On prend par l’intimidation ou le chantage au redressement fiscal. On distribue quelques moutons le jour de l’Aïd sous le flash de la télévision. Des paysans récitent leur texte sur leur profonde reconnaissance au président qui n’a pas oublié le petit peuple. Le gros de l’argent, lui, disparaît dans le trou noir de la corruption structurelle. En juillet 2001, je suis condamné à une année de prison avec sursis pour avoir dit tout haut ce que tous les Tunisiens disent tout bas.Bien sûr, cet étrange manège n’a rien à voir ni avec la solidarité, ni avec la dignité d’un Etat moderne. Dans la tradition sociale musulmane, la bienfaisance est un acte spontané, personnel et surtout discret, voire anonyme. La quasi- obligation faite aux uns de donner avec empressement et aux autres de recevoir les miettes avec gratitude et en public choque profondément les gens. La séparation de l’argent public de celui du prince est le point de départ de l’Etat moderne. Les ressources de ce dernier doivent être prélevées par des impôts réguliers votés par le parlement et surveillés par la cour des comptes. Son engagement dans le développement notamment dans les régions les plus déshéritées est un devoir qui ne doit rien à la mansuétude ou à la charité. Ce sont tous ces principes de l’Etat moderne qui vont être jetés aux orties.
On nous objecte que ce n’est pas là une caractéristique propre à la Tunisie, ni même à la dictature. Certes, là où vous mettez ensemble hommes, pouvoir et argent, vous avez immanquablement, dans les multiples dérivés de la réaction, peu ou prou de corruption. La fréquence de cette dernière dans les Etats démocratiques devrait nous enlever toute illusion quant à son éradication définitive. L’exercice de la pire violence révolutionnaire n’a jamais pu en venir à bout. Si on la considère comme une mauvaise et vigoureuse herbe qui envahit en permanence le champ du pouvoir dont elle fait structurellement partie, le problème est de mettre au point une bonne tondeuse qu’on passe et repasse au fur et à mesure de la repousse inévitable. Cette tondeuse, ce sont  la presse et la justice indépendantes. Présentes en démocratie elles dégagent régulièrement les allées du jardin. Rouillée ou sous clé, la tondeuse en dictature est incapable de faire son travail. Voilà le jardin envahi par le chiendent étouffant les roses et le géranium. La gravité de la corruption dans nos pays n’est pas seulement en rapport avec la quantité d’argent qu’on vole au petit peuple. Ses effets pervers sont plus complexes et plus dangereux. Il y a d’abord la dévalorisation du travail et de l’honnêteté. Tout le monde finit par se dire que pour survivre il faut travailler, mais que pour devenir riche, il faut trouver la combine. Vient ensuite l’assèchement de l’investissement intérieur puis de l’investissement extérieur. Personne n’aime mettre son argent  à la merci de bandes de corrompus- corrupteurs. Voilà l’économie plombée et le chemin vers la misère bien balisé.
Il n’y a pas que la morale publique qui va sombrer.
L’autre grande victime du régime est la justice. Je ne parle pas de la magistrature qui a été à la botte du régime même du temps de Bourguiba, mais d’une dimension plus fondamentale du problème C’est la mouvance démocratique qui popularisa dans les années quatre-vingt le concept d’Etat de droit. L’Etat policier s’empara vite de cette demande pour se l’approprier et la vider elle aussi de tout sens. Votées par un parlement à la botte, appliquées par une justice de fonctionnaires dociles, les lois devinrent les ennemis des droits. Les règles qui existent sur le papier régissent un pays imaginaire. Celles qui régissent le pays réel sont à géométrie variable. Des lois sur mesure sont inventées en fonction des aléas de la répression pour donner une couverture légale à la politique du régime. L’application des lois existantes est chaotique en apparence, mais dépend, en fait, de la magouille. On peut vous appliquer une loi, mais le voisin, de par ses relations, peut s’y soustraire. C’est valable dans tous les domaines de la vie quotidienne : autorisation de bâtir, licence d’importation, tout cela au vu et au su de tout le monde. L’exemple est donné par le haut. Les élections trafiquées, la corruption étalée au grand jour dans les hautes sphères du pouvoir, des actes comme le vol des voitures des opposants, la diffusion de matériel pornographique contre eux, les attaques impunies dont ils sont l’objet de la part de journaux à la solde, enlèvent toute crédibilité à la notion d’Etat de droit. Ne parlons pas des zones livrées à l’arbitraire le plus complet de la police politique ou de l’administration pénitentiaire. Ceci développe ou renforce dans la population une relation à la loi extrêmement pathologique. Cette dernière n’est plus la règle de conduite que tous doivent respecter pour le salut de tous, mais la ruse des plus forts, la punition de ceux qui n’ont pas des « épaules » (c’est-à-dire des relations aux bras longs), l’obstacle à contourner. La recherche de ces « épaules » pour participer au jeu général du contournement de la loi est aujourd’hui une caractéristique quasiment culturelle. Il faudra une génération au moins, vivant en démocratie, pour amorcer un changement significatif dans cette attitude. Le mélange détonnant de misère et de corruption, le triomphe de la loi de la jungle  font imploser la société. La violence qui ne peut s’extérioriser est retournée contre soi. C’est le démarrage d’un processus qui verra flamber usage des stupéfiants, criminalité et suicide. La société, ne pouvant exploser, implose. Un peuple et un Etat, par la faute d’un individu incompétent et d’un régime qui dysfonctionne à tous les étages, se mettent lentement à agoniser.
           
La contre-attaque de la société civile

On oublie souvent que nous ne fonctionnons pas dans un monde du tout ou rien, mais dans celui des transitions, des spectres, du clair- obscur, bref de la complexité. Nous sommes aussi dans un monde où fonctionnent en permanence et en parallèle des forces de construction et des forces de destruction. Par endroits, la société se délitait par pans entiers. Dans d’autres elle se construisait en silence. Quand on parle de démocratisation réussie dans un pays, on a forcément à l’esprit la tenue d’élections libres et l’alternance pacifique au pouvoir. Cela est certes le signe fort, mais l’alternance n’est qu’un critère parmi d’autres de la Démocratie. L’islam a cinq piliers, la démocratie en a quatre: la liberté d’expression, la liberté d’association, l’indépendance de la justice et l’alternance pacifique au pouvoir. Vues sous cet angle, les sociétés arabes et la société tunisienne en particulier ne sont pas des sociétés non démocratiques mais à moitié démocratiques ou plus exactement en voie de démocratisation. En tant que mouvement politique, nous n’avions pas pu imposer l’alternance au pouvoir et l’indépendance de la justice, mais nous avions imposé la liberté d’association et la liberté d’expression. C’est la situation qui prévaut dans presque tout le monde arabe aujourd’hui. Ces deux droits ont été acquis de haute lutte, les deux autres finiront par l’être. On était dans un processus qui pouvait être difficilement stoppé ou inversé mais sûrement entravé et bloqué.
Le climat de peur donnait au pays cet air calme si faussement trompeur. La « mercenarisation » des partis d’opposition légale, l’élimination brutale des autres, la « normalisation » de la Ligue, l’encerclement et la marginalisation des rares associations demeurées indépendantes, tout semblait signer la victoire de la dictature sur la société civile. En fait le feu couvait simplement sous les cendres. Un système aussi aberrant ne peut tenir que par l’exercice de la violence extrême. Le dispositif policier enserre le pays dans une véritable toile d’araignée. Il comptera jusqu’a cent trente mille policiers, autant que pour un pays comme la France, six fois plus peuplé. On mettra en place une incroyable myriade de corps spécialisés aux uniformes les plus « hollywoodiens », la police des universités, plus tard la police du train. Tous ces hommes ne protégeaient pas la loi. Ils étaient la loi. Bientôt on aura droit aux grèves des chauffeurs de taxi lassés d’être rançonnés par des policiers postés à tous les carrefours et de plus en plus gourmands. Les forces démocratiques démoralisées et désunies travaillaient en coulisse à reconstruire sur les ruines.
La politique est l’art de faire du mouvement à partir de l’agitation brownienne, de dégager de la raison à partir des passions les plus folles. C’est surtout l’art de toujours tout recommencer. Il ne me restait qu’à changer mon fusil d’épaule. Beaucoup de forces vives du mouvement des droits de l’homme n’ayant plus leur place dans la Ligue se retrouvèrent rapidement dans un réseau informel. Tous les anciens s’impliquèrent rapidement dans des opérations de monitoring notamment des affaires de torture, d’assistance aux prisonniers politiques, d’aide aux familles  et de lien avec les organisations internationales. Observant avec quelle habileté les dictatures peuvent s’accommoder d’une sorte de bruit de fond contestataire, je crois aujourd’hui que les droits de l’homme ne doivent pas s’arrêter à la dénonciation, mais participer directement à l’éradication de ce qu’ils stigmatisent. Les droits de l’homme doivent devenir la référence théorique et morale d’une action politique visant aussi à gouverner. La vocation des militants des droits de l’homme n’est pas d’être les pleureuses professionnelles de la politique, mais d’investir toutes les aires du pouvoir politique, l’exécutif, le judiciaire, le législatif aussi bien que le moral, pour traduire dans les faits nos principes et nos idéaux. Les belles âmes font une distinction amusante entre le désintéressement des « vrais » militants des droits de l’homme et les ambitions politiques des « faux ». La vraie vie montre que les hommes ne s’engagent dans le champ public que sous la pression de deux types de motivations. Ils sont mus par des idées et des idéaux qui traduisent des intérêts collectifs qui les dépassent aussi bien que par leurs ambitions personnelles. Personne ne s’est jamais marié uniquement par devoir envers la vie et la société. Le désir est le moteur de la main invisible qui joue sur les intérêts personnels pour promouvoir l’intérêt collectif. Les saints comme les voleurs ne bougent le petit doigt que parce qu’ils y trouvent leur compte. La question du bon et du mauvais usage des valeurs se pose en terme de hiérarchisation des deux forces qui poussent les hommes à agir. Qui vient en premier ? Toute personne impliquée dans le champ des luttes politiques et sociales vous jurera ses grands dieux qu’elle ne désire que l’intérêt public. Réservez votre jugement jusqu’à l’épreuve de la répression ou du pouvoir à portée de main. Tantôt vous verrez les gens rentrer prudemment sous la table où aller à la soupe à n’importe quelle condition. Tantôt vous les verrez accepter tous les sacrifices pour des idéaux qui les dépassent. Aussi bien dans le milieu de la politique pure et dure que  dans celui de l’action associative la plus idéaliste, il y a et il y aura ceux qui essentiellement servent et ceux qui essentiellement se servent.
En juillet 1997, j’ai diffusé dans le réseau un texte appelant à reconstruire quasiment un parti des droits de l’homme. C’est en septembre 1997 que se tint chez moi, à Sousse, une réunion qui décida de créer une structure de compromis entre un parti et une association et de l’appeler le Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT). Je fus élu à la tête de la nouvelle structure, situation qui allait vite se révéler plus dangereuse que celle d’être à la tête de la Ligue. Le cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, le 10 décembre 1998, fut l’occasion on ne peut plus symbolique pour annoncer la naissance du CNLT. Sans illusions, je suis allé, avec Ali Ben Salem, un vétéran de toutes les luttes, déposer le dossier de légalisation au gouvernorat de Tunis. Sans surprise fut reçu le refus. Les libertés dans ce genre de dictature s’arrachent et ne se négocient pas. On décide de passer outre à l’interdiction et de continuer à fonctionner à l’air libre. Le pouvoir archaïque avait très bien perçu la gravité du défi qui lui était lancé. Omar Mestiri, le secrétaire général, fut interpellé , gardé à vue au mois de mai et poursuivi pour maintien d’une association non reconnue. Au mois de juin ce fut à mon tour d’être arrêté. Le juge d’instruction me signifie à chaque fois le chapelet d’accusations habituelles. La ligne de défense est toujours la même. Le droit d’association et d’expression sont garantis par les conventions internationales que le régime a signées. Ils sont garantis par la constitution et ont donc la primauté sur les lois édictées par le parlement du parti unique, interprétées à sa guise par le ministre de l’Intérieur. Par conséquent le CNLT était parfaitement légal. Lors de la deuxième comparution en septembre 2000, je me souviens m’être retourné pour montrer la constitution accrochée au mur derrière moi, criant que je me mettais sous sa protection, et que c’était à elle de dire la loi etc. A la troisième comparution, en novembre 2000, et ne craignant pas de me répéter, je me suis tourné vers le mur pour lancer ma diatribe. Les mots restèrent collés à ma langue. Plus de constitution : ils l’avaient prudemment décrochée. De toutes façons c’était mieux ainsi. Pour l’usage qu’ils en faisaient ! Au mois de mai 2002, le dictateur s’en débarrasse pour s’en tailler une sur mesure. A chaque fois, on me laissa en liberté provisoire. Je ne pouvais pas aller très loin, tant les barreaux étaient nombreux. Sous une telle dictature, j’avais le choix entre regarder ailleurs ou bien être un médecin interdit de soigner, un écrivain interdit de publier, un amoureux du monde interdit de voyager, un enseignant interdit d’enseigner. La dignité était à ce prix.
Le réveil de la société civile se manifesta à plusieurs reprises durant la période 1999-2000, notamment lors des manifestations communes au réseau associatif comprenant l’Association des femmes démocrates, la Ligue, l’Association des jeunes avocats, l’Union générale des étudiants tunisiens et la section d’amnesty. C’est durant l’un de ces rassemblements qui drainaient toutes les forces vives du pays que Noura Borsali, membre très active du CNLT, lança un cri qui allait devenir le slogan des années à venir : « Nous ne voulons plus avoir peur ». Le Conseil se montra présent et offensif sur tous les dossiers rappelant les positions de la Ligue dans ses meilleurs jours. En octobre 1999, il publia un rapport accablant sur les prisons. En avril 2000, il sortit un rapport explosif sur l’état des libertés et publia sur Internet la liste de quarante tortionnaires. Du jamais vu. Mieux, il appela la société civile à tenir, le 10 décembre 2000, les assises de la démocratie pour préparer l’avènement de l’Etat de droit. Au-delà des activités et des prises de position, l’apport du conseil était l’exemplarité. Il montrait la voie par son mot d’ordre devenu célèbre : « Nos droits, nous ne les réclamons pas, nous les exerçons ». Cette attitude diminua un peu la peur et fit des émules. Le Forum démocratique, parti politique naissant, s’assuma nonobstant le refus de légalisation et continua de fonctionner malgré l’inculpation de son secrétaire général Mustapha Ben Jaafar. Il en fut de même pour Attac-Tunisie (le RAID) et un nombre croissant de comités se  sont mis à fonctionner dans l’illégalité la plus affichée. Le mot d’ordre était : reconstruisons le tissu associatif et de telle façon que le dictateur ne puisse pas le détruire. En l’espace de deux ans, la société civile se dota d’un nouveau syndicat (la Confédération des travailleurs), d’une nouvelle association d’écrivains, d’un Centre pour l’indépendance de la justice. L’espace virtuel d’Internet allait devenir le champ d’expression favori de l’opposition, au grand dam du dictateur qui s’empressa de créer une e-police. L’activité du conseil dopa une Ligue en déliquescence. Le 28 octobre 2000, six ans après la reddition, c’est la Ligue que mes amis et moi-même avions défendue en 1994 qui renaît, souveraine et indépendante, infligeant une défaite majeure au pouvoir. Le dictateur comprend le danger. La répression chez lui n’est pas une politique, c’est un réflexe pavlovien. Dans une incroyable démonstration de force, la police essaye de casser les nouvelles structures et surtout de récupérer la Ligue. Elle commence par en fermer les locaux dès la fin du congrès. Le pouvoir prétend que celui-ci ne s’est pas déroulé selon les règles démocratiques dont il est le protecteur et exige un autre congrès qui lui redonnerait le contrôle. Ce régime, maître en faux et usage de faux, spécialiste des élections truquées, entendait donner des leçons de démocratisme à la Ligue ! Je plaisante avec Mokhtar Trifi, le président élu, qui est à la fois un ami des jours sans pain et l’avocat des jours avec juges et policiers.
« Alors toi aussi, ta tête ne leur revient pas? 
-Ils ont bouclé tout le quartier. La police était casquée. Il y en avait assez pour libérer la Palestine.
-Moi je pense qu’ils auraient dû envoyer l’aviation et la marine. Avec tous les missiles Stinger que tu caches à la Ligue, on n’est jamais assez prudent. »
Il fallait maintenant faire un pas en plus et fédérer toutes les forces démocratiques pour emporter les deux derniers droits confisqués par L’Etat policier.L’idée d’appeler tous les démocrates du pays en conclave solennel pour réfléchir sur l’alternance démocratique, et la préparer, trottait dans ma tête depuis 1996. C’est l’Afrique noire qui nous donnait l’exemple de ce qu’il fallait faire, avec ses Conférences nationales démocratiques (CND). Des centaines d’hommes et de femmes, unis contre la dictature, s’assemblaient comme dans l’ancienne agora grecque, pour débattre de la défense de la cité en danger. Il restait à convaincre une nébuleuse démocratique divisée de tenir la CND tunisienne.
L’idée finit par se frayer lentement son chemin. C’est le CNLT qui l’adopta le premier dans son rapport sur l’état des libertés d’avril 1999. Le 8 décembre au matin, le comité préparatoire se réunissait dans la maison de Sadri Khiari, un des quatre endroits que nous avions choisis pour débattre des pré-projets avant de les soumettre à une plénière qui devait avoir lieu le 10 au soir chez notre vénéré doyen d’âge le bâtonnier Mohammed Chakroun. Vers 11 heures du matin, la maison est encerclée par des forces de la police. Vers midi Sihem Ben Sedrine nous annonce au téléphone que les endroits prévus pour les réunions de travail sont  encerclés et que la police renvoie  brutalement tous ceux qui se présentent. Nous étions dans une souricière. Nous décidons de sortir, après avoir alerté tous nos amis joignables au téléphone. La police nous fait un véritable corridor humain, silencieux, menaçant mais sans brutalité. Ce n’était encore rien par rapport à ce que j’allais vivre la nuit du 10. Ma première réaction est de sécuriser les textes en les mettant sur la toile. Toutes les maisons « suspectes », dont la mienne, restent bouclées le 8 et le 9. Les assises de la démocratie sont annulées de facto. Le 10 au soir, je retourne à Tunis pour la cérémonie de la remise du prix « Hachemi Ayari » un des pères fondateurs de l’organisation. Le CNLT, interdit et pourchassé, avait mis un point d’honneur à instituer ce prix pour honorer une personne ou une institution qui avait fait avancer la cause de la liberté en Tunisie. Il est rare que des Tunisiens honorent des compatriotes. Nous voulions par ce prix adoucir les mœurs rudes du mouvement démocratique et rompre avec l’idée bien établie que seules des associations de la société civile internationale étaient capables de reconnaître les hommes et les femmes de qualité dans notre pays. Nous n’avions pas d’argent pour doter ce prix et la médaille était de bric et de broc. Mais qu’importe, pour nous c’était le symbole qui comptait. Je faisais chaque 10 décembre au soir un discours enflammé et notre doyen remettait en grand cérémonial un parchemin en papier ordinaire. A cette occasion, la demeure de Maître Chakroun se transformait en maison de la liberté. Mais ce 10 décembre 2000, mon problème est d’y arriver. Impossible de semer mes éternels anges gardiens. Je hèle un taxi. C’est un cortège qui se forme derrière moi. Je saute du taxi. La meute sort de partout. C’est hallucinant. Ils me serrent de façon provocante. Je n’ai jamais rien vu de pareil dans ma longue carrière de gibier de police. J’ai en permanence l’image de la chasse à courre. Je veux fatiguer ces fonctionnaires, mais en vain. Dans les ruelles où je m’engage pour me débarrasser des voitures, ils lâchent sur moi les motos. Je décide de ne pas aller chez le doyen, craignant d’être celui qui conduira la meute à la maison supposée non brûlée. En fait, ils savaient tout et la maison était bouclée depuis belle lurette. Tous nos invités avaient été refoulés, certains molestés. La police les pourchassera jusque dans les cafés pour les empêcher d’être ensemble. Il y a de plus en plus de flics. Il en sort de partout. Bientôt, je marche sur le trottoir, une moto roulant à mon pas, quasiment collée à moi. Les rares piétons sautent sur la chaussée, inquiets de ce manège inhabituel. Soudain je me rappelle le prix ! Il faut qu’il soit décerné ce soir. La commission l’avait attribué cette année à la Ligue. Essoufflé, je rentre dans le premier taxiphone ouvert et j’appelle son président Mokhtar Trifi. Il me confirme que les hordes policières sont à pied d’œuvre dans tout le pays. Les barrages interceptent les amis venant pour la cérémonie.
Je prends ma voix la plus solennelle.
« Au nom du CNLT, je suis heureux de remettre le prix Hachemi Ayari de cette année 2000 à la Ligue tunisienne des droits de l’homme pour sa détermination à sauvegarder son indépendance et à lutter pour les libertés en Tunisie. » Ouf, c’est fait. Je sens Trifi aussi ému que moi à l’autre bout du fil.
« Je suis très honoré par ce prix. Nous allons continuer, quoi qu’ils fassent. »
Je me sens détendu et en humeur de plaisanter.
« Non seulement il n’y a pas un rond à notre prix et on le décerne à partir d’un taxiphone, mais en plus on s’attribue des prix entre copains. N’est-ce pas merveilleux ? Qui peut faire mieux ou plus mal ? On ne dira pas qu’on ne rigolait pas sous la dictature ! »
Les policiers montrent des signes de nervosité et le propriétaire est visiblement à l’agonie. Je raccroche et la cavalcade reprend. Je ne sais où aller avec toutes ces hordes policières mobilisées pour les grandes manœuvres de la peur et de l’intimidation. Il est hors de question de traîner ces hordes vers les maisons de parents ou d’amis. Les rues sont presque désertes alors qu’il est à peine neuf heures. Les lumières blafardes distillent en cette nuit de fête une indicible mélancolie. Le motard me colle un peu plus. La marche dans la nuit se fait de plus en plus irréelle, hallucinatoire. Je rentre en moi-même. J’essaye de me concentrer sur le fait que ce jour anniversaire de la Déclaration est jour de fête, ma fête. Bientôt je n’entends plus le bruit assourdissant de la moto. Quelque chose de l’ordre de la jubilation s’empare de moi. Par la roue avant de cette moto qui souffle dans mon dos, par cette cavalcade insensée, par les cris étouffés qui montent de toutes les prisons secrètes de la ville humiliée, par mon souffle court,  tu illumineras un jour ma cité et tu seras un jour chez toi dans mon pays : Liberté !

 



 

Les raisons du blocage


La combativité des Tunisiens, dont j’ai essayé de rendre compte, n’est pas l’exception mais la règle. Dans toutes les sociétés arabes, probablement les plus politisées du monde, le combat contre la dictature n’a jamais cessé. Pourtant, force est de constater que nous sommes toujours sous la botte d’incompétents tyrans qui n’ont plus rien à voir avec ce que doit être une classe politique normale aux standards de l’époque. La brutalité des services secrets ne peut expliquer la survie de régimes unanimement rejetés et déconsidérés. Le KGB soviétique, la SAVAKH iranienne, la STASI est-allemande ou la SECURIDAD roumaine étaient autrement plus redoutables que nos « Moukhabarat ». Où est-ce que cela coince ? Comme pour tout phénomène complexe, il n’y a pas une cause mais un tissu complexe de facteurs dont la synergie explique en grande partie le problème. Afin de ne pas donner la fausse impression de faire porter la responsabilité de notre échec sur les autres, disons d’emblée que la première cause est à chercher dans le « rendement » des démocrates arabes eux-mêmes, encore insuffisant malgré tous les sacrifices. Ceci étant rappelé une fois pour toutes, qu’en est-il des autres éléments du complexe causal ?

L’aubaine islamiste

Une partie de la mouvance démocratique est accusée soit de naïveté soit de collusion avec les islamistes par vil calcul politicien. Or, les défendre était suicidaire à l’époque et garantit de solides ennuis jusqu’à nos jours. En fait à travers cette position de principe, nous disions au dictateur : « Nous savons parfaitement comment vous avez joué de l’épouvantail islamiste pour préparer le putsch dès le début des années quatre-vingt,comment vous l’avez instrumentalisé pour asseoir la dictature, comment vous comptez l’utiliser pour la maintenir. Nous ne marcherons pas dans votre combine. »
Le régime a parfaitement compris le message, là où les hallucinés du danger intégriste continuaient à se tromper d’adversaire et de priorités. Car c’est bien là le fond du problème : si l’intégrisme n’avait pas existé, les dictatures l’auraient inventé de toutes pièces. Toutes les dictatures arabes ont su tirer le maximum de profit de l’aubaine islamiste et ceci à quatre niveaux au moins.
Dès les années soixante-dix, pour combattre le socialisme et le nationalisme arabe, tous les régimes (ainsi qu’Israël, dans les territoires occupés) encouragèrent et financèrent le retour de la religiosité, notamment dans les universités. Voilà l’apprenti sorcier, deux décennies plus tard, en difficulté  avec le serpent réchauffé dans son sein. Qu’importe, on change son fusil d’épaule et on voit ce qu’on peut tirer de la nouvelle donne.
On va jouer sur la peur des classes moyennes qui voient dans l’intégrisme un danger mortel et qui de ce fait vont remiser à des temps meilleurs leurs revendications démocratiques. La plupart des représentants de cette classe, majoritaire en Tunisie, obnubilés par un leurre fait de fantasmes savamment entretenus à propos de polygamie, de barbes, de couteaux entre les dents, de mains coupées et de foulards s’essoufflaient à courir derrière le lièvre en carton- pâte criant: « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! ». Les mafias, pendant ce temps, ravies et ravissant tout sur leur passage, se frottaient les mains et s’en mettaient plein les poches. Parmi cette population manipulée, les femmes ont formé le gros de la troupe.
Les féministes arabes de première génération comme l’Egyptienne Nawal Saadaoui ont du mal à comprendre qu’on ne libérera jamais la femme arabe tant que l’homme arabe ne le sera pas. La prétendue libération des femmes en Tunisie est un phénomène superficiel et toujours menacé. La dictature en a fait un argument de vente de son image à l’étranger. Les droits personnels en matière de mariage, de travail et  d’éducation  sont avancés à tout propos pour occulter le fait que les femmes ne sont considérées que comme des personnes ayant des problèmes liés à leur sexe. L’importance des féministes de seconde génération comme Fatima Mernissi au Maroc, Neziha Rejiba, Khadija Cherif, Sihem Ben Sedrine, Radhia Nasraoui en Tunisie est justement de refuser de faire de la libération de la femme la revanche d’un sexe sur l’autre, et de la lier à l’instauration de la démocratie. Ces femmes courageuses continuent de refuser que leurs droits soient menacés par les uns et manipulés par les autres. Malheureusement, une telle perspicacité restera l’exception. L’épouvantail islamiste fera que les démocrates algériens applaudiront l’annulation d’élections régulières, détourneront le regard des pires violations des droits de l’homme comme la torture et ajouteront de ce fait un problème supplémentaire à la démocratie en terre arabe : la crédibilité.
Paradoxalement, le prétendu engagement des régimes antidémocratiques à défendre la « modernité » contre l’«obscurantisme » allait de pair avec la récupération du discours intégriste que ces faux  défenseurs de la laïcité affirmaient combattre. Le dictateur reviendra sur des mesures prises du temps de Bourguiba comme la détermination de l’Aïd selon le calendrier solaire et non selon la vieille technique des guetteurs de lune. Il introduira l’appel à la prière à la radio et se glorifiera d’avoir construit à Carthage la plus grande mosquée du pays (à laquelle il donnera son nom bien entendu). L’une de ses marionnettes, à la tête d’un prétendu  conseil constitutionnel se targuera, mais devant des non- occidentaux, que la Tunisie, du fait de l’article premier de la constitution , est un Etat musulman. Sadate dotera l’Egypte de la constitution dont rêvent tous les intégristes. Il est spécifié dans son préambule que la source principale de la législation est la Charia. Or, c’est exactement ce dont ne veut à aucun prix l’opposition démocratique. Le retour à la Charia ne légalise pas seulement la lapidation de la femme adultère ou les châtiments corporels. Il signifie que la société n’a pas le droit à son aggiornamento juridique ou à la modernisation de ses structures politiques. Rappelons qu’un dictateur n’est jamais communiste, nationaliste, intégriste ou démocrate comme le commissaire de Carthage. Il est et il n’est que… « pouvoiriste ».
Voilà le pays en proie aux difficultés économiques et sociales, à l’absence de libertés, à la scandaleuse corruption. La répression des islamistes désignés comme les ennemis de la nation à exterminer de toute urgence permettra de faire taire toutes les voix discordantes, dont celles de l’extrême gauche, pourtant viscéralement anti-islamiste.
Dernier avantage et non des moindres : se mettre au service de l’Occident, lui aussi menacé par la vague islamiste et que la disparition brutale du communisme a privé d’un ennemi aux multiples usages.

Le cynisme des politiciens occidentaux

Comme elle est touchante, la passion nouvelle de l’administration américaine pour la démocratisation de l’Irak, même au prix d’une guerre ! Mais quelle sollicitude de sens opposé pour leurs dictateurs ! M. Tenet, patron de la CIA, s’est précipité après le 11 Septembre chez le commissaire de Carthage. Ce dernier a reçu tour à tour le président de la République française, le Premier ministre italien, le Premier ministre portugais, le ministre des Affaires étrangères belge et bien d’autres hommes politiques occidentaux encore. Rares sont les hommes politiques ayant refusé, comme Lionel Jospin, les invitations à Carthage. Ces grands représentants des grandes nations démocratiques n’ont pas ménagé lors de leurs visites officielles leurs louanges et leur appui à un régime régulièrement condamné depuis une décennie pour ses violations massives des droits de l’homme, aussi bien par le Parlement européen, que par les grandes ONG internationales de défense des droits de l’homme. Ils ont vanté un « miracle économique », dont l’évocation fait grincer des dents  à une population s’appauvrissant de jour en jour et pleurant en silence ses jeunes naufragés au large des côtes italiennes. Ils ont exprimé leur « admiration » devant l’avant-gardisme du dictateur. M. Philippe Seguin est probablement l’étranger le plus impopulaire en Tunisie, car il est connu comme le grand défenseur de la dictature. En octobre 1999, il débarque à Tunis pour commenter le triomphe électoral de son ami aux élections présidentielles remportées par 99, 94%. Il s’indigne contre la presse de son pays qui se gausse de cette démocratie policière unique en son genre. Un certain Alexandre Adler officiant tous les matins sur France -Culture traitait au mois de décembre 2003 notre régime de dictature… éclairée. Celle-là, on ne me l’avait pas encore faite. Une dictature éclairée ! Si l’on songe aux éléments constitutifs d’un tel système, il y aurait donc une torture éclairée, une corruption éclairée et des élections trafiquées mais trafiquées de façon éclairée. Comme on dit chez nous : « Du moment que tu n’as plus de pudeur, tu peux dire ce qui te passe par la tête. »
L’attitude de cet homme ne mériterait pas d’être relevée s’il ne disait pas tout haut ce qu’une partie des politiciens occidentaux pensent tout bas. Les thuriféraires du régime ont toujours utilisé ces déclarations pour vanter la clairvoyance du guide   qui a éradiqué le terrorisme par les moyens que l’on sait, donnant un exemple, hélas, non suivi temps par les Occidentaux. Tout ce beau monde a vite fait d’oublier que c’est aux démocrates que le régime tunisien livre depuis dix ans une guerre sans merci, ou que le mouvement islamiste Ennahda n’a pas été mis sur la liste américaine des mouvements terroristes. Mieux, la presse du régime nous apprend que les Américains et aujourd’hui les Français  sont priés de renoncer à leurs libertés civiques en échange de la sécurité. Elle gonfle des propos déjà assez extravagants et des louanges ridicules. Seul Bertrand Delanoë a eu la décence de protester quand cette propagande a pris, durant l’été 2002, trop de libertés avec ces propos.
Le soutien tous azimuts des dirigeants occidentaux à la dictature tunisienne n’est pas un cas isolé. Saddam Hussein, contre qui l’Amérique a mobilisé le monde, a été pendant dix ans l’homme de main de l’Occident. La sale guerre qu’il a faite à l’Iran pendant dix années et qui a coûté un million de morts  n’a été possible que grâce au soutien politique économique des grands Etats occidentaux. Cette guerre fratricide servait leurs intérêts stratégiques, notamment en arrêtant la contagion de la révolution islamique et son déferlement sur les monarchies pétrolières du Golfe. A l’époque, les cinq mille femmes et enfants kurdes gazés à Halabja en 1988 n’ont pas beaucoup ému les vertueux démocrates de Washington ou de Paris. En février 2004, l’administration américaine annonce son grand plan pour la démocratisation du Grand Moyen–Orient et reçoit à Washington le dictateur  en ami et allié contre le terrorisme.
On connaît  les raisons géostratégiques qui ont poussé les régimes occidentaux à combattre les dictatures communistes. Résumons celles qui les poussent à ne pas combattre les dictatures arabes. C’est un phénomène à multiples étages.
Il y a d’abord la banale corruption de journalistes véreux, d’hommes politiques peu scrupuleux,d’anciens ambassadeurs convertis dans le lobbying pour le compte de dictateurs peu regardants à la dépense. Le commerce joue un rôle- clé. Dans cette période d’intense concurrence entre pays industrialisés, les marchés du Golfe et même ceux du Maghreb ne doivent pas être dédaignés. Alors on ferme les yeux. Il y a certainement quelque chose d’encore plus profond qui relève du non-dit. Les régimes occidentaux savent très bien que les peuples arabes sont des peuples fiers, vigoureux, impatients de retrouver la place qui leur est due dans le concert des grandes nations. Ils savent très bien que ce sont les dictatures qui les freinent, les détruisent, les affaiblissent, les précipitent dans des conduites d’échec. Ils savent que la démocratie va libérer en eux des forces colossales. Dans quelle mesure sont-ils réellement prêts à assumer les risques de nouveaux partenaires forts, même dans le contexte de la paix et sous l’égide des mêmes valeurs ?
J.P.Chevènement, dont la sympathie et l’amitié pour les peuples arabes sont connus , ne peut être accusé de rien de tout cela. Il a été pourtant un grand défenseur du dictateur. Avec lui, on aborde le problème de fond : l’illusion selon laquelle nos tyrans travaillent pour l’Occident en combattant l’intégrisme islamiste. Or qu’est-ce que le terrorisme, sinon le bâtard de la dictature ? Qui lui donne naissance et raison d’être, sinon la brutalité, la corruption et le blocage de toute réforme politique pacifique? N’est- ce pas aussi le résultat de ses échecs qui est à l’origine d’une émigration de désespoir comme celle qui fait échouer régulièrement des cadavres de plus en plus nombreux sur les plages de Sicile ou d’Andalousie ? Mieux, les grands Etats démocratiques ne semblent pas comprendre que c’est du maintien de ces deux fléaux que dépend la survie de nos dictatures. Que l’Europe et la France s’attendent donc à ce que terrorisme et émigration sauvage soient nourris secrètement par ces étranges amis si peu recommandables ! En réalité, ce qui sous-tend cette attitude, c’est un calcul aussi faux que contre-productif. Tout se passe en fait comme si une fraction des dirigeants des pays démocratiques avait intériorisé un choix machiavélique : si notre sécurité est au prix de leur liberté, ainsi soit-il ! Jefferson mettait en garde, déjà il y a plus deux siècles, contre la tentation de choisir entre la sécurité et la liberté. Il faisait remarquer très justement que lorsqu’on sacrifie la liberté au nom de la sécurité, on se retrouve sans l’une et sans l’autre.
Cette conception aberrante plombe le discours et le projet des démocrates arabes. Elle fait de nous au regard de notre opinion publique au mieux des naïfs, au pire des agents. De ce fait, les peuples arabes risquent de vider le bébé démocratique avec l’eau du bain de la politique occidentale et notamment américaine. Toute notre technique de « vente » consiste en permanence à essayer de dissocier la démocratie de l’Occident et de ses politiques,à  la présenter comme une technique ubiquitaire au même titre que l’informatique que nous devons nous approprier pour notre survie et notre salut. Le discours intégriste, lui, n’a pas à s’embarrasser de telles complexités. Il parle au coeur et aux tripes. Les populations arabes se ferment de plus en plus à tout discours sur la démocratie puisque ce terme est mis à toutes les sauces par ceux-là mêmes qui mettent des Arabes et des musulmans dans des cages d’animaux à Guantanamo et pratiquent à l’évidence une politique à grossier double standard. Au moins Jacques Chirac ne pouvait  être taxé d’hypocrisie et de cynisme quand il affirmait à Tunis en 2003 : « Les premiers droits de l’homme sont ceux de manger à sa faim et d’avoir un toit ». Parmi les hommes politiques apportant leur soutien indéfectible à la dictature, certains se font plaisir en intervenant en faveur de tel ou tel militant des droits de l’homme (dont moi-même). Mais pour l’ensemble du mouvement démocratique, il ne s’agit là que d’un lot de consolation, qui permet à peu de frais de se donner bonne conscience et d’occulter le problème de fond, à savoir l’appui à la machine répressive qui crée des milliers de cas semblables dont personne ne parlera jamais. Si la démocratie est la liberté, la justice et la dignité alors que la dictature est l’oppression, l’injustice et l’humiliation, comment peut-on être pour la vertu chez soi et pour le vice chez les voisins ? Quand on assume cette double attitude, n’est-on pas considéré dans toutes les cultures comme un homme de vice plutôt que comme un homme de vertu ? Nelson Mandela a rappelé ce principe de base de tout engagement démocratique: être un homme libre, c’est se battre pour la liberté des autres. Le comportement paradoxal de ces drôles de démocrates que nous appelons entre nous les DGV (démocrates à géométrie variable) révèle l’affaiblissement des valeurs autant que la myopie des politiques. La démocratie occidentale serait-elle gérée en partie par des demi-démocrates, voire de faux démocrates ?
Loin de promouvoir la démocratie, la politique occidentale, et notamment celle de l’administration Bush, ouvre dans tout le monde arabo-musulman une autoroute à l’intégrisme qu’elle prétend combattre. Quel paradoxe en apparence ! En fait rien de plus logique. Le complexe militaro-industriel a besoin d’un ennemi, comme le bébé a besoin d’une maman pour le nourrir. Comment pourrait-il justifier autrement son existence et ses politiques ? Que le prix à payer soit le « clash des civilisations » et la survie de nos dictatures ne pose aucun problème. Loin  d’affaiblir la guerre sainte  d’un Ben Laden, cette politique renforce le vital ennemi. Ici le non-dit est : si leurs libertés sont au prix de nos affaires, ainsi soit-il ! Les résultats de cette politique de l’instant et du bénéfice immédiat sont catastrophiques à tous les niveaux. Les dictatures arabes se voient octroyer un délai de survie supplémentaire sans qu’aucun problème de fond ne soit réglé. Pendant ce temps tout pourrit et se délite dans les rapports entre l’Occident et le monde arabe. En Palestine, des manifestations de joie ont parcouru les rues des villes et des bourgades à lannonce des attentats de New York, obligeant Yasser Arafat à organiser des manifestations de deuil hypocrites. Le plus symptomatique, cest que les Egyptiens, comme les Algériens dont on oublie de dire quils sont les principales victimes du terrorisme islamiste, aient réagi de la même façon. Ils ont préféré ignorer lorigine des attentats pour ne voir que lAmérique blessée, goûtant ce dont ils souffrent depuis tant dannées.
Le 25 septembre 2001, les autorités tunisiennes ont annulé la cérémonie de clôture des Jeux méditerranéens en signe de sympathie pour  l’Amérique endeuillée. Le geste s’inscrivait dans une série de manifestations empressées de solidarité, pour ne pas dire d’offres de service. L’humeur de l’opinion publique était aux antipodes. Devant un stade survolté, Habib Ammar, le président de ces Jeux, demanda à la foule une minute de silence. Sa réaction fut aussi unanime que grossière : sifflements, quolibets, insultes. On n’entendait que les cris du genre : « ils l’ont bien cherché, ils l’ont bien mérité, c’est le châtiment de leur arrogance, de leur injustice». C’est  Un vrai camouflet pour le pouvoir. La  réaction viscérale d’hostilité anti-américaine en dit long à la fois sur les sentiments de la rue et sur le divorce profond entre elle et le pouvoir censé la représenter. L’écrivain égyptien Nabil Charfeddine a résumé la situation : « Nos dirigeants s’américanisent, nos peuples se talibanisent ».
Mais le soutien occidental à nos dictatures n’exaspère pas seulement nos peuples. Il pose des problèmes politiques graves aux opposants démocrates. Le pouvoir qu’ils combattent au nom de la démocratie est renforcé chaque jour un peu plus par l’appui politique, financier, diplomatique et par un renforcement de la coopération policière et militaire des grands pays démocratiques.
On objecte à nos protestations que la France ne reconnaît pas des régimes mais des Etats. On nous fait observer qu’elle a des intérêts politiques et stratégiques dans la région et que la nature, en politique plus qu’ailleurs, a horreur du vide. On nous laisse entendre que, de toutes façons, c’est aux Tunisiens d’imposer la démocratie et non aux intervenants extérieurs. On n’oublie pas de nous faire remarquer que, vu la faiblesse et les divisions de l’opposition démocratique tunisienne et en l’absence de toute alternative crédible, la France n’a d’autre choix que de traiter avec un régime sur la nature duquel elle n’a d’ailleurs aucune illusion.
Tout cela ne tient pas debout. Nous n’avons jamais exigé des gouvernements occidentaux qu’une seule chose : qu’ils s’en tiennent à leurs propres engagements. Par l’article 2 du traité de Barcelone, le régime tunisien s’est engagé à respecter les libertés et les droits de l’homme en contrepartie de son adhésion à la communauté des nations démocratiques et de l’aide qu’elle lui apporte. Nous sommes en droit d’attendre de tout pays démocratique et surtout de la France qu’ils  exigent  le respect de cette clause du contrat dont ils sont parties prenantes.Mais quel impact peut avoir cette argumentation pour des décideurs qui s’entêtent à prendre les pyromanes pour les pompiers ?
L’alibi israélien

On néglige souvent l’interférence de ce facteur. Pourtant son rôle est capital même s’il ne joue à fond que dans l’Orient arabe. L’impact négatif que joue la « démocratie » israélienne est trop complexe pour être analysé en profondeur dans un tel texte. Je me contenterai d’en signaler les grands effets.
Les régimes arabes ont tout justifié par le danger israélien, y compris et surtout la confiscation des libertés. Les lois martiales toujours en cours en Egypte, en Syrie, ont d’abord servi à étouffer toute contestation interne. A l’abri de ce magnifique alibi, les dictatures du Moyen-Orient ont pu prospérer, gérant de façon tout aussi calamiteuse et la paix et la guerre. C’est au nom de la mobilisation contre Israël que la république héréditaire syrienne a commis les crimes les plus odieux contre ses citoyens et ses opposants, dont le bombardement de ses propres villes comme à Hama en 1982, ou le massacre de centaines de détenus politiques dans  la prison de Palmyre en 1980. Après la débâcle de 1967, des voix se sont élevées pour demander des comptes à l’oligarchie militaire si défaillante. La contestation démocratique comme l’islamisme ont leurs origines dans cette défaite qui amorça le lent déclin des vieux mythes et systèmes. Mais Israël n’a pas été qu’un alibi passif. Il a joué un rôle actif dans la consolidation de nos dictatures. Au fur et à mesure que le temps passe, les citoyens arabes se rendent compte à quel point ils ont été bernés par leurs dirigeants sur la question si sensible de nos rapports avec ce pays[5]. On sait maintenant que derrière le rideau de fumée des discours incendiaires, les rapports notamment entre services de renseignement allaient bon train. L’exemple du Maroc est le plus connu. Très tôt, le Mossad apporta son soutien technique aux services de renseignement marocains dirigés par le sinistre général Oufkir et le non moins sinistre colonel Dlimi. La responsabilité du Mossad dans l’enlèvement de Ben Barka est maintenant bien établie. Les Israéliens sont bien conscients que le maintien de dictatures illégitimes à la tête des pays arabes est gage de conflit interne épuisant, d’incompétence généralisée, de faiblesse appelant protecteurs. Mais comme pour les Occidentaux, le calcul est bon seulement à court terme. Les dictatures arabes ne sont capables que de gérer des conflits sans fin, entrecoupés de phase de soumissions, préludes à d’autres conflits.
Malheureusement Israël a un impact plus profond agissant surtout comme repoussoir. Les peuples arabes ont une allergie à tout ce qui pourrait être donné comme exemplaire venant de pays particulièrement honnis comme Israël et de plus en plus les Etats-Unis. Pour l’opinion publique, aucun bien ne peut venir de ce qui représente pour elle le mal absolu. Beaucoup de gens sautent au plafond dès qu’on compare nos pays au « démocratique » Israël. Ils savent qu’au fond nos « cousins » nous ressemblent plus qu’ils ne veulent le croire. Chez eux aussi le vrai pouvoir est militaire mis au service de ce que la religion et le nationalisme ont de pire. En surface, s’agitent des politiciens, comme par hasard tous des militaires en retraite ; en profondeur, règnent en maîtres les militaires en activité et les services de renseignement.

Quid du facteur culturel ?

L’explication culturaliste affirmant l’existence d’une incompatibilité entre la démocratie et notre culture arabo-musulmane a beaucoup servi dans les années quatre-vingt, d’abord aux théoriciens de la dictature puis à leurs grands amis occidentaux. Nos tyrans ont longtemps fait répéter par leur propagande que la démocratie était contraire à notre culture. Leur point de vue s’explique. Ces gens défendent par tous les moyens leurs privilèges exorbitants et il y va aussi de leur vie. Ce qui est par contre incompréhensible et inadmissible, c’est que des politiciens occidentaux se mettent à colporter de telles inepties. M. Seguin ne perd pas une occasion pour expliquer aux Tunisiens médusés que chaque peuple doit suivre sa propre voie et qu’il n’existe pas de démocratie standard. Mais qu’entend-il par le « chemin propre à  chaque pays, respectant sa spécificité culturelle » ? Devons-nous par exemple refuser le droit de vote aux femmes, leur interdire de se mêler de politique  ou accepter la république héréditaire car notre « culture » telle qu’il l’imagine nous y engage ? Le discours tenu ces dernières années par la droite occidentale à ce sujet est d’une pauvreté intellectuelle affligeante. Pour elle, le régime du parti unique n’aurait pas que des inconvénients. La démocratie et les droits de l’homme peuvent avoir des lectures diverses, qui, comme par hasard, sont celles des dictatures locales. L’attitude relève d’une insupportable hypocrisie quand elle affirme, au nom d’une prétendue spécificité culturelle, abandonner  la lecture de ces valeurs aux dictateurs et non à leurs opposants démocrates issus de cette même culture.
 Un vieux parlementaire italien devant qui je fulminais contre de tels individus éclata de rire : « Il ne faut jamais argumenter avec les imbéciles ou les gens de mauvaise foi. Je me souviens que dans les années trente, certains Anglais discutaient très sérieusement de l’incompatibilité culturelle entre latinité et démocratie. Regardez tous ces Espagnols, Portugais, Italiens, disaient-ils. Ce n’est pas un hasard s’ils vivent sous une dictature. Tous des catholiques ! Le saut de la France dans le pétainisme était même supposé valider cette brillante théorie ! »
Ce qui est frappant chez ces culturalistes, c’est la petitesse de leur vision à la fois de leur propre culture et de la démocratie.
Il y a le discours grossier de Philippe Seguin. Il y a celui plus subtil de Hubert Vedrine[6] : « Ils (les Européens) pensent, comme les Américains, que leur devoir est de propager partout sans états d’âme la démocratie occidentale et l’économie libérale de marché (malgré les efforts des socio- démocrates sur la défensive pour corriger ou encadrer ce second point),  tout simplement parce qu’ils ne sont pas moins convaincus que les Américains de la supériorité de leurs valeurs, même s’ils sont gênés quand c’est dit trop clairement, par exemple par un Silvio Berlusconi qui parle maladroitement de valeurs occidentales et non de valeurs universelles. » On n’est pas frappé par le fait que la plus grande démocratie du monde est un pays asiatique qui s’appelle l’Inde ou que les pires dictatures de ce siècle furent des dictatures occidentales dont celle qui a prévalu un jour dans le pays de l’inénarrable Silvio Berlusconi. De toutes les façons, ce que MM. Vedrine, Berlusconi ou Seguin doivent comprendre, c’est que nous nous fichons de savoir si la démocratie est occidentale, universelle ou martienne. Nous, Arabes libres, sommes bien décidés à nous en emparer, à nous l’approprier. Nous l’utiliserons pour nos propres besoins et nous verrons même si nous ne pourrons pas l’améliorer afin qu’elle soit un élément de plus dans notre processus de libération. Nous le ferons comme pour l’appropriation de l’informatique, sans états d’âme, sans reconnaissance de dette ou gratitude vis-à-vis de qui que ce soit,et  pour cause. Nous n’avons jamais envoyé à personne la note pour l’héritage grec sauvegardé et enrichi, pour les bases de l’Algèbre, de la Chimie, de l’Optique ou de l’Astronomie, sur lesquelles la science occidentale s’est construite.
L’étroit provincialisme des hommes de droite et de gauche imbus de leur supériorité apparaît clairement quand on compare leur position à la nouvelle révolution conceptuelle de lUNESCO : la notion de patrimoine de l’humanité. Qui mettrait en doute que les Pyramides ont été construites par les Egyptiens et qu’elles leur appartiennent ? Mais qu’ils se mettent à vouloir les ceinturer par une simple autoroute et les protestations fusent du monde entier. Les voilà obligés de reculer, tout souverains quils soient sur un sol que nul ne leur conteste,et pour cause. Ces pyramides égyptiennes appartiennent aussi et surtout à toute l’humanité. Aujourd’hui, le panda de Chine, le génome humain ou les droits de l’homme, dont celui à la démocratie, font partie de ce patrimoine universel du présent et surtout du futur. Une grande culture ne se juge pas à la jalousie avec laquelle elle protège sa spécificité mais à la générosité avec laquelle elle la dissémine. Inversement, l’oeuvre d’une culture spécifique ne devient véritablement grande que lorsqu’elle devient la propriété de tous les hommes. Aujourd’hui, l’islam ou l’algèbre ne sont pas plus arabes que la démocratie et l’insuline ne sont occidentales. A une  petite conception de la démocratie correspond forcément une petite pratique. On oublie souvent qu’il y a communiste et communiste, islamiste et islamiste et donc démocrate et démocrate. Quel rapport peut-il exister  entre Berlinguer et Pol Pot, Ben Laden et Mahmud Taha, entre Mandela, définissant un homme libre comme étant celui qui se bat pour la liberté des autres et ces Adler, Seguin et compagnie ?
Ceci étant, il ne faut pas éluder le problème, même s’il est posé de façon naïve ou malhonnête. Oui, nos sociétés sont profondément autoritaires. La famille y est régie par l’autoritarisme du père, l’école par l’autoritarisme du maître etc. Oui, il existe des valeurs, des attitudes et des comportements bien ancrés dans notre histoire qui sont aux antipodes des valeurs démocratiques. Mais face à ce phénomène, les culturalistes commettent deux grossières erreurs de lecture. Primo, il ne s’agit pas là d’une spécificité arabe. On feint d’oublier que la culture occidentale s’est accommodée pendant plus d’un siècle du colonialisme, qu’elle a enfanté le nazisme, le fascisme, le franquisme, Salazar et les colonels et ce dans le berceau même qui l’a vu naître. Si on regarde en profondeur même les sociétés les plus démocratiques, on a vite fait de repérer toutes les poches où l’autoritarisme s’est retiré. C’est en tant que jeune interne que j’ai connu dans les hôpitaux universitaires de la démocratique France  les dictateurs les plus imbuvables. Les grands patrons de médecine et surtout de chirurgie reproduisaient à petite échelle (depuis la terreur exercée sur leurs « sujets », jusqu’à la guerre sans merci faite au dauphin ou au rival) toutes les caractéristiques de la dictature politique. Il est amusant de noter que, pendant que l’on surveille le champ politique, l’autoritarisme s’enfuit par tous les interstices pour aller s’installer dans les entreprises, les hôpitaux ou les administrations.
Secundo, la culture n’est pas une structure figée mais une entité vivante qui change, s’adapte, s’enrichit et évolue. On oublie trop vite que les Arabes ont arraché à des dictatures sur la défensive une liberté de parole mise  hors de portée de toute censure par les nouvelles technologies. Peu d’étrangers et même d’Arabes savent que nous avons… 140 chaînes satellitaires, la plus grande concentration dans le monde saccageant de fond en comble stéréotypes et images, débattant de tout.
Peu savent que ce sont les Arabes qui ont embrassé avec le plus grand enthousiasme la nouvelle « idéologie » des droits de l’homme et ce dès les années soixante-dix. Et pour cause, les droits de l’homme n’auraient jamais été inventés si leurs violations n’avaient été si massives. Il était normal que ce soit en « Arabie », là où ils étaient le plus sacrifiés, que le mouvement pour leur défense soit l’un des plus vigoureux.
C’est durant cette période qu’on vit éclore des organisations de défense des droits de l’homme en Algérie, au Maroc, en Mauritanie, en Egypte, au Liban ou en Syrie. La plus curieuse d’entre elles vit le jour en Arabie Saoudite en 1993, hybride détonnant se réclamant d’une double référence : la Déclaration universelle et une conception réactionnaire de l’islam. Les feux de la rampe ont été braqués sur le courant bruyant de la contestation « droitdel’hommienne » travaillant sur le plan du politique. Mais on mesure mal l’importance du travail qui est effectué en profondeur par le courant  « missionnaire ». Comme toutes les cultures, la nôtre connaît des conflits, des hésitations et de dangereuses tentations. Elle est constamment dans un état pénible de tension par le jeu de forces qui veulent la maintenir stable et d’autres qui essayent de la tracter vers un futur prometteur mais incertain. Au début des années quantre-vingt-dix, un projet ambitieux est né de notre  rencontre avec le Syrien Haytham Manna et la Libanaise Violette Daguerre, tous deux écrivains et militants de longue date. Nous avions commencé chacun de notre côté, et ce dès le début des années quatre-vingt, un travail de fourmi pour disséminer dans notre culture les nouvelles valeurs. Il fallait d’abord vaincre le totalitarisme en cours ou en gestation dans les coeurs et les esprits. Les islamistes saturaient l’espace culturel avec leurs livres et leurs théories. La vague islamiste qui déferle aujourd’hui sur le monde peut-elle être comprise sans les idées très largement diffusées d’Ibn Taimia, Mawdoudi ou Saïd Kotb ? Nous devions faire pareil même si cela paraissait être le combat du pot de terre contre le pot de fer. C’est sur la base de ce choix culturel et du  pari sur le long terme que fut créée en 1996 la Commission arabe des droits de l’homme. A ce jour elle a publié la seule encyclopédie arabe des droits de l’homme et une quarantaine de titres devenus des références. L’avènement des chaînes satellitaires aussi bien que les séminaires de formation ou l’occupation permanente des tribunes des grands journaux  nous permirent d’élargir l’audience de travaux souvent interdits et très peu diffusés. D’autres centres de diffusion de l’arabisation des droits de l’homme apparurent de façon spontanée et indépendante en Egypte, Palestine, Tunisie et Maroc. Qui plus est, nous ne travaillions pas dans un vide total ou sur un terreau totalement nu comme le craignent les nôtres et l’insinuent les amis qui nous veulent du bien. L’histoire d’Ibn Aql montre qu’on n’invente rien dans ce domaine mais qu’on reprend indéfiniment les mêmes problèmes avec de nouveaux outils. C’est par pur hasard que je suis tombé dans le livre Al Aghani (compilation de contes et de poèmes classiques écrite au Moyen-Age par Al Aspahani) sur l’histoire étonnante de ce Bédouin ayant vécu en Arabie avant l’islam. L’homme, rapporte le livre, voyageait à la tête de sa caravane dans le désert de la péninsule arabique quand il entendit les hurlements d’une femme. Il se porta vers un campement, où une mère éplorée le supplia de courir derrière son mari emmenant leur nouveau-né. Il voulait l’enfouir dans le sable, selon la tradition ancestrale qui consiste à  se débarrasser des filles, jugées trop à risque pour le budget et l’honneur de la famille. Ibn Aql  trouva le père à l’oeuvre et négocia avec lui : « Puisque c’est la misère qui te pousse  à faire cela, je t’achète la vie de l’enfant et non l’enfant lui-même. »
L’affaire est conclue, mais elle ne s’arrête pas là. Ibn Aql décide de consacrer sa vie et sa fortune à lutter contre le fléau de l’infanticide des petites filles en achetant leur droit à la vie aux plus rapaces et en convaincant les autres de rejeter un tel comportement. C’était soixante ans avant la venue de l’islam qui allait interdire formellement la terrible coutume. Le prophète dira de lui : « Voilà un homme qui aurait mérité de connaître l’islam. »
Quinze siècles plus tard, les militants des droits de l’homme, selon la terminologie de leur époque, le reconnaîtront pour « ancêtre » et feront honte en son nom à ceux qui prétendent que les droits de l’homme sont une invention des Occidentaux et une agression contre nos valeurs. L’une des actions fondamentales du groupe Ibn Aql, aussi bien sur le plan de l’action politique que de l’écriture, a été de s’opposer à  l’imposture qui pousse des gouvernements autoritaires à parrainer des déclarations  arabes ou islamiques. Quand on lit de près ces textes, on se rend vite compte que leur objectif n’est pas d’incorporer  les valeurs universelles de la DUDH, encore moins de leur donner des moyens d’application. Il s’agit toujours de les vider de leur substance « subversive ». Le non-dit des textes dits « spécifiques » est évident : « Puisqu’on ne peut pas faire autrement, concoctons nos droits de l’homme, la Déclaration universelle n’ayant d’universel que le nom. Restons entre nous et gardons comme ciment de notre identité l’opposition à l’Occident, y compris dans ce domaine. » Ce processus conflictuel d’implantation de nouvelles valeurs, le débat qui fait rage autour du rapport entre spécificité et universalité, démocratie et islam  traduisent la vivacité d’une culture où tout est en jeu et où rien n’est encore joué.





































Préalable à une greffe réussie

Certes, l’appui occidental aux dictatures, le parasitage américain de notre discours sur la démocratie, le facteur israélien et l’habileté des dictatures à utiliser l’épouvantail intégriste ont joué un rôle important pour bloquer une évolution possible vers des Etats démocratiques. Il n’en demeure pas moins, pourrait-on nous objecter, que le monde arabe est submergé par une vague qui n’est pas celle de la démocratie mais de l’islam. N’est-ce pas là l’origine la plus profonde du mal arabe ?
L’analyse qu’on fait d’un problème est largement tributaire de l’outil qu’on lui applique. Si votre outil est défaillant, votre analyse le sera tout autant. Pour comprendre ce qui préoccupe, il faut utiliser de nombreux outils pouvant être empruntés à des champs de savoir très éloignés du politique.
Commençons d’abord par identifier les protagonistes. Rien de plus biaisé que cette façon simpliste d’opposer deux entités aussi abstraites qu’Islam et Démocratie. On oublie souvent que les acteurs de la vie politique ne sont pas ces entités désincarnées mais des hommes et des femmes tirant leur vision du monde et leurs pratiques politiques, les uns de cette religion particulière qu’est l’islam, les autres de cette école de pensée qu’est la Démocratie.
Analysons ce qu’on va appeler pour le moment le phénomène islamiste avec deux concepts empruntés à la linguistique, plus exactement à la lumière du distinguo qu’elle fait entre description diachronique et synchronique. La première décrit l’objet de l’étude par rapport au temps, la seconde par rapport aux autres éléments de l’ensemble dont il fait partie.
La description diachronique va montrer que ce phénomène ne date pas d’aujourd’hui. Le premier attentat « intégriste » coûta la vie, en 656, au troisième successeur du prophète, Uthman, accusé déjà de corruption. L’affaire, comme on dirait de nos jours, fut le point de départ de la première guerre civile arabe. Cette guerre féroce, appelée par les historiens la « grande discorde » , démarra à peine vingt ans après le décès du fondateur de l’islam. Elle aboutira au schisme chiite et inaugurera un processus ininterrompu de violences politiques qui durent encore de  nos jours. Le phénomène ne cessera de se répéter à intervalles irréguliers pendant quatorze siècles changeant de forme mais se présentant toujours comme une révolte de nature politique et d’expression religieuse qui s’attaque, au nom des principes d’égalité et de justice de l’islam, à l’injustice et à la corruption du prince musulman. La dernière grande révolte intégriste de ce type a été celle du wahabisme dans l’Arabie d’il y a deux siècles et plus récemment la révolution iranienne. Cet  islamisme- là, qui mérite bien l’appellation d’intégriste, renaît régulièrement de ses cendres pour connaître le même échec. Quelles que soient la sincérité et l’intégrité des fondateurs et membres de ce courant, et quelle que soit la noblesse de l’idéal de référence, chaque révolte réussie ne fait que réinstaller ce qu’elle abhorrait le plus : le prince injuste et corrompu. Et pour cause : nul écosystème politique n’est plus générateur d’injustice et de corruption que l’absolutisme, quel qu’en soit le masque idéologique. Cet échec sans cesse recommencé peut s’expliquer à la lumière de ce que nous apprend  aujourd’hui la vaste expérimentation des régimes politiques en cours dans le monde et surtout la confrontation des divers bilans. Face à tous les problèmes politiques dont celui de la corruption, l’intégrisme, comparé à la démocratie, a, pourrait-on dire, parodiant une célèbre formule en philosophie, des mains propres mais pas de mains. L’efficacité des sermons moraux, vite récupérés et vidés de tout leur potentiel révolutionnaire par le pouvoir, est aussi dérisoire que celle des sévères châtiments corporels n’affectant en général que le menu fretin. L’échec répété de la contestation islamiste à installer la Cité de Dieu la fait passer momentanément à l’arrière-plan à partir du XIXe siècle.
Considérons maintenant la dimension synchronique du phénomène. Il faut l’opposer ici aux autres solutions proposées par l’histoire au problème toujours en suspens du régime politique idéal. Les élites arabes adoptent au rude et fécond contact de lOccident les nouvelles approches pour solutionner les éternelles difficultés. C’est l’époque de la Nahda (la Renaissance). Nous voilà nantis de partis dits laïques , nationalistes ou communistes prônant la République, le socialisme et l’Etat moderne etc. L’expérimentation de régimes politiques indépendants de la religion pour la première fois de notre histoire tourna au désastre du fait de l’absence d’un ingrédient essentiel : la liberté. Dès les années soixante-dix, le discours nationaliste était devenu creux et insupportable. Ceci se passait à peu près au moment où le discours de gauche était en perdition à l’image des dictatures qui l’incarnaient en Europe de l’Est et en URSS. N’était disponible dès lors, pour exprimer les espoirs de l’homme arabe, que le vieux discours rigoriste un peu trop vite jeté  aux oubliettes par les élites occidentalisées. C’est la vague islamiste des années quatre-vingt/quatre-vingt-dix.
Soumettons maintenant le phénomène islamiste à l’analyse spectrale empruntée à la physique. Projetez votre lumière blanche qui semble unie sur un prisme et vous verrez s’étaler les différentes couleurs qui la composent, se dispersant de l’infrarouge à l’ultraviolet en passant par les couleurs intermédiaires. Faites la même expérience devant un prisme mental fait d’absence de préjugés et de sens de l’observation et examinez ce que donne alors l’islamisme. Vous verrez le spectre s’étaler entre deux extrêmes en balayant des réalités complexes et hétérogènes. Aucune personne sérieuse ne devrait parler de l’islamisme mais des islamismes. C’est d’ailleurs une règle générale. Ce qui est objet d’intervention en médecine ce sont les diabètes, les épilepsies ou les handicaps. Chercher toujours le pluriel derrière le singulier m’a toujours paru la base de toute analyse féconde de n’importe quel problème. Tout le monde sait qu’il n’y pas eu un communisme mais plusieurs très différents les uns des autres : celui de Staline, de Mao, de Tito ; de Dubcek, de Berlinguer et de Pol Pot. Tous les Russes n’étaient pas des communistes et tous les communistes n’étaient pas des Khmers rouges. Idem pour notre phénomène Tous les musulmans ne sont pas des islamistes et tous les islamistes ne sont pas des talibans. L’analyse spectrale décomposera facilement les différentes couleurs de ce que la myopie politique ou intellectuelle prend pour un tout. Il y a successivement le long du spectre, et en commençant par l’extrémité droite.
-L’islamisme sectaire : Il est le mieux représenté par les groupes d’illuminés qui ont sévi en Egypte dans les années 70, appelés  Takfir wal Hijra  (littéralement Apostasie et Exil) Pour ces intégristes, tous les musulmans sont des apostats s’ils vivent sous l’autorité d’un prince corrompu. Leur devoir est de s’exiler pour ne pas participer à la damnation collective.
-L’islamisme obscurantiste : Il est le mieux représenté par les frustes talibans, paysans et montagnards des confins du monde islamique, qui en sont restés à la conception la plus archaïque de la religion, rejetant toute évolution des mentalités et des pratiques par rapport à l’époque de référence : celle du prophète. On désigne communément ce groupe sous le terme de salafiste ce qui veut dire en arabe passéiste.
-L’islamisme jihadiste : Il est le mieux représenté par le GIA et Al Qaïda. Il s’agit d’un intégrisme violent dont l’ennemi principal est le prince musulman corrompu et non l’Occident comme on le croit.
-L’islamisme d’Etat : il est le mieux représenté par le régime saoudien. C’est une idéologie contre-révolutionnaire et de pouvoir absolu. Son ennemi numéro un n’est pas la démocratie mais l’islamisme jihadiste.
-L’islamisme conservateur : il est le mieux représenté par la célèbre confrérie des Frères Musulmans. Il s’agit d’une formation politique qu’on mettrait en France au centre-droit de l’échiquier politique. Que ce soit en Egypte, en Jordanie ou au Maroc, ces islamistes-là, souvent des vieux routards de la politique politicienne, ne veulent que leur place dans le système ….quel qu’il soit.
-L’islamisme moderniste : Il est le mieux représenté par des hommes au pouvoir comme Khatami en Iran ou dans l’opposition comme Ghanouchi en Tunisie. Le projet d’un tel courant est de réconcilier l’islam avec son siècle.
-L’islamisme utopiste : il est le mieux représenté par le Soudanais Mahmoud Taha pendu par le régime intégriste de Khartoum. Les thèses de ce courant ne seraient pas reniées par un marxiste doublé d’un anarchiste chrétien.
On voit bien la complexité du rapport que peut entretenir le phénomène islamiste avec le mouvement démocratique. Il peut être l’allié de la dictature, ou son pire ennemi. Il peut être la dictature. Il peut être le pire ennemi de la démocratie, ou s’en accommoder fort bien.
Les démocrates, par lesquels existe la démocratie, se dispersent eux aussi selon un spectre, où l’on va trouver en Europe des démocrates libéraux, des démocrates socialistes, des démocrates chrétiens, des démocrates laïques. Tous ont des points communs et des divergences importantes. Dans le monde arabe, ces distinctions existent mais de façon quiescente, car c’est l’épreuve du pouvoir qui les rend pertinentes. Pour le moment, l’analyse spectrale ne montre que deux groupes aux contours flous , que nous appellerons à défaut de meilleurs vocables, les démocrates non dogmatiques et les démocrates laïques. Au centre de leurs divergences profondes se trouve un problème lancinant malheureusement très mal posé : la laïcité.

La pomme de discorde

Il y a quelques années, j’ai été invité par une association islamiste de Paris à donner une conférence sur les droits de l’homme  en Tunisie. Pour lever toute équivoque sur le sens de ma présence, et aussi par honnêteté intellectuelle, j’ai commencé par dire que c’était en tant que démocrate et laïque que j’allais exposer ma vision du problème. Le présentateur s’empara immédiatement du micro pour expliquer à l’auditoire que le conférencier n’était pas athée et que par laïque  il voulait dire qu’il était ilmani . Ce mot bizarre en arabe, est encore plus bizarre en français, car traduit au plus serré il correspond à « scientiste ». Or je ne me sentais pas plus scientiste qu’athée. Etre laïque  signifiait pour moi lutter pour le droit de notre pays à vivre sous des lois régissant toute société démocratique moderne, quitte à rompre avec celles que les légistes du premier siècle après l’Hégire avaient compilés, sous le nom de charia, organisant des sociétés agraires et semi-nomades qui n’ont plus rien de commun avec nos sociétés d’aujourd’hui. Sans m’en rendre compte, je m’étais fait de la laïcité l’idée qui m’arrangeait le plus. Or c’est tout ce que tout le monde faisait. Voilà pourquoi le concept est devenu un fourre-tout où chaque acteur politique lui donne le sens le plus compatible avec sa vision de la société et son projet politique. Pour les dictatures comme celles de l’Irak de Saddam, de la Syrie ou de la Tunisie, laïcité signifie modernité, occidentalisation et surtout rejet de l’islamisme. Pour les divers islamismes, elle signifie tout autant rejet de l’islamisme que de l’islam. Rien d’étonnant à ce qu’elle soit massivement exécrée par tous les islamismes, des plus modérés aux plus extrémistes. Pour les démocrates, elle s’intègre dans une vision rejetant à la fois le courant islamiste et la dictature.
Alors qu’est -ce qu’un vrai laïc ? Comment peut-on être ce bon et vrai laïc en terre d’islam ?
Pour répondre à cette question, j’ai dû essayer de saisir le sens profond de cette séparation du religieux et du politique, de l’Eglise et de l’Etat, qui constituent la clé de voûte de la laïcité, cette spécificité culturelle et politique française.
Première interrogation : qu’est -ce qui fonde pour un Français le sens même du concept ? Qu’est- ce qui a rendu la séparation du religieux et du politique (en fait le divorce) compréhensible… inévitable ? La meilleure réponse me semble être l’histoire. J’essaye d’imaginer les images fortes associées à l’Eglise dans un esprit formé par les Lumières : certes la chapelle Sixtine, les vitraux de Chartres, la magnifique musique sacrée de Bach, mais aussi les bûchers de l’Inquisition, l’affaire Galilée, l’affaire Giordano Bruno, le lien étroit avec la monarchie, les Chouans, le Sacré -chœur édifié en remerciement à la Vierge pour la défaite des Communards. Eglise rime donc avec réaction.
Deuxième interrogation : qu’est -ce qui rend la laïcité pour un Français si précieuse, si digne d’être promue et protégée ? La réponse la plus appropriée est que seule la séparation du religieux et du politique pouvait permettre l’égalité, cette valeur fondamentale de la Révolution Française. On ne pouvait dépasser le stade de communautés juxtaposées régies par la simple tolérance et fonder une vraie égalité entre les catholiques majoritaires et les minoritaires protestants ou juif, sans l’évacuation du critère religieux et la fonte de tout ce beau monde dans une citoyenneté républicaine garantie par un Etat neutre religieusement.
Troisième interrogation : qu’est- ce qui a rendu cette laïcité possible ? Il s’agit tout simplement de l’existence de deux corps parfaitement identifiables qui sont l’Eglise et l’Etat et qui peuvent de ce fait se marier ou divorcer selon leurs humeurs ou leurs intérêts. Cela peut paraître élémentaire pour un esprit français mais, pour un esprit arabe, c’est là une chose tout à fait bizarre.
Une fois tout ceci bien compris, il faut revenir à notre réalité. On découvre facilement que non seulement les expériences historiques ne concordent pas, mais semblent se développer dans des directions diamétralement opposées.
-L’islam est politiquement ambivalent : il est à la fois le pilier de tout régime réactionnaire et le porte-drapeau de toutes les révolutions. Il est cocasse de considérer que la dynastie Ibn Séoud fait aujourd’hui face à une quasi-insurrection basée sur l’idéologie qui l’a portée au pouvoir. Pour comprendre cette spécificité culturelle, il faut imaginer la Commune de Paris se faisant au nom du « vrai » christianisme et élevant sur la butte de Montmartre sa propre chapelle.
-L’islam est le fondement et la garant de l’égalité : la revendication égalitaire trouve son fondement dans les commandements du Coran. C’est ce qui explique par ailleurs le potentiel révolutionnaire de l’islam. Certes cette égalité n’est pas absolue et ne couvre pas entièrement la femme ou les « protégés » appartenant à d’autres religions. Mais au temps des bébés-filles enfouies dans le sable ou du bûcher pour les marranes en Espagne catholique, c’était un énorme pas en avant. Malheureusement, cette avance par rapport à son époque a été perdue de nos jours. C’est au nom de cet égalitarisme de l’islam et de son avant-gardisme, tout autant qu’au nom des valeurs des droits de l’homme, que j’ai signé il y a quelques années une pétition sentant le souffre de l’Association tunisienne des femmes démocrates appelant à l’égalité devant l’héritage, dernier grand bastion de l’inégalité entre les sexes et ligne rouge à ne pas franchir pour l’intégrisme islamiste le plus dur.
-L’islam est la clé de voûte de l’identité : pour un Tunisien, comme pour un Syrien, le sentiment d’identité saute presque sans transition du niveau familial et clanique à celui de la Oumma (communauté islamique). La notion de Watan (patrie) en vieil arabe signifie l’endroit où l’on s’installe momentanément. Certes, on se sent de plus en plus égyptien, algérien ou marocain, mais c’est si superficiel ! Le peuple continue quelque part à être nomade comme le fut l’Etat lui-même. N’a-t-on pas vu des Etats s’en aller avec armes et bagages pour se tailler un fief très loin du pays d’origine ? Les Ommeyades émigrèrent de Syrie en Andalousie au VIIIe siècle. Les Fatimides abandonnèrent au XIIe Mahdia pour aller fonder Le Caire. Les Arabes ont toujours habité leur religion et leur langue, non un espace physique défini et clos pour toujours.
-L’islam est partout et nulle part : l’absence de distinction claire entre le religieux et le politique serait une caractéristique (exceptionnelle et malheureuse ? ! ) des seules sociétés musulmanes. En est- on bien sûr ? Quand on retrace l’histoire du politique, on se rend vite compte qu’il a revêtu dès le départ les habits du religieux et que cela continue jusqu’à nos jours, y compris en Europe occidentale. Tout se passe en fait comme si la religion était de la politique avec des fonctions en plus et un certain théâtre, alors que la politique n’est que de la religion sans le théâtre ou plutôt avec un autre théâtre. Et pour cause, ne s’agit-il pas dans les deux cas des mêmes objectifs : commander aux hommes, les sauver, les formater selon un moule bien déterminé, d’où une inextricable intrication reconnue ou refoulée ? C’est peut- être la situation française qui est l’exception et non la règle dans la relation du religieux et du politique. Personne ne fait grief à Israël d’être un Etat théocratique ou à la Norvège d’inscrire dans sa constitution que c’est le christianisme protestant qui est le fondement de l’Etat. Qui  a jamais mis en cause le caractère démocratique de la Grande-Bretagne, dont la reine est à la fois chef de l’Etat et chef de l’église anglicane ?
Toujours est-il que les caractéristiques de l’islam expliquent pourquoi le concept de laïcité n’a pas pris et ne pouvait pas prendre. Une image de la biologie permettra peut-être de mieux saisir la situation. Pour être efficace, la molécule d’un médicament doit impérativement pénétrer dans la cellule. Pour ce faire, elle doit d’abord s’unir, un peu à la manière d’une clé dans une serrure, avec une structure au niveau de la membrane cellulaire appelée récepteur. Sans ce récepteur elle ne peut être fixée, transportée à l’intérieur de la cellule et métabolisée. Tout se passe comme si la laïcité avait  rebondi à la surface de notre société, faute de récepteur qui la fixe et la transporte à l’intérieur de la culture pour la métaboliser et en faire quelque chose d’utile. Les élites au Maghreb qui ont mélangé indûment deux réalités distinctes ont continué sans le savoir une histoire qui n’était pas la leur et commis par suivisme et manque de discernement un grave contresens.     Pour avoir ignoré (dans les deux sens du terme à savoir méconnaître et /ou refuser d’en tenir compte) cette réalité, des hommes comme Atatürk, Reza Pahlavi ou Bourguiba n’ont fait que violenter leurs sociétés. La réislamisation des sociétés turque, iranienne et tunisienne est aujourd’hui l’aspect le plus patent de leur échec par ailleurs si coûteux en souffrances ô combien inutiles. Les illusions, les errements de tels hommes inspirent toujours un courant dangereux, confondant une idéologie propre à une histoire avec un système politique qui la dépasse. La leçon de l’histoire est pourtant sans appel : exiger l’association chez nous de la démocratie et de la laïcité, comme le font les Français à cause de leur histoire, c’est condamner la démocratie à être rejetée de l’espace culturel arabo-musulman et au seul profit de l’intégrisme.
A la question, comment peut-on être laïque en terre d’islam  la réponse est qu’on ne peut pas l’être, à moins de l’être à la façon d’un corps étranger dans un organisme.
La vraie bonne question est plutôt : comment défendre en terre d’islam non la forme, mais l’essence des valeurs défendues en France sous la bannière de la laïcité, ailleurs sous d’autres bannières, à savoir l’égalité et la liberté ?

Lignes de continuité contre lignes de rupture

L’analyse spectrale nous a donc dévoilé la complexité des acteurs impliqués dans des conflits politiques en cours ou à venir, l’enjeu étant l’adoption ou le rejet des valeurs et des institutions démocratiques. Avant d’entrer dans le détail de leurs conflits présents et d’anticiper sur ceux du futur, terminons par le dernier outil d’analyse. Il est emprunté aux mathématiques modernes : l’analyse des complexes flous. Cette branche de la recherche considère que les phénomènes qu’on peut opposer de façon simple (masculin-féminin, zéro -un, vie-mort) sont l’exception et non la règle dans la nature. Les choses ont tendance à être plus en continuité qu’en opposition, à avoir des contours et des frontières flous et non tranchés, à se transformer les unes dans les autres, à s’influencer mutuellement, à constituer des hybrides. Cette théorie subtile permet de comprendre que les divers islamismes ne sont pas des zones fermées par des frontières étanches. Ce qui fera un groupe jihadiste, obscurantiste ou moderniste, c’est sa composition majoritairement jihadiste, obscurantiste ou moderniste.
Mais la théorie a un autre intérêt : l’osmose entre les entités en présence. La police connaît bien ce phénomène : le crime ne génère pas que des gendarmes et des voleurs, mais au niveau de la zone tampon de leur rencontre chronique des gendarmes-voleurs qu’on appellera les ripoux et des voleurs, gendarmes qu’on appellera les indics. Rien d’étonnant à voir se rapprocher au centre des deux spectres les islamistes les plus modérés et les démocrates les moins dogmatiques.
C’est à Londres, en juillet 2000, que j’ai rencontré pour le premier long entretien Rached Ghannouchi, le dirigeant d’Ennahda croisé auparavant à Tunis sans qu’il y ait eu  vraiment de rencontre. Mon interlocuteur est aux antipodes de l’intégriste des caricatures. Il est affable, modéré, serein, parle d’une voix douce, manie une langue arabe classique mais sans préciosité. L’homme a connu la prison et l’exil. Il a vécu des mois dans le couloir de la mort. Il fait partie de ces êtres denses avec lesquels les échanges vous font gagner beaucoup de temps dans la compréhension des choses. Sudiste, d’origine populaire, profondément attaché aux racines et à la culture, que de points communs en apparence ! En fait nous appartenons à des écoles de pensée très différentes. Il ne tarit pas d’éloges sur la position de la Ligue des années de braises, sur celles du CNLT.
J’explique au Cheikh ma position.
« Ce ne sont pas des islamistes que nous défendons et que nous continuons à défendre mais des êtres humains et des citoyens tunisiens victimes d’intolérables injustices. Ce n’est pas par calcul politique, aveuglement ou naïveté, que nous réclamons la légalisation d’Ennahda, comme tous les partis d’opposition, mais par souci de cohérence interne. On ne peut être militant des droits de l’homme en détournant la tête quand on torture votre adversaire politique. On ne peut être démocrate quand on refuse la liberté d’association et d’action politique pacifique aux autres. Nous savons qu’il est impossible de maintenir la fraction traditionaliste du pays indéfiniment hors du système politique, autrement que par le recours à la répression permanente incompatible avec la démocratie. Ceci étant, je reste un homme profondément hostile à tout Etat théocratique, attaché au caractère sacré du corps humain, fermement opposé à la peine capitale, décidé à pousser aussi loin que possible, dans les textes et la pratique sociale, l’égalité entre l’homme et la femme. Je ne confonds pas antisionisme et antisémitisme, la politique américaine et l’Occident. Universaliste, j’ai fait de la Déclaration universelle des droits de l’homme mon credo. Je n’envisage pour la Tunisie qu’un Etat en totale conformité avec les conventions et les traités, tels que rédigés par le Législateur Universel. L’islam est certes ma religion et une composante de ma culture, mais il ne saurait être le fondement de l’Etat, car il ne serait que l’alibi de luttes de pouvoir, et le prétexte d’un nouveau totalitarisme. En politique on doit avancer sous la bannière de ses propres idées, non les prêter à Dieu. De plus, notre appui à vos droits politiques tiendra tant que vous resterez un mouvement pacifique, ne fût-ce qu’à cause du bénéfice colossal que pourrait tenir le dictateur de la violence. »
Le Cheikh Ghannouchi m’écouta très calmement.
« Certes, nos bases idéologiques sont différentes, et nous ne pouvons pas être d’accord sur tout. Voyez vous-même quant à l’aspect pacifique de notre combat. Dix années de terrible répression et de provocation permanente n’ont pas réussi à nous entraîner dans la violence. Notre adhésion aux règles de la démocratie est un choix stratégique. Nous ne cessons de répéter que nous accepterons un gouvernement communiste si le peuple le désigne par des élections libres. Nous avons de plus renoncé à toute prétention à l’hégémonie. D’ailleurs pourquoi continuez-vous à opposer islamistes et démocrates ? Pourquoi des islamistes ne seraient-ils pas eux aussi des démocrates ? »
C’est alors que j’ai mesuré le chemin parcouru, car l’approche a bien changé par rapport à celle du début des années quatre-vingt. Manœuvre disent les uns, maturation me paraît un terme plus exact. J’ai mesuré aussi le rôle dans cette maturation de l’attitude qui avait été celle de l’écrasante majorité des démocrates tunisiens durant toute la décennie noire. Souvent de gauche, allergiques à l’islamisme, ils ont néanmoins adopté face à la répression des islamistes une attitude éthique et non politique. C’est cette attitude qui a donné aux islamistes tunisiens une image forte et crédible de la démocratie. Avons-nous su toucher les cœurs et les esprits, lever des obstacles supposés infranchissables et ouvrir de nouvelles perspectives à la démocratie et à la paix civile dans notre pays ? Peut-être n’allons-nous pas être condamnés à choisir entre la peste et le choléra, entre la dictature supposée nous protéger des talibans et le  GIA supposé nous libérer de la dictature.
La recherche de cette rencontre au centre du spectre a été une option stratégique qui va chercher à se concrétiser sur le plan politique. Au mois de mai 2003 eut lieu à Aix- en -Provence une réunion qui a rassemblé dans une charmante abbaye une trentaine de personnes venues discuter pendant trois jours de l’avenir de leur pays Ces hommes et ces femmes représentaient les courants politiques les plus importants en Tunisie dont le mouvement islamiste Ennahda. Etaient présents aussi les représentants de grandes associations de la société civile comme le barreau ou le CNLT. Les extrémistes des deux bords brillaient par leur absence, ainsi que quelques hésitants. Pour la première fois de l’histoire tumultueuse des démocrates et des islamistes, sera signé un document commun[7] où chaque mot sera âprement négocié. Le texte est un compromis mais sans compromissions. Les démocrates non dogmatiques, dont des représentants de l’extrême gauche, reconnaissent le droit des Tunisiens à leur identité nationale et religieuse. Les islamistes éclairés reconnaissent, eux, leur droit à un régime démocratique et à ses principes de base dont l’égalité complète, notamment entre les deux sexes.
On comprend qu’une telle évolution dans les rapports des deux composantes principales de l’opposition à l’Etat policier inquiète profondément le pouvoir archaïque, habitué à les jouer l’une contre l’autre. Et pour cause, l’alliance de ces deux courants signifie que le mécontentement diffus de la population a enfin trouvé une expression politique capable de présenter une alternative au régime de la répression et de la corruption.
Les récalcitrants à cette démarche expriment à travers leur opposition à tout rapprochement la secrète inquiétude de tous les démocrates arabes et je ne fais pas exception à la règle. La pire situation ne serait-elle pas d’installer l’islamisme au pouvoir grâce à la démocratie ? Les dernières élections au Maroc en 2002 ou en Turquie en 2003, comme celles de l’Algérie il y a dix ans, montrent le grand capital de popularité des islamistes et leur grande capacité à utiliser les mécanismes de la démocratie pour se hisser au pouvoir. Allons-nous recommencer le drame qu’a connu l’Allemagne de 1933 où les élections démocratiques ont livré le pays aux forces qui l’ont détruite? Mais par ailleurs comment bâtir une démocratie en excluant une partie importante de la population ? Quel régime démocratique pourrons-nous mettre en place si nous ne prenons pas le risque d’élections honnêtes ? Pouvons-nous au nom de la défense d’une démocratie abstraite refuser d’affronter les aléas et les risques de son installation ? Quels que soient ces risques, ils sont préférables au pourrissement généralisé, à la lente agonie sous les dictatures actuelles. Au mieux, le pari sera gagné en faisant accéder au pouvoir des forces politiques diverses obligées de négocier des compromis. Au pire, les islamistes arrivés au pouvoir refuseront de retourner aux urnes et installeront comme au Soudan une dictature intégriste. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il ne faudra que quelques années pour que tombe aussi cette dictature au masque religieux et que nos peuples abandonnent définitivement la croyance que la charia est la solution de leurs problèmes économiques, sociaux et politiques. Cette prise de risque est le moteur du rapprochement au centre que je prône depuis des années. La stratégie n’est pas le propre de la Tunisie. En Syrie, le face- à-face  des islamistes et des démocrates a suivi pratiquement le même scénario. Les démocrates ont rejeté avec horreur toute « collusion » avec le diable intégriste. La frange modérée des démocrates a reconnu, quant à elle aux islamistes le droit d’exister sans vouloir pendant des années les fréquenter. Riadh El Turk, secrétaire général du PC, dissident et vieux routier des prisons du dictateur défunt Hafez Al Assad, comme Haythem Manna, figure de proue du mouvement des droits de l’homme syrien, plaident aujourd’hui pour un large front contre la dictature comprenant les islamistes. Ces derniers, qui avaient pris les armes contre le régime  au début des années quatre-vingt, abandonnèrent la stratégie violente prônée par leur guide des années soixante/soixante-dix, Adnane Saadeddine, et reviennent à la stratégie politique et centriste du fondateur du mouvement dans les années cinquante : Mustapha Sebaï. Le guide actuel ,Ali Al Bayanouni, déclarait en 2002 que les Frères Musulmans syriens luttent non pour un Etat islamique, mais pour un Etat démocratique. C’est sur cette base qu’eut lieu à Londres en août 2002  une conférence de dialogue national qui a réuni islamistes, communistes et militants associatifs pour entériner ensemble un texte commun appelé la charte nationale. Ce texte fondateur stipule que l’Etat sera démocratique, reconnaissant les libertés, le pluralisme, l’alternance, l’égalité entre les deux sexes. Malheureusement la prise de risque et la rencontre au centre ne sont  pas la stratégie de tout le monde. Au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la frontière floue où se fait l’échange entre hommes de bonne volonté, les positions passent par toutes les nuances, de l’attentisme neutre à l’hostilité froide, arrivant aux deux extrêmes de l’exécration mutuelle. L’extrémisme n’est pas que le propre de certaines franges de l’islamisme. Il existe aussi au sein du mouvement démocratique. Je l’appelle l’intégrisme laïque. Ici la haine de ce qu’il qualifie d’islamisme au singulier vire rapidement à la haine de l’islam, pire, à la haine des hommes et les femmes qui adhèrent à la religion ou à l’idéologie. En fait, tout se passe comme si l’on avait affaire à la même race d’esprits, également répartis entre les deux intégrismes, fonctionnant sur les mêmes principes d’intolérance, de peur, de simplification, d’ignorance, de rejet et d’absence de nuance et de compassion. Ce courant ,minoritaire dans le mouvement démocratique tunisien, est hélas le courant majoritaire en Algérie. Il est certes la conséquence de la violence intégriste, mais dans quelle mesure ne la nourrit-il pas ? S’il y a un jour un conflit à couteaux tirés entre « démocratie » et « islam » et si la première est expulsée de la terre du second, on le devra en grande partie à la singulière approche du problème de ce courant. L’intégrisme laïque  prolonge la vie de la dictature, pave le chemin à la guerre civile et condamne la démocratie à rester en dehors et au-dessus de la culture d’un peuple largement imprégné par les valeurs religieuses. L’hétérogénéité des sociétés arabes est le produit de son histoire. Elle ne peut pas plus se débarrasser de sa partie conservatrice, héritage de quatorze siècles de culture, qu’elle ne peut se débarrasser de sa partie moderniste, fruit de son contact avec l’Occident. Il n’y a que de dangereux fous pour vouloir éliminer ou assujettir indéfiniment telle ou telle partie de cette constitutive et insécable hétérogénéité. Il n’y a pas d’autre solution pour la paix en Algérie ou dans tous les autres pays arabes que les libertés et l’intégration de toutes les contestations ,dont l’islamique, dans un jeu politique démocratique, certes risqué, mais dont on ne pourra faire l’économie qu’au prix de la répression et de la guerre civile.
Quid maintenant de la frange extrémiste du spectre islamiste ? A l’évidence, elle ne peut être « convertie » ou arrimée à l’attelage démocratique. Le courant intégriste et violent doit être combattu sur le plan des idées pour l’inefficacité prouvée de son programme. Il doit l’être sur le plan politique comme n’importe quel mouvement anti- démocratique. La démocratie a le droit et le devoir de se défendre, mais dans le respect de ses propres valeurs et lois, autrement elle ne serait pas digne d’être aimée, respectée et défendue. Si les démocrates doivent rejeter ce courant, ce n’est pas parce qu’il se réclame de l’islam, mais parce qu’il est gros du totalitarisme le plus destructeur. La responsabilité des démocrates arabes est donc de tirer vers le centre, je dirais presque de « convertir » à la démocratie le maximum de composantes de l’islamisme modéré. Si nous ne voulons pas tourner en rond, il nous faut bien admettre que la démocratie arabe ne se fera pas contre l’islam, mais avec lui, plus exactement avec ses représentants les plus ouverts qui sont à la fois la chance de l’islam et celle de la démocratie.










































Pistes pour accélérer une guérison


On ne peut que rester sidéré devant ce que coûte une dictature à un pays,  à un peuple et parfois au monde. Des millions d’hommes ont été détenus, humiliés, sont morts inutilement par la volonté de simples mortels appelés Hitler, Staline, Mussolini, Pinochet, Kim Il Sung. Que l’on songe à ce qu’a coûté hier le maintien au pouvoir d’un Saddam Hussein, de ce que coûte aujourd’hui en souffrances inouïes pour des millions de pauvres gens  le maintien des dictateurs arabes.
La ruine d’un des pays les plus riches d’Afrique comme le Congo a pu être organisée et menée à terme du fait d’un seul homme : Mobutu. La dictature devrait être reconnue comme un fléau de l’humanité au même titre que le sida ou la tuberculose et son éradication faire l’objet d’un programme prioritaire des instances internationales, mais lesquelles ?

Mobiliser la société civile internationale

Le grand bouleversement dans les relations internationales, de nos jours, n’est pas le cataclysme survenu dans la structure ou les relations des Etats existants, mais l’irruption sur la scène des sociétés civiles. Ces dernières, représentées par une myriade d’ONG intervenant dans tous les domaines de la vie nationale et internationale, sont l’expression de cette nouvelle donne où les peuples et les hommes commencent à traiter des affaires du monde par-dessus la tête des Etats. Durant les dernières décennies, il y avait en Tunisie deux « diplomaties » concurrentes et deux politiques extérieures en conflit essayant chacune de représenter le pays et d’en donner l’image souhaitée. Les relations internationales de la Ligue ou du CNLT ont plus fait pour faire connaître la Tunisie  que les diplomates de la dictature grassement payés mais totalement incapables de vendre l’image souhaitée par le dictateur. Dans son combat pour faire connaître l’envers du décor, la myriade des ONG indépendantes arabes a pu toujours compter sur un soutien sans faille et sans contrepartie du riche tissu associatif international et notamment occidental. On ne soulignera jamais assez l’importance du rôle qu’a joué et que joue encore la presse libre des pays occidentaux, notamment la presse française, dans ce processus de rapprochement des sociétés et le renforcement du sentiment d’appartenance à des valeurs communes transcendant les frontières linguistiques et religieuses. Je vois au siècle prochain des thèses de journalisme et d’histoire préparées dans les universités de Tunis, d’Oran ou de Marrakech, sur le rôle du journal Le Monde ou Libération dans la démocratisation au Maghreb. C’est grâce à la pression de cette société civile occidentale que le Parlement européen ne cesse de condamner les dictatures de nos pays, que les gouvernements sont obligés de mettre la pédale douce à leur appui contre-nature et contre-productif, d’intervenir pour tel ou tel cas médiatisé etc. Les rapports entre sociétés civiles arabes et occidentales ne sont que la composante d’un réseau plus vaste où tous les peuples semblent se chercher pour traiter directement et au  ras des pâquerettes leurs problèmes communs, qu’il s’agisse de la faim dans le monde, de la pollution de la planète ou des droits de l’homme. Ne peut-on dire de la politique ce qu’on a dit de la guerre à savoir qu’elle est une affaire bien trop sérieuse pour être laissée aux politiciens ? C’est ce qui passe de plus en plus par-dessus la tête et en dehors d’Etats qui en sont restés à une pratique machiavélique de la politique. Ces Etats acceptent mal que nous soyons passés de l’ère de l’indépendance à tout prix à celle de l’interdépendance égale par tous les moyens. Ils ignorent surtout à quel point les peuples veulent que « politique » rime avec « éthique » et non plus avec « cynique ».
Le maître mot de cette politique éthique régissant la vie de ce réseau en expansion rapide est la solidarité. Deux sacro-saints concepts sont remis en cause par la même occasion : non- ingérence et souveraineté nationale.
Pour tous les régimes anti-démocratiques, ces concepts continuent de signifier le droit absolu d’une poignée d’hommes à disposer librement d’un pays et d’une population. Ces hommes ne sont pas plus comptables devant leurs peuples (puisqu’ils s’auto-légitiment et se reconduisent à vie avec 99,99% des voix d’une population « enthousiaste » et « reconnaissante ») qu’ils ne le sont devant l’opinion internationale. Ils rejettent avec horreur toute « ingérence étrangère », eux qui s’immiscent dans les affaires les plus intimes de leurs sujets. Ils feignent de s’offusquer devant cette atteinte à l’indépendance et à l’honneur du peuple qu’ils oppriment et déshonorent. L’attitude est ridicule au vu de la marge d’indépendance réelle dont jouissent ces régimes, le plus souvent clients de telle ou telle puissance occidentale. Elle est juridiquement obsolète et politiquement dépassée. En juin 1993, eut lieu à Vienne la première conférence mondiale sur les droits de l’homme. Durant ce grand show organisé par l’ONU, les grandes ONG de la société civile internationale siégeaient au même titre que les Etats. Boutros Ghali, le secrétaire général, annonça dans son discours d’ouverture la mort de ce sacro-saint concept de non-ingérence dans les affaires intérieures au regard de l’universalité, de l’intangibilité et de l’indivisibilité des droits de l’homme. L’Etat moderne, essayait-il vainement de faire admettre à un parterre poli et hostile, n’est pas le propriétaire d’un territoire et le maître absolu d’une population. Il n’est que le gérant des problèmes internes et externes d’une société selon un cahier des charges établi par le législateur universel onusien dans ses multiples déclarations, traités et conventions internationales. Il ne peut tirer sa légitimité que du respect de ce cahier des charges dont un chapitre essentiel traite de l’obligation qui lui est faite de restaurer, protéger et promouvoir les libertés individuelles et collectives. Tous les Etats antidémocratiques ne peuvent qu’être violemment hostiles à une telle révolution des mentalités et des lois.
On oublie souvent que la souveraineté nationale n’existe que quand la nation est souveraine, c’est-à-dire quand elle est en mesure d’exercer toutes ses libertés, de contrôler son Etat, et de changer ses dirigeants librement et pacifiquement. En réalité, seules les nations démocratiques sont souveraines et indépendantes et elles ont une obligation morale de venir en aide à leurs sœurs  captives.
Pour le moment, les sociétés civiles libérées de la tyrannie notamment en Occident nous aident de manière indirecte et peu organisée. Certes, elles dénoncent, pétitionnent et manifestent. Mais il leur faut aller plus loin. Les politiques étrangères des gouvernements démocratiques d’appui à nos dictatures ne sont pas encore des questions électorales au même titre que le chômage ou l’insécurité. Elles devraient l’être pour les raisons évidentes de notre interdépendance. Nous avons vu que les politiques cyniques et à courte vue des DGV (démocrates à géométrie variable) ne font que renvoyer et déplacer dans un futur plus ou moins lointain les graves problèmes qu’affronteront les générations nouvelles sous forme d’insoutenables transferts de populations ou de guerres des civilisations. La réponse cinglante de la société civile française aux déclarations du président Chirac lors de son voyage officiel en Tunisie en décembre 2003 est très encourageante. D’autres pas doivent être franchis pour que les politiciens en quête de mandats se rendent compte du prix de leur appui à nos oppresseurs. Il existe aussi un facteur encore peu influent mais qui pourrait jouer un rôle important dans le futur : les électeurs d’origine arabo-musulmane.De tels électeurs doivent être mobilisés et sensibilisés pour apporter leur soutien aux démocrates réels pour qui la liberté est une et indivisible. Il s’agit là de pistes à explorer par les démocrates à l’échelon de chaque pays libéré. Il en existe deux autres à examiner en commun et qui pourraient rendre la carrière des dictateurs beaucoup plus brève et abréger les souffrances des peuples « infectés ».


Identifier et punir les vrais terroristes

Le vocable « terroriste » a largement servi à qualifier, sinon à stigmatiser des individus ou des groupes. Accolé au mot Etat, il désigne dans la terminologie américaine des gouvernements soupçonnés d’utiliser des groupes violents et des hors-la-loi pour atteindre par la peur et le chantage des objectifs de politique extérieure. Mais quid des Etats, de loin les plus nombreux, utilisant leurs propres polices comme des groupes violents et des hors-la-loi  pour atteindre par la peur et le chantage  des buts de politique interne ? Comment qualifier autrement que d’Etats, ou plus exactement de régimes terroristes, des dictatures qui planifient et conduisent des politiques de torture ayant pour but ultime de briser toute résistance ou toute velléité de contestation d’une politique donnée ?
Une politique de torture n’est jamais clairement énoncée comme une politique de santé par exemple. Mais à l’instar de cette dernière, elle s’articule autour d’un même schéma. Elle vise à atteindre certains objectifs, mobilise pour ce faire des ressources et évalue au  fur et à mesure les progrès et les échecs de ses actions. On peut parler de l’existence d’une politique de torture dans un pays donné quand sont réunis cinq critères:
-La dissémination des cas de torture sur l’ensemble du territoire national.
-La persistance du problème ou son extension le long des années.
-L’absence de décrue après les dénonciations répétées des ONG spécialisées.
-L’inexistence ou la non-transparence des sanctions prises à l’encontre des tortionnaires.
-La chasse systématique aux militants des droits de l’homme coupables de dénoncer le fléau.
Les objectifs d’une politique de torture, qu’on détermine a contrario, sont de trois ordres : il faut extraire les informations nécessaires à la conduite de la guerre contre l’opposition, casser le moral de cette dernière par les plus grandes humiliations et par-dessus tout terroriser la population. Des trois objectifs, le dernier est le plus important. La torture n’est pas par hasard un secret de Polichinelle. L’information sur les horreurs et les abjections (comme le choix qu’on a donné à certaines victimes tunisiennes entre la fellation et le léchage des excréments des tortionnaires) doit sourdre des murs opaques et se frayer un chemin dans le conscient et l’inconscient collectif. La courroie de transmission idéale est la famille des victimes qui va disséminer des sentiments d’horreur, de peur et d’impuissance nécessaires à la soumission des populations. A cet égard, il faut rappeler en passant que la torture, comme le handicap, n’est pas seulement le drame d’une personne, mais bel et bien celui d’une famille soumise de façon indirecte mais tout aussi dévastatrice que la victime à la souffrance, la peur et l’humiliation. Cette terreur qu’on veut greffer dans l’âme et l’esprit de la société est elle-même au service des objectifs ultimes de toute dictature : maintenir le pouvoir absolu du chef et la prédation libre pour ses proches, sous couvert d’une idéologie instrumentalisée et depuis longtemps trahie.
Deux facteurs-clés sont susceptibles de briser une politique de torture : le recul de la peur et celui de l’impunité. Le premier point relève de la compétence de la résistance démocratique de l’intérieur. C’est à elle de transformer la peur que suscite la torture en rejet, condamnation, indignation et protestation diffusant dans toute la société. C’est son devoir et son honneur d’assister les victimes et leurs familles, de les aider à transcender le traumatisme et de valoriser souffrances et sacrifices. Une levée de bouclier généralisée peut casser le projet d’intimidation, voire faire changer la peur de camp. L’opposition démocratique arabe s’est largement acquittée de cette mission et continue à le faire dans le sacrifice et l’honneur.
Le second élément, à savoir la fin de l’impunité, relève de la responsabilité du monde extérieur. Une grande étape a été franchie avec la création du Tribunal  Pénal International (TPI). On ne dira jamais assez le rôle qu’ont joué des ONG de la société civile internationale et notamment occidentale dans sa naissance. Bien entendu les pays arabes se sont massivement abstenus (la Jordanie étant la seule exception) d’en ratifier le texte. Comment rendre dès lors effectif le principe d’impunité ? Il est clair que la condamnation platonique des « autorités tunisiennes » ou, pire en matière de noyer le poisson, de « la Tunisie », ne pèse pas lourd devant le sentiment d’omnipotence et d’impunité que donnent à certains individus le pouvoir absolu et les bénéfices politiques de la torture. Mais, que les responsables au plus haut niveau soient identifiés, nommés, désignés du doigt, leurs portraits affichés sur les murs et Internet, qu’une vaste campagne soit déclenchée contre eux par la société civile internationale, qu’une foule de plaintes soient déposées devant le TPI, voire les tribunaux nationaux tous compétents en matière de torture selon la Convention internationale de 1984 et ce sera le début de la sagesse. La dénonciation par le nom et l’image ne doit pas se focaliser sur le dictateur mais porter aussi sur ses ministres de l’Intérieur et de la Justice, les grands pontes de sa police secrète et les grands maniaques de la gégène ou du fer à repasser les chemises portées par les malheureuses victimes.
Pour mieux isoler ces tristes échecs de l’humanité, je suggère la création d’un anti-prix Nobel de la paix, qui pourrait s’appeler le prix Hitler ou le prix Attila. Décerné annuellement par un aréopage de personnalités internationales incontestées au grand tortionnaire en chef de l’année, le prix sera le hit -parade des dictateurs. Quel plaisir d’imaginer une ribambelle de ces odieux personnages, de leurs ministres ou grands policiers, vivant dans la hantise de se voir nominer, ou pire,  de remporter  le prix Hitler de l’année, et d’avoir à se débrouiller le reste de leur existence avec cet encombrant et terrible trophée !
Même de tels hommes savent qu’une politique ne vaut que tant que ses bénéfices sont largement supérieurs à ses effets pervers. Il faut donc obliger les commanditaires et les instruments de la torture à refaire leurs calculs.
C’est seulement quand il sera clairement signifié par des actes forts à tous les responsables politiques  que le monde a décrété la tolérance zéro pour le plus ignoble des crimes et qu’ils sont personnellement responsables des atrocités qui peuvent se passer durant leur règne, que s’amorcera enfin la décrue. Ceci étant posé comme principe général, il faut maintenant en comprendre toutes ses implications et ses effets pervers. Il existe une sorte de loi qui fait que la meilleure loi appliquée aveuglément et dans tous les cas sans discrimination peut devenir contre-productive. Il y a toujours des situations extrêmes où il faut substituer à cette excellente loi autre chose qui relève tantôt du bon sens, tantôt  de quelque chose d’encore plus subtil comme la compassion, le pardon ou simplement l’oubli volontaire. Examinons ce que veut dire pour un dictateur, par nature paranoïaque, de savoir qu’il ne peut échapper nulle part aux poursuites. Ce sera évidemment la fuite en avant avec ce que cela implique d’aggravation de la répression, voire de guerre civile. Un vieux stratège chinois conseillait aux militaires de ne jamais enfermer un ennemi des quatre côtés, d’où le proverbe : « Il faut faire un pont en or à l’ennemi qui fuit ». Le problème en effet n’est pas seulement de passer à la démocratie, mais que le passage se fasse de la façon la plus pacifique possible. Si le dictateur et les siens refusent l’inévitable, se battent jusqu’à la fin, en faisant couler le sang, alors la société civile nationale et internationale aura le droit de faire preuve de la plus grande sévérité. Mais s’ils veulent négocier une porte de sortie pacifique, il faut faire passer la vie avant la justice.


Renforcer la légalité internationale par un nouveau dispositif

Le dictateur tunisien s’est offert trois 99% lors des « élections présidentielles » de 1989, 1994, 1999. Il s’est fait plaisir en mai 2002 en s’offrant un quatrième 99% approuvant une constitution taillée sur mesure qui lui donne tous les pouvoirs en plus de la présidence et de l’immunité à vie. Cette constitution a été rejetée par toute l’opposition lors de sa rencontre du 12 mai 2002 à Tunis et du 18 mai de la même année à Paris. A l’appel de cette opposition pour une fois unanime, la mascarade du référendum constitutionnel a été boycottée par 80% des Tunisiens. Or le dictateur s’apprête au mois de novembre 2004 à jouer la même sinistre comédie du plébiscite populaire, en se présentant à un nouveau mandat auquel il n’avait pas droit d’après la défunte constitution, ajoutant ainsi l’illégitimité à l’illégalité. Supposons que, pratiquant la fuite en avant, sûr de sa police et de l’appui des sponsors américains et européens, le dictateur tunisien se fasse « réélire » en améliorant un peu le spectacle. Imaginons qu’en plus de la bataille sur le terrain, l’opposition tunisienne présente une plainte aux Nations unies contre le dictateur, pour confiscation de la souveraineté du peuple tunisien et ce, par la tenue d’élections trafiquées au résultat imposé par la terreur et la fraude. Imaginons que notre plainte s’accompagne d’une demande d’invalidation des élections et de non-reconnaissance de leurs résultats, avec tout ce que cela implique de non-reconnaissance du gouvernement qui en est issu. Je ne sais si on recevra une quelconque réponse de la bureaucratie onusienne. Si celle-ci nous répond, ce sera sur un air désolé nous apprenant ce que nous savons déjà, à savoir que l’ONU n’est pas en mesure de prendre notre plainte en considération. Cette dernière fera tout au plus l’objet de quelques articles dans la presse occidentale et sera considérée par beaucoup comme une opération  publicitaire à la limite de la bouffonnerie. Mais arrêtons-nous aux deux raisons qui rendent notre plainte irrecevable par l’ONU.
Primo, il n’existe pas au regard de la législation onusienne de textes donnant le droit à un peuple de porter plainte contre son gouvernement ou de contester ses méthodes et encore moins sa légitimité.
Secundo, il n’existe pas de structure capable de traiter une telle plainte, d’invalider des élections, aussi visiblement trafiquées, soient-elles ou de prononcer la non-constitutionnalité d’une loi sur la presse ou sur les associations votée par des parlements nationaux dont on sait qu’ils ne sont sous une dictature que des chambres d’enregistrement. Ne parlons pas de l’absence d’une force capable d’imposer les décisions d’une telle structure.
En fait le message implicite d’une telle non-réponse, quel qu’en soit la forme ou le contenu, est clair. Si vous voulez vous débarrasser de votre dictature, faites comme tout le monde, descendez dans la rue, faites-vous hacher menu par les mitraillettes comme cela s’est fait partout et comme cela a été le cas chez vous en 1978 et en 1984. Si vous l’emportez, on sera bien content pour vous. Si vous n’y arrivez pas, on sera bien désolé, mais on sera bien obligé de continuer de traiter avec votre dictateur sur lequel nous ne nous faisons aucune illusion par ailleurs.
Il faut d’abord reconnaître dans ce non-dit sa formidable capacité de miner la volonté théorique de la communauté internationale de substituer partout le droit à la force. On reconnaît que, dans le cas d’espèce, il n’y a pas de solution de droit mais seulement une solution de force. On accepte implicitement aussi que le droit ne puisse éviter de traiter avec la force tant qu’elle est capable de l’emporter sur le droit. Du point de vue éthique, la situation est aussi inacceptable que celle qui consisterait, pour d’honnêtes gens, à traiter sans états d’âme avec des voisins volant et violant sous leurs propres yeux, au lieu d’appeler la police ou tout au moins de cesser d’avoir la moindre relation avec eux. L’argumentation est inacceptable aussi pour d’autres raisons : les textes existent bel et bien. Quant à la structure, elle manque et il faut la créer d’urgence.
L’humanité se dote depuis cinquante ans d’un corpus de principes et de lois rédigés par le législateur universel onusien sous forme de chartes, déclarations, pactes et autres conventions. Les textes-clés de cette législation universelle sont la charte des Nations unies, la Déclaration universelle des droits l’homme (DUDH), le Pacte international pour les droits civils et politiques (PIDCP) et le Pacte international des droits économiques ,sociaux et culturels (PIDESC).
Autant les articles du PIDCP sont clairs et fermes sur les droits de la personne et du peuple, autant sont dérisoires les mécanismes prévus pour le suivi de leur application. Et pour cause. L’ONU reste encore très imprégnée de la mentalité « Syndicats d’Etats » défendant leurs privilèges et négociant des compromis politiques sur le dos des principes et des lois. Une « Commission des droits de l’homme » sans le moindre pouvoir reçoit les rapports des Etats-partis sur l’application du pacte, délibère et fait des remarques ou bien règle dans le secret les plaintes d’un Etat contre un autre. Il n’est bien entendu nullement question de condamner ou de dénoncer les graves violations de la loi commune. Or, seule une structure indépendante et de type judiciaire peut donner aux principes de la DUDH et des lois énoncées par les deux pactes, des chances d’être pris au sérieux par des dictatures qui ne les signent que pour les oublier aussitôt. Si le concept de monde de droit doit avoir un sens, il faut qu’il y ait une structure judiciaire, à laquelle peut s’adresser la société civile nationale ou internationale pour demander justice face à un pouvoir coupable de violer les textes qui fondent aujourd’hui la légalité internationale. Elle serait l’équivalent d’une cour constitutionnelle dans un pays démocratique, mais à l’échelle du monde.
Imaginons ce que peut signifier l’existence d’une telle structure qui doit être nécessairement crédible par sa représentativité, sa rigueur, son indépendance (par rapport au Conseil de sécurité). Elle pourrait invalider des élections scandaleuses comme en organise en permanence tel ou tel dictateur sobre ou bigarré. Elle pourrait, en amont de ces élections, invalider les lois et pratiques scélérates s’attaquant aux libertés fondamentales.
Cette structure pourrait exiger que les élections à risque soient faites ou refaites sous contrôle de l’ONU. En cas de refus, les sanctions pourraient être prononcées. Elles ne prendraient pas l’aspect grossier des embargos qui mettent dans le même sac le peuple et ses bourreaux mais distingueraient la population, l’Etat et le régime. Ainsi, on pourra par exemple demander aux Etats de droit de renvoyer les ambassadeurs du régime félon, mais pas les fonctionnaires du consulat chargés des affaires des citoyens, et encore moins pénaliser les citoyens du pays en question. Les hommes-clés du régime hors-la-loi seraient, eux, et seulement eux, la cible de l’embargo. Montrés du doigt, interdits de voyage dans l’espace de droit, voyant leurs comptes en banque cachés à l’étranger gelés  et leur dossier transmis devant le tribunal criminel international pour ceux impliqués dans les affaires de torture, ces hommes ivres de pouvoir et habitués à l’impunité apprendraient à mieux gérer leur mégalomanie et leur agressivité.
J’ai proposé d’appeler une telle structure la Cour constitutionnelle internationale (CCI). Dans un premier temps, la CCI n’aurait probablement qu’un rôle de magistrature morale exercée soit par auto-saisine ou en réponse à une plainte de la société civile du pays concerné ou de la société civile internationale Mais son existence constituerait à elle seule un énorme acquis. Un verdict frappant de nullité des élections trafiquées équivaudrait à un verdict d’illégitimité nationale et internationale pour le pouvoir en question.
Venant d’une instance judiciaire et morale mondiale, représentative, indépendante et crédible, il aurait des répercussions politiques énormes. Il renforcerait la résistance démocratique interne, mettrait les pays démocratiques devant leur responsabilité, isolerait le régime hors-la-loi, l’affaiblirait et diminuerait considérablement sa durée de vie.
Si  l’administration américaine  veut  être prise au sérieux par les démocrates arabes ,  qu’elle commence par refuser de  reconnaître  les régimes issus d’élections  manifestement manipulées , comme celui que nous prépare le dictateur .
La CCI ne rendrait pas seulement l’exercice de la dictature encore plus périlleux et écourterait sa durée en renforçant la résistance démocratique. Elle serait aussi une pièce maîtresse dans le maintien de la paix dans le monde puisque  ce sont  le plus souvent des dictateurs à moitié fous qui ont déclenché les plus terribles guerres. La grande catastrophe que fut l’invasion irakienne du Koweït est typique de la façon dont les dictatures ont toujours creusé le fossé entre nos peuples arabes et ouvert les portes toutes grandes à l’intervention étrangère. L’Europe n’a arrêté ses guerres civiles et commencé à s’unir qu’à partir du moment où tous ses Etats sont devenus démocratiques. Il en ira de même des pays arabes. La démocratie nous libérera de l’occupant intérieur et nous réconciliera avec le monde extérieur.
Mais n’ayons aucune illusion à court ni à moyen terme. On voit mal dans l’état actuel des choses, même avec une forte dose d’optimisme, une telle cour exister, encore moins ordonner une action quelconque à un conseil de sécurité rénové, ou transmettre le dossier individuel des sbires de la dictature au tribunal criminel international ou à une future police économique mondiale chargée de repérer et saisir l’argent de la corruption. Les Tunisiens et les Arabes ne vont pas attendre que leur souveraineté puisse être récupérée par de tels mécanismes, encore éloignés dans le futur. Ils devront, hélas, beaucoup se sacrifier pour mériter leur démocratie. Mais la dictature est un mal récurrent. La CCI servira à d’autres peuples dans un futur proche ou lointain.Tout est dans l’enclenchement du processus. La création de la CCI, à l’instar de celle du TPI, ne peut être que le résultat d’un long combat commençant par l’appropriation du projet par tous les démocrates du monde et par les ONG de défense des droits de l’homme. Un éminent juriste tunisien travaille depuis quelques années sur l’habillage juridique de l’idée et l’a déjà soumise au débat dans des cercles internationaux. Le processus se continuerait par une campagne de lobbying pouvant amener tel ou tel gouvernement démocratique à défendre le projet devant les instances onusiennes. S’en suivrait alors une guerre de tranchées menée par des dictatures affolées pour faire avorter le projet ou le vider de sa substance.
Pour amorcer le lent et difficile processus, la société civile internationale pourrait ériger une sorte de Tribunal Russel qui serait l’ancêtre ou le prélude de la CCI, en attendant qu’elle naisse comme pour le TPI de la fructueuse collaboration entre ONG et Etats. Ne dit-on pas que le voyage le plus long commence par un petit pas ?

Balayer surtout devant notre porte
Il existe une condition sine- qua- non qui donne à la société civile arabe le droit d’exiger l’aide de la société civile internationale: balayer devant sa propre porte. Les agressions criminelles contre les synagogues d’Istanbul en novembre 2003 doivent être des signaux d’alerte très forts pour tous les Arabes et les musulmans. Les attentats n’ont pas été condamnés à ma connaissance avec la vigueur qu’il faut... et parfois pas du tout. L’antisémitisme qui sévit dans nos sociétés doit être considéré comme une menace à la mise en place d’une société démocratique en paix avec elle-même et avec son environnement international. J’ai pu mesurer la virulence du mal en 1984, au moment du troisième Congrès de la Ligue tunisienne des droits de l’homme.
Nous étions un certain nombre de candidats à briguer un siège dans le nouveau comité directeur. Quelle ne fut pas ma surprise de voir certains congressistes d’obédience baassiste, s’en prendre à l’un des candidats à cause de ses origines juives. Outré aussi bien par le racisme bête que par sa présence dans une telle enceinte, je suis monté à la tribune ne sachant trop comment j’allais stigmatiser le comportement de tels individus. J’ai laissé parler le cœur qui a spontanément trouvé le ton et les mots : si nous pouvions être fiers d’être arabes, n’était-ce pas parce que nous appartenions à une nation si peu raciste qu’elle propose à ses enfants depuis leur naissance un Noir « Antara » comme modèle du courage, un chrétien « Hatem » comme modèle de l’hospitalité et un juif « Samaoual » comme modèle de la fidélité et de l’honneur.
La réaction émue de la salle, sa condamnation ferme des propos et comportements antisémites permirent l’élection du candidat contesté pour sa judaïté par une très large majorité. Cela me rassura énormément. Oui, il y a de l’antisémitisme épidermique, mais cela ne peut aller très loin, me suis-je dit. Erreur. Le pourrissement du conflit au Proche-Orient, l’apparition de Ben Laden, l’écho de ses discours irresponsables avec ses amalgames et ses simplifications, ont considérablement aggravé la situation depuis vingt ans.
L’antisémitisme arabe se développe au grand dam des démocrates et des militants des droits de l’homme, et pour le plus grand mal de nos causes légitimes. L’erreur des nationalistes ou islamistes est de mélanger les registres, de se tromper d’adversaires, de faire payer l’innocent à la place du coupable. C’est ce que font aujourd’hui ceux qui agressent les lieux de culte juifs ou profanent leurs cimetières. Ils semblent faire fi du tort considérable porté à l’image des Arabes et des musulmans dans le monde. Leur haine les aveugle au point de ne pas voir le caractère contre-productif de telles pratiques et ses effets désastreux sur la cause qu’ils prétendent servir : la fin du martyr du  peuple palestinien soumis aux crimes de  répétés de Charon .
Au nom de l’antisionisme, on a vu se développer deux réactions  inacceptables. Tout d’abord  la reprise  par certains du fameux ‘’Protocole des sages de Sion’’. Tous les  gens sérieux dans le monde arabe savent que c’est un faux fabriqué par la police tsariste, mais le torchon  continue tout de même de circuler. Autre stupidité,  certains auteurs arabes se sont fait les relais des thèses révisionnistes. Or le révisionnisme est un discours européen de déculpabilisation de l’Europe. C’est un débat qui à la limite ne nous concerne pas. De plus il est totalement en contradiction avec nos valeurs les plus fondamentales. En Islam on considère que tuer injustement un seul homme, c’est tuer toute l’humanité, aider un seul homme c’est aider toute l’humanité. Du  point de vue musulman, c’est toute l’humanité qui a subi la shoah à Auschwitz, quel que soit le nombre  ou la race des victimes. La seule approche  digne et pertinente  pour nous est de  marquer notre compassion, de ne laisser planer aucun doute sur notre condamnation de ce crime contre l’humanité. Ceci étant de l’acquis, nous avons le droit de dénoncer le racisme  anti-arabe qui déborde de tant de sites juifs sur  Internet ou  de refuser de  justifier au nom de la shoah, le drame que vit le peuple palestinien.
 C’est tout cela qu’il faut enseigner à nos jeunes, déboussolés par la colère et le ressentiment. On ne leur répètera jamais assez que notre problème est avec la politique d’apartheid et de colonisation de l’Etat d’Israël, non avec les juifs en tant que juifs. Ce sont les Palestiniens qui nous ont appris dès les années soixante-dix à distinguer entre juifs et sionistes. Si nous perdons de vue ce principe de base, la guerre entre le sionisme et le mouvement national de libération palestinien pourrait se transformer en une sale guerre de races et de religions. Pour l’instant les profanateurs de tombes et les poseurs de bombes dans les synagogues nous salissent et nous déshonorent. Dans tous les cas de figure, ils ne nous représentent pas ou plus exactement ils ne représentent que ce que toute nation a en elle de détraqué, de sombre et d’inhumain. C’est à nous de terrasser la bête, avant qu’elle nous terrasse.






N’importe quel comité de lecture de n’importe quelle revue qui se respecte[8] aurait rejeté l’article de Samuel Huntington sur le clash des civilisations comme scientifiquement irrecevable. L’auteur invente des entités qui n’existent pas. Qu’est-ce que cette « civilisation sud-américaine » supposée être le ciment unissant les Argentins blancs, les Indiens du Pérou et les Noirs du Brésil ? Il met sur le même plan des entités bien définies comme la « civilisation » hindouiste et une entité aussi floue que la « civilisation négro-africaine ».
Il compare en permanence des poires et des pommes.
 Par-dessus tout, il confond civilisation et culture. Alvin Toeffler a brillamment montré dès les années quatre-vingt que ce sont  la technologie et ses modes de production qui déterminent notre façon de voir le monde, la façon dont nous percevons le temps et l’espace, les rapports sociaux, voire les images que nous nous faisons de Dieu. Il soutient que le monde n’a connu que deux civilisations: la civilisation agraire et la civilisation industrielle qui  se prépare à être submergée par la troisième, la civilisation de l’information. Au sein de ces grandes civilisations qui sont les grandes étapes de l’histoire humaine, se développent un grand nombre de cultures qui sont autant de variations sur le même thème : inventer des manières de vivre ensemble avec les bénéfices et les limites de la technologie imposée par la civilisation.
Mais qu’importe ! Nous savons que la théorie est tombée à point nommé pour donner de la noblesse à la politique de  containment  de la « civilisation confucianiste » (comprendre la Chine en voie de devenir la première puissance économique mondiale) et de la civilisation islamique (comprendre le monde arabe qui contrôle les plus grands gisements de pétrole de la planète). Pourquoi en parler dès lors ? Parce qu’elle soulève un problème central pour les Arabes et probablement pas seulement pour eux : le rapport entre identité et universalité.
Huntington divise l’humanité en huit entités à  identifier comme des cultures : Chrétienne-Romaine, Chrétienne-Orthodoxe, Islamique, Bouddhiste, Confucianiste, Sud Américaine, Hindouiste et… Négro-africaine .
Partons de cette classification en faisant comme si elle était objective. Acceptons dans une première approximation que culture signifie l’ensemble commun de croyances, valeurs, attitudes et comportements propres à une communauté humaine donnant à ses membres le sentiment d’une identité commune les rapprochant les uns des autres et les distinguant d’autres groupes humains.
Il est clair qu’il existe dans la ville de New York une culture, ainsi définie, différente selon qu’on habite Harlem ou le Bronx. On objectera que ce sont là des sous-ensembles d’une culture plus vaste qui est la culture américaine. Justement, il n’y a que des sous-ensembles s’imbriquant dans des ensembles plus grands. Où allons- nous mettre les limites des ensembles les plus cohérents et les plus pertinents pour faire nos gros paquets ? En fait tout est question du niveau d’observation. C’est un peu comme dans la vision aérienne. Plus vous vous élevez haut, plus la terre au- dessous de vous se restructure différemment. Votre vision du paysage est fonction de ce qu’indique l’altimètre. Proche du sol, vous allez voir les petits sous-ensembles que sont les champs, les clôtures, les routes etc. Plus vous montez haut, plus les paysages comprenant ces sous-ensembles changent prenant d’autres configurations. Idem pour une classification des cultures. Au ras des pâquerettes, on pourra décrire, à partir de points de convergence évidents dans les croyances, les attitudes et les comportements, une culture flamande et wallonne, corse et alsacienne, bavaroise et saxonne, etc. Le même type d’analyse pourra fonctionner chez nous, montrant les points de convergence qui « font » la différence entre Moyen-Orientaux et Maghrébins ou entre Algériens et Tunisiens. Grimpons assez haut dans notre espace mental pour observer maintenant les cultures du monde telles que les décrit Huntington.
Nous ne sommes qu’à une « altitude moyenne ». A ce niveau se sont estompées, pour l’islam par exemple, les différences pourtant si importantes à un niveau plus « bas », entre sunnisme, chiisme. On verra encore moins la myriade des cultures régionales propres à chaque pays où l’islam a été au contact des peuples d’Afrique noire ou du Sud-Est asiatique.
Reculons le champ de l’observation en cherchant des traits communs aux croyances, attitudes et comportements des groupes humains observés à l’«altitude » de Huntington. Si nous prenons pour critère le partage d’une même histoire ou la conception du monde, les huit cultures vont se redéployer selon une géographie bien surprenante.
Horreur ! voilà  que le monde arabo-islamique n’est que le versant Sud d’une même culture dont l’Occident chrétien est le versant Nord. Le Maghreb ne signifie-t-il pas d’ailleurs Occident en arabe ? Comment nier que les deux sous-ensembles partagent l’héritage égyptien, grec et judéo-chrétien ? Rappelons ici la thèse de Freud, défendue dans Moïse et le monothéisme affirmant la filiation directe entre la religion d’Akhenaton et le judaïsme. Les trois religions monothéistes dont la parenté est évidente sont les trois branches d’un même arbre dont les racines plongent très profondément dans l’Egypte antique. Il n’y a pas lieu de creuser trop profondément pour trouver jusqu’à nos jours l’héritage commun de Sumer, Babylone, Thèbes, Bagdad ou Constantinople. La ligne de partage entre l’Occident et l’Orient, comme l’ont signalé des auteurs européens perspicaces, ne passe pas entre le nord et le sud de la Méditerranée, mais très loin à l’est et plus exactement à partir des frontières orientales de l’Iran. Ceux qui connaissent les Méditerranéens savent à quel point ils sont semblables malgré leurs différences  apparentes, et ce, qu’il s’agisse de leur rapport à la nature, à la femme ou à la cuisine. C’est cette culture commune, qu’on pourrait appeler méditerranéenne, qui s’est étendue en cercles concentriques tout le long de l’histoire. Elle a apporté aux Irlandais et aux Scandinaves l’un des trois avatars de l’ancienne religion d’Akhenaton, aux Slaves l’art grec dont les icônes, aux Amériques, l’architecture arabe des haciendas boliviennes et les villas californiennes.C’est ce même mouvement d’échanges et de brassage dans le même grand sous- ensemble qui amena sur la rive Sud les savants de Napoléon précurseurs de la renaissance arabe du XIXe siècle.
A notre « altitude », les huit cultures se réduisent à quatre : la méditerranéenne selon notre terminologie et l’hindouiste, la confucianiste et la négro-africaine selon celle de Huntington. On peut encore « monter » et le paysage mental va encore nous surprendre. Vue de l’espace, la terre est sans frontières ou plus exactement ses frontières sont celles de sa rotondité. Si nous prenons assez de hauteur mentale, de recul historique, nous verrons fondre les quatre cultures en une : l’ensemble des valeurs, croyances, attitudes, comportements et produits qui nous distinguent, nous autres humains des peuples animaux et « nations sylvestres », avec lesquels  nous partageons la planète.
            
Arrêtons-nous maintenant au point crucial de la théorie: l’affrontement inéluctable et programmé entre les « civilisations » et notamment entre l’Islam et la chrétienté vu et corrigé par les stratèges du Pentagone. Le clash est supposé inévitable car dans la nature même de ces  « civilisations », au mieux des rivales, au pire d’irréductibles ennemies. Nous n’avons qu’un devoir : nous y préparer. En décrétant le conflit structurel et inévitable, on n’a que le choix entre vaincre, par l’extension de sa zone d’influence, ou se retrancher sur des bases solidement défendues , donc le viol ou le divorce. C’est de divorce que rêve Huntington en appelant l’Occident à se refermer sur lui-même, à laisser tomber son prosélytisme notamment pour la Démocratie et les droits de l’homme, tout en surveillant Arabes et Chinois du coin de l’œil pour qu’ils n’atteignent jamais une puissance leur permettant de défendre leurs intérêts face à l’hégémonisme américain.
Toute cette vision recouvre une malhonnêteté et une naïveté.
La malhonnêteté est facile à démonter. Les têtes d’œuf des centres d’études stratégiques qui appliquent les statistiques à tout et n’importe quoi devraient calculer combien de morts ont fait les guerres entre l’Occident et le monde arabo-musulman et comparer le chiffre à celui des morts qu’ont faits la guerre civile américaine ou les deux grandes guerres civiles européennes, appelées improprement guerres mondiales. Nous leur rappellerons au passage qu’après son extension à toute la planète, la deuxième guerre civile européenne n’a pas opposé la « civilisation chrétienne-romaine » à la « civilisation confucianiste », mais qu’on y a vu des Chinois et des Japonais, à couteaux tirés par ailleurs, s’allier les uns aux Occidentaux de l’Alliance, les autres aux Occidentaux de l’Axe. Les guerres entre « civilisations », parce que beaucoup plus rares que les guerres entre les membres de la même culture, sont autrement moins meurtrières. Cette règle est valable pour nous aussi. Qu’est-ce que les batailles contre les Occidentaux, sur leur territoire ou le nôtre, en comparaison des guerres civiles qui ont ensanglanté notre histoire ? La bataille dite du Chameau, qui eut lieu quelques années après la mort du prophète, entre les prétendants au califat pour le contrôle de l’empire à peine conquis, décima en deux jours plus d’un tiers de l’armée arabe.
Le contre- sens que fait Huntington sur la fonction du clash est assez étonnant pour ce théoricien de la Realpolitik américaine. Le contact entre les hommes se fait selon deux modes : le pacifique et le violent. Dans les deux cas il y a échange. La guerre n’interrompt pas leur flux nécessaire, elle l’accélère. La fonction de la guerre a été souvent d’ouvrir la route du commerce restée fermée par un adepte de Huntington, dont le rejet de l’autre l’a emporté un moment sur la fascination qu’il exerce sur lui. Il est assez amusant de penser que le commodore Perry, ouvrant le Japon par la force au commerce américain était à mille lieues de penser qu’il ouvrait aussi les Etats- Unis à l’invasion des produits japonais,mais que cela arriverait un siècle plus tard. Les Croisades ont joué un rôle important dans le développement culturel d’une Europe qui était, à l’époque, le monde sous-développé. La Renaissance française est rentrée, sous forme de rêves fascinés, de secrètes jalousies, de projets d’imitation et de dépassement, dans les bagages des armées guerroyant dans l’Italie de la fin du XVe siècle. Le colonialisme, si décrié, apparaît comme une étape importante dans l’échange permanent entre l’Europe et l’Afrique, même déséquilibré,  injuste et inégal. Il en va de la guerre comme du tremblement de terre. Une fois la catastrophe passée et la dernière larme essuyée, on redessine les plans de la ville, on construit mieux et plus solide. On apprend et on évolue. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la fameuse boutade de l’écrivain Kateb Yacine « le français est pour nous Algériens un butin de guerre ». Et quel butin ! Il va permettre aux Arabes et notamment aux Maghrébins d’explorer à leur aise les arcanes d’une culture fascinante, mais dont on est décidé à utiliser tous les leviers et à relever tous les défis. Secrètement, ces hommes et ces femmes à cheval sur deux cultures mesurent en permanence leur désavantage en tant que représentants de la culture d’en dessous, mais leur avantage en tant que personne sur les monoculturels.
L’appel au divorce des cultures ou les tentatives émouvantes pour  l’éviter qui se multiplient ces derniers temps sont aussi dérisoires qu’inutiles. La dynamique des cultures est semblable à celle des plaques tectoniques. Des forces colossales les font se rapprocher, se chevaucher. Leur contact peut se faire sur le mode lent ou cataclysmique. Dans les deux cas de figure, l’échange d’énergie est permanent.
De la même façon que la vie se nourrit de la vie, la culture se nourrit pour l’essentiel des autres cultures. Cette « anthropophagie » est derrière le puissant mouvement de recherche de contact qui n’a jamais cessé depuis l’aube de l’histoire. Les « cosmopoles » modernes comme Londres, Paris, NewYork ou HongKong ne font que prolonger les traditions de Babylone, Carthage, Alexandrie, Athènes ou Bagdad. Dans ces lieux de rendez-vous, les hommes venaient échanger objets, idées, attitudes et comportements afin de s’enrichir mutuellement. Le processus de fécondation des cultures les unes par les autres continuera dans la guerre, comme dans la paix. Tout montre que, loin de se ralentir ou de s’inverser, le processus s’accélère, s’étend et s’approfondit La question pertinente me semble être plutôt : vers quoi nous conduit ce processus d’échange lent et rapide, pacifique et violent, programmé et chaotique ? et non comment l’arrêter.

Les deux ressorts de l’identité

Pour répondre à cette question, l’hypothèse qu’on peut formuler à partir d’indices concordants est qu’il nous conduit, par les chemins différents que sont nos sous- ensembles culturels plus ou moins vastes, vers une identité universaliste dont la clé de voûte est constituée par les valeurs des droits de l’homme et dont l’instrument est la Démocratie. Quand j’avance cette hypothèse auprès de mes amis arabes, même les moins chauvins, ils s’étranglent d’indignation affirmant que je ne suis au mieux qu’un naïf, au pire qu’un laquais de l’Occident. Cette universalité est-elle autre chose que le faire- valoir de l’impérialisme culturel occidental, lui-même couverture de la mondialisation selon saint- Capital ?
Considérons tout d’abord les mécanismes qui sculptent à travers l’histoire l’identité nationale. Pour chaque peuple, comme pour toute personne, il s’agit là d’une question centrale. Le problème paraît être au centre de la névrose arabe. Mais les dernières élections présidentielles françaises et le débat lancinant sur l’immigration dans tout l’Occident montrent que c’est là une préoccupation générale.
L’identité est le sentiment d’appartenance à un groupe humain bien déterminé et de la non-appartenance à tous les autres. C’est dans l’affirmation des caractères spécifiques de sexe, de couleur de peau, de religion, de langue, d’accent ou de cuisine que l’on trouve les signes les plus forts de son appartenance. Disons d’emblée que c’est là quelque chose de sain et de normal. Comment échangerait-on quelque chose qui intéresserait les autres si on n’était pas soi-même aussi original que possible ? L’affirmation de la différence et son maintien donneront  lieu malheureusement à toute cette panoplie d’attitudes et de comportements qui vont de l’hostilité froide et contenue au  au racisme le plus abject, mais ceci est une autre histoire. On pourrait appeler ce mécanisme l’identité par opposition.
La difficulté que rencontre ce mécanisme est que le groupe bien déterminé auquel on veut se rattacher est rempli de cet autre menaçant à qui on s’oppose. A un ami étranger qui me demandait de lui expliquer ce qu’est un Tunisien,  j’ai proposé d’aborder la démonstration par une analyse de la table tunisienne. La conférence démarra devant un lablabi (plat de pois chiches bouillis que mangeaient déjà les soldats d’Hannibal). Vinrent ensuite le sacro-saint couscous de nos ancêtres amazigh, le méchoui de nos ancêtres arabes, les fameux brik  apportés par les Turcs, les spaghetti dont nous sommes les plus gros consommateurs dans le monde après les Italiens, enfin le steak-frites et la  baguette raflés aux Français.
« Mais alors qu’est-ce que vous avez de proprement tunisien ? 
- C’est tout cela qui est tunisien. »
L’archéologie culinaire est une façon agréable de démontrer ce qu’on peut prouver avec celle des bâtiments, de la langue des costumes, des us et des coutumes : l’identité tunisienne est un processus lent construit par l’histoire à partir du clash des civilisations. Elle s’est ordonnée en couches géologiques superposées toujours actives et dont la dernière attend celle que le cours de l’histoire des prochains siècles voudra bien déposer au- dessus d’elle. Au Moyen-Orient, le processus est le même. Les Israéliens se construisent une part importante de leur identité par la guerre contre les Palestiniens, mais aussi par tout ce qu’ils leur empruntent en permanence dans tous les domaines de la vie. Idem pour les Palestiniens.
Les Arabes anti-occidentaux, très nombreux dans la droite nationaliste et l’intégrisme islamiste, sont donc confrontés à un terrible problème. Le « butin de guerre », et tout ce qui va avec, jugé par Kateb Yacine et tous les démocrates comme un cadeau somptueux, est pour eux un cadeau empoisonné dont il faut se défaire le plus tôt possible. Mais comment nous débarrasser de cet héritage si détesté, alors qu’il est déjà partie intégrante de nous- mêmes? Le dilemme auquel font face leurs homologues de l’extrême droite européenne et américaine n’est pas plus simple à résoudre. D’une certaine façon il serait même plus grave. Dans notre cas, le clash  n’a amené que des mots, des idées, des procédures ou des comportements nouveaux. En Occident, il a apporté les acteurs de ces nouveautés. L’ironie de l’histoire a joué un mauvais tour aussi bien aux Européens qu’aux Américains. La conquête militaire au XIXe siècle par le Nord-Occident du Sud-Occident n’a pas ouvert le Sud aux populations du Nord, mais le Nord aux populations du Sud. Aujourd’hui les Arabo-Musulmans sont plus de dix millions dans la communauté européenne et plus de sept millions aux Etats-Unis. Beaucoup ont acquis la nationalité de leur pays d’adoption. Leur poids électoral commence déjà à se faire sentir. La misère et la répression dans nos pays alimentent en permanence leur flot grandissant qu’aucune barrière, sauf celle de la démocratie et du développement au pays natal, ne stoppera. Citoyens occidentaux entièrement à part, ils deviendront dans une ou deux générations des Occidentaux à part entière. C’est la dernière couche de la coupe géologique de l’identité occidentale. Voilà l’islam, ennemi héréditaire et dit irréconciliable, nouvel élément de la culture « chrétienne occidentale » de M. Huntington, de plus installé pacifiquement dans la demeure et pour toujours. De quoi vous faire perdre votre latin et l’envie de publier des théories superficielles et des classifications grossières !
L’islam est abusivement associé à une seule nation, en occurrence la nôtre. On oublie souvent que 10% des Arabes sont chrétiens, jouant dans notre histoire et notre culture un rôle de premier plan et que   les islams ,  iranien, indonésien, africain, indo- pakistanais ont assez de personnalité pour être aisément distingués de l’islam arabe.
Rien d’étonnant à ce que nous assistions à la naissance d’un islam en plus : l’occidental, dorénavant partie constitutive et de l’islam et de l’Occident. Partout les gouvernements occidentaux sont à la recherche de la politique de « domestication » de l’ogre. Pour commencer elle se fera dans le sens où l’on dompte un animal dangereux. Avec le temps, elle prendra le sens que les Anglais donnent à ce terme : rendre local, indigène, familier. Appelons ce deuxième mécanisme de construction l’identité par apposition.

L’ultime niveau

Le sentiment le plus fort qui cimente cette identité et la caractérise est la solidarité. Instinctive, réflexe, elle a soudé les membres du clan préhistorique. Elle a donné naissance à la tribu, au peuple, à la nation. Aujourd’hui, un autre niveau de la solidarité fait bouger des Belges pour des prisonniers tunisiens, mobilise des membres tunisiens d’amnesty international contre la lapidation d’une Nigériane. Des pacifistes juifs protestent contre le massacre de Palestiniens à Jenine par d’autres juifs. De plus en plus d’hommes et de femmes disséminés de par le monde se reconnaissent compatriotes et concitoyens du monde par la communion dans les valeurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH).
Sans le savoir, les Arabes sont déjà en train de construire cette nouvelle couche identitaire alors que d’aucuns se les imaginent en train de retourner au pire fanatisme religieux. On peut même affirmer que si la contestation communautaire est si bruyante dans le Nord et le Sud-Occident, c’est bien à cause de cette lente ascension vers un nouveau palier de l’identité. Vaine opposition et tout aussi vaine inquiétude. En parvenant au niveau de l’universel nous ne cessons pas d’êtres occidentaux, africains, russes, chinois ou arabes. Nous apprenons simplement à être des humains arabes, des humains occidentaux, des humains mayas ou des humains yoruba.
L’identité universelle en cours de création n’annule pas nos identités communales, régionales et nationales, notre appartenance à l’Europe ou à l’islam. Elle les porte au plus haut de leur potentialité, tout en les intégrant dans quelque chose de plus grand et de plus nécessaire au projet éternel jamais abandonné d’un monde meilleur. Seul l’avenir confirmera cette hypothèse ou l’infirmera comme ayant été un rêve dont seuls peuvent se rendre coupables des intellectuels n’admettant pas que l’histoire ne soit  qu’un conte plein de bruit et de fureur raconté par un dément. Mais pourquoi le croirons- nous ? On peut envisager pour l’avenir deux grands scénarios. Dans le premier, le navire a pu doubler le cap du siècle sans être drossé sur les rochers par la tempête. L’humanité a pu maîtriser sa crise écologique, démographique, économique,  politique et identitaire. Les textes de la loi universelle dessineront le niveau ultime de l’identité, constitueront les bases juridiques et éthiques d’une nouvelle culture , réglant le statut des  personnes, les devoirs des Etats, ainsi que les divers aspects de  la vie commune de l’espèce. Les textes élaborés sur plus d’un demi-siècle seront reconnus par nos descendants comme les textes fondateurs de la nouvelle étape de l’histoire. Dans le second scénario, tout a mal tourné. La crise écologique n’a pas pu être surmontée pas plus que l’explosion démographique au Sud ou  l’implosion démographique au Nord. Le libéralisme sans freins a coupé l’humanité en deux, la minorité des riches et la majorité clochardisée. A la vague démocratique, a succédé la vague de la dictature. La crise identitaire qui  s’est exacerbée, du fait  de l’explosion de tribalismes,  nationalismes, intégrismes en tout genre, a mis la planète à feu et à sang. Dans ce cas de figure, les textes apparaîtront aux quelques chercheurs qui voudront bien s’y intéresser comme les reliquats d’un rêve brisé, d’une utopie de plus qui s’est ensablée dans un bras asséché du fleuve de l’histoire.
On peut certes imaginer entre ces deux extrêmes des situations moins tranchées et plus probables. Il n’en demeure  pas moins que la réussite de la nouvelle identité, comme de tout le reste,  est une question de conjoncture, peut- être de chance, mais aussi de volonté.  Comme disait Nietzsche , « les promesses que la vie nous a faites, c’est à nous de tenir ».



En conclusion

Contrairement à ce qu’on affirme dans les manuels d’histoire, l’URSS ne s’est pas effondrée en novembre 1991, la Tunisie n’est pas devenue indépendante en mars 1956. Les Etats naissent et meurent dans le silence des coeurs et des esprits longtemps avant leur naissance ou leur mort dans l’espace du visible. On peut affirmer tranquillement aujourd’hui que les dictatures arabes avec leurs chefs mégalomanes, leurs procédés iniques, leur propagande primitive, leur corruption scandaleuse, leurs élections trafiquées, leurs tortionnaires et leurs juges  font déjà partie du passé. Morts dans tous les cœurs  et dans tous les esprits arabes, nos dictateurs attendent simplement leur liquidation par l’histoire au niveau d’un pouvoir sur lequel ils sont assis comme sur un volcan ou sur un siège éjectable.
La seule question qui se pose aujourd’hui est de savoir ce  qui va remplacer ces régimes d’un autre âge. Tout semble indiquer que c’est une forme ou une autre d’islamisme qui va emporter le morceau. Ce sont les islamistes qui combattent les armes à la main l’occupation étrangère au Liban, en Palestine ou en Irak. Ce sont eux qui, à travers le terrorisme, maintiennent la puissante Amérique dans une mobilisation anxieuse et coûteuse. C’est leur idéologie qui est véhiculée par l’essentiel des chaînes satellitaires. C’est cette idéologie qui revient aujourd’hui en force en Tunisie en dépit d’une lamentable et inutile décennie de féroce répression. Chaque fois que se tiennent des élections honnêtes dans n’importe quel pays arabe ou musulman, ce sont des islamistes qu’on élit en majorité. Cette lame de fond n’est pas stoppée mais plutôt nourrie par la collusion de l’intégrisme laïque  et de l’appui occidental à  la dictature. Alors, dira-t-on, les carottes sont cuites et la politique occidentale a au moins le mérite de retarder les échéances. Rien n’est moins sûr et le pire n’est pas nécessairement le plus probable.
La démocratie n’est pas condamnée à s’échouer sur les rives Sud de la Méditerranée comme une vague qui se brise sur un récif et qui n’a d’autre choix que de se retirer au large. Comme les islamismes, elle a des atouts et ils sont loin d’être négligeables. Il y a d’abord le facteur démographique, qui, avec soixante-dix millions d’analphabètes, joue en faveur de la poussée islamiste. Une nation majoritairement jeune, ouverte sur le monde et piaffant d’impatience pour trouver  sa place dans le concert des nations n’est pas condamnée, dans toutes ses composantes, à marcher toujours les yeux rivés sur son passé. Il faut rappeler ici que cinquante millions d’Arabes appartiennent déjà aux classes moyennes aspirant aux droits et libertés associés à la démocratie. Il y a la révolution technologique qui a introduit dans beaucoup de foyers arabes l’information et la formation au débat démocratique. Il y a la vivacité du mouvement des droits de l’homme, l’un des plus actifs du monde. Il y a surtout le profond dégoût du totalitarisme vécu dans sa  chair par l’écrasante majorité de la population et dénoncé à longueur de journée par ce que la nation compte d’autorités intellectuelles et morales. Il y a l’air du temps et la bonne contagion de tous ces peuples qui se libèrent autour de nous. Il y a tout ce courant centriste et éclairé de l’islamisme qui peut construire, avec les démocrates séculiers, un compromis historique, évitant à la nation la guerre civile permanente. On ne le répétera jamais assez : les démocrates ne s’opposent pas à l’intégrisme parce qu’il se réclame de l’islam mais parce que c’est une idéologie totalitaire.
Enfin, il y a l’appui et la chaleureuse complicité de la société civile occidentale. Mais que cette dernière comprenne bien que c’est sa propre démocratie qu’elle défend en s’attaquant à l’appui que ses dirigeants  maintiennent contre vents et marées à nos bourreaux !
Vue de l’extérieur, la démocratie occidentale n’a vraiment pas bonne mine. On peut même dire qu’elle présente des signes inquiétants d’essoufflement. Il y a dans cette crise des éléments, hélas !structurels. Le vieillissement des populations et la fidélité de ces électeurs-là aux urnes désertées par les jeunes introduisent un biais majeur appelé à s’aggraver dans le futur. De tels électeurs, pour qui la sécurité passe avant la liberté, ne peuvent hisser au pouvoir que des gouvernements de plus en plus conservateurs, pour ne pas dire répressifs. Le Pen et Haider ne sont que le début d’un long processus de harcèlement et de grignotage de la démocratie. Il y a le glissement du pouvoir des mains des élus dans celles d’hommes que personne n’a élus comme les patrons des grandes entreprises ou les maîtres des médias.
Il existe un autre facteur structurel de mauvais pronostic. Si le turn over des décideurs est trop lent dans les dictatures, il est beaucoup trop rapide dans les pays démocratiques et notamment aux Etats-Unis. Pour des hommes politiques vivant dans la hantise d’élections rapprochées, seuls comptent les résultats visibles et immédiats. Or, la promotion du développement et de la démocratie dans les pays du Sud relève d’une politique à très long terme. Rares sont les politiciens capables de s’engager dans de telles entreprises dont les bénéfices incertains ne profiteraient plus à une carrière depuis longtemps achevée.
Sur ce terreau fragile, quoiqu’en disent les culturalistes (qui ont oublié avec quelle facilité les Français se sont adaptés à Pétain et les Allemands à Hitler), des facteurs externes et conjoncturels peuvent accélérer des processus délétères.
Les politiques à court terme, le cynisme et l’immoralité des DGV, loin de protéger l’Occident, vont aggraver ses difficultés, tant dans la gestion de l’émigration que dans celle du terrorisme. Au lieu de stabiliser le mal tant redouté au limes de l’empire, on ne fait que l’importer chez soi. Quelle aubaine pour l’extrême droite profondément anti-démocratique ! La dérive sécuritaire, observée aux Etats-Unis après le 11 Septembre, la multiplication des lois restreignant et encadrant les libertés  ne sont-elles pas les conséquences directes de la crise politique qui sévit dans le monde arabe ?
En sacrifiant les libertés des autres, les DGV mettent en danger, même si c’est à long terme, la liberté dans leurs propres sociétés. Ces décideurs comprendront-ils enfin que les premières lignes de défense de la démocratie occidentale passent aussi par Alger, Rabat, Le Caire, Damas ou Tunis ? Tout laisse à penser que le mal arabe est contagieux et que l’avortement de la démocratisation dans le Sud-Occident mettra à mal les acquis de la démocratie dans le Nord- Occident. Qu’on le veuille ou non, qu’on en soit conscient ou pas, le sort de la démocratie dans le monde pourrait dépendre de la façon dont elle va perdre ou gagner la partie dans le monde arabe et musulman avec son milliard d’habitants et ses formidables capacités de construction et de destruction.
L’histoire, dit-on, se répète. Elle le fait parfois en bégayant. Aujourd’hui le monde arabe ressemble fortement à la Chine du XIXe siècle. La politique moyen-orientale de l’Amérique et notamment face à l’Irak est un remake de la politique britannique face à la Chine d’avant ses diverses révoltes du XXe siècle. On trouve de nos jours les mêmes attitudes, comportements et discours d’antan où la puissance impérialiste utilise les mêmes alibis pour occuper directement la terre ici, ailleurs entretenir la pauvreté, la division et la corruption. Désuni, affaibli, opprimé et humilié par l’occupant intérieur, et tout autant par l’alliance de l’arrogance suicidaire d’Israël et de la politique de la canonnière américaine, le monde arabe est certes très malade, il n’en reste pas moins un géant. L’histoire enseigne que les grandes nations s’inscrivent dans la durée pour prendre leur revanche. Ces nations plus que les hommes, par leur volonté farouche de survie, sont capables de faire de leurs handicaps les points de départ de leur renaissance. Le XVIIIe siècle a été celui de la révolution française, le XIXe celui du réveil japonais, le XXe celui des révolutions russes et chinoises. Le chaudron qui bout sur la rive Sud de la Méditerranée fera-t-il du XXIe  siècle celui de la révolution arabe ?
C’est notre responsabilité à tous de faire que l’inévitable explosion qui se prépare débouche sur une révolution démocratique. Faute de quoi, la vague démocratique qui a déferlé sur le monde dans les années quantre-vingt entamera un reflux inexorable dont nul ne peut prévoir où et quand il s’arrêtera.








Annexe 1

Non à l’agression, oui à la Démocratie
(Traduit de l’arabe)

Trente-six présidents d’ONG, de partis politiques et des syndicalistes, six bâtonniers, soixante avocats, vingt-cinq écrivains du monde arabe ont signé l’appel suivant à la veille de l’intervention américaine en Irak.

Au moment où les forces américaines et britanniques s’apprêtent à lancer une agression contre l’Irak qui pourrait coûter la vie a des dizaines de milliers d’innocents se surajoutant au million des victimes de l’embargo.
Au moment où l’on voit les bases étrangères revenir en terre arabe, les roitelets courir se mettre sous la protection américaine, l’Amérique mettre le monde arabe sous tutelle allant jusqu’à vouloir contrôler ses programmes scolaires après s’être assuré  le contrôle de ses richesses.
Au moment où l’armée et la police s’apprêtent dans nos pays à réprimer tout mouvement populaire de protestation contre le niveau d’impuissance et d’humiliation auquel la nation est parvenue.
Au moment où le découragement collectif s’intensifie face à cette nouvelle tragédie qui se surajoute à celles du martyre du peuple palestinien, du sous-développement, de la misère, de la dictature, de la corruption et de la fuite éperdue de notre jeunesse.
Au moment où plus aucun projet collectif ne fait rêver et où nos actions sont simplement des réactions aggravant la situation.
Dans le cadre de la faillite totale de régimes sans légitimité, sans dignité, non crédibles et incompétents, et compte tenu de l’absence d’une autorité morale se faisant le porte-parole des souffrances et des espoirs de tous les Arabes.
Nous, signataires de cet appel, traduisant le refus général de cette guerre, le soutien et la commisération de tous pour le peuple irakien pris entre l’enclume de la dictature et le marteau de l’impérialisme :
Voulons par la présente déclaration faire porter l’essentiel de la responsabilité de l’état catastrophique actuel de la nation arabe sur le facteur essentiel de sa déchéance : le système politique délétère, qui a donné lors des derniers sommets arabe et islamique de nouvelles preuves de sa totale incurie.
Ce système a divinisé le chef, humilié et terrorisé le peuple, usurpé ses pouvoirs, disséminé la corruption, persécuté les hommes et les femmes libres, donné en tout temps et en tout  lieu l’exemple du mensonge, de la falsification et du clanisme, vidé notre indépendance de tout contenu, épuisé les forces vives de la nation par la guerre civile ou la guerre entre pays.Ce système a empêché de par sa structure tout rapprochement de nos peuples pour qu’ils constituent un grand ensemble régional similaire à ceux qui nous entourent.
 Ce système assiste, impuissant, à la lente agonie de l’héroïque peuple palestinien. Il ouvre aujourd’hui les portes grandes ouvertes des terres arabes aux forces étrangères et à la colonisation directe. Ce système ferme devant nous toutes les portes de l’avenir après avoir échoué à réaliser toutes les promesses du passé. Malgré la gravité de cette situation, considérant l’enracinement des peuples arabes dans l’histoire, leur capacité à relever tous les défis et à construire leur avenir, et au moment où se lèvent de par le monde des voix transcendant les frontières des pays, des nations et des religions, refusant la domination américaine et la folie furieuse du sionisme en Palestine.
Tout en appelant notre nation à assumer sa responsabilité historique en Palestine et en Irak, nous restons persuadés qu’il n’existe aucune sortie des multiples crises que nous traversons hors d’un changement radical de notre système politique. Aussi appelons-nous tous les Arabes à se mobiliser en vue d’un nouveau système politique mettant fin à la tyrannie d’un individu, faisant de la volonté du peuple librement exprimée la seule source de légitimité, imposant l’alternance pacifique au pouvoir, garantissant les libertés individuelles et collectives, éradiquant la torture, éliminant la police politique, libérant tous les prisonniers politiques, instaurant l’indépendance de la justice, liquidant la corruption, instituant la stricte égalité entre l’homme et la femme, reconnaissant à nos frères amazigh, kurdes, sud- soudanais tous leurs droits.
Seul un tel système permettrait au citoyen de retrouver la dignité, à la société de s’épanouir, à l’indépendance de la nation de devenir une réalité et au peuple palestinien de retrouver ses droits légitimes.
Nous, Arabes, vivons aujourd’hui une période cruciale de notre histoire où sont déjà morts dans nos esprits et nos consciences les régimes de l’homme unique, du parti unique, de l’idéologie unique, qu’ils se présentent sans masque ou sous le fard d’une fausse démocratie. Dans nos cœurs et nos consciences, les nouveaux choix d’un système démocratique ont suffisamment mûri pour que nous passions à son installation dans cette honteuse réalité d’aujourd’hui que la nation tout entière rejette avec force.
Que la catastrophe de l’agression américaine et britannique avec la complicité israélienne soit notre chance historique d’un sursaut patriotique et démocratique, ramenant notre nation sur la scène de l’histoire dont elle n’a été absente que trop longtemps.

Signataires

Ahmed Jallali, Ahmed Faiez Faouar, Ahmed Kalai, Oussama Bouthelja, Anouar Aoulad Ali, Anouar Bonni, Anouar Nassreddine Haddam, Amina Zouari, Bassel Chalhoub, Bechir Essid, Balkis Magid Hassen, Boubaker bettabet, Jad Karim Jebai, Hassan Toukabri, hakim Arbidou, Houssam Abdallah, Houneifi Faridhi, Khaled Krishi, Khalil Maatoug, Rabeh Khraifi, Radhia Nasraoui, Ridha Taraghani, Rached Ghannoushi, Rafia Al madini, Riadh Chihaoui, Riadh Khaddah, Zouheir Hamidha, Sami Moubarak, Sabika Najjar, Sofiene Chouitar, Lassad Jouhri, Saad El nounou, Said Mechichi, Saida Akermi, Samir Ben Amor, Samir Dilou, Saida Harrathi, sakhr Achaoui, Tarek Nouri, Ameur Laraidh, Aida seif Eddoula, Abbes Mouroua, Abdelbasset El Ouni, Abdallah Mansour, Abdelhamid Abdallah, Abderrahmane Al Noueimi, Abderrahmane Hedhili, Abdelraouf Aba, Abdelrahim saber, Abdelraouf Ayadi, Abdelsattar Ben Moussa, Abdallah Khalil, Abdellatif Mekki, Abdelmonem sahbani, Abdelwahab Matar, Abida Nahhas, Arbi Abid, Ali Sadreddine Al bayanouni, Ali Amer Hamid, Ali Gharsalli, Ayachi Hammami, Fahem Mansouri, Fethi Jerbi, faouzia Ghazlane, faissal jadlaoui, Violette Daguerre, latifa Habbachi, Leila ben Mahmoud, Maged Habbou, Mazen maialla, Maged Charra, Mohsen rabii, Mohamed abu harthia, Mohammed Abbou, Mohammed lazhar akermi, Mohammed Hasnaoui, Mohammed Chakroun, Mohammed Salah Chatti,Mohammed Abdel Rahman, Mohammed Nagib Ben Youssef, Mohammed Nouri, Mohsen Saoudi, Mohieddine Ismail, Mokhtar Trifi,Mokhtar Yahyaoui, Mustapha Souilah, Mustapha Kamel Saied, Mohamed Bouthalja, Moncef Marzouki, Monther Charni, Monia Chaabani, Michel Kilo, Nasser Ghazali, Nahi Dhamen Armouni, Nabil Elissabii, Negib Hosni, Nejib Eddoum, Nethir ben Yedder, Neziha rjiba(Oum Ziad), Nihad Bires, Nawar Atfa, Nawal Saadaoui, Noureddine Bhiri, Hedi Abdelkebir, Hedi Mannai, hichem Gerfi, Haythem Maleh, Haythem Manna, Yasser hassen, Yassine hadj Salah, Youssef Rezgui, Salah Badreddine, Hatem Bouzaiane, Sabah Moussaoui, Amari Moncef, Farid haddad, Salaheddine sidhoum, Sami Kahloul, Sultan Abazeid.



Annexe 2

Déclaration de Tunis
Le 17 juin 2003

Les Tunisiens et les Tunisiennes représentants de partis politiques, d’associations ainsi que des personnalités indépendantes, considérant la gravité de la situation politique que traverse leur pays et la gravité de l’impasse dans laquelle il se débat.
-Font porter au pouvoir la responsabilité de la situation actuelle caractérisée par : les horizons bouchés, la fuite en avant du régime, la confiscation des libertés individuelles et collectives, la domination absolue du parti au pouvoir sur l’administration et l’Etat, le monopole de tous les espaces, le blocage du fonctionnement des partis et des associations et l’intrusion dans leurs affaires internes, les massives violations des droits de l’homme, l’utilisation de la justice contre les adversaires politiques, l’entretien d’un climat de peur, le traitement policier des affaires politiques, le fossé entre le discours et la pratique, la manipulation de la constitution, la négation des principes de la République, la mise au point d’un arsenal juridique pour se donner l’impunité et perpétuer  le  système actuel enterrant à jamais l’espoir d’une alternance pacifique au pouvoir, le mépris de l’opinion publique, la désinformation, le déni de la fragilité de la situation économique et sociale due aux choix économiques et à la corruption aggravant les inégalités.
-Réaffirment leur foi dans le peuple tunisien qui a connu très tôt dans son histoire moderne un mouvement réformiste, qui a été l’un des premiers peuples arabes à se doter d’une constitution limitant par la loi l’absolutisme, qui a lié sa revendication de l’indépendance à  celle d’un parlement, qui a donné tant de martyrs, qui a lutté durant des décennies pour de vraies réformes politiques et le développement social, dont les élites ont toujours fait preuve d’un grand dynamisme, qui a produit des réformateurs dans tous les domaines dont Kheireddine, Mohammed Ali Hammi, Tahar Haddad, Farhat Hachad. Un tel peuple est en mesure de refuser la confiscation de sa souveraineté, peut mettre fin à la dictature et instaurer l’alternative démocratique à laquelle il a droit.
Par conséquent et en cette période cruciale de l’histoire de notre pays, nous adressons cet appel à toutes les constituantes de la société pour qu’elles assument  leur responsabilité dans la mise en place et la réalisation d’un contrat politique instaurant une société démocratique et rompant avec les solutions tronquées et les stratégies de marchandage au détriment des principes démocratiques dont les objectifs sont :
1-La libération de tous les prisonniers politiques, le retour des exilés, la promulgation de l’amnistie générale, le dédommagement moral et matériel des victimes de la répression et leur rétablissement dans leurs droits civiques et politiques.
2-La promulgation d’une nouvelle constitution instaurant un système politique démocratique se fondant sur la souveraineté du peuple comme seule source de légitimité, lui reconnaissant toutes les libertés individuelles et collectives telles que définies dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, assurant la séparation des pouvoirs, garantissant l’indépendance de la justice, permettant aux Tunisiens et Tunisiennes de briguer tous les postes sans exclusive, organisant l’alternance pacifique et instituant des mécanismes efficaces pour contrôler la constitutionnalité des lois.
3-La mise en place d’un Etat de droit et de vraies institutions protégeant les droits et libertés, réprimant la corruption et garantissant des élections libres et honnêtes.
4-Le respect de l’identité du peuple et  de ses valeurs arabo-musulmanes, la garantie de la liberté de croyance à tous et la neutralisation politique des lieux de culte.
5-La défense de l’indépendance du pays et de la souveraineté de la décision nationale.
6-La construction d’une société pluraliste et tolérante acceptant la différence d’opinion et faisant des associations de la société civile  le cadre du débat démocratique.
7-L’égalité entre les citoyens et surtout entre l’homme et la femme.
8-La neutralité de l’administration et celle des forces de sécurité dans les conflits politiques, ces dernières n’ayant d’autre mission que d’assurer la sécurité des citoyens et le combat contre le crime.
9-La libération de l’information et de tous les moyens de communication, permettant ainsi la libre expression et la transparence dans le débat entre les différents courants politiques.
10-La bonne gestion des deniers publics, la poursuite des corrompus, la récupération des biens volés à la collectivité, la mise en place de mécanismes efficaces de lutte contre la corruption.
11-La protection des droits sociaux et économiques, de la liberté syndicale, la promotion de l’égalité entre les régions et la lutte contre les effets pervers de la mondialisation ainsi que toute vassalisation.
12-La promotion de l’ouverture de la Tunisie et son intégration dans son espace maghrébin, africain et méditerranéen dans l’égalité , ainsi que le soutien à toutes les causes justes arabes et mondiales, en priorité le droit du peuple palestinien à libérer son sol, à décider de son avenir, à instaurer son Etat dont Jérusalem est la capitale.
Les signataires de cet appel, se félicitant de la réussite de la rencontre d’Aix du 26 mai 2003, la considérant comme la suite de la réunion de Tunis du 12 mai 2002  et de celle de Paris du 18 mai 2002, donc comme une étape de plus dans le rassemblement de l’opposition démocratique de notre pays.
Considérant l’urgence d’un tel rassemblement de partis, d’associations et de personnalités indépendantes sur la base d’un compromis démocratique,  instituent un comité de suivi dont la mission est d’élargir la consultation à toutes les parties en vue de préparer , au début de l’année politique à venir, une réunion ultime devant  appeler à la tenue de la Conférence nationale démocratique en  2004 afin d’unir les Tunisiens autour de l’alternative démocratique à laquelle ils aspirent tous.
         
Les signataires
Abderraouf Ayadi,, Abdessalem Rafik, Abidi Imed, Ameur Laraïdh, Abbou Mohamed, Bedoui Mohamed Ali Ben Mbarek Khaled, Ben Salem Ali, Ben Salem Mohamed, Me Chakroun Mohamed, Elguennaoui Elammari, Elayachi Hammami, Gaaloul Ahmed, Hachemi Jgham, Hamrouni Chokri, Hani Abdelwahab, Khiari Sadri, Kraïem Mustapha, Moncef Marzouki, Matar Abdlwahab,  Mestiri Omar Nouri, Mohamed Naziha Rjiba, Semii Ahmed, Pr TalbiMohamed, Yahyaoui Mokhtar, Zougah Mehdi.
  
       




Table des matières


Préambule                                                                             7
Vol au dessus d’un nid de ripoux                                        15
De l’art de faire avorter une démocratie naissante               81
Les raisons du blocage                                                       111
Préalable à une greffe réussie                                             131
Pistes pour accélérer une guérison                                      149
Identité nationale et universalité                                        165
En conclusion                                                                                 177
Annexes                                                                             183








































[1] Voir annexe 1 .
[2] La Tunisie, à l’instar du cas clinique en médecine, servira comme exemple pour démonter la mécanique de la dictature arabe. Ce que nous savons sur le gâchis tunisien sera un jour complété par d’autres révélations sur le prix effroyable payé par les Irakiens, les Saoudiens, les Libyens, les Syriens etc. Les lecteurs arabes non tunisiens reconnaîtront dans ce texte les figures emblématiques de leurs combats nationaux, mais sous d’autres noms. Ils y reconnaîtront tout aussi aisément leurs chefs abhorrés, leurs polices secrètes omnipotentes, leur corruption endémique et surtout leur propre souffrance.

[3] En arabe dialectal le mot artisan comprend aussi la notion d’apprenti.

[4] En déplacement en Suisse en 2000, et sur plainte des ONG internationales des droits de l’homme, il n’a dû son salut qu’à la fuite. Un juge genevois avait lancé contre lui un mandat d’arrêt, au nom de la Convention internationale contre la torture. Il fut prévenu, par on ne sait trop qui , et son départ précipité a dû soulager plus d’un politicien helvétique. L’incident aura eu au moins l’avantage de rappeler aux tortionnaires tunisiens, dont la liste a été publiée sur Internet, que le temps de l’impunité est fini et que tous les crimes seront un jour punis.
[5] Il y a un côté délirant rarement relevé à ce conflit interminable. Ce qu’on appelle aujourd’hui les Arabes au Maghreb sont en réalité les descendants des anciens conquérants très minoritaires et de l’écrasante majorité de Berbères convertis à l’islam et à l’usage de la langue arabe. L’Egypte, la Syrie ou l’Irak modernes sont nés de la même alchimie entre une poignée de conquérants et la population d’origine. En Palestine, le fond de cette population a toujours été celui d’Hébreux dont la majorité n’a jamais quitté le pays ou disparu du jour au lendemain. Convertis au christianisme ou à l’islam et parlant l’arabe, ils ont donné les Palestiniens d’aujourd’hui. Quelle triste ironie de l’histoire de les voir chassés de leur terre par des slaves convertis de Russie, des Africains convertis d’Ethiopie, des Berbères convertis du Maroc, voire même de purs Arabes convertis du Yémen !

[6] Hubert Vedrine : « Inquiétudes et divergences occidentales », Le Monde, 24 décembre 2003.

[7] En annexe 2 .

[8]Samuel.P.Huntington : “The clash of civilizations”, Foreign Affairs, Summer 1993, V27, nb 3, pp, 22-28.

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Arabes si vous parliez

la dictature et le monde arabe
jeudi 7 juillet 2005
la dictature et le monde arabe

le coût de la dictature dans le monde arabe

Documents joints


  

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