Moncef Marzouki
Le mal arabe
Entre dictatures et intégrismes : la
Démocratie interdite.
Du même
auteur
En français
-L’arrache corps : Essai sur l’expérimentation humaine en médecine
-edit aternatives .Paris 1979
Traduction espagnole experimentacion en el ombre. ed jugar Madrid 1982
-Arabes, si vous parliez .ed ,
lieu commun. Paris 1987
-La mort apprivoisée –ed, du méridien . Montréal 1990
En arabe
الكتابات
الطبية
المدخل إلى الطب المندمج :الدرالتونسية
للنشر ومؤسسة البحث العلمي 1995 -للأطباء و الطلاّب
دليل المربي في لتثقيف الصحّي : الدار الجزائرية للنشر 1986
-
الكتابات السياسية و الفكرية
- لماذا
ستطأ الأقدام العربية ارض المرّيخ : دار
الرأي تونس 1982
-الطبيب والموت: الدار
التونسية للنشر . تونس 1983
- دع وطني يستيقظ : دار المغرب العربي تونس سنة 1986
-في سجن العقل : أقواس – تونس 1990
- الرؤيا الجديدة : مركز القاهرة لدراسات حقوق الانسان – القاهرة 1996
- الإنسان الحرام : قراءة في الإعلان العالمي -الدار
البيضاء - 1996
- الاستقلال الثاني: دار الكنوز
الأدبية .بيروت 1996
- هل تحن أهل للديمقراطية؟ دار الأهالي -دمشق 2001
- من الخراب إلى التأسيس –المركز المغاربي –لندن 2003
- الرحلة : خمسة
أجزاء –دار الأهالي ،دمشق 2001-2003
site
internet :www. Moncefmarzouki.net
Aux emmurés vivants de la prison du 9 Avril à Tunis et aux quarante
mille prisonniers politiques des dictatures arabes.
Moncef Marzouki est médecin, écrivain
et homme politique tunisien . Il
contribue par
ses
nombreux écrits à construire un
discours
d’intégration de la Démocratie et des droits de l’homme dans la culture arabe .
*****
« Les
politiques à court terme, le cynisme des décideurs occidentaux, loin de
protéger l’Occident, vont aggraver ses difficultés, tant dans la gestion de
l’émigration que dans celle du
terrorisme. Au lieu de stabiliser le mal tant redouté aux frontières de l’empire, on ne fait que l’importer chez
soi. Quelle aubaine pour l’extrême droite profondément anti-démocratique
! La dérive sécuritaire, observée aux USA après le 11 Septembre, la
multiplication des lois restreignant et
encadrant les libertés, ne sont-elles
pas les conséquences directes de la
crise politique qui sévit dans le monde
arabe ? En sacrifiant les libertés
des autres, les politiciens
mettent en danger, même si c’est à long
terme, la liberté dans leurs propres sociétés. Ces décideurs comprendront-ils
enfin que les premières lignes de défense de la Démocratie occidentale passent aussi par Alger, Rabat, Le Caire, Damas ou
Tunis ? Tout laisse à penser que le mal arabe est contagieux
et que l’avortement de la démocratisation dans le Sud -Occident mettra à
mal les acquis de la Démocratie dans le Nord- Occident. »
Préambule
La démocratie s’étend depuis un siècle
comme une vague submergeant le monde entier. Elle a déferlé depuis ses bastions
du Nord sur l’Inde et s’y est solidement
implanté depuis les années cinquante. Dans les années soixante-dix et
quatre-vingt, elle a emporté un grand nombre de dictatures en Amérique du Sud,
Europe de l’Est et Russie. Dans l’Afrique du Sud des années quatre-vingt-dix,
elle a débarrassé le monde de cette double infamie qu’était l’apartheid, à la
fois dictature et racisme. Durant les trente dernières années, une centaine d’Etats
ont adopté le régime démocratique. Les derniers mois de l’an 2000 ont vu la
chute de trois dictateurs : Fujimori au Pérou, Gué en Côte-d’Ivoire, Milosevic
en Yougoslavie.
De tous les
grands ensembles humains, seul le monde arabe semble se soustraire à ce
phénomène planétaire. Or les conditions nécessaires à la mise en place de
régimes démocratiques sont réunies depuis des années, surtout au Maghreb :
importance des classes moyennes, élévation du niveau de vie et d’éducation,
imprégnation des élites par les idées de la modernité, existence de forces
réformatrices au sein même des régimes les plus autoritaires.
Du fait de leur histoire et leur
situation géographique, nos sociétés, pratiquant largement le bilinguisme, sont
parmi les plus ouvertes du monde. Le niveau de complexité sociale qui fait de
la démocratie « une urgence technique et pas seulement éthique »,
selon la formule d’Alvin Toffler, était atteint dès les années soixante-dix
dans nos pays. La proximité géographique et culturelle de grandes démocraties
européennes devait même être un facteur d’accélération du processus
démocratique. Pauvre et dérisoire processus ! Il s’est vite achevé en farce
sinistre en Tunisie, en queue de poisson en Egypte, au Yémen et au Soudan.
Il s’est terminé en tragédie sanglante au Liban et
en Algérie. En Arabie et dans le Golfe, il n’a jamais commencé. Les deux cent
mille victimes de la deuxième guerre d’Algérie payèrent au prix le plus fort ce
dramatique échec. D’ailleurs le peuple algérien ne fait que vivre sur le mode
condensé, accéléré et paroxystique le même drame que connaissent sous d’autres
formes moins aiguës la plupart de nos
peuples. Le continent africain a vu se développer ces vingt dernières années un
phénomène fort inquiétant : celui de peuples sans Etats (Somalie, Congo,
Liberia, Angola ou Côte -d’Ivoire). Dans le monde arabe, c’est le phénomène
inverse qui est observé : celui d’Etats sans peuples. Le divorce aujourd’hui
entre la quasi-totalité des dictatures qui se sont annexé ces Etats est tel
que, pour les peuples, elles sont de plus en plus assimilées à des forces d’occupation
interne. L’indépendance s’est révélée être une coquille vide. Les Arabes sont
toujours des sujets et non des citoyens, simplement ils ne sont plus les sujets
de l’Etat étranger mais ceux de l’Etat national. On n’a jamais autant torturé
que depuis que l’on agite à tout- va les droits de l’homme. Le présent est,
comme les territoires… occupé. L’avenir est quant à lui bouché par des régimes
décidés à ne rien changer, sauf à donner le change. Le dictateur tunisien aime
répéter que la démocratie n’est pas un prêt-à-porter. Mais la dictature, elle,
l’est. Sous le masque de la diversité des situations et des régimes, intégriste
islamiste comme au Soudan, nationaliste comme en Syrie ou en Irak, «laïque» et
« moderniste » comme en Tunisie, la dictature arabe est la même
mégalomanie d’un homme, le même pillage organisé par sa famille et son
entourage, la même déchéance de l’Etat, le même désespoir de toute une société.
Elle est bâtie partout sur les mêmes quatre piliers : le droit à la prédation
de l’argent public, le refus de l’alternance au pouvoir, le contrôle de toutes
les libertés et la répression brutale de toute opposition. L’écrivain égyptien
Ahmed Rajeb, avec l’humour si caractéristique des enfants de la vallée du Nil,
a inventé un pays arabe qu’il appelle le « Fassadstan »
(littéralement le pays de la corruption et du mal) écrivant sa constitution,
ses lois, ses coutumes et ses institutions. Dans le « Fassadstan »,
sorte d’archétype ou de modèle de tous les pays arabes existants, le chef est l’ombre
de Dieu sur terre, ce qui lui donne tous les droits sur la vie et les biens de
ses sujets. Il est toujours réélu avec 99% de voix non exprimées et lègue la
grande propriété qu’est le pays à sa famille en mourant. Les fonctionnaires ne
touchent pas un salaire. Ils se servent directement dans la poche des
administrés. La loi, et ceci de par la loi elle-même, ne s’applique qu’à ceux
qui ne sont pas en mesure de la détourner. Les commissions sont des droits
acquis au chef et à sa famille. Seuls eux ont le droit de détourner l’argent si
peu public.Des différences de formes et
d’approches, mais un même désastreux bilan à l’arrivée. Se présentant comme les
héritiers des mouvements de la lutte pour l’indépendance, nos dictatures ont
bradé en fait cette dernière pourtant chèrement acquise par nos pères. Le
régime irakien a donné, par sa politique irresponsable, le prétexte au retour
de l’occupation directe. En échange de leur maintien au pouvoir, la plupart des
régimes, parce que dépourvus du moindre
soutien intérieur ,ou légitimité populaire, ont transformé nos pays en
véritables Etats vassaux, notamment des Etats-Unis. Qui plus est, ils ont tous magistralement raté le développement
social et économique pour lequel ils prétendaient suspendre « momentanément »
nos libertés. Le rapport 2001, du Programme des Nations unies pour le
développement (PNUD), a montré qu’aucune nation n’a aussi massivement investi
de ressources dans toutes sortes de chantiers que la nôtre. Aucune n’a si peu
avancé. Les Arabes reculent sur tous les plans et s’enfoncent dans une abyssale
crise économique, sociale, politique et morale qui les précipite vers l’implosion
ou l’explosion. Les fuyards , c’est déjà un problème national en Tunisie, mais
géré par la police italienne qui arrête tous les jours les clandestins, du
moins ceux qui ont survécu à la mer. Les rescapés et les fuyards de tous âges
et de toutes conditions iront se joindre aux millions d’hommes et de femmes
chassés par la misère et la répression, traîner leur drame sous
des cieux plus gris mais plus cléments. Qui dira un jour l’étendue de la peine
de ces Arabes errants, rêvant de l’impossible mariage du pays et de la liberté ?
Trois cent millions d’êtres humains sont condamnés par leurs dirigeants à
davantage de sous-développement, d’indignité, de conduite d’échecs et de
souffrance morale. L’occupation de Bagdad, capitale du califat abbasside et
ville on ne peut plus liée dans l’imaginaire arabe à la grandeur défunte, comme
la crise profonde dans laquelle se débattent Damas, Alger, Le Caire ou Tunis,
ne sont que les deux aspects du même phénomène : le naufrage d’une nation
entraînée dans le gouffre par son système politique obsolète. En Occident, on
sent le danger. Cette immense multitude aux frontières Sud de l’Europe,
se débattant dans l’injustice, l’ignorance et le chômage, est un terreau
d’élection pour toutes les contagions . Le terrorisme n’est que le signal
d’alarme. Alors les Américains se mettent à faire des plans à soumettre à la prochaine réunion du G8 de
2004.Il s’agit d’un vaste programme économique
et politique pour sauver les Arabes d’eux –mêmes et de leurs tyrannies :
un comble.
Face à
la brutalité du pouvoir archaïque, les sociétés arabes cherchent désespérément
à sortir du règne de la peur et de l’humiliation. Les plus déterminés ou les
plus coincés, désespérant d’une solution pacifique, recourent au terrorisme.
Le pouvoir archaïque prend prétexte de cette agitation pour accroître sa
violence. Un cercle vicieux est amorcé conduisant tôt ou tard à l’explosion.
Du
Golfe à l’Atlantique, les Arabes, travaillés par la colère et le dégoût, n’ont
plus de mots assez durs pour des hommes et des institutions dans lesquels ils
ne se reconnaissent plus[1].
La prise de parole est devenue générale et ce, en dépit d’une censure largement
dépassée par la révolution technologique. Rien n’effraye plus un dictateur que
la vérité sur le prix payé par tout un peuple à ses « réalisations ». Le
combat acharné du dictateur tunisien contre l’information libre, qu’il s’agisse
de la censure sur les livres et les journaux, de l’interdiction (avortée) des
antennes satellitaires, du contrôle de l’accès à Internet, relève de cette
politique du déni de vérité. Les dictateurs sont comme la chauve-souris. Ils ne
peuvent prospérer que loin de la lumière. Aussi bien dans les séminaires
scientifiques les plus fermés que dans les débats houleux sur les plateaux des
grandes chaînes comme « El Jazira », suivis par des dizaines de
millions de téléspectateurs, les Arabes discutent avec passion et rancœur du
même dilemme : Pourquoi la démocratie triomphe-t-elle partout sauf chez nous ?
Sommes-nous condamnés à la dictature perpétuelle ? Comment en finir avec
des régimes aussi répressifs, aussi corrompus et surtout aussi incompétents ?
Car c’est bien là la question essentielle. Pourquoi la dictature, ce mal qui a
rongé et détruit tant de sociétés humaines, est-elle aujourd’hui presque exclusivement un mal arabe ?
Force est de constater que nos dictatures semblent très bien surfer sur la
vague démocratique qui a englouti bien d’autres régimes semblables.
De façon schématique, on peut distinguer
quatre stratégies d’adaptation et de survie. La première est celle des
monarchies plus ou moins ouvertes sur la modernité comme au Maroc ou en
Jordanie. Le « truc » est d’introduire prudemment des réformes de
surface, tout en ne cédant rien sur l’essentiel.
Dans le
cas des Etats du Golfe, il s’agit de survivre en achetant la soumission des
peuples par l’argent du pétrole et de se mettre sous la protection militaire de
la démocratique Amérique. Mais le« truc » fonctionne de plus en plus
mal. L’argent commence à manquer sérieusement et le protecteur américain est
assimilé par la population à un occupant étranger. Les
troubles actuels en Arabie pourraient bien augurer d’une évolution à l’iranienne.
Les régimes syrien ou libyen en sont
restés aux bonnes vieilles techniques de la répression aveugle. Au moins, on
peut leur reconnaître le mérite de nous éviter la laideur du fard sur la
laideur du masque. Le
régime tunisien est un cas à part. C’est la seule dictature au monde dont l’idéologie
affichée est la démocratie et les droits de l’homme. Son mot d’ordre semble
être : ne pouvant éviter la démocratie, falsifions-la.
Mais
même avec une habileté certaine et un instinct de survie très aiguisé, de tels
régimes aussi incongrus dans le temps
que dans l’espace, n’auraient pas dû survivre à ce jour, surtout avec le
palmarès qui est le leur. Aurions-nous comme le disent certains culturalistes
occidentaux des prédispositions culturelles, sinon génétiques, pour vivre éternellement sous le despotisme
oriental ? On répondra à une telle hypothèse par le mépris même qu’elle
révèle. Aurions-nous manqué de combativité ? Aurions-nous refusé de payer
le terrible prix de la liberté ? Certes non. Le prix que payent les Arabes
pour se débarrasser de leurs dictatures honnies a été et reste très élevé.
Alors
pourquoi un si maigre résultat pour un tel prix ? Surtout quelles chances
avons-nous de surmonter ce qui s’apparente bien à un échec et pouvons-nous
encore espérer vivre un jour libres dans nos propres pays[2]?
Marqué
par ma formation médicale, je n’ai pu répondre à ces questions en me libérant
de la trilogie qui structure l’esprit d’un médecin : signes, diagnostic,
traitement. Certes, les sociétés humaines ne sont pas des organismes
biologiques qui peuvent être analysés par la méthodologie des cliniciens. Mais
il est indubitable que les sociétés souffrent comme peuvent souffrir les
individus qui les composent. La dictature est aussi un dysfonctionnement de leur
système politique, au même titre que l’épilepsie est un dysfonctionnement du
système nerveux d’un individu. Or nos sociétés malades de leur système
politique sont à la recherche désespérée d’un remède qui ne soit pas pire que
le mal, guettées comme elles le sont par le spectre d’une dictature islamiste
recommençant le même cycle infernal.
Nous savons
pertinemment que la démocratie n’est pas la panacée. Elle ne règlera pas d’un
coup de baguette magique nos problèmes sociaux et économiques. Mais nous savons
aussi qu’elle est la condition nécessaire, même si elle n’est pas la condition
suffisante, pour cette renaissance, tant espérée, tant attendue, tant promise,
mais qui ne s’est jamais réalisée car nous avons oublié de mettre dans nos
projets de libération l’ingrédient essentiel :la liberté.
Ces
vingt dernières années, la prison, les longues périodes de quasi-assignation à
résidence, puis l’exil sont venus à
point nommé pour imposer à intervalles
irréguliers l’arrêt de l’agitation militante. C’est durant ces périodes plus ou
moins longues que j’ai pu rejouer dans ma tête des évènements vécus trop
rapidement, réfléchir calmement à ce qui s’est passé, essayer de deviner les
lignes de force qui structurent toute cette agitation en apparence brownienne.
De ces cogitations est né ce texte qui se veut à la fois témoignage sur ce que
coûte la démocratisation en terre arabe, analyse des raisons de l’échec d’un
processus pourtant bien lancé, et propositions pour que cet échec soit un
accroc et non un destin.
Vol
au-dessus d’un nid de ripoux
Nul ne peut prétendre connaître un régime
politique s’il n’en connaît les coulisses et les bas- fonds, là où les
verbes-clés sont toucher et coucher. Les frasques des hommes de pouvoir, des
hommes d’argent ou des hommes des renseignements sont le noyau dur d’une
surprenante et sordide réalité que le décor mis en avant aura mission de cacher
au regard des citoyens. Les coulisses ont elles-mêmes leur arrière-cour. Je ne
la connais pas par ouï-dire mais par expérience.
Rien ne
me prédisposait à une telle connaissance,bien au contraire. Dès
mon élection à la tête de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) en
avril 1989, les mauvaises langues commencèrent à spéculer sur le portefeuille
ministériel qui m’attendait. On disait que, comme mes deux prédécesseurs , Zmerli
et Charfi, je ne chaufferais pas longtemps ma nouvelle place. Le dictateur
organisait sa façade par le débauchage des présidents de la Ligue. Quelle
meilleure cerise sur le gâteau de la nouvelle démocratie policière que la
présence au gouvernement de tels hommes. J’eus beau déclarer à la presse que je
n’étais pas ministrable, les sourires
entendus n’en ont pas moins continué. Seul le dictateur avait bien reçu le
message et m’en tint une solide rancune.
La vie
est comme un voyage où nous marchons sur
un chemin qui bouge sous nos pieds, prenant les directions les plus incongrues.
Des croisements de route aux brusques dérapages, le destin fait basculer votre vie.
L’homme
fait un boucan du diable dans les couloirs.
Je
demande à la secrétaire inquiète de le laisser entrer. Visiblement éméché, il m’interpelle
avec agressivité :
« C’est
toi le président du machin truc des droits de l’homme ? »
Je fais
oui de la tête, en souriant.
« Tiens,
regarde tes droits de l’homme à la con. »
L’homme soulève sa chemise et me montre un
corps couvert de haut en bas de points rouges. Evidemment, ce n’est pas la
rougeole.
« Ce
sont les traces de leurs cigarettes. Ils voulaient me faire
avouer
un vol que je n’ai pas commis. Cela a duré deux jours, alors les droits de l’homme
dont on nous rabat les oreilles, tu peux te les mettre là où je pense ! »
L’homme remet le pan de sa chemise dans son
pantalon et s’en va sans même se donner la peine de demander quoi que ce soit.
Il doit croire que la Ligue est une agence gouvernementale. On ne rappellera
jamais assez que la torture dans nos pays n’est pas que le lot des opposants,
mais que ce sont tous les suspects qui y ont droit, tout autant les
droit commun que les politiques. Ma décision est prise. Quoi qu’il m’en
coûtera, jamais je ne me tairai sur ça. Cela se répercuta rapidement
dans le ton des communiqués réguliers de la Ligue.
Née au
mois de mai 1977, elle devint très rapidement le porte- drapeau de toute la
société civile. Libéraux, socialistes, islamistes, nationalistes, tous
voulaient en faire partie, car elle exerçait une magistrature morale de plus en
plus reconnue.
A un journaliste étranger qui me demandait au
début des années quatre-vingt-dix combien de partis politiques comptait le
pays, j’ai répondu : deux, la Ligue et la police. Et pour cause, elle s’était
annexé des fonctions éminemment politiques comme la surveillance, la
dénonciation des violations des droits de l’homme. La Ligue était devenue très
vite, du fait de l’absence d’autres espaces indépendants, une sorte de
parlement, mais de la société civile. Les hommes et les femmes qui la
composaient représentaient toutes les sensibilités politiques. Ils étaient liés
en principe par un puissant ciment : la Charte adoptée en 1985 après un débat
unique dans l’histoire de la société tunisienne et qui affirmait dans son
préambule s’inspirer de trois sources: la Déclaration universelle des droits de
l’homme, la Constitution tunisienne, et les principes éclairés de l’héritage
arabo-musulman. Elle n’était pas qu’un espace de rencontre et d’action. C’était
une formidable école de la démocratie. Les enfants de l’autoritarisme familial,
professionnel et politique y apprenaient la tolérance, le débat. Elle était
aussi un centre de rayonnement, portant la bonne parole et la formation dans
les plus petites villes du pays profond. Fait unique qui lui donnait toute sa
force : elle était totalement indépendante du pouvoir et ne ménageait pas ses
critiques. Elle était la première association que le pouvoir ne contrôlait pas
et qui allait lui donner bien du fil à retordre.
Pour mesurer aujourd’hui la régression que
connaît le pays dans le domaine de la liberté d’expression et des libertés tout
court, il suffit de relire ses communiqués du temps de Bourguiba, s’étendant à
longueur de colonnes de journaux encore indépendants et dénonçant la torture,
les élections trafiquées, les lois liberticides. Il est évident que n’importe
quel pouvoir, a fortiori s’il est autoritaire, ne peut voir d’un bon œil une
telle institution propager des valeurs qui sont à l’opposé de son idéologie, siffler
toutes ses fautes, et prétendre à une quelconque autorité morale qui échappe à
son contrôle, qui plus est s’exerçant à ses dépens. Bourguiba tolérait la Ligue ;
le dictateur, lui, espérera longtemps la corrompre et la récupérer. Le conflit
le plus grave et le plus lancinant tournait autour des conditions
d’arrestation, de détention et surtout
de cette plaie : la torture. Le dictateur croit que cette politique est le fait
d’une minorité d’activistes dont je suis le chef et nous boude. Vers la fin de
l’année 1989, sous la pression de ses conseillers, il finit par me recevoir,
comme le voulait la politique affichée du régime. Le « changement » n’était-il pas là
pour asseoir enfin la démocratie et les droits de l’homme ? La veille de l’entrevue,
on me fait la leçon au comité directeur.
« Tu
seras poli. Essaye pour une fois d’être diplomate ! »
-Poli,
je le suis toujours, obséquieux jamais !
-Oui,
mais modère ton franc- parler ! La franchise, c’est bon mais inutile de la
pousser jusqu’à la goujaterie. Tu l’assureras de la volonté de la Ligue de
collaborer avec le gouvernement. Tu lui donneras du M. le Président tout le
temps, etc. »
Tout ce
que je voulais dire à cet homme c’était : « Vous nous avez promis la démocratie
et on ne voit rien venir, alors c’est pour quand ? »
La télévision
filme longuement pour le journal de 20 heures la poignée de main et le geste
large m’invitant à m’asseoir. On est en tête-à-tête. Enfin je vois « l’artisan
du changement ». L’autre se faisait appeler « le combattant suprême ».
La vox populi, au bout de quelques années, finira par se lasser : depuis
le temps qu’il est artisan ! Quand va-t-il prendre du grade et devenir son
patron, à ce fichu changement[3] ?
On dit qu’il est violent, colérique, au langage à faire rougir des statues. Je
m’attends à voir un personnage haut en couleurs. Quelle déception ! L’homme
parle peu et d’une voix à peine audible. Je débite mon discours sur la volonté
de la Ligue de collaborer avec le gouvernement pour résoudre les problèmes en
suspens dont la fin de la torture.
Il
écoute sans broncher puis...
« La
Ligue fait trop de politique.
-C’est
normal, les droits de l’homme, c’est de la politique.
-C’est
le travail des partis.
-Encore
faut-il qu’ils existent ! »
A l’évidence
le courant ne passe pas. Je me rappelle les conseils de diplomatie.
« La démocratie
est un risque pour nous tous, mais en Tunisie c’est un bon risque. L’importance
de la classe moyenne, la vigilance de nos femmes quant à la défense de leurs
acquis, le niveau d’instruction, notre proximité de l’Europe, nos traditions de
modération, le sens du compromis, le caractère pacifique de notre peuple... Que
d’atouts par rapport à nos voisins ! Nous serons tous les bénéficiaires d’une
démocratisation réussie, vous le premier.
- Oui, oui, on verra. »
J’ai su
à ce moment précis qu’on ne verrait rien, ou plutôt qu’on n’y verrait que du
feu. La rencontre me laisse une impression désagréable. Visiblement mal à l’aise
pendant toute l’entrevue, le dictateur m’a mis moi aussi mal à l’aise. Il ne m’avait
reçu que contraint et forcé. C’était l’époque où il voulait se faire passer
pour le démocrate qu’il n’a jamais été et qu’il ne sera jamais. Je ne mesurerai
que plus tard l’étendue de la sournoiserie dont il pouvait être capable. En
sortant de l’entrevue, j’avais déjà relevé l’hypocrisie du personnage qui se
plaignait de la politisation de la Ligue, alors que c’était lui qui avait offert à deux de ses ex-secrétaires généraux et à deux de ses présidents en exercice des
portefeuilles ministériels.
L’affrontement
le plus dur entre lui et la Ligue devait se dérouler à partir de 1991 quand il
décida de liquider le mouvement islamiste en utilisant tous les moyens.
Le
débat sur la Charte en 1985 avait montré des désaccords profonds entre la Ligue
et les islamistes sur des questions essentielles comme la peine de mort, les
châtiments physiques, le statut de la femme ou l’adoption. Ces divergences
traduisaient l’éloignement des paradigmes. Pourtant la Ligue ne pouvait
accepter une démocratie sélective les excluant, encore moins fermer les yeux
sur les conditions de détention, les procès iniques et surtout la torture.
Entre 1991 et 1992, dans une série de communiqués de plus en plus durs, elle se
prononça de façon claire sur la dérive policière du régime. Elle exprima « son
inquiétude devant le retour de pratiques (les mauvais traitements infligés aux
détenus) qui ont porté un tort considérable à l’image du pays, son inquiétude
quant aux conditions de détention et sa profonde préoccupation concernant les
conditions d’arrestation et de détention
des prévenus ». Le 14 juin 1991, elle condamne dans un langage très ferme
la recrudescence de la torture et forme une commission d’enquête sur les décès
suspects de plus en plus nombreux dans les locaux de la police. La torture n’en
continue pas moins et prend des proportions effrayantes. Des milliers de
Tunisiens sont « traités » par la machine infernale travaillant jour
et nuit. Il n’y a pas que la Ligue qui s’étrangle d’indignation. Amnesty international, Human rights watch,
la Fédération internationale des droits de l’homme, Lawyers committee, l’Organisation
mondiale contre la torture crient au
scandale. Le dictateur fait mine de créer des commissions d’enquête qui
participent du style général du système : falsifions tout ce qu’on peut
falsifier. La stratégie de défense est toujours la même. Les violations graves,
reconnues du bout des lèvres parce que
ne pouvant être cachées, sont des « dérapages individuels ». Ils sont
toujours sanctionnés. Ils le sont dans la discrétion pour ne pas porter ombrage
à l’honneur et au moral des troupes. Si tel avait été le cas, le phénomène
aurait beaucoup régressé. C’est le contraire qui se passait. La torture dans
une dictature n’est pas un accident de
parcours mais le parcours lui- même.
Le 12
décembre 1991, c’est un texte « ras-le bol » qui est publié : neuf
cas de décès suspects sont cités. Peu après la diffusion du communiqué, on m’appelle
de la présidence, pour rencontrer le dictateur. Grosse surprise et lueur d’espoir.
En fait il s’avèrera que c’était le dernier coup de semonce. Je suis reçu dans
la salle des comités ministériels restreints, avec les présidents de la section
tunisienne d’amnesty international, le président de l’Institut arabe des droits de l’homme, le conseiller
du président aux droits de l’homme, à l’époque Sadok Chabane, et un certain
Rachid Driss président d’un prétendu Conseil consultatif pour les droits de l’homme.
Le ministre de l’Intérieur Abdallah Kallel, celui de la « justice »
Abderrahim Zouari, assistaient eux aussi à cette réunion. L’ambiance est tendue
mais courtoise.
Le
dictateur, fumant sans cesse, m’interpelle froidement.
« J’ai
lu votre dernier communiqué. On présente la Tunisie comme si c’était le Chili.
Est -ce normal ? »
J’explique
longuement que la Ligue ne publie de telles condamnations qu’après avoir épuisé
tous les recours à l’amiable. Je donne l’exemple du cas de Abdelraouf Laribi,
décédé sous la torture, un mois auparavant. Nous avions écrit à l’époque au
ministre de l’Intérieur pour demander des informations. Pas de réponse. Silence
tout aussi éloquent à propos de toutes nos protestations sur les conditions d’arrestation
et de détention. « Dans ces conditions, ajouté-je, nous n’avons pas d’autre
alternative que d’alerter l’opinion publique. » Le dictateur m’écoute sans
broncher. C’est le ministre de l’Intérieur qui s’emporte, me menaçant de me
poursuivre en justice pour diffamation de l’Etat. Le dictateur fait semblant de
le calmer, exprime son désir de voir les problèmes traités et les malentendus
levés, me demande de m’adresser dorénavant directement à son conseiller spécial
et de voir avec lui tous les dossiers litigieux, puis lève la séance. Je sors
de la salle du conseil plein d’un raisonnable optimisme. Le conseiller, que le dictateur
a retenu pour lui donner les vraies
instructions, finit par sortir lui aussi et j’obtiens un rendez-vous pour le
lendemain. A l’heure fixée, j’arrive à son bureau dans une villa de Carthage,
les bras chargés de dossiers. Attente d’une heure. Mais nous sommes en Tunisie,
et la ponctualité y est une incongruité pour ne pas dire un signe de mauvais
esprit. Au bout de deux heures, je m’énerve. C’est alors que le secrétaire m’annonce,
quelque peu gêné, que M. le conseiller ne viendra pas car il est grippé. J’insiste. «
Revenez demain, me dit-il, peut-être que M. le conseiller ira mieux. »
Mais le lendemain M. le conseiller est tout aussi malade et point d’excuses ou de
rendez-vous en perspective. C’est là que me revient à l’esprit la
caractéristique fondamentale de ce régime : la duplicité grossière. On m’avait
reçu pour le journal télévisé et pour prouver la « sollicitude » du
président pour les droits de l’homme, son sens du dialogue, y compris avec le
« caractériel » président de la Ligue. Une fois la scène filmée et
les belles paroles prononcées, le dictateur avait donné instruction à son
sous-fifre de m’envoyer paître. Notre malchance dans la malchance a voulu que
notre dictateur ne nous vienne pas d’une solide et respectable idéologie, d’une
armée disciplinée et portant panache ou de milieux financiers fins et
roublards, mais des labyrinthes des services secrets. Dans tous les Etats du
monde, il existe un espace de la politique où la police secrète peut déployer
ses cinq techniques d’action : surveillance, infiltration, manipulation,
corruption et désinformation. Dans les Etats démocratiques, c’est le domaine
très restreint de la basse politique. Dans les dictatures idéologiques comme
celle de l’Irak, de la Syrie ou de la Libye, ce sont des moyens au service de l’idéologie
et de la politique. Avec ce dictateur- là, les cinq techniques sont toute
l’idéologie et toute la politique.
Grave accident sur la voie politique
Le
putsch médical qui a destitué Bourguiba eut lieu à une date qui se situe entre
le 6 et le 8 novembre de la septième année de la décennie soixante-dix/quatre-vingt.
La date deviendra au fil des ans une agression pour l’oreille et pour l’esprit,
tant elle était répétée tout en se mettant à symboliser le gouffre béant entre
une réalité sordide et un discours ubuesque. Les Tunisiens de plus en plus
irrités, agacés et lassés d’autant de veulerie, la banniront de leur
vocabulaire, y faisant référence par des artifices de langue aussi savoureux qu’inattendus.
Certains parlent du 7-11. Moi je suis plutôt pour le 38 octobre de l’année des
sauterelles (ce fut une année d’une sécheresse inhabituelle, corsée d’une
invasion de criquets). On s’empressa d’inscrire l’illustre date sur les billets
de banque ou l’on lit avec une incrédulité amusée les trois slogans du régime
(tenez-vous bien !) : Ouverture, Démocratie, Etat de droit. On aurait dû
ajouter : Eradication de la corruption. Le tableau de la réalité inverse dans
laquelle la Tunisie va vivre dorénavant aurait été complet. De toutes les
manifestations de l’exercice du totalitarisme, le culte de la personnalité
était et reste la plus insupportable. Pour un musulman, c’est un relent de l’idolâtrie
rappelant le temps où l’on adorait les rois divinisés. Pour un démocrate, c’est
la négation même de ce pourquoi il lutte. Ce n’était déjà pas supportable avec
Bourguiba. Avec cet homme, qualifié par Tawfik Ben Brik de dictateur de série
B, c’était tout simplement grotesque. Jour après jour, le journal
gouvernemental, La Presse, égrène dans son style pompier les nouvelles décisions
du Président. Omniprésent, omniscient, omnipotent, il est sur tous les fronts :
le don d’organes, les accidents de la route, les puits artésiens, la faim dans
le monde, la désertification, les prêts aux paysans, le rattrapage scolaire. Il
n’y a plus de gouvernement. Il est le gouvernement. Tout et le reste
émanent de lui. Le catalogue des verbes utilisés par les mercenaires de la
plume est très éloquent : le Président se penche sur, ordonne, autorise,
décrète, montre sa sollicitude à tous et à chacun. En fait l’homme est une
vraie catastrophe pour l’Etat. Parce qu’il veut tout décider par lui-même dans
un climat général de peur et de délation, les ministres n’ont plus de ministres
que le nom. Les responsables ne sont plus responsables que de l’allégeance
absolue au seul chef. Les sous-systèmes qui constituent un Etat moderne sont
des organismes complexes qui, pour fonctionner de façon optimale, ont besoin de
décentralisation, d’autonomie, de souplesse, de rapidité, d’adaptation
permanente par l’évaluation, de responsabilisation des acteurs. Or c’est de
tout cela que le pouvoir archaïque ne veut point. La machine de l’Etat se
grippe. Le népotisme, la corruption et le laisser-aller vont finir par la
gangrener. Le culte du chef continue à se développer à la manière d’un cancer.
J’ai compté un jour dans la boulangerie du quartier neuf portraits du
dictateur. J’ai cessé d’y aller. Le nombre de portraits ne traduisait pas la
densité de l’amour mais celle de la peur et de la servilité. On commença par
prétendre modestement que le jour anniversaire du putsch devait être dévolu au
travail. Puis, de jour férié, on en arriva à une semaine entière de festivités
chômées pour les élèves dont on fit coïncider les vacances scolaires avec l’heureux
événement. Chaque matin, des gamins dégoûtés sont obligés de saluer le drapeau,
d’écouter l’hymne national. Ce qui devait être un acte solennel, émouvant et
frapper les jeunes esprits devient par sa répétition et son caractère
obligatoire une corvée insupportable. Tous les anniversaires du putsch, il faut
leur lire LE discours annonçant entre autres promesses « qu’à partir d’aujourd’hui
il n’y aura plus d’injustice », alors que l’arbitraire le plus pur ne
commença que ce jour-là. La densité des banderoles couvrant les villes et les
villages augmente d’année en année ainsi que leur flagornerie délirante. On ne
compte bientôt plus les cafés, les pizzerias, les stades, les boucheries, les
écoles, les épiceries, portant comme nom l’illustre date. Je suggère, quand la
dictature sera passée, d’obliger tous ces cafetiers, épiciers et autres
patriotes, à garder leur enseigne sous peine de grosses amendes. Cela fera rire
le peuple et fera passer le goût de l’opportunisme à tous les artistes de la
veste retournée. Mais le mur du c… comme dirait le Canard Enchaîné a été
franchi par une banderole qui disait texto : « Tous avec le sauveur de la
culture arabe et de l’islam ». Je me suis toujours promis de prendre en
photos les textes de ces banderoles, car un jour personne ne voudra croire qu’on
ait pu écrire, accrocher dans les rues de nos villes de telles inepties.
Au
Japon la société et l’Etat honorent les meilleurs artisans, peintres ou poètes
en leur donnant le statut ô combien prestigieux de trésors vivants. Chez nous,
ce sont les dictateurs et eux seuls qui s’arrogent un tel statut, même si le
trésor en question est pour moitié constitué de fausse monnaie , de produits de
vol et de rapine pour le reste.
Qu’est-ce
qui peut bien se cacher derrière cette banale folie narcissique propre à toute
dictature, entretenue par les fonctionnaires payés pour essayer vainement de l’assouvir ?
Je n’ai jamais eu de dictateur dans mon cabinet et aucun à ma connaissance n’a
écrit ses mémoires pour parler sincèrement de son expérience subjective. Aussi
n’ai-je que des hypothèses à avancer sur le côté le plus secret du phénomène. J’ai
toujours pensé que la dictature était au fond un désordre mental. On y trouve
des symptômes qui ne trompent pas un clinicien : l’inflation du moi, la
mégalomanie, le complexe de supériorité qui n’est que l’autre facette du
complexe d’infériorité, la croyance magique en sa propre infaillibilité sans
parler de toutes les formes que prend la paranoïa. La recherche désespérée de l’approbation,
de l’amour, de l’admiration, de l’adoration est poussée trop loin pour ne pas traduire de
secrètes fragilités. Il y a tellement d’infantilisme et d’immaturité dans cette
quête infinie de la toute- puissance, dans ce désir insensé de ployer toutes
les volontés à la sienne. Herbert Frank dans son épopée Dune soutient
que le pouvoir exerce un tropisme très fort sur les gens malades. Les autres
sont trop sains pour s’y intéresser. L’hypothèse est inquiétante. Elle veut
tout simplement dire que la dictature a encore de beaux jours devant elle,
puisque ni le pouvoir ni les psychopathes ne vont disparaître. Elle est aussi
faussement rassurante : les fous ce sont les autres. Nous les « normaux »
sommes indemnes de narcissisme, de volonté de puissance etc. Or, les troubles
mentaux ne sont souvent que le grossissement de caractéristiques, qui, à faible
dose, font partie de la « normalité » humaine. Aussi peut-on soutenir
une seconde hypothèse, à savoir que, si gène de la dictature il y a, il est
beaucoup plus répandu qu’on ne le croit.
Nous serions -à de rares exceptions près-
des dictateurs en puissance. C’est un mauvais système de règles et de valeurs
qui va extraire, magnifier puis rendre incontrôlable nos penchants les plus
dangereux. Frazer raconte dans son splendide livre d’ethnologie Le rameau d’or
que, dans beaucoup de tribus dites
primitives, le chef est quasiment divinisé.
Mais quand les choses tournent mal, on le sacrifie sans la moindre hésitation.
Mais le fait important est ailleurs. Le soir de la curée, tous les hommes
susceptibles de devenir le nouveau chef se sauvent épouvantés dans la forêt. C’est
le premier sur qui on mettra la main qui sera enchaîné au trône pour devenir le
Dieu promis à l’adoration et à l’holocauste. A lui de se débrouiller avec les
grands plaisirs et les terribles peurs du pouvoir absolu.
La peur
dans laquelle le dictateur fait vivre son entourage et le peuple n’est donc que
le reflet de sa propre peur. Expérimentant la toute- puissance du pouvoir et sa
vacuité, chevauchant le lion qui va finir par le manger, il est la première
victime de la dictature. Drogué par sa toute- puissance et coincé sur son lion
effrayant, le dictateur arabe n’a que son instinct de bête pour survivre aussi
longtemps que possible. Le dictateur serait-il un être tragique qui a plus
besoin de compassion humaine que de haine et de mépris ?
A l’occasion
du jour qui vit se lever un soleil plus brillant sur un pays plongé dans les
ténèbres, le guide doit délivrer son message au bon peuple pour commémorer le
début de la saga et baliser la route qu’elle doit suivre jusqu’à la fin des
temps. Tout ce que le pays compte de « personnalités » est invité au
palais de Carthage pour participer aux cérémonies de l’annonciation. Je suis
obligé, en ma qualité de président de la Ligue, d’assister moi aussi au rituel
grotesque. Ce que je ne supporte pas dans ma présence en ce lieu, c’est la
caution que je donne involontairement à ces messes staliniennes, alors que je
représente le dernier rempart des libertés confisquées par cet homme et son
système ubuesque. Je ne supporte ni ces plats discours d’auto-glorification, ni
la figure de tous les courtisans tirés à quatre épingles. Je regarde cette
humanité sculptée par la dictature en ayant beaucoup de mal à me défendre
contre le mépris, ce sentiment plus corrosif pour celui qui l’éprouve que pour
celui qui le subit. Quel autre sentiment plus approprié, sinon la pitié ?
Les plus- en -cour sont certes les gens les plus vils, mais l’immense majorité
est constituée par des gens avilis par la carotte et le bâton. Beaucoup se sont
perdus en chemin et se sont oubliés. Je m’entête à croire que certains se
souviennent encore du serment qu’ils se sont prêté à eux-mêmes de ne servir que
les causes les plus nobles. Pour le moment, travaillés par la peur et la
cupidité, ils pataugent dans la veulerie exigée par le système. Je dois
supporter le même éternel discours en deux parties. La première traite de tous
les miracles accomplis depuis un an. La deuxième parle des mesures
révolutionnaires prises pour le bonheur des générations futures. Le dictateur
annonce la création d’une chaîne maghrébine de télévision (elle disparaîtra au
bout d’un an) ou la création d’une radio pour les jeunes, le énième projet de
libéralisation de la presse, des abattements fiscaux. Les têtes- à -claques claquent
sans arrêt des mains. Je songe qu’en Inde ils ont bien de la chance d’ignorer
cette coutume bruyante et ridicule qu’est l’applaudissement. Un jour peut-être
en finirons-nous avec la vulgarité et joindrons-nous aussi les mains, souriants
et silencieux, pour saluer ou remercier. Mes champions de la brosse à reluire
continuent à interrompre de leurs claquements le chef souriant et ravi. Ils ont
l’air si émus, si bouleversés par le terne discours. En fait ils sont surtout
très fiers d’être là et s’interpellent de façon discrète pour bien montrer qu’eux
aussi sont de la partie. Au premier rang, siègent les « ministres »
et les chefs de « l’opposition » dont un certain Mohamed Harmel. La
déroute de la dictature communiste, à grande comme à petite échelle, sera
toujours symbolisée pour moi par Gorbatchev, ancien patron du Parti communiste
de l’Union soviétique, faisant de la figuration dans une publicité américaine
pour pizza, ou par cet homme, secrétaire général du Parti communiste tunisien,
faisant de la figuration dans un décor de carton- pâte démocratique, servant
avec zèle et fidélité un régime policier. Un 25 juillet, fête de la république,
je déchire l’invitation et vais ostensiblement à l’opéra. Entre Rigoletto, donné
dans le décor majestueux du Colisée romain d’El Djem et le discours d’un
dictateur d’opérette… aucune hésitation. L’affaire fait grand bruit. Au comité
directeur, depuis longtemps infiltré, je me fais agresser par les plus
virulents agents du régime : « un président de la Ligue ne représente pas
sa personne nous devons garder le contact avec le pouvoir etc. » Le ton
monte dans la salle de réunion enfumée. Moi aussi je fulmine. Le Colisée est en
plein centre- ville. Au premier acte, on entendait clairement le bruit des
klaxons et des mariages lointains. Au deuxième, alors que la soprano reprenait
son souffle, un mouton insomniaque a bêlé. Tous les mélomanes qui connaissent Rigoletto
peuvent témoigner qu’aucun mouton ne doit bêler au deuxième acte. Non, je ne
laisserai pas des étrangers toujours à l’affût de nos signes de
sous-développement se convaincre à peu de frais de leur supériorité. Il y va
aussi de l’honneur culturel du pays. Je laisse crier, tout occupé à mitonner un
petit communiqué sur cette grave affaire : « Considérant la Convention internationale
contre la torture et sa ratification par le gouvernement, opposée à toutes les
formes de torture y compris culturelle, soucieuse du prestige de la Tunisie et
de son rang dans le concert des nations musicales, considérant les
inqualifiables agressions perpétrées le 25 juillet dernier au Colisée d’El Djem
contre d’innocents opéras, la Ligue exige que le gouvernement prenne toutes les
mesures appropriées pour transférer le dit Colisée hors du centre- ville et
interdire immédiatement dans tout le périmètre communal, et ce pour toute la
saison estivale, voitures, mariage et moutons ». Malheureusement Je n’ai
pas eu le courage de soumettre le projet au vote, quelque chose me disant que
même mes amis et alliés les plus sûrs se
moquent des insultes faites sous nos cieux à l’art lyrique italien. Quelle
autre thérapie que la dérision pour se défendre contre un système aussi
visiblement déréglé pour ne pas dire détraqué ?
Pourtant,
me voilà de nouveau dans le sérail, assistant au même déplorable spectacle. Il
y a chaque fois un prétexte pour réunir la galerie. Cette fois-ci, c’est la
fête des associations qu’on étrangle, interdit, manipule, infiltre. La Ligue,
dissoute en juin 1992, est légalisée à nouveau, sous la pression internationale,
en avril 1993. Le comité directeur exige que je réponde à l’invitation en signe
de bonne volonté. Un jeune homme bâti comme une armoire à glace s’installe
auprès de moi. C’est signé. Tout le style de la maison est dans cette scène. On
a dû lui dire de me tenir à l’œil. Redoutent-ils que je me mette à siffler et à
crier au mensonge, ou bien que je me lève au milieu du discours et que je m’en
aille excédé par tant de médiocrité ? Non je ne ferai jamais cela : trop
trivial. Je crierai plutôt : Remboursez.
Le spectacle est toujours aussi mauvais, l’acteur principal tellement nul, et
en plus, on ne vend pas de pop corn dans la salle. Je prends
mon air le plus jovial en m’adressant à mon voisin.
« Bonjour,
Madame. »
Le gorille roule des grands yeux étonnés.
« Vous êtes bien Madame une telle, la présidente
de l’association des veuves de guerre d’Indochine ? Comment ça va à l’association ?
Et votre grand garçon, il travaille toujours? »
Le policier bredouille qu’il n’est pas Madame
une telle, qu’il ne connaît pas l’Indochine et que je me trompe de personne.
Rougissant, il fixe l’horizon puis reprend vite son regard oblique. Rentre
enfin l’acteur, sous les ovations d’une salle qui feint d’être en délire.
Toujours le même texte écrit par le même besogneux. Toujours la même poudre aux
yeux. La règle du dictateur est simple : dire l’exact contraire de ce qu’on
fait, et faire l’exact contraire de ce qu’on dit. Il ignore superbement le
principe selon lequel on peut mentir une fois à une personne mais non mentir
tout le temps à tout le monde. Nous ne sommes plus dans le mensonge banal de la
politique, fin, caché sous des couches successives de semi- vérités. Ici on
nage en pleine perversité. On torture en se glorifiant d’avoir signé la
Convention internationale contre la torture. On fait de la prière un acte
suspect, on ferme les mosquées sauf pour les heures de prière, mais on se
glorifie de construire à Carthage la plus grande mosquée du pays, et tout est à
l’avenant. Le dictateur continue à débiter ses fausses réalisations et à aligner
les promesses. L’homme s’y connaît en faux et usage de faux. Il est l’architecte
d’une fausse démocratie, de faux droits de l’homme, d’une fausse stabilité, d’une
fausse solidarité nationale, d’une fausse opposition, des faux indicateurs
économiques. Sous son régime, à l’exception de la répression et de la
corruption, tout est simulacre. La dictature n’est-elle pas d’abord une grande
imposture ? Mais tout cela est si bâclé, si grossier qu’on a honte et de
cet homme et pour lui. En Tunisie, le hardware est clinquant, mais tous
les fichiers à l’intérieur de l’ordinateur sont bourrés de virus.
Combien
de temps nous faudra-t-il pour réécrire tous les logiciels : politique, santé,
éducation, fiscalité etc. ? Mais surtout, comment réécrire le premier d’entre
eux : le moral ? Je ferme les yeux et j’imagine les « instructions »
: « Tu n’obéiras qu’à la loi juste. Tu rendras à la langue son usage de
toujours. Tu rendras aux mots leur sens habituel. Tu n’accepteras ni intégrisme
religieux ni intégrisme laïque, mais imposeras à tous la coexistence pacifique
sous la bannière de la loi démocratique. Tu élimineras la torture en politique
mais aussi ses formes domestiques insidieuses et invisibles de violence faite à
la femme et l’enfant. Tu érigeras le long du chemin de la Corruption toujours
renaissante les tours de guet, les
pièges et ne baisseras jamais la garde. Tu combattras toujours le retour de l’arbitraire.
En situation de faiblesse, tu ne te rendras pas. En situation de force, tu ne
te vengeras point ».
Bientôt, les discours de la méthode, comme les
appellent les mercenaires de la plume, s’enrichiront d’une troisième partie: l’attaque
contre les « traîtres qui souillent l’image de la Tunisie ». Fort
heureusement, je ne serai plus jamais là pour les subir. Et pour cause : Je
suis souvent le principal visé. Le dictateur ne menace jamais en l’air. Il y va
de sa crédibilité.
Dans le ventre du monstre
Peu de
Tunisiens peuvent se targuer comme moi d’être entrés au ministère de l’Intérieur
par toutes les portes qu’on lui connaît. Au début des années quatre-vingt-dix,
je rentrais par la grande porte. Des plantons en gants blancs vous saluent de
façon militaire. L’escalier pharaonique est censé vous subjuguer et vous mettre
en condition. On vous introduit dans la salle d’attente du ministre. Les murs
sont encombrés de gigantesques portraits de tous les hommes qui ont régné sur
ces lieux. Un garçon en livrée vous sert le thé pendant que vous contemplez la
tronche de tous ces serviteurs du parti unique et de l’Etat policier. On vous
introduit dans le bureau gigantesque de M. le ministre de l’Intérieur, l’homme
le plus puissant du pays après le dictateur. Dans les premiers mois, cela se
passait plutôt bien. On me faisait l’aumône de quelques passeports injustement
confisqués et on profitait de l’occasion pour m’inviter aux grands galas du
parti. Refus poli et agacement de plus en plus marqué de mes illustres hôtes.
Rapidement, vint la phase des tensions encore maîtrisées. J’ai eu affaire à
trois ministres. Mais celui avec qui les relations furent toujours à l’orage
fixe est Abdallah Kallel[4],
l’épouvantail du régime.
Un jour de février 1991, il me convoque pour me
montrer les rapports d’autopsie de deux
islamistes, dont la Ligue avait dénoncé la mort sous la torture. A l’évidence,
il allait me demander un démenti dégageant le ministère de toute
responsabilité. Les rapports , signés par un médecin félon, voulaient prouver
que les deux hommes étaient décédés de mort naturelle. Tout en eux sentait le
faux, le bâclé, l’invraisemblable. On avait apparemment oublié que j’étais
professeur de médecine. Son prédécesseur, un certain général Ben Cheikh, m’avait
fait le même coup. Invité à regarder des photos sorties d’on ne sait où et montrant un homme pendu dans sa cellule, je
devais signer un communiqué conjoint regrettant l’erreur de la Ligue qui aurait
pris, sur la base de fausses informations, un suicide pour un meurtre.
Etranglement d’indignation du général devant mon refus catégorique de signer un
document fin prêt et mon exigence d’une commission d’enquête. Depuis la prise
de pouvoir par le dictateur, on estime à plus de trente mille le nombre des
Tunisiens qui ont été arrêtés. Tous ont eu droit à des traitements infamants et
dégradants. La majorité fut sauvagement torturée. Les associations de défense
des droits de l’homme ont recensé à ce jour une quarantaine de décès sous la
torture. S’il y a un sujet sur lequel je n’ai jamais transigé, c’est bien celui-là.
Comment va réagir cet homme devant la même fin de non-recevoir ? M. le ministre
aurait raconté que je lui avais jeté les papiers à la figure. Malheureusement,
je ne l’ai pas fait. Je me suis contenté de les jeter sur la table,
probablement avec un dégoût trop visible. Le sinistre personnage vrilla son
regard glacé sur moi en m’accompagnant à la sortie.
« Docteur, ne nous laissez pas vous (verbe
intraduisible)… »
Le verbe en
question est tiré d’un mot de l’argot tunisien : chlaka qui
veut dire savate. Il signifie littéralement faire de quelqu’un ce qu’on fait à
une savate : marcher dessus, le traîner dans la boue, le jeter à la poubelle
après usage.
Cet homme menaçait, si je m’entêtais à agir selon
ma conscience, de me piétiner, de me traîner dans la poussière et la boue, de
me jeter à la poubelle aussi usé qu’une savate.
Je lui ai
tourné le dos et suis parti sans dire un mot. Pauvre homme important et
redoutable ! Il ne sait pas qu’il ne sert à rien de menacer un homme libre : un
homme libre n’en fait qu’à sa liberté.
Je ne savais pas encore que, pour avoir fait fi de la menace, je devrais
rentrer bien des fois dans cet endroit sinistre, mais plus jamais par la grande
porte.
L’opposition
de la Ligue à la dérive dictatoriale surprenait et détonnait dans un paysage où
les intellectuels, le syndicat, la presse adoptaient une politique de profil
bas, ou bien faisaient preuve de cynisme. Peu importe, disait-on dans les
salons, les dérapages, du moment que ce sont les islamistes qui en font les
frais. Quelqu’un me susurra un jour dans l’oreille : « Mais laissons
faire, le dictateur nous débarrassera à peu de frais des islamistes. Après tout
n’es-tu pas un laïc et un homme de gauche ? ». Rien n’était plus
difficile que de garder l’équilibre en ces temps de confusion. Pour trouver cet
équilibre et le garder il n’y avait qu’une seule attitude : s’en tenir au
mandat et aux principes de la Ligue. Nous devions rejeter toutes les violations
des droits de l’homme, d’où qu’elles viennent. Accusée de faire le jeu des « obscurantistes »,
la Ligue condamna les actes de violence perpétrés dans les établissements
universitaires par des étudiants islamistes, l’attaque au vitriol contre un
policier, l’agression contre un juge ainsi que l’incendie d’un local du parti
au pouvoir. Le 4 octobre 1991, dans le seul communiqué a avoir jamais été lu à
la télévision, elle déclara que, « sans se prononcer sur la véracité
des accusations de coup d’Etat, qui aurait été préparé selon le pouvoir par
"Ennahda ", et s’en remettant pour ce faire à la justice, la Ligue
rappelle son absolue condamnation de la violence et du terrorisme, son refus de
tout changement du régime républicain ou de type de société par la force, son
attachement à l’état de droit et des institutions, aux bases idéologiques d’une
société civile démocratique » .
Rien
n’y fit. La Ligue dérangeait trop l’ordonnancement de la façade en faisant
simplement son travail. Le 15 juillet 1991, elle avait exprimé son opposition à
la condamnation à mort de cinq islamistes et, le 11 octobre, « ses regrets
face à l’application de la sentence ». Elle réitérait sa ferme opposition
de principe à la peine capitale et
demandait son abolition pour que la Tunisie ait l’insigne honneur d’être le
premier pays arabe abolitionniste. Bien sûr, il n’en fut rien, mais ce point
restera toujours pour moi un objectif de la plus haute signification. Au fil de
ces batailles, la Ligue apparaissait de plus en plus comme l’acteur politique
principal de la vraie opposition à la dictature et ceci ne pouvait plus être
toléré. Le crime inexpiable de la Ligue n’était pas qu’elle faisait de la
politique, mais qu’elle ne faisait pas celle de la dictature en lui fournissant
une couverture morale à sa guerre contre l’islamisme, préalable absolu à la
domestication de toute la société.
Le régime changea de tactique dès la fin 1991.
Une campagne de presse sans précédent qui devait durer jusqu’à la veille du
quatrième congrès en 1994 se déclencha. On disait dans les cercles du pouvoir
qu’elle n’était pas dirigée contre la Ligue, mais contre son président
identifié à une tendance "dure" et supposé faire sa politique
alors que tous les communiqués, seuls documents à exprimer la politique de la
Ligue et à l’engager, étaient le fruit laborieux d’un consensus de tout le
comité directeur. Bientôt les seuls cartons d’invitation que je devais recevoir
allaient être ceux de la police, du procureur général, ou ceux du doyen des
juges d’instruction me convoquant devant le tribunal pour un énième procès.
Ce n’était que le début d’une lente descente aux
enfers.
Il y a
d’abord les coups de fil anonymes à trois heures du matin. Puis on lâche la
presse de caniveau qui a envahi le pays avec l’avènement de l’Etat policier,
comme une plante vénéneuse envahit un beau jardin. La grande rengaine, c’est la
trahison. Critiquer le régime, c’est critiquer la Tunisie, salir sa réputation
à l’étranger. Il n’y a plus de limite au délire. On me fait passer pour un
grave malade mental. L’ambassadeur étranger, rassuré au bout d’une heure de
discussion, se laisse aller à la confidence :
« Mais, docteur, vous n’êtes pas fou !
-Ah bon, je devrais l’être ?
- Ils nous répètent sans cesse que vous êtes fou à
lier !
-De leur point de vue cela me paraît normal.
Camisole chimique pour les opposants et honni soit qui mal y pense. Le propre d’une
dictature est de se prendre pour le bien absolu. Qui peut s’opposer au bien
absolu sinon un fou ou un traître ? Et pour eux je suis les deux à la fois. La
psychiatrie soviétique l’avait bien compris. »
Puis,
vint la phase de la menace directe. Par un après- midi torride du mois d’août,
je sors épuisé d’une longue réunion du comité directeur et me dirige vers ma
voiture. J’aperçois une chose sur le capot. Surprise, c’est un oiseau noir, on
ne peut plus mort. Diable, le malheureux n’a trouvé que ma voiture pour s’écraser
dessus, foudroyé par une crise cardiaque ! Je prends l’oiseau, cherchant des
yeux une poubelle. Seul le corps vient. La tête soigneusement coupée reste sur
le capot ensanglanté. Le message est clair, de plus écrit dans le pur style
maffieux. J’appelle les collègues encore présents. Atterrés, ils font cercle en
silence autour de la voiture et se dispersent avec des mines d’enterrement.
Quelqu’un me glisse à l’oreille :
« Fais
attention à toi, cela devient vraiment sérieux. Ces types sont capables de
tout. »
Je
hausse les épaules et répète la formule incantatoire qui sert à exprimer le
fatalisme musulman : « C’est Dieu qui dispose de nos vies ». Les médecins
savent depuis toujours qu’ils sont astreints à l’action et non au résultat. J’avance
dans l’inconnu, le danger et la tourmente, me répétant comme pour conjurer le
sort ma seule et unique certitude dans
cette vie : il est complètement idiot de vouloir changer la monde mais
totalement criminel de ne pas essayer.
Quelques
années plus tard un agent des services secrets en cavale révèlera à l’un des
grands noms du barreau, également secrétaire général du Conseil national pour
les libertés (CNLT), Me Abdelraouf Ayadi, qu’il a été chargé de m’assassiner
ainsi que Sihem Ben Sedrine, une autre bête noire du régime. Ma voiture sera
sabotée à deux reprises. Ils ont fini par la voler mais cela faisait longtemps
que je ne me déplaçais qu’en train. Cinq longues années d’âpres combats
passèrent depuis ce jour où les mauvaises langues spéculaient sur mon entrée au
gouvernement en échange de bons et loyaux services à la tête d’une Ligue
complice et alibi.
Le
régime finit par faire imploser la Ligue. Je quitte la citadelle prise et
annonce une candidature de protestation aux élections présidentielles de mars
1994. Le Commissaire de Carthage décide d’en finir avec moi, une fois pour
toutes, dès la fin du simulacre électoral. Le lendemain du scrutin, une foule
de policiers en civil débarque en force dans ma maison à Sousse, dès la nuit
tombée. Elle s’éparpille dans le jardin, contrôle les issues, se répand dans
toutes les chambres, cherchant on ne sait trop quoi. On m’embarque pour Tunis
où j’arrive à une heure du matin au sinistre centre de détention de « Bouchoucha ».
Je devais passer sept longues nuits dans ce lieu de cauchemar. Isolé dans une
cellule éclairée jour et nuit, totalement coupé du monde, je n’avais qu’une
chose à faire : attendre. La solitude, le froid, la nourriture n’étaient rien
en comparaison du plus grand stress : le bruit, surtout la nuit. Les
imprécations, les grossièretés des gardiens n’arrivaient jamais à masquer les
hurlements à vous glacer le sang. La torture allait bon train à une cloison de
moi. Un autre bruit tout aussi angoissant : la sonnerie annonçant un nouvel
arrivage. Elle sonnait à intervalles réguliers surtout à partir de deux heures
du matin. C’était encore la période où les rafles systématiques vidaient les
rues des villes et faisaient planer sur Tunis apeurée une atmosphère de
couvre-feu. Je n’étais pas physiquement maltraité, mais ce que je vivais n’était
rien d’autre qu’une forme sophistiquée de torture. Six jours et six nuits sans
dormir. Comment pourrais-je supporter des heures d’instruction, alors que je ne
tiens plus debout ? N’en pouvant plus, je demande à voir un médecin. On m’amène
un jeune interne, terriblement mal à l’aise et bafouillant des phrases
incompréhensibles. C’est peut-être un de mes anciens étudiants. Encadré de deux
gardiens, il ressemble à un gamin pris en faute, amené sous haute surveillance,
pour être puni par son terrible père. Je lui explique en trois phrases le
problème.
« Monsieur,
voulez-vous que je vous prescrive du Valium ?
-Le
Valium, c’est vous qui devriez en prendre. Ce que je veux, ce sont des boules
Quiès ».
Dans l’heure
qui suit, j’ai la précieuse boîte blanche. Ce genre de produit n’existe pas en
stock dans les centres de détention, prêt à être courtoisement offert aux
clients. J’en conclus donc que le jeune interne a quitté la caserne en trombe,
s’est précipité sur la première pharmacie, et l’a payée de sa propre poche. Il
a dû revenir en courant pour la remettre aux gardiens médusés. Ces derniers ont
dû inspecter avec suspicion l’étrange produit en se demandant comment un être
normal pouvait avaler des boules de cire enrobée de coton sans y être contraint
par la torture. Je m’enfonce les boules très profondément dans les oreilles. Le
cauchemar acoustique cesse. Délivrance ! Je tombe dans un sommeil de bois mort.
Merci, petit ! On me réveille le lendemain ou le surlendemain pour m’emmener
chez le type qui joue au juge et qui m’envoie, après un simulacre d’instruction,
à la prison du 9 Avril. J’arrive, en pleine nuit, dans la sinistre prison. Je
connaissais l’endroit pour y être entré là aussi par la grande porte en 1989. A
l’époque, le dictateur tenait à faire accréditer l’image d’un président prêt à
ouvrir les portes des prisons aux représentants de la société civile. J’étais
venu, à la tête d’une forte délégation et on nous avait fait faire le tour du
propriétaire. Tout y était nickel. La ficelle était trop grosse. Qui plus est,
la télévision attendait ma déclaration sur la sollicitude du président envers
les prisonniers et sur son empressement à répondre à notre désir d’inspecter les
prisons. Refus de toute déclaration et sèche protestation à propos du passage à
tabac, rapporté par les familles, de tous ceux qui avaient osé se plaindre à
nous. Quelque chose me disait durant toute la visite que je ne tarderais pas à
revenir dans ce lieu mais en
pensionnaire à plein temps, et qu’à ce moment-là je pourrais enfin connaître son
vrai visage. On me fait donc l’honneur
du cachot, histoire de me mettre en condition. Puis on me met seul dans une
cellule un peu plus grande pour quatre mois interminables. Brusquement, je
réalise la gravité de ce qui m’arrive et surtout la situation catastrophique
dans laquelle je laisse ma famille. J’ai à l’esprit l’image de ma fille aînée
empêtrée dans un concours vital pour elle. Cette affaire ne pouvait plus mal
tomber. Je suis surtout envahi par celle de ma cadette si fragile, si frêle, si
démunie et si malade à l’époque. Il y a aussi le formidable poids toutes ces
années des douleurs tues, des peurs difficilement maîtrisées. Il y a aussi
toute cette souffrance humaine qui sourd du pays humilié, soumis… souillé. Je
craque puis me reprends vite. Il faut résister et n’avoir aucun autre objectif
en tête.
La
première technique pour survivre dans ces lieux est la banalisation de la
souffrance. En fait, on découvre à quel point on est capable de s’adapter à
tout, même à l’horreur. J’ai pourtant beaucoup de mal à me faire à l’isolement.
J’étais bien traité en apparence, mais être isolé est une technique hautement
sophistiquée de torture. Je suis enfermé dans six mètres carrés, 22 heures sur
24. Subrepticement, je me sens changer. Puis un jour je découvre que je parle
tout seul. Quelques misérables petits mois et je parle déjà tout seul ! Je
songe à des hommes comme Hammadi Jbali, Ali Laaridth, Sadok Chourou, Karim
Harouni et à tant d’autres, isolés dans les cachots depuis des années. Quels
hommes sortiront de ce long tunnel de ténèbres ? Après tout, même la justice
aux ordres ne les a condamnés qu’à des années de prison, non à des années de
prison et de torture. Je songe aussi à ces nombreux malheureux condamnés
à mort, isolés eux aussi, et qui tressautent depuis des années chaque fois que
la porte s’ouvre. Quel esprit diabolique a planifié une telle torture ou quelle
épaisse insensibilité en tolère l’existence ? Maudit temps, il n’y a que
dans les geôles ou sur un lit de douleur d’une interminable nuit d’hôpital que
tu suspends ton vol !
Pour
résister, ma technique préférée est le retournement de situation. On peut
toujours trouver une utilisation à n’importe quelle situation, aussi
catastrophique soit-elle. Le premier bon usage de la prison ne va-t-il pas être
tout simplement le repos et la guérison de tant de blessures encore vivaces ?
En politique, le combat est de tous les instants. Ce ne sont pas nécessairement
vos ennemis qui vous portent les coups les plus douloureux. Quelques bons amis
qui sont aussi de féroces rivaux savent vous infliger les blessures les plus
saignantes. Dans cette jungle, je me suis mis à l’école de l’éléphant, essayant
d’être moi aussi une bête herbivore, pacifique, mais assez forte pour me frayer
un chemin en tenant à distance carnassiers et charognards. Je songe en souriant
à l’ironie de la situation. Me voilà à l’abri des crocs et des griffes de
certains de mes meilleurs amis et alliés, solidement gardé de leurs attaques
par mes plus féroces ennemis. La nouvelle situation offre un autre avantage. Quel
magnifique champ pour assouvir ma grande passion : l’observation ! Le rude
apprentissage de la médecine ainsi que la curiosité de l’enfance qui ne s’est
jamais éteinte en moi ont aiguisé au plus haut point cette faculté. Elle m’aide
à tromper mon ennui quand je participe aux interminables séances du département
universitaire, de la Ligue ou de tout autre réunion. J’observe les mimiques,
les gestes, les attitudes, la disposition des personnes. J’analyse les ruses,
le non-dit. Je prends des paris avec moi-même sur ce que va dire Untel et
comment l’autre va lui répondre. Certains esprits restent hermétiques, mais
dans d’autres on circule comme dans un supermarché. Ainsi ai-je fini par
promener mon regard sur le monde, balançant entre l’agacement quand je suis de
mauvaise humeur et l’amusement quand l’humeur est au beau fixe, n’étant
intéressé que par la nouveauté. Mais que puis-je apprendre de ces lieux que je
ne sache déjà ? La Ligue était devenue le mur des lamentations de la
société. On savait une foule d’histoires sordides sur ce lieu de perdition où
la dictature entassait depuis son avènement islamistes, gauchistes et démocrates
sans faire dans la dentelle. On savait que des dizaines de milliers de
personnes avaient transité par cet endroit, nœud gordien d’un réseau très
complexe de prisons, de centres de détention plus ou moins occultes, disséminés
dans tout le pays. Quelle folie se cache derrière la mise en place d’un système
si disproportionné par rapport au nombre d’habitants du pays et à leur pacifisme
goguenard et bon enfant ? Le système est à la fois opaque et transparent. On
connaît tant d’histoires et de détails sur l’encombrement, les sévices, la
brutalité, le racket, le sida, la tuberculose, la gale, les viols, les bordels
à adolescents, la drogue, les mouchards, le règne des caïds, la folie, les
auto-mutilations ou les suicides. On sait que ces prétendus endroits de
réhabilitation sont de véritables écoles du crime. On sait que ce sont des
abcès putrides dans le flanc des sociétés. On connaît leurs fonctions réelles :
vengeance politique, poubelle sociale et pièce dans le dispositif de régulation
du chômage. Je me vois mal y aller moi aussi de mon témoignage misérabiliste.
Et si j’essayais de voir comment survit un reste d’humanité dans cet endroit
créé pour la nier ? Dans les monastères, les hommes s’essayent à la
sainteté mais cela grince quelque part. La clarté la plus lumineuse est
secrètement habitée par les ténèbres. Ici, les hommes sont poussés à se laisser
aller à leur sauvagerie cachée, mais quelque chose doit clocher. Dans les
ténèbres les plus denses, se faufile toujours la lumière. Où est-elle ?
Ma
cellule est dans un endroit surélevé et à part. La courette où je peux tourner
en rond pendant les sorties bi-quotidiennes est parfaitement à l’abri des
regards. Les murs qui se prolongent très haut me donnent l’impression de
marcher au fond d’un puits. Là- haut très loin, se découpe un peu de ciel bleu.
Je m’assois par terre et regarde défiler les nuages dans ce rectangle qui
deviendra ma seule fenêtre sur le monde. Parfois, je surprends la longue
traînée blanche d’un avion. Si haut là-bas dans le ciel, il
symbolise aussi bien la liberté devenue inaccessible que la vie qui fuit à la
même vitesse vertigineuse. Je ferme les yeux et j’entends une douce voix
féminine chantonner les phrases magiques jadis à peine enregistrées : « Nous
vous demandons de bien vouloir garder votre ceinture attachée jusqu’à l’extinction
du signal lumineux, et de lire attentivement les consignes de sécurité ».
C’est juré, ma belle. Je les lirai à fond, les consignes de sécurité, et je
jure que je garderai ma ceinture attachée jusqu’à l’arrêt complet de l’appareil.
De retour dans mon grand placard, je n’ai que les psalmodies de mon voisin
lisant le Coran jour et nuit pour me tenir compagnie. Je ne saurai jamais son
nom. Quand il s’arrête, je me surprends à attendre, plein d’un inexplicable
anxiété. Le voilà qui reprend sa litanie. Soulagement tout aussi inexpliqué. Je
ne distingue pas les mots, mais peu importe. C’est le son de cette voix humaine
qui m’importe. Elle sera ma compagne durant les interminables nuits. Elle m’apaise
et me rassure. De vagues bruits me parviennent de la cellule du dessous.
Progressivement, les relations avec mes gardes se détendent. Seul un grand ténébreux
me fait constamment la gueule. C’est le genre d’homme qu’on envoie mater les
prisonniers en grève de la faim, le genre d’homme aussi à mettre un timbre sur
un fax. Pendant la promenade, le gardien qui doit faire « le gentil »
et recueillir mes épanchements remarque mon humeur maussade.
« Pourquoi
ne pas regarder la télévision pour passer le temps ? »
Ah, ils
savent que je ne regarde jamais le vieux poste qu’ils ont posé sur une chaise pour que je ne dise pas
que je n’avais pas tout le confort ! Je note qu’il évite soigneusement de s’adresser
à moi par le truchement d’un nom ou d’un qualificatif. Il ne peut m’appeler Professeur
ou Monsieur. En prison, on n’a droit qu’à un sobriquet ou à une insulte, au
mieux à son prénom. Mais quelque chose l’empêche de m’appeler par le mien.
-Il n’y
a pas que la chaîne tunisienne.
-Comment ?
J’ai vu dès le premier jour que le bouton de changement de chaînes est enlevé.
-Oui
mais le truc du bâton d’allumette. C’est si simple. Oh vous les intellectuels !
»
Je tends l’oreille brusquement intéressé.
« Tu
vois, il suffit de mettre le bâton dans le petit trou et de tourner doucement.
Ça marche ! »
Mon
premier rayon de lumière : la complicité des humains contre leur propre
inhumanité. On m’a souvent parlé de ces comportements « paradoxaux »
y compris dans les salles de torture. Génial, comme disent mes filles !
Ça marche ! Enfin pas souvent. Je me souviens d’avoir suivi un soir toute
une émission de Pivot sur Voltaire, debout, avec mon bâton d’allumette enfoncé
dans le trou de la machine, pour maintenir un semblant d’image. Jamais Apostrophes
n’a eu un téléspectateur plus méritant.
L’un
des secrets de la résistance de notre humanité tiendrait-il aussi à notre
capacité à nous créer des plaisirs humbles et des joies secrètes, même dans les
pires situations ?
La
prison distille, quand on se refuse à s’apitoyer sur soi, de bien surprenants
plaisirs. Quel bonheur dans ce quart d’heure de visite où je peux me remplir
les yeux de mes filles ! Parfois, c’est encore plus simple, aller à la
douche par exemple. On m’y emmène une fois par semaine. L’immense hangar tout
en ciment gris est pour moi tout seul. Je me déshabille en tremblant de froid.
Puis, c’est le filet d’eau chaude. Quel absolu bonheur !
« S’il
vous plaît encore un peu ! »
Si on m’avait
dit qu’un jour mon suprême luxe serait quelques minutes de douche chaude !
La
prison aiguise à la fois les menus plaisirs dont on ne notait même pas l’existence
et fait comprendre à quel point ce que nous tenons pour banal relève en fait d’un
miracle sans cesse recommencé. Avancer sans se heurter à une porte close,
marcher droit devant soi autant qu’on veut, se regarder dans un miroir, avoir
une montre, écouter la radio, dire « Entrez ! » à quelqu’un qui
frappe à la porte, être appelé « Monsieur » … autant d’extraordinaires
privilèges pour lesquels des hommes se battent parfois au péril de leur vie
dans ces poches d’inhumanité. Nos enfants comprendront-ils un jour que nous
nous soyons battus si durement pour avoir le droit de parler librement, de nous
réunir dans un lieu public sans être matraqués, de marcher dans la rue sans
être suivis, de parler au téléphone sans être écoutés, de traîner tard dans la
nuit sans être embarqués ? Mais qu’importe leur ingratitude oublieuse
pourvu que ce qui est pour nous un miracle devienne leur banal quotidien ! Le
chemin de l’humain qui s’entête à conquérir ces lieux est multiple et tortueux.
« Tu
as vu ton morceau de viande sur le couscous. On voulait le voler dans l’escalier.
Mais j’ai vite remis les choses en ordre. Non mais ! »
Voilà mon garde transformé en protecteur
jaloux. C’est le plus vieux des gardes qui me fait de la peine. Il n’arrête pas
de me parler de ce fils qui est tout son espoir dans la vie, qui pourrait être
renvoyé de l’école définitivement s’il ratait pour la troisième fois son examen
d’entrée en sixième. Le lendemain, à peine les lourdes clés ont-elles cessé de
grincer dans la serrure, je l’interpelle plein d’impatience.
« Alors,
le petit ?
-Il a
réussi, que Dieu soit loué ! »
Longues
embrassades et sincères félicitations. L’homme est ravi de ma joie. Le jeune
gardien, lui, a d’autres soucis. Il aime me faire parler. Je sais qu’il a ordre
de rapporter chaque mot. Je ne lui ménage ni ma sympathie, ni mes confidences.
Certaines sont de la pure intoxication. Qu’ils courent dans tous les sens pour
vérifier ! Nous fonctionnons tous les deux à plusieurs niveaux. Il fait son
travail sans conviction et doit même parfois ne pas rapporter ce qu’il
considère comme mauvais pour moi.
Avec le temps viennent ses confidences à lui, d’abord
les plus superficielles.
« Ce
soir je sors avec les copains. Je vais boire un cageot plein de canettes de
bière glacée.
-Holà ! Doucement ! Au passage tu en
boiras une à ma santé. »
Le
lendemain je vais aux nouvelles.
« Un cageot à moi tout seul et deux à ta
santé. »
Il y a
des fois où cela ne va pas fort. Un jour, il me lance avant de fermer
laborieusement la porte avec ses lourdes clés.
« Toi,
un jour tu vas sortir, mais moi, c’est toute ma vie que je vais passer en
prison. »
Dans sa
voix, il y a toute la tristesse du monde. Mon petit Ali se mettrait-il à me
faire une dépression masquée ? C’est vrai qu’il se fait un peu moins vif ces
derniers temps. Le professionnel en moi décide d’intervenir immédiatement.
Faire de la psychothérapie en prison et aux gardiens ! Je n’avais jamais pensé
à cela. Le lendemain, c’est la première « séance ». Il ne demande qu’à
parler. Ses yeux s’illuminent en racontant ses souvenirs du futur.
« Vois-tu,
dans mon village du côté de Nabeul, nous avons les plus belles orangeraies. C’est
là que je mettrais mes ruches. Tu ne sais pas comme les fleurs d’orangers
attirent les abeilles. Quand elles éclosent, l’odeur est si entêtante. Dieu que
j’aime cette odeur ! ». Je sais de quoi il parle. J’ai deux orangers dans mon
jardin. Au printemps, je commence ma journée en allant fourrer mon nez dans les courts pétales blancs
et en respirant lentement. Si Dieu avait
une odeur il ne pourrait sentir que la fleur d’oranger. Voilà mon bonhomme
parti sur toute la science du miel et comment il ferait fortune avec ce bon
miel d’orangers qui lui, jure-t-il, ne sera jamais trafiqué, comme font tous
les malhonnêtes marchands. Je note, modeste, mais avec la saine fierté du professionnel,
que mon petit Ali va beaucoup mieux. La psychothérapie clandestine fait
doucement son œuvre au fil des « séances ». Je l’encourage à faire le
bon choix. Cela fera un agent de l’ordre en moins et un travailleur en plus
dans le pays. Toujours cela de gagné. Il commence à envisager sa vie sous un
autre angle. Moi aussi d’ailleurs. La politique c’est bien, mais l’apiculture
et le négoce du miel ne sont pas à dédaigner. De plus, c’est probablement plus
lucratif, en tout cas moins dangereux. Ali le maton repenti voudra-t-il de moi
comme associé ?
L’observation
continue, Ali étant devenu mon informateur.
Je veux
qu’il m’explique cette prison dont je ne vois rien ou presque. J’essaye de lui
soutirer le maximum de détails sur l’endroit le plus sinistre qu’elle renferme :
la tristement célèbre « karraka ». Oh ce n’est pas le cachot
le plus étroit, le plus répugnant ou le plus sombre ! C’est la grande poubelle
de la prison où on entasse tous ceux qu’on n’a pas pu loger dans les suites du
palace. Or en cette période de haute saison de la répression, les places sont
chères, même à la « karraka ».
Je
savais par ceux qui en étaient revenus
qu’on y fait la queue des heures pour aller aux toilettes, qu’on y dort debout,
qu’il faut se battre à coups de poings pour s’y étendre sur le sol en chien de
fusil. Le rayon de lumière peut-il se faufiler même dans cet endroit ?
Survivrait-il dans ce lieu glauque sentant le tabac, la merde, l’urine et la
haine ? Les hommes ont-ils d’autre choix dans ces conditions que de
revenir à l’état de pures brutes ou de
devenir fous ? Ali se fait évasif. Je n’insiste pas. Je ne suis pas sûr de
tenir à savoir. L’été est déjà là. On étouffe, de nuit comme de jour. L’eau
devient le problème lancinant. Les deux seaux pleins qu’on me livre tous les
matins suffisaient jusque-là à mes besoins. Mais maintenant ? Les déverser
sur ma tête, boire ou déboucher les toilettes ? En bas, j’entends hurler
les prisonniers du matin au soir : « Lâchez-nous donc l’eau… de l’eau par
pitié ! ». Sous les toits, la cellule se transforme en four dès dix heures
du matin. La dérision s’impose si on ne veut pas exploser.
« Gardien.
Un peu plus fort la clim.
- La
quoi ?
-Non
rien. »
Même
les moustiques sont assommés par la chaleur. Je les sens venir à la corvée du
sang, en s’éventant très fort avec leurs petites ailes, manquant de vigueur, de
précision. Pauvres moustiques, et pauvre de moi ! Comment dormir dans ce hammam ?
Quand il faisait froid, je pouvais dormir tout emmitouflé dans mon burnous.
Mais comment me défendre contre la chaleur ? Ah si seulement je pouvais
enlever ma peau ! Brusquement, j’entends des bruits montant de la cellule du
dessous. J’en crois à peine mes oreilles. Du rire. Des chants ! Voilà que les
damnés se mettent à taper des mains. Une mélopée de Saliha, cette paysanne du
Kef devenue la grande diva des années quarante et cinquante, se détache très
nettement de la cacophonie. Les hommes se taisent. Puis c’est l’explosion d’applaudissements.
On se remet à battre des mains. J’accompagne. Tout le folklore des beuveries,
des circoncisions et des mariages y passe. Il y a les rengaines sauvages comme « Sidi Mansour ya baba »,
sirupeuses comme « Taht el yasmina »,
lubriques comme « Ya Mariam
alech Dallala » ou mélancoliques comme « Fil
ghorba Fnani ». Mais non, « ElGhorba » (l’exil), n’a pas
sucé notre brève vie puisque nous ne sommes plus là où nos geôliers ont cru
nous exiler. Nous ne sommes plus là où l’on isole, entasse, torture, viole et
humilie. Nous avons déserté ce lieu maudit et nous sommes partis en bandes
joyeuses au mariage de la petite cousine. Nous portons la « djebba »
immaculée de blancheur des grandes circonstances. Le bouquet de jasmin est
adroitement posé sur le lobe de l’oreille droite. Qui a dit que la coquetterie
est une affaire de femmes ? Nous buvons en maugréant du coca-cola tiède et
mangeons du « baklava » dur et collant aux dents. Nous
plongeons le regard dans le décolleté généreux des femmes inaccessibles. Elles
passent hautaines, drapées dans le luxe tapageur de leurs robes un peu trop
voyantes et un peu trop chères. Elles se surveillent du coin de l’œil,
comparent leurs toilettes et se jaugent, impitoyables. Elles s’assurent que
nous les suivons toujours d’un regard dégoulinant de désir. Les plus jeunes en
rajoutent. Les plus vieilles se rassurent comme elles peuvent. Nous nous
installons en petits groupes, pour parler des femmes et médire tranquillement
les uns des autres. Mais comment médire quand la sono est poussée à fond ?
Tous ceux qui pratiquent cette noble activité sociale savent qu’elle requiert
un calme chuchotant. Les enfants courent entre les tables, habillés comme des
poupées. Ils tombent et pleurent très fort pour attirer l’attention. Hommes,
femmes, enfants, nous avons chacun notre truc pour attirer l’attention. Nous
nous précipitons tous les bras tendus pour consoler et chatouiller. Ils nous
tirent la langue et s’enfuient en riant. Ah ! les enfants ! Ce sont les seuls
dictateurs dont nous tolérons les caprices. La mariée se fait attendre. J’irai
parmi les premiers me faire tirer le portrait auprès du trône ou elle doit
s’asseoir pour recevoir l’hommage de ses sujets, reine incontestée de la nuit.
L’homme assis à ses côtés, on s’en fout. Non, on n’est pas jaloux…. Enfin, si,
un peu ! Les hommes rient à gorge déployée tard dans la nuit. On doit se raconter
des blagues salées. Je n’ai pas besoin de les entendre pour en rire. Mon voisin
ne psalmodie plus les versets sacrés. Il tape encore des mains. Seigneur Dieu,
je suis enfermé à double tour dans une étuve, environné d’obscures menaces,
debout en slip à trois heures du matin, dégoulinant de sueur, me grattant au
sang, pathétique voire ridicule, pourtant HEUREUX, comme le sont probablement
en cet instant tous les hommes d’en bas et mon voisin d’à-côté. Voilà ce que je
cherchais, ou plus exactement la preuve indéniable de son existence, même si je
ne comprends pas très bien ce que c’est. Les soutes de l’enfer en ce bas monde
sont les prisons et plus spécialement celles du Tiers-Monde. Mais les hommes
peuvent, non seulement y survivre, mais aussi trouver en eux assez de force
pour y rire, chanter, créer, ne fût-ce qu’un instant, l’humour, l’oubli, la
fraternité et la joie. Voilà pourquoi nous autres humains sommes une race
increvable. L’attente du procès se prolonge. Il ne me reste qu’à prendre mon
mal en patience et poursuivre mes observations. A l’évidence ils ne savent pas quoi
faire de moi. Ils m’ont bien suggéré d’écrire une lettre de demande de pardon
au président. Le directeur a essayé de
me convaincre que ce serait là une honorable sortie de crise mais nous n’avons
pas la même conception de l’honneur. Ils n’ont donc que le choix risqué d’un
procès qui deviendrait rapidement celui du régime. Je suis libéré mi-juillet. Je
dirais même jeté dehors avec la hâte qu’on a à se débarrasser d’un sac
encombrant.
Je ne
savais pas encore que le Comité des Nations unies sur les détentions
arbitraires m’avait fait l’insigne honneur de me compter parmi les dizaines de milliers d’hommes qui se seraient bien passés
de cet honneur. Je ne mesurerai que plus tard l’importance de la solidarité
nationale et internationale qui a fait hésiter le dictateur à aller plus loin
dans l’assouvissement de sa vengeance. Parmi les interventions qui avaient pesé
lourd dans la balance, celle d’un des plus grands hommes du siècle. Lors d’une
conférence organisée par le comité Nobel à Oslo en1991, n’en croyant pas mes
yeux, je l’ai vu se diriger vers moi de son pas majestueux et s’asseoir à mon
côté autour de la grande table de la conférence en me saluant poliment. Le
hasard de l’alphabet. Le lendemain, il me recevait à ma demande, m’écouta
longuement lui parler de la Tunisie et me remit une lettre d’encouragement pour
la Ligue. C’était Nelson Mandela.
La
police me ramène chez moi. Nadia, pour qui je me faisais un sang d’encre tous
ces interminables mois, hurle de joie. Je lui lance :
« Et
Mimi ?
-Elle a
eu son concours. On vient juste d’apprendre le résultat. »
La loi
des séries, messieurs les pessimistes, ne fonctionne pas que dans un sens. Moi
aussi je me mets à sautiller de joie. La petite va bien. La grande a réussi, et
je suis libre ! C’était un 13 juillet. Je ne laisserai donc plus jamais un ami
occidental dire du mal du chiffre 13, avec ou sans vendredi. Vivant, libre et
en bonne santé ! Comment peut-on avoir le culot de demander quoi que ce
soit de plus à Dieu ?
Les
hommes ont peu de mémoire. Ce qui paraissait miraculeux la veille retrouve
rapidement son affligeante banalité. Voilà qu’on ouvre la porte avec sa propre
clé, qu’on marche devant soi sans se faire arrêter par personne, qu’on vous
appelle « Monsieur », sans que cela vous émeuve outre mesure. Tout
cela n’est-il pas un dû, allant de soi et si peu, par rapport à ce que la vie s’entête
à nous refuser ? De plus, il faut rapidement déchanter. La prison a
simplement changé de dimension. Elle a maintenant la taille d’un pays. Ma
famille part s’installer en France. Le téléphone est coupé. Le courrier n’arrive
plus. Les policiers en civil sommeillent
dans leur R9 blanche devant ma maison. Le vide s’organise de façon subtile et
implacable. Un ouvrier vient-il faire des travaux chez moi ? Il est
conduit au poste. Les gens qui me saluent dans la rue sont interpellés pour
vérification d’identité. Mes agrégés sont convoqués les uns après les autres
aux renseignements généraux. Ils partent tous vers d’autres services où les
attendent de juteuses promotions. Bientôt, je marche dans la cité comme un
homme invisible. La torture est subtile, insidieuse et permanente. Mais qui
pourrait parler de torture alors que nul n’a touché à un seul de mes cheveux ?
Le corps est indemne mais l’âme est couverte de bleus. Tous les hommes et
toutes les femmes libres sont logés peu
ou prou à la même enseigne. Ce sont les années où on verra les agressions
physiques contre Ben Sedrine, Ben Brik, Ben Salem, le saccage du bureau de
Nasraoui, les vols répétés des voitures de Mestiri. Ksila et Chammari
retournent en prison. Hamma Hammami ne sort de la clandestinité que pour y
retourner. Une telle situation deviendrait insupportable, n’eût été son absolu
antidote : la solidarité, cet autre nom de l’amour. Elle vient de l’extérieur
sous la forme de ces milliers de lettres qu’écrivent des gens inconnus du monde
entier formés à la vigilance démocratique par cette grande organisation qu’est Amnesty
international. Une femme symbolisera ce travail de fourmi, cette attention
qui ne se relâche jamais : Donatelle Rovera. Les rares amis des jours
difficiles vous font oublier tous ceux que la répression vous a fait perdre.
Hachemi Jgham en est le prototype. Ce grand maître du barreau et président de
la section tunisienne d’amnesty international aime par-dessus tout m’inviter
dans les restaurants de la ville où tous le connaissent pour son ironie
cinglante, son flegme britannique. Le signal qu’il envoie aux maîtres
invisibles des chiens à nos trousses est simple : « Touche pas à mon pote ! ».
La solidarité prend les formes les plus inattendues. Dans la rue, un inconnu m’aborde
dans le dos, me donne une petite tape amicale, passe devant moi sans s’arrêter.
Je n’ai pas le temps de voir son visage. Mais je l’entends articuler très
nettement : « Merci. »
Je me
sens pousser des ailes. Il y a de quoi maintenir la déprime au loin pendant un
bon bout de temps.
Le
harcèlement s’intensifie. Au mois de mai 1996, on m’embarque à ma descente d’avion.
C’est par l’arrière et par la petite porte qu’on me fait entrer cette fois-ci
dans le ministère de l’Intérieur. Les bureaux sont crasseux et il n’y a pas de
serviteur en livrée, encore moins de thé à la menthe. On me fait le coup de l’arrestation.
« Enlevez votre cravate, les lacets de vos
chaussures. Dites-nous tout. Vous savez, on a les moyens de vous faire parler.
- Oh oui je sais ! »
Six
heures après, on me rend mes lacets, mais on me prend mon passeport pour la énième
fois. Cette fois-ci, ils le garderont des années. Je devais revenir dans ce
lieu sinistre de nouveau en juin 1999 pour un long week-end tous frais payés.
Comme dans les films de série B, je suis kidnappé, un samedi après- midi en
plein centre de Tunis par trois gaillards en civil. Ceinturé, je suis poussé
brutalement dans une voiture banalisée qui démarre en trombe. J’ai vraiment cru
que c’était la fin. Je décide que tout cela en valait la peine. Je n’ai pas
laissé faire ça et j’en suis
quitte avec cet inconnu venu il y a dix ans me montrer son corps brûlé aux
cigarettes. Le seul courage, dont nous, pauvres humains, sommes capables ne
consiste pas à ne jamais connaître la peur, mais à l’ignorer le plus souvent
possible pour continuer à faire ce qu’on avait décidé de faire même quand on a
les tripes nouées. Me voilà de nouveau dans le sinistre bâtiment. J’ai dû
encore baisser dans leur estime. On me fait entrer par une porte encore plus
petite, encore plus dérobée, débouchant directement sur les culs de basse -fosse
de ce repaire de l’Etat policier. Simulacre d’interrogatoire. On me pousse dans
un cagibi, en attendant le verdict du commissaire de Carthage. De temps en
temps on me fait sortir dans la cour. J’en profite pour faire le plein d’air
pur et observer cette curieuse prison. La cour est si petite. Les cellules tout
autour sont aussi minuscules. On dirait des cages à bestiaux. J’en compte
douze. Ce sont les salles d’attente de l’enfer. Les locaux de la torture sont
au deuxième étage, m’a-t-on toujours dit, à un étage au-dessus du somptueux
bureau de M. le ministre de l’Intérieur de la République tunisienne. Il y a
quelque chose de particulièrement significatif dans le fait qu’en plein cœur de
Tunis, au milieu de l’avenue Bourguiba, existent dans un local administratif
une prison secrète et des locaux de torture où sont passés des milliers de Tunisiens
dont Nagib Hosni, l’une des figures emblématiques du barreau et de la défense
de toutes les causes justes. C’est dans ces locaux qu’a été torturé aussi Ahmed
Mannai. Il a raconté son calvaire dans un beau livre publié en 1995 et intitulé : Le supplice tunisien ou les
jardins secret du général. Imagine-t-on un tel édifice en plein milieu des
Champs-Elysées ? Les gardiens m’observent avec un intérêt particulier. Jeunes,
l’accent prononcé du nord-ouest, enfants de paysans pauvres, ils n’ont que ce
métier pour faire vivre père et mère. Ils ont visiblement reçu l’ordre de ne
pas me frapper. Quand on ne sollicite ni n’excite la sauvagerie dormante en
eux, comme en chaque être humain, ils ont cette familiarité spontanée,
chaleureuse et badine, teintée d’une agressivité semi-feinte, qui est le propre
de la gentillesse à la tunisienne. Je souris au souvenir d’un texte lu en
passant, sur un t-shirt, dans le métro de Paris : le paradis européen est un endroit
où les cuisiniers sont italiens, les travailleurs allemands, les policiers
anglais, les amoureux français, tout cela organisé par des Suisses. L’enfer est
un endroit où les cuisiniers sont anglais, les policiers allemands, les
amoureux suisses, tout cela organisé par des Italiens. Je n’ai aucun mal à
imaginer l’enfer arabe ou plus exactement sa quintessence. C’est un endroit où
les travailleurs sont koweïtiens, les cuisiniers égyptiens, les amoureux
saoudiens, les policiers tunisiens, tout cela organisé par des Libyens. J’ai du
mal par contre à imaginer le paradis arabe. Prudents ou résignés, nous l’avons
renvoyé dans l’au-delà. Eh puis zut, ils ne vont pas emprisonner aussi mes
rêves ! Je me concocte mon paradis arabe où les cuisiniers sont marocains, les
amoureux égyptiens, les travailleurs irakiens, les policiers plus éteints que
les dinosaures, tout cela organisé par des Syriens et des Libanais qui ne prélèvent pas au passage leur
petit dix pour cent.
Le verdict
tombe : on me garde. Je suis poussé sans ménagements dans la cellule numéro
cinq. Etait-ce pour me livrer aux travailleurs de force du deuxième étage ?
Je n’ai pour m’étendre sur le sol en ciment qu’un matelas répugnant. Le trou où
l’on fait ses besoins est séparé du reste de la cellule par un simple muret. Un
filet d’eau coule en permanence du mur. On ne boit pas, on lape. La lumière
électrique brûle jour et nuit. Il flotte dans la cellule quelque chose d’indéfini,
comme une angoisse poisseuse. Je passe mon temps à essayer de déchiffrer les
traces laissées sur les murs par tous les malheureux qui ont transité ici. Ils
ont griffonné avec du sang, de la crotte, des pointes de bois. Il y a des mots,
des bribes de phrases, des chiffres, des dessins incompréhensibles. Il y a
surtout les traits courts alignés les uns à côté des autres comptant les jours
sans fin. Moi aussi, j’en avais dessiné dans ma cellule du 9 avril. Je n’ai que
des souvenirs à évoquer et des problèmes à me poser pour faire passer le temps,
devenu soudain immobile.
Je décide qu’il est grand temps de résoudre ce
mystère de l’origine de la torture et des tortionnaires. Je m’attelle à la
question, décidé à trouver enfin la clé du mystère le plus profond de notre
humanité. Je pars du principe qu’il faut tant de haine, tant d’insensibilité,
tant d’inconscience, pour commettre le crime absolu, que les tortionnaires
(c’est-à-dire aussi bien ceux qui ordonnent la torture que ceux qui la
pratiquent) ne peuvent avoir été portés, allaités, élevés par des mères
humaines encore moins par nos mamans tunisiennes si intraitables sur les grands
principes… plus anxieuses que les mères juives quand il s’agit de protéger et
de promouvoir leur progéniture dans l’honneur et la probité. Cette évidence
ayant été enfin reconnue, il me restait à expliquer d’où et comment de tels « hommes »
sont arrivés sur terre. J’examine une à une les hypothèses pouvant solutionner
le problème : des extraterrestres infiltrés pour pervertir et détruire la race
humaine ? des démons échappés de l’enfer ? des djinns échappés de la
lampe d’Aladin ? Des âmes errantes venues régler des comptes avec les
vivants ? des zombies créés par je ne sais trop quel sadique Frankenstein
et lâchés sur les hommes pour les terroriser ? J’opte enfin pour l’hypothèse
de démons échappés de l’enfer, ce haut lieu de la torture générale universelle
et éternelle. « Vos arguments, demandez-vous ? Elémentaire mon cher
Watson : C’est leur amour de la chose et surtout leur technicité qui
trahit leur origine. » La nuit, la cellule se remplit de fantômes endoloris
et geignants. Certains se mettent en position fœtale, terrorisés par le bruit
de la clé tournant dans la serrure.
« Non, hurlent-ils, je ne veux pas y aller ! »
Les autres, revenus de leurs séances, sont à
moitié morts, rêvant de l’être complètement pour ne plus retourner à l’indicible
horreur. Oh ! Dieu ! Comment puis-je croire, dans cet endroit, que tu es le « Rahman »
et le « Rahim », le miséricordieux et le compatissant ? Oh Dieu !
Depuis le temps que nous te posons la question, réponds : Pourquoi nous as-tu
abandonnés ? Pourquoi nous as-tu abandonnés à nous-mêmes ? Pourquoi nous
as-tu abandonnés les uns aux autres ? Voilà enfin le sommeil salvateur. La
sinistre bâtisse, avec son escalier grotesque, ses bureaux et ses salles de
torture, a été rasée enfin, aérant et embellissant l’Avenue de la Démocratie.
Sur le jardin secret du Général, a poussé le plus beau des jardins publics que
nos enfants appelleront le jardin de la liberté. Les seuls cris qui s’échappent
de notre jardin sont ceux des mères et des enfants :
« Non mais vous allez vous calmer oui ?
Samir, je le dis à ton père si tu continues. Fatima, je t’ai dit d’arrêter d’embêter
ta petite sœur. Mais Leila fais donc attentiooooooon ! » Oui moi aussi j’ai
fait un rêve ! Un petit garçon très brun court comme un fou, excitant tous les
autres garçons et tirant les tresses de toutes les filles. Les petites filles
crient, minaudent, lui jettent du sable et courent derrière lui, le prétexte à
l’agitation générale étant tout trouvé. Les jolies mamans assises sur les bancs
publics, peints en vert comme je les aime, sentencieuses et tricoteuses,
surveillent du coin de l’œil l’agitation de tous ces petits diables et
diablesses. Les fantômes de la cellule numéro cinq sourient au rêveur. Tous les
autres fantômes cessent de geindre et sourient à leur tour. Leurs âmes
tourmentées ont enfin trouvé la paix.
Le
lundi matin, on me conduit devant le juge d’instruction. Escale d’abord dans le
sous-sol du tribunal qui abrite les geôles où les prévenus attendent leur comparution.
Je connais bien cet endroit. On m’y a souvent amené en 1994, les menottes aux
poingnets et enchaîné aux droit commun. Les paniers à salade ne cessent de
déverser leurs cargaisons en provenance de tous les lieux de détention de
Tunis.
L’endroit
m’évoque des images de gladiateurs attendant d’être appelés au combat, d’esclaves
mis au frais dans les cales du navire négrier attendant la livraison, de
tristes clowns attendant de monter en scène pour faire rire les enfants et
pleurer les adultes. Les files d’hommes menottés s’allongent. L’encombrement
est tel que même les toilettes sont utilisées pour attendre. On a du mal à
respirer un air saturé de tabac, de sueur et d’odeurs pestilentielles venant de
toilettes bouchées mais constamment sollicitées. On appelle une cohorte pour se
présenter devant les juges. Ouf ! Enfin un peu de place. Voilà que débarque immédiatement une autre
fournée. Le préposé aux registres note consciencieusement les nouveaux venus à
la mine anxieuse et les condamnés partant dans les prisons en faisant une drôle
de tête. Il connaît tout le monde et surtout les habitués. Il se souvient de
moi et me fait apporter une chaise. Il travaille le nez dans son registre tout
en bavardant gaiement avec tout le monde, aussi gouailleur avec les gardiens qu’avec
les prisonniers. Voilà un homme fort sympathique.
« Tu
as un travail intéressant. »
L’homme
s’emporte.
« Intéressant,
mon oeil. Si mon père m’avait laissé quelque chose ou si j’avais un métier
digne de ce nom, tu ne me verrais pas une minute dans ce trou à rats.
-Je
voulais dire que tu as un bon observatoire de notre société.
- Ah ça
oui mon frère ! Tout le monde passe par moi, les messieurs- dames de la
haute pour des histoires de chèques et de cul, les petits dealers de Hafsia,
les gros dealers de la douane, les barbus, les communistes, des ministres même,
les intellos comme toi. Oui et elle n’est pas belle notre société vue d’ici
! Une vraie poubelle humaine. »
Le
voilà interpellant une autre connaissance.
« Alors
tu es de nouveau là toi !
-Qu’est-ce
que tu veux mon frère ? Ils m’ont encore coincé les salauds !
-Alors combien il t’a filé le juge cette fois ?
-Mon avocat est une ordure. J’en ai pris pour cinq
ans.
-Bah, tu verras, ça passera vite. »
Je me
remets à observer le fascinant spectacle. C’est toute la misère sociale qui
défile ici. Les propagandistes du régime parlent du miracle économique de la
décennie. Ils oublient de dire que la politique libérale à laquelle ils imputent ce miracle a été mise en place en 1986. Ils taisent le
chiffre réel du chômage oscillant autour de 20%. Ils oublient de nous parler du
creusement des inégalités, de la corruption qui explose. Ils ne savent pas trop
comment nous expliquer pourquoi nos jeunes se noient par centaines dans le
détroit de Messine fuyant ce paradis de la stabilité et du développement
économique soutenu. Le gâchis habituel de l’alliance entre la dictature et la
mondialisation sauvage. Quelle autre voie que le crime quand on est jeune,
pauvre, environné de luxe ostentatoire qu’on sait le plus souvent mal acquis ?
« Serrez-vous »
crient les policiers.
-Dis,
gardien, t’as pas une cigarette ?
Le
négoce va bon train, entre prisonniers, mais aussi avec les gardiens. C’est un
véritable marché des quatre saisons où la principale marchandise est le tuyau.
« Tu
dois lui dire : monsieur le juge, le portefeuille était par terre. Je vous le
jure sur la tête de ma mère et de la vôtre. »
J’entends
un policier dire à son client encore menotté :
« Fais
attention, le juge c’est une femme, une vraie vipère. »
Un autre prévenu intervient dans la discussion
chuchotante : « Mais non, c’est le ‘‘boucher’’, celui devant qui les gars
de la drogue ont refusé de comparaître, un sale con qui te file six mois pour
commencer dès que tu as fini de dire ton nom et qui continue à te saler la
facture au fur et à mesure que tu
parles. Fais gaffe, mon vieux. Qu’Allah te protège de ce monstre ! »
Je ris, heureux de retrouver l’éternel rayon
de lumière dans ces abysses de l’abjection. Au bout de quatre heures, on vient
me chercher. En montant les escaliers, j’avais décidé de ne pas me prêter à la
farce de l’interrogatoire. Je ne dirai qu’une seule chose au fonctionnaire en
robe noire : « Ils vous ont ordonné de me condamner à combien ?
Surprise ! Le triste individu m’annonce courtoisement que je peux rentrer chez
moi mais que je ne serai plus autorisé à quitter le pays en attendant que la « justice »
décide des suites à donner aux charges retenues contre moi : création et
maintien d’associations illégales, calomnies à l’égard des corps constitués et
diffusion de fausses nouvelles de nature à perturber l’ordre public. La totale
et l’habitude.
De
toutes les institutions de la dictature, aucune ne s’est aussi profondément
déshonorée que la magistrature. De tous ses hommes de main, les juges commis
dans les procès politiques sont les plus méprisables. Leur fonction : jeter un
voile de légalité sur l’injustice en marche, achever le travail commencé par la
police et les tortionnaires. Leurs homologues de tout temps et de tout lieu
avaient été décrits par Voltaire comme « aussi féroces que des tigres,
aussi stupides que des bœufs ». Toutes les personnes déférées ont été
condamnées à de lourdes peines de prison dans des simulacres de procès
lamentables par la forme, et odieux par leurs sentences. Aucun accusé n’a
jamais été reconnu innocent par ces drôles de juges se contentant d’appliquer
la sentence décidée par la police. J’en ai vu un condamner un mourant en grève
de la faim et menotté à dix-sept ans de prison. Outrage à magistrat, clament- ils
quand on les interpelle, comme s’ils n’étaient pas eux-mêmes le pire outrage qu’on
puisse faire à la magistrature et à la plus élémentaire notion de justice ! Un
seul juste s’est levé parmi cette sinistre corporation et a dénoncé sa déchéance
: le juge Mokhtar Yahyaoui. Il reste jusque-là l’unique exemple. En juin 2002,
je suis convoqué devant l’un de ces tigres-bœufs pour me faire notifier une énième
condamnation. Je refuse de comparaître, demande à mes amis avocats de ne pas
perdre leur temps en plaidant devant de tels comparses… et prépare mon sac.
Telle sera l’attitude de Zouheir Yahyaoui, de Neziha Réjiba et, je l’espère, de
tous les futurs accusés de crime de dignité. C’est la seule façon d’enrayer
cette machine qui continuera à ronronner paisiblement aussi longtemps qu’on acceptera
de jouer dans son sinistre théâtre. Mais pour le moment, place à la joie avec
un petit goût de victoire ! Mes amis qui attendaient depuis le matin devant le palais d’injustice me serrent
longuement dans leurs bras.
« Pourquoi
m’ont-ils libéré ? »
Ils rient. « Le tollé des médias
internationaux a été assourdissant ». Dire qu’ils pensaient qu’une
arrestation un samedi après-midi passerait inaperçue ! Ils en ont été pour leurs
frais.
Les anonymes
20 juillet
2000
Aujourd’hui,
c’est ma tournée des grévistes de la faim. Ce n’est pas plus amusant que la
tournée des prisons ou des tribunaux, mais c’est tout aussi instructif sur la
face cachée de la Tunisie. Dans la voiture, j’avais demandé à mon compagnon Lassad
Jouhri de parler d’autre chose que du commerce des mignons dans les prisons.
Nous allons d’abord chez Heidi Bjaoui en grève de la faim dans sa maison depuis
des semaines. Il réclame ses droits, aussi élémentaires que des papiers d’identité,
une carte de soins et du travail. L’homme a été condamné pour appartenance à
« Ennahda », le parti islamiste écrasé au bulldozer lors de la
répression de 1990-1991. Il a purgé sa peine, mais la voilà qui continue hors
de la prison sans la moindre justification légale. Installés devant l’homme
étendu sur son lit et visiblement affaibli, nous essayons de parler de tout et
de rien pour oublier qu’on est au trente-quatrième
jour d’une grève qui n’aboutira à rien.
« En
prison, on refusait de nous communiquer les carnets de note de nos enfants. Les
gardiens étaient jaloux des résultats.
- C’est
bien connu que les enfants des prisonniers politiques sont les élèves les plus
brillants par un mécanisme psychologique simple à imaginer. »
Je m’adresse
à la fille de Béjaoui, assise à côté de moi silencieuse et triste.
« Moi
je tirais toujours les nattes de mes filles, et toi ton père, te tire-t-il les
cheveux ? »
Jouhri
intervient vivement :
« Dites-lui
qu’il n’est pas question de participer à la grève de la faim de son père .»
Des enfants faisant la grève de la faim !
Seigneur Dieu, dans quel pays vivons-nous ?
Nous
devons aller rendre visite maintenant au suivant, tout aussi anonyme et tout
aussi désespéré.
Il s’appelle
Abdessalem. Comme tous les anonymes, il est au bas de l’échelle
socioprofessionnelle. Il est tourneur, sachant à peine lire, et vit dans un
patelin au nord de Tunis au nom ridicule « Ezzahra ». Il n’y a pas
beaucoup de fleurs dans cette bourgade dont le nom en français donnerait « la
fleurie ». Notre anonyme en question vit donc dans une maison ou plutôt
une masure au fond d’une ruelle poussiéreuse qui, cela va sans dire, ne porte
pas de plaque. Je le trouve couché par terre sur une couverture rapiécée et ce
sera le seul meuble dans le décor. Les anonymes, les vrais, les durs, les purs,
sont souvent aussi pauvres. En grève de la faim depuis une semaine, l’homme n’a
pas du tout l’air bien. Comment un tel vieillard peut-il tenir depuis une
semaine ? Je demande à Si (monsieur) Abdessalem son âge. Sa réponse me glace le
sang. Le « vieillard » s’avère être plus jeune que moi. Il a à peine cinquante ans. Incrédule, je cligne
des yeux. Il en paraît au moins soixante-dix. Ici on fait intervenir dans la
description de l’anonyme les douleurs secrètes qui ont blanchi la barbe et la
crinière, voûté le dos, tracé sur le visage ces rides si profondes qu’on les
prendrait pour des balafres. Derrière tout cela, une histoire somme toute
banale comme en vivent des dizaines de milliers de Tunisiens.
Arrestation
selon le scénario qu’affectionne la dictature. Des super- flics sur le toit
mitraillette au poing, le village bouclé, l’irruption brutale dans la masure,
les injures, les bousculades, la fouille (avec le grand classique du matelas
découpé au couteau). Il aurait suffi, me dit- il, d’une convocation. Lassad
Jouhri, islamiste et fier de l’être, me dit accablé : « Huit ans pour
rien, l’homme n’était pas des nôtres ». Il sait de quoi il parle parce
que, emprisonné pendant des années, rendu paralysé par la torture, il a été
jugé avec lui dans la même affaire. Les anonymes sont d’excellentes victimes
expiatoires, et le menu fretin a toujours constitué le terrain de prédilection
pour ce qu’on appelle sous d’autres cieux les erreurs judiciaires. Mais ce
concept n’a aucun sens quand on sait quel système judiciaire fonctionne sous
une dictature et quelle est sa fonction réelle. L’homme parle de ces années d’horreur
avec des yeux embués. Un détail me frappe :
« Sous
la torture, ils m’ont cassé le poignet droit. Ils ont fini par m’emmener à l’hôpital.
Le gardien m’a mis les menottes sur ce poignet. Je l’ai supplié de me les
mettre sur l’autre. Il a refusé. Je hurlais de douleur. »
Je « vois » : de l’acier froid et
très serré sur de l’œdème. Finissent enfin huit années de cauchemar dans l’un
des systèmes pénitentiaires les plus odieux de la planète, pourtant riche en
lieux d’horreur et d’abjection.
« Je
sors de prison pour qu’un autre cauchemar commence. Je retrouve mon travail de
tourneur. La police débarque. Mon patron me chasse sans aucune explication. J’essaie
d’ouvrir un garage de réparation de bicyclettes. La police s’en mêle de nouveau
et le propriétaire annule la location. Les enfants n’allaient plus à l’école
depuis longtemps. Le petit dernier n’arrêtait pas de déambuler dans les vergers
se parlant tout seul. Maintenant cela va un peu mieux, mais j’ai eu peur qu’il
ne devienne fou. Ma femme, malade, s’en va chercher du travail tous les matins
chez les maraîchers du coin. Elle trime du matin au soir, pour cinq dinars la
journée (trois euros). Elle revient accablée de fatigue le soir pour s’occuper
du dîner et des trois enfants. Comment allons- nous manger si elle tombe malade ?
Nous n’avons pas droit au carnet de soins gratuits qui n’est donné qu’aux gens
du parti. Comment achèterions-nous les médicaments alors que nous avons à peine
de quoi manger ? »
C’est
signé. Je reconnais tout le savoir -faire de ce grand technicien de la
répression qu’est le dictateur formé aux recettes les plus sophistiquées des
services secrets, sa première et seule école de la politique. Feu de tout bois
sur l’ennemi exécré, si possible par les moyens les plus bas et les coups les
plus tordus.
« Je
ne demande rien d’autre que d’être traité comme un humain. Je veux retrouver
mon travail de tourneur, faire vivre ma famille comme tout honnête citoyen.Est-ce
trop demander ? »
Pauvre homme ! Bien sûr que c’est trop demander à
un tel système. Abdessalem fait partie de cette population sans droits autres
que les octroyés, peuplant l’Arabie malheureuse. Si l’on regarde les couches
qui constituent cette population, on verra au plus bas de l’échelle une masse
considérable de pauvres gens et de gens pauvres, humiliés, apeurés, avilis,
manipulés, perdus dans les ténèbres d’un monde auquel ils ne comprennent rien.
Comme il est étonnant d’entendre les gens parler de Démocratie et des
droits de l’homme comme si on avait affaire à des entités séparées voire de
nature différente. Or la Démocratie est la synthèse des articles 18, 19, 20 et
21 de la Déclaration Universelle des Droits de l’homme. Elle est la somme des
droits politiques énoncés dans un texte qui n’accepte aucune hiérarchie entre
les droits individuels, les droits politiques et les droits socio-économiques.
Dans les tréfonds du pays, ce ne sont pas les droits politiques qui passent en
premier, mais les droits socio-économiques. Il est exceptionnel qu’une
association des droits de l’homme y fasse allusion et ce n’est pas un hasard.
La société civile constituée de classes moyennes, disposant de l’essentiel de
ses droits économiques ne voit que les droits qui lui manquent : les libertés
publiques et privées. Les pauvres ont d’autres priorités car ce qu’ils pourraient
prendre pour des droits, sont des privilèges assujettis à leur servilité,
dépendant de leur adhésion au parti, de leur loyauté au chef suprême. A tout
moment ces privilèges que sont la carte d’identité, de soins, peuvent être
retirés. Cela se sait, cela s’intériorise, cela fonde la vraie relation au
pouvoir : la vassalité. Mais les sujets du pouvoir archaïque seront baptisés
pour mieux se moquer d’eux… citoyens. Au-dessus de cette couche de loin la plus
épaisse, il y a celle des gens recroquevillés sur leurs petits problèmes
personnels, égoïstes, dociles, vivant volontairement dans un monde dérisoire
aussi éloigné que possible de la politique pour conserver les droits octroyés. Les
voilà débattant à l’infini des résultats du dernier match de football, des
dernières bonnes affaires aux marchés parallèles, pendant que les voleurs de
leur avenir s’enfuient avec la caisse où était entreposé l’argent de l’éducation
de leurs enfants. La troisième couche, beaucoup plus mince, est constituée d’hommes
et de femmes luttant pour comprendre ce qui leur arrive, refusant un sort qu’ils
savent injuste et injustifié. Il est rare qu’ils possèdent toutes les clés pour
comprendre l’origine de leur malheur. Seule une fraction infime, véritable
couche superficielle sur cette coupe géologique de l’aliénation, pourra
revendiquer, voire exercer dans la lutte politique et associative et la
répression automatique son droit à la
citoyenneté. Sous une dictature les citoyens sont considérés non seulement
comme inutiles mais surtout comme nuisibles.
Donc, cet homme meurtri dans sa chair
et son âme depuis tant d’années n’a pour réclamer ce qu’il s’entête à prendre
pour des droits que cette dérisoire grève de la faim dont personne n’a entendu
parler ou ne se soucie. Je songe un
instant au principe sur lequel fonctionne cette géniale invention qu’est la
grève de la faim. Tout se passe comme si l’esprit calme et tourmenté de cet
homme s’adressait au tourmenteur invisible et peut- être inconscient du mal qu’il
fait : « Moi homme, je m’adresse à toi, qui sous ta carapace de colère, de
peur et d’ignorance, restes mon semblable et mon frère. Je te demande de mettre
fin à mes tourments. Comme moi, enfant né d’une mère, tu ne peux être ni
heureux ni fier de tout cela. Alors rencontrons-nous et faisons la paix. »
Mais quelle chance a ce message de toucher le cœur d’un tel système et de l’homme
qui le dirige ? Tout dépend de l’épaisseur de la couche de cynisme, de colère,
de peur et d’ignorance que le message doit traverser pour parvenir à cette
profondeur où le divin est enfoui en chacun d’entre nous. La nappe peut être
chez les uns à ciel ouvert ou à quelques pas sous vos pieds. Parfois le miracle
se produit. Bourreaux et victimes tombent dans les bras l’un de l’autre et la
vallée de larmes devient l’espace d’un instant la vallée des sourires. Mais
certaines âmes sont enfouies sous une couche si épaisse que le « signal »
rebondit comme une balle de caoutchouc sur une plaque de ciment. Nous sommes
pour l’instant dans ce cas de figure. Point de miracle, mais la sordide réalité
du tourmenteur enfermé dans sa haine et du tourmenté enfermé dans sa douleur. L’homme
n’aura que ses yeux pour pleurer, et moi, toute mon expérience de la
psychothérapie pour le convaincre d’arrêter une grève suicidaire ne fût-ce que
pour pouvoir continuer le combat. Je suis saturé de toute cette souffrance mais
le pire est à venir. En sortant de chez le ‘’vieux’’ Abdessalem, Jouhri me
chuchote à l’oreille.
« Dis
à la vieille qu’il n’est pas question qu’elle participe à la grève de la faim
de son fils. »
Je le regarde sans comprendre.
- La
mère de notre gréviste ne mange plus depuis que son fils s’obstine à ne rien
avaler. A son âge, c’est une folie.
Je regarde éberlué une petite vieille
ratatinée, portant sur son visage toute la mélancolie de ce monde. Elle nous
tend un
plateau
avec des verres de thé. Ses yeux sont embués, mais l’attitude est sobre et
digne. C’est le genre de personne dont les larmes ne ravinent jamais les joues
mais coulent à l’intérieur dans le silence et le secret. Des vieillards et des
enfants faisant la grève de la faim ! Dans les manifestations à l’étranger,
les Tunisiens crient devant les ambassades le slogan préféré :« Assez
de dégâts … casse-toi ».
On
imagine mal l’étendue de la douleur morale d’un peuple soumis à un Etat
totalitaire et de surcroît policier. Nous n’avons pas de « souffromètre »
permettant de mesurer le degré de souffrance d’une personne ou d’un peuple. Si
un tel instrument avait existé, il aurait montré, à partir de 1990, une brusque augmentation maintenue depuis très
largement au dessus de la cote d’alerte.
Les
dégâts, on peut en aligner des exemples à l’infini : Vies brisées, familles
détruites, douleurs innombrables de dizaines de milliers de pauvres gens, d’autant
plus terribles qu’elles sont gratuites… inutiles.
A la
porte de Borj Erroumi, la prison qui surplombe Bizerte, et dont je sortais l’une
ou l’autre fois après avoir rendu visite à mon frère Mohamed Ali, une vieille
femme pouvant à peine marcher s’approche
de moi :
« Mon
enfant, peux-tu m’emmener à Bizerte ? C’est si difficile de trouver un
taxi ! »
Pendant qu’on roule, la vieille femme éclate en
sanglots.
« Ces
hommes ont-ils donc une mère ? Ont-ils des enfants ? Comment peuvent–ils
être si cruels ? Sont-ils seulement des musulmans ? Ne craignent-ils
pas Dieu ? Je suis obligée d’emprunter à mes voisins pour pouvoir voir une
fois par mois mon fils. Qu’est-ce que cela leur aurait coûté de le laisser à la
prison de Sfax ? Non, il a fallu qu’ils le mettent à Bizerte. J’habite
dans l’île de Kerkennah. Alors je dois prendre le ferry jusqu’à Sfax, un taxi
collectif jusqu’à Tunis, un autre jusqu’à Bizerte, puis un taxi. Tu me vois
faire tout cela à mon âge. Chaque visite me ruine et la bourse et la santé.
Pourquoi font-ils tout cela ? N’ont-ils pas de mère ? N’ont–ils pas d’enfants ? »
Sanglots le reste du chemin. Ils font cela de
façon systématique et délibérée pour tous les prisonniers politiques. Ceux du
Nord sont envoyés dans le Sud et vice- versa. Il faut isoler encore plus les
prisonniers, déchirer au maximum les liens familiaux et assouvir une vengeance
inextinguible.
L’une
des techniques préférées du dictateur est la prise en otage des familles ou des
proches des opposants.
En
1994, la rumeur de ma candidature contre Ben Ali pour les prochaines élections
présidentielles se répand comme une traînée de poudre dans Tunis. Mohammed Ali
est arrêté et condamné à deux ans de prison pour appartenance au parti
islamiste dont il n’a jamais été membre. En plus il doit pendant cinq ans
pointer tous les jours à la police à sa libération. En 1998, le CNLT se prépare
en coulisse à annoncer sa naissance. On l’arrête de nouveau , soi - disant pour
avoir refusé de pointer à la police. Il proteste devant le juge : « C’est
la police qui m’a demandé de ne plus venir signer ». C’est une
machination. Six mois fermes quand même. Le Conseil passe outre le refus de
légalisation. On l’arrête de nouveau en 1999. Les avocats s’étranglent d’indignation :
« Il a déjà été condamné pour ce soi- disant refus de pointer. Comment
peut-on condamner quelqu’un deux fois pour un même non-délit ? Sous le
dictateur on peut. C’est même typique de son art de la mauvaise gouvernance.
Côté jardin le vernis de l’Etat moderne, côté cour les procédés de la pègre. L’usage
des cassettes pornographiques pour déshonorer les opposants, le vol de leurs
voitures ou le casse de leur bureau sont des procédés que nous n’avons connus
que sous son règne. Donc une nouvelle sentence de six mois tout aussi fermes
que la première fois. La souffrance est intolérable. Un innocent dont le seul
crime est d’être mon frère croupit à ma place en prison, laissant six enfants
sans ressources. L’idée est dans mon esprit comme du fer rouge en permanence
appliqué sur la langue. Ils savent ce qu’ils m’infligent. Mais cela aurait été
pire n’eût été la psychothérapie permanente que me fait Mohamed Ali de derrière
les barreaux.
« Ne
t’afflige pas. Ce qui compte, c’est que tu continues à te battre pour le pays.
Qu’est ta souffrance ou la mienne en comparaison de celle des autres ? »
En
février 2004, il est de nouveau assigné à résidence à Douz. C’en est trop.
Traversant le désert, par une nuit sans lune, le voilà parti, comme tant
d’autres avant lui, chercher refuge dans des terres plus humaines.
Les
milliers d’innocents envoyés pour de longues et terribles années derrière les
barreaux n’étaient pas des individus isolés, mais les membres de familles,
souvent nombreuses. Ainsi la répression a touché en fait des centaines de
milliers de Tunisiens dont beaucoup furent traumatisés par les conditions d’arrestation
et de détention de leurs proches. Des enfants porteront toute leur vie les traces
d’un cauchemar incompréhensible. Parallèlement à cette forme grossière de la
répression, s’en est développée une autre plus insidieuse mais tout aussi
destructrice : l’intimidation, le chantage au travail ou au passeport, le
harcèlement par le contrôle permanent de l’identité sur les routes et en tout
endroit. Tout cela a plongé le pays dans une anxiété diffuse.
Quand
je pense à ce qu’ont subi les islamistes, dont jamais aucun n’a posé une bombe,
il n’y a qu’un mot qui vient à l’esprit : Apartheid. Ces Tunisiens, comme les Noirs
dans l’Afrique du Sud de jadis, doivent être constamment stigmatisés comme
terroristes, obscurantistes. Il faut les faire craindre et haïr par le reste de
la population, les isoler et les retrancher du corps social. Les prisonniers n’ont
aucun droit humain reconnu. Leurs familles doivent être disloquées chaque fois
que c’est possible. Il faut les affamer en punissant sévèrement toute aide, de
quelque origine qu’elle vienne. Hors des prisons, ils peuvent survivre par
tolérance et en rasant les murs. S’ils sont ingénieurs, médecins ou
professeurs, il leur faut, à leur sortie de prison, aller vendre des vêtements
usés sur les marchés. Leurs femmes, si elles n’ont pas encore demandé le
divorce, seront affamées avec leurs enfants, éventuellement poussées à la
prostitution. Ils doivent pointer dans les commissariats de police une, deux,
voire quatre fois par jour. Il est hors de question qu’ils accèdent à la
fonction publique. Ce sont des citoyens de seconde zone dans un pays où il n’existe
pas de citoyens de toute façon. On voit moins de barbes ou de voiles dans les
rues de Tunis, que dans le métro de Paris ou de Washington.
Quel
est le but d’une telle politique planifiée et conduite avec détermination sur
plus d’une décennie ? En sortant de prison, les islamistes ne doivent ni
travailler, ni sortir du pays chercher du travail, ni recevoir aucune aide
selon la règle que tout le monde connaît :cinq=cinq. Un don de cinq dinars
,fût-ce à un proche, entraîne cinq années de prison. Une partie des prisonniers
politiques sont les victimes du cinq=cinq. Comment condamner des milliers de
familles à la faim, des femmes à la prostitution sans pousser les gens à la
révolte ? Or c’est là justement l’objectif. Ainsi on pourrait excuser a posteriori
toutes les horreurs de la décennie noire, justifier le maintien de la machine
répressive, au chômage depuis des années, et dont les pièces commencent à
rouiller sérieusement. Le génie de notre peuple a été justement d’opposer au
terrorisme de l’Etat une résistance pacifique, où des hommes et des femmes ont
brandi des principes contre des intérêts, la non-violence contre la brutalité,
l’intelligence face à la bêtise, la responsabilité face à la plus criminelle
des irresponsabilités que peut commettre un pouvoir : pousser ses propres
administrés à la violence.
Comment
peut-on pousser la haine à un tel niveau ? Quelles blessures profondes
porte cet homme qui nous opprime et que le pouvoir n’a pas guéri ? De
quelles humiliations secrètes, subies on ne sait trop quand, où et comment, se
venge-t-il ? Avec quels fantômes règle-t-il des comptes qui ne seront
jamais soldés ? Pour qui et pour quoi devons-nous payer?
Ce que
l’on ne souligne pas assez, c’est à quel point tout dictateur est un dangereux
extrémiste. Son exigence de la soumission totale est poussée jusqu’au ridicule.
Enfermé dans une logique paranoïaque, il se donne raison contre le monde
entier. Il ignore ce qu’est le dialogue avec les adversaires politiques, ne
laisse place à aucune négociation, accumulant les ennemis sur toute l’étendue
du spectre politique. Rien d’étonnant à ce que le dictateur ait introduit
dans le pays un tel niveau de brutalité inconnu auparavant, car inutile du
temps de Bourguiba. En bon extrémiste, incapable de faire de compromis, il est
condamné à exercer encore plus de répression pour maintenir un pouvoir devenu
de plus en plus intolérable et illégitime. La caractéristique de tout système
politique extrémiste quel qu’en soit le fondement -ou l’alibi idéologique- est
d’exiger une forte dose de violence pour perdurer. Plus un système est illégal
et illégitime plus il est violent, plus il est violent, plus il est illégal et
illégitime. Il n’y a pas que le peuple à être embarqué dans ce terrible cercle
vicieux. Le plus dramatique et le plus drôle à la fois c’est que de tous les
Tunisiens condamnés par lui à vivre dans
la peur, le dictateur est probablement le plus terrorisé.
Au
souk on vend aussi des enfants
Le 28 juillet 2000, l’homme qui fait peur à tout le
monde, car il a peur de son ombre, prononça un discours musclé devant les
troupes de son parti inique. Il y était question d’associations prétendant
exister en dehors de la loi, de traîtres à la patrie, salissant l’image de la
Tunisie et dont on allait arrêter les agissements …même
par la loi s’il le faut (sic.) Le lendemain, l’huissier de justice me
remit mon arrêté d’expulsion de l’université et la fin de ma carrière de
professeur de médecine. Quelques années auparavant, on m’avait chassé de l’hôpital
et de toutes les cliniques qui avaient voulu de mes services. Ma première idée
fut que les vacances allaient être anormalement longues, mais qu’il n’y avait
aucune raison de les gâcher pour autant. Rêves de sable, d’oasis et de soirées
familiales. Belle occasion pour prendre le pouls du pays d’en bas, de sortir de
la société civile de Tunis pour entrer dans la société tout court. En
dictature, le peuple est une fiction et une sourde menace. On se défend de la
sourde menace en organisant la fiction. C’est ainsi que le dictateur se crée un
peuple fait d’enfants sages en rang d’oignons, agitant des drapeaux, de foules
à la spontanéité chronométrée, de mères heureuses tendant leur bébé pour le
baiser télévisé, de larbins menteurs et obséquieux. Le peuple d’une dictature
est une armée de zombies. En démocratie, le peuple est un foisonnement joyeux
et désordonné d’hommes et de femmes semblables et différents, réclamant leurs
droits, marchandant leurs devoirs, ingrats et insupportables, mais si créatifs
et si vivants. C’est dans ce peuple là que j’aime plonger pour me sentir
revivre. La maison à grande cour centrale rectangulaire typique du Sud tunisien,
de dispensaire le jour se transforme en assemblée la nuit. Combien sont-ils ?
Deux cents ? Trois cents ? C’est d’emblée le débat : houleux, passionné,
unanime. Et ce sont les mêmes histoires qu’on entend de bout en bout de la
Tunisie sur l’arbitraire de la police, la paranoïa du système, la misère,
les dysfonctionnements de l’enseignement, de la justice, de la santé, l’insupportable
discours d’autosatisfaction à la télévision, la bouffée d’oxygène qu’a été la
chaîne de télévision qatarie, et surtout la Corruption.
« Tout change, sauf leur discours et leurs
pratiques. Ils nous prennent pour des débiles, mais c’est eux les débiles.
-On n’en peut plus, on en a ras- le- bol.
-La police se privatise. L’autre jour j’ai dû
payer trois fois pour aller de Gabès à
Douz. Que faire ?
- Dire
non bougre d’idiot. Ils ne verront
jamais la couleur de mon fric. L’an dernier ils s’y sont frottés,
ils s’y sont piqués. J’ai dit non alors ils m’ont retiré mon permis. Je suis
passé au tribunal à Sfax. J’ai perdu un temps fou. J’ai eu des ennuis à la pelle,
mais moi au moins ils ne me tondront pas comme toi hé le mouton !
-Ne
généralisez pas. Il y a beaucoup de braves gens dans ce corps aussi. J’en
emmène en stop quand c’est moi qui le décide. Ils me racontent leurs
affectations à des centaines de kilomètres de chez eux, leurs horaires
impossibles, leurs salaires de misère. Ce ne sont pas les gens qui sont en
cause, mais un système foncièrement mauvais dont nous pâtissons tous. » Brusquement
éclate la poésie. Dans ce pays de dépouillement et de rigueur, la poésie est à
l’âme ce que l’oasis est à l’espace physique : le point de départ et le point
de retour... le refuge. C’est A … en personne qui récite. Silence de
vénération.
« Je n’ai point de maladie.
Hormis le mutisme qu’on m’impose
Nous lèverons le drapeau de la fraternité.
Là où ont flotté jadis des bannières incongrues. »
Les hommes approuvent
bruyamment et applaudissent à tout rompre. Courte nuit et interminables débats.
Sur la place du marché et sous le vieil eucalyptus, Je m’arrête pour prendre un
café et une rasade de souvenirs. Mon père venait ici dans les années
trente vendre les cartes du parti, plus tard ramasser les armes laissées par
les Allemands. Je n’ai pas le temps de me laisser aller à la nostalgie. Un
premier cercle s’organise spontanément puis un deuxième puis un troisième. Me
voilà avec trois cents personnes autour de moi surgies de je ne sais trop où.
On commence par me poser des questions déférentes puis c’est la prise de parole
généralisée. Explosion. Tout y passe : l’eau qu’on va chercher à Bir Soltane à
100 km, celle de Douz étant trop salée, alors que les touristes se douchent à l’eau
douce, la police et ses incessantes brimades, les qawads (informateurs) partout, la misère, l’injustice,
le favoritisme etc...Soudain une voix jeune éclate : « Suffit les
jérémiades, Il faut que ça s`arrête.
-Oui,
nous n`aurons plus peur à partir d`aujourd’hui.
- Oui
on va leur apprendre à nous respecter. J’en ai marre d’être humilié par leurs
flics, j’en ai marre de me haïr parce que je ne peux pas leur répondre que ça
suffit. »
Le plus grand crime de la dictature est d’avoir
saccagé, dévasté et détruit l’estime de soi chez tous les Arabes. Seul le
dictateur a droit à la valorisation poussée jusqu’à la nausée. Ses séides
pourront ramasser quelques miettes du fait de la puissance qu’ils tirent de son
voisinage. En fait, le prix qu’ils doivent payer en humiliations secrètes est
tout aussi prohibitif que celui de Monsieur Tout le monde, souvent pire. Les
contestataires porteurs des valeurs de courage, de liberté et de dignité
devront se taire, s’exiler ou remplir les prisons. Le lot de la majorité, c’est
l’obéissance servile dans l’adulation du chef et des siens, l’abandon de tout
esprit critique ou d’initiative. Bientôt les deux comportements-clés pour
survivre dans la dévalorisation généralisée seront la lâcheté et l’opportunisme.
La peur, la démission et la haine de soi s’insinuent partout et les hommes
pourrissent sur pied comme des arbres attaqués par un champignon. Les
institutions ne sont pas mieux loties. Les conduites d’échec ne tardent pas à
apparaître, toujours quêtes maladroites de dignité. Elles sont nourries de
haine, de ressentiment, de rage impuissante, de volonté maladive de revanche.
La situation devient ingérable si on ajoute le regard de l’autre. L’image des
Arabes en Occident n’est pas brillante, c’est le moins qu’on puisse dire. Le
cinéma et notamment l’américain les présente sous la caricature d’individus
patibulaires, mal rasés avec une bombe quelque part dans leurs poches. Dans le
film ‘‘Lawrence d’Arabie’’, ils sont présentés comme les Sioux ou les Apaches
des westerns. Un de ces Indiens des temps modernes demande à Lawrence comment
il espère se faire passer pour un Arabe.
L’Anglais rétorque « en mettant des habits sales ». Les stéréotypes
de l’Arabe sont le lubrique potentat jalousé, le pauvre immigré méprisé ou l’effrayant
terroriste redouté. Peu d’Occidentaux réalisent que ces trois types de
personnages ne sont pas le produit d’une culture sous-développée, mais d’un
système politique dément. De quelque côté qu’ils se tournent, les Arabes sont
accablés par l’image qu’ils voient dans leur propre miroir et dans celui des
autres. Rien d’étonnant à ce qu’ils n’aiment ni les Occidentaux, ni les juifs,
ni les Noirs. Comment aimeraient-ils qui que ce soit quand ceux qu’ils
détestent le plus sont les Arabes eux-mêmes ? Les peuples comme les
individus ne peuvent aimer les autres qu’à
condition de s’aimer.
Je suis
fasciné, non par ce que j’entends, mais par ce que je vois. C’est le forum
grec. Là, sous l`arbre centenaire et sur la place centrale de la cité, les
hommes ont retrouvé spontanément ce dont on les a soigneusement et
méthodiquement dépouillés : la citoyenneté. Me revient à l’esprit cette
fière boutade de Périclès citée par Thucydide, dans la guerre du Péloponnèse : « Nous
Athéniens, sommes le seul peuple au monde à tenir les hommes qui ne s`occupent
pas de politique non pour des citoyens tranquilles mais pour des citoyens
inutiles ». Maintenant je sais au plus profond de moi-même que ce peuple
sujet se prépare à devenir un peuple citoyen. De nouveau, la poésie. C’est un
personnage à Douz que ce Belgacem vendeur de légumes, poète et héros local.
« Eh
! Dis-moi, mon fils vit dans la désolation, le tien dans le luxe
Ton
fils libre parcourt le monde.
Le
mien ne souhaite que la mort pour connaître enfin la liberté. »
Les
jeunes applaudissent en désordre puis en rythme saccadé. Il y a dans ce rythme
quelque chose de menaçant. Au loin, rôdent policiers et mouchards. Mais qu’importe,
puisque ce sont eux qui ont peur maintenant. Il faut partir et surtout calmer
les esprits. Deux gamins attirés par ce tintamarre inhabituel se faufilent
jusqu’au premier rang .J’entends le premier demander à son copain : c’est qui,
le monsieur ? Le sous -préfet?
Et l’autre de lui répondre d’un air de
connaisseur.
« Mais
non idiot ! C’est le monsieur qui veut faire le président. Tu sais, il est
de chez nous. »
Hurlement
de femme. Mon cœur se glace. La mort qui frappe, oui mais pas n’importe
laquelle. Dans ce pays de piété et de rigorisme, c’est la plus incongrue, la
plus insupportable, la mort maudite par excellence : le suicide. Le fils du
boulanger vient d’être trouvé au bout d’une corde. Le poème de Belgacem prend
tout d`un coup une sinistre épaisseur.
« Mon
Dieu, on se suicide dans les villages maintenant !
-Oui et
de plus en plus. C’est le vingtième de cette année. »
Brusquement,
se lève le terrible vent de sable. Le ciel se voile. La petite ville se drape
dans un manteau gris de mélancolie. La nature prend le deuil du fils du
boulanger. La misère qui peut accabler un être humain et lui gâcher l’existence
prend toutes les formes, économique, sexuelle, intellectuelle, morale et/ou
spirituelle. Quelle issue en ce monde peut trouver un jeune homme à Douz ou
ailleurs confronté au chômage, ne pouvant se marier, n’ayant pour culture que
celle de la vulgarité et pour source de spiritualité que les sermons des imams
rédigés au ministère de l’Intérieur ? Au fait, combien y-a-t-il de
suicides en Tunisie ? J’ai essayé, il y a bien des années, de savoir en
faisant faire une thèse sur le sujet à une de mes étudiantes. Abandon de la
thésarde : informations impossibles à obtenir. En Tunisie, n’essayez pas de
savoir la vérité sur quoi que ce soit. Tous les indicateurs doivent être au
vert. Alors disons que ce matin- là le fils du boulanger ne s’est pas suicidé.
Sombre journée. Aujourd’hui un nouveau phénomène inquiète le pays. Il ne se
passe plus une semaine sans qu’on apprenne le naufrage de dizaines de jeunes au
large des côtes italiennes. Poussés par le désespoir, ils s’enfuient du « petit
dragon de l’économie », de « l’oasis de stabilité ». Ils s’embarquent
la nuit dans des barques bondées, livrant les économies de la famille et leur
sort aux mains des mafias. Ce n’est pas encore le phénomène des Boat people, c’est le début.
Les flics et les mouchards s’agitent de plus
en plus. On ne me lâchera plus d’une semelle, de jour comme de nuit. Mais il me
faut impérativement voir « Ali Sghaier ». C’est pour lui que j’ai
fait le voyage et je voulais écouter de sa propre bouche la vraie version de l’affaire…
Une histoire de fou qui a fait le tour du pays à la vitesse de l’éclair malgré
la censure. Acte insensé mais acte plein de sens dans un pays où le dialogue n’existe
plus, faute de règles et de mots, pervertis et prostitués par le mensonge
systématique et permanent. Accueil ému et émouvant. La maison est dans
un état de délabrement avancé. Assis en cercle, les hommes y vont des mêmes
litanies sur la corruption, l`arbitraire, l`humiliation permanente. Ali se
tait. Douceur et mélancolie donnent à son visage ravagé par une souffrance
intérieure un air de Christ sur sa croix. Il est le pays soumis et dévasté.
« Cela
a été la prison puis le renvoi de mon poste d`instituteur puis le harcèlement
permanent pour m`empêcher de travailler. Comment puis- je nourrir mes gosses
quand je dois pointer tous les jours à la police ? Puis ils donnent cinq ans à
celui qui nous donnerait cinq dinars. J’ai vu mes enfants dépérir, alors je me
suis dis :je vais les proposer au marché des bestiaux. Je suis donc parti
avec le petit et je me suis mis entre les vendeurs d’ânes et de chèvres, puis j’ai
commencé à crier : « Je vends cet enfant, prix abordable et à débattre. »
Tu comprends l’acheteur sera bien obligé de le nourrir. De toutes les façons
dans ce pays, nous sommes moins que des animaux, voilà mon fils que j’ai proposé
à la vente. Quel âge lui donnes-tu ?
-Sept… huit ans ?
-Il en a douze. »
J’en crois à peine mes yeux et mes oreilles.
J’examine l’enfant. Il est en dénutrition avancée. La faim en Tunisie! Seigneur
Dieu ,où allons-nous ?
Je ne
savais pas à cet instant que je le reverrais de dos quelques semaines plus tard
lors d’un autre simulacre de procès, qu’il serait condamné à six mois de prison
pour je ne sais trop quel crime inventé et que ses enfants maigriraient encore
un peu plus puis se coucheraient un jour pour ne plus se relever.
Non je
ne me laisserai pas aller au désespoir, non cette histoire comme toutes les
autres ne fera que renforcer ma détermination. Voilà que l’esprit pompe du fin
fond de la mémoire un souvenir pour que s’apaise l’âme. Soudain je suis envahi
par les dernières paroles d’un ami d’enfance : « Dans le désert, quelques
gouttes de pluie tombent et là où la veille il n’y avait que rocaille et désolation,
surgit comme par enchantement un incroyable tapis de fleurs et de verdure. Rien
que quelques gouttes et c’est le miracle ! Regarde ces étendues désolées. Je
vais aller les labourer et les semer bientôt. Si Allah nous envoie juste un
tout petit orage, je ferai une bonne
récolte ». La Tunisie est ce désert attendant les premières gouttes de
liberté.
Malgré
tout, la rencontre
Vendredi
28 juin 2001
C’est le jour national pour l’amnistie générale.
Ils vont être un peu plus collants, un peu plus nerveux, un peu plus nombreux,
me suis–je dit en me préparant à une dure journée.
Ils, ce sont les policiers en civil que je traîne
avec moi comme un boulet, depuis une décennie. Ils m’ont filé dans les ruelles
de la médina, accompagné chez l’épicier du coin, poursuivi sur des centaines de
kilomètres dans leurs voitures banalisées, talonné dans les couloirs des cliniques,
encadré dans les trains et ont campé devant chez moi pendant des semaines. Je
les ai vus assister à mes cours, aux soutenances de thèse, noter religieusement
ce que je dis dans les conférences internationales dans tout pays où la Tunisie
a un consulat. Je ne mesurais pas encore à quel point ils allaient être nerveux
et innombrables, ce jour que la société civile voulait dédier à la concorde
civile. Je décide d’ignorer les deux flics qui montent avec moi dans le train
Sousse–Tunis. Ce sont des « humains ». Mais expliquons d’abord. Il y
a deux types de surveillance des dissidents : la normale et la ‘‘collante’’.
La première est celle à laquelle a droit n’importe
quel Tunisien un tant soit peu suspect : filature discrète, surveillance téléphonique,
contrôle du courrier. La seconde est une punition infligée aux meneurs de la
contestation. On ne vous lâche plus d’une semelle. La voiture de police
banalisée avec quatre hommes dedans stationne nuit et jour devant votre maison. Le
plus dur pour moi, c’est quand ils me suivent dans mes promenades nocturnes sur
la plage. Oh ! il n’y a aucun risque d’agression ! Mais quel plaisir peut-on
tirer des bruits des vagues, du reflet de la lune sur la surface de la mer,
quand deux types halètent dans votre dos ? Cela fait cinq mois que j’ai
droit à la collante et je commence à en sentir tous les effets délétères. Il
faut se reprendre. On va voir qui va déstabiliser qui. Je peaufine longuement
la riposte. Les policiers que j’avais fini par connaître individuellement se
divisaient en gorilles et humains. Les premiers, antipathiques et grossiers,
allaient faire les frais de ma technique préférée. Je les traîne dans les
endroits bondés : marché, magasins, gares ou trains. Là, je lève la voix, les
montre du doigt, m’adresse à la foule, appelle les gens à bien les repérer. Suit un
discours d’une voix tonitruante sur la
police politique, ses méfaits, la nécessité pour tous de se réveiller etc. Les
gorilles s’enfuient, complètement désorientés par le comportement de ce fou qui
ne joue pas correctement son rôle de victime apeurée et ne les laisse pas jouer
leurs rôles d’effrayants policiers. Avec les humains, on y va à la psychologie.
Je salue poliment les quatre hommes assis dans la voiture depuis le matin, sous
un soleil de plomb.
« Dites- moi mes frères, cela fait
huit heures que vous êtes dans ce four. Avez-vous une idée de la somme que les
mafieux que vous protégez ont gagnée pendant ces six heures ? »
Silence renfrogné. Sous toute dictature
la fonction de la police n’est plus de protéger la société contre le crime
organisé, mais de protéger le crime organisé contre la société.
« Dites –moi, mes frères, X vient de
se faire un million de dollars dans l’affaire de la centrale d’électricité de
Radès. Tenez, c’est écrit ici. Faites le calcul. Combien de siècles il vous
faudra à quatre pour faire ce million avec votre salaire ? »
Silence menaçant.
« Dites-moi, mes frères, vous savez
comment c’est structuré chez nous. Le parti unique a fait main basse sur l’Etat,
la police a fait main basse sur le parti, mais ce sont les corrompus qui ont fait main basse sur la police donc sur vous.
Dans quel pays autre que la Tunisie la police est-elle au service des mafias ? »
Les
policiers baissent les yeux. Un jour, je les sens prêts pour l’estocade finale.
« Dites -moi ,mes frères, dans dix
ans vos grands chefs seront en prison ou en
fuite
avec leurs millions. Mais vous n’aurez
que quarante ans à tout casser , qu’est-ce que
vous allez faire ? »
Pour travailler mes policiers, je leur
fais livrer l’eau fraîche l’été, parfois le café. Au Ramadan, j’ai des
difficultés avec ma belle sœur au moment
de la rupture du jeûne.
« Mes briks pour ces gens –là,
jamais ! »
Elle finit par se calmer. Les policiers
ravis et gênés ramènent le plat vide. Je
finis par ne plus être incommodé par leur présence, même sur la plage. Un soir, sûrs de ne pas être vus ce sont eux qui m’abordent
:
« Docteur, n’eût été la nécessité de gagner
ce maudit pain, jamais nous ne ferions ce boulot.
-Je n’ai rien contre vous. Ce que je combats c’est un système dont vous êtes
aussi les victimes. Mais en attendant que cela se règle, faites attention. Ne
touchez jamais au corps d’un Tunisien, ni ne mettez vos mains dans ses poches. »
Avec le temps, même les gorilles se font plus
humains. Je songe en souriant à la tête du grand patron s’il savait.
A la gare de Tunis, m’attend la foule des
policiers du district qui doivent me prendre en charge. Trois motos avec des
gamins excités ne me lâcheront plus d’une semelle de toute la journée, roulant
bruyamment sur le trottoir où je marche, fendant à contresens une foule
inquiète et perplexe. Le barrage autour du siège de la Ligue, où devait se
tenir la première réunion de la journée, est incroyablement dense. En bas de l’immeuble, il y a plus de policiers que de
passants. C’est fou, c’est démentiel, c’est insensé, et c’est partout pareil :
dans toutes les rues sensibles. Tunis est en état de siège. On me laisse passer pour rejoindre ceux qui ont pu se
faufiler, mais les anonymes sont brutalement refoulés. La conférence de presse
démarre dans le bruit des cris qui montent de la rue car les policiers continuent
de repousser les arrivants. Une fois qu’elle est terminée, je redescends au pas de course. Tant
de choses à faire, de gens à voir, par cette canicule et avec ces trois motos
dans le dos ! Quelle perspective peu réjouissante !
Je
fends la masse compacte de visages hostiles, regardant droit devant moi.
Brusquement un grand gaillard me fait face, vrille son regard dans le mien et me
dit d’une voix presque plaintive.
« Docteur,
nous ne faisons qu’exécuter des ordres. »
Rien ne peut m’agacer davantage que cette
plate excuse. Croyant l’homme libre, je le crois aussi responsable. Mais je n’ai
pas le temps de débattre.
« Je
sais ,mais allez –y doucement. »
L’homme
s’enhardit.
« Vous,
Docteur, vous êtes un homme raisonnable, vous ne nous insultez jamais, mais
certains de vos amis ! »
La
situation ne manque pas de sel. L’homme qui traque pour son maître tous ceux
qui commettent le délit de dignité se plaint à l’un d’eux qu’on ait attenté à
la sienne.
« Docteur,
après tout nous sommes aussi des... »
Je continue mentalement la phrase suspendue :
des humains, oui des humains. Que pourriez–vous être d’autre, sinon des humains
à qui la malchance et les circonstances font jouer le rôle de vilains,
exprimant ces « gènes » de violence et de méchanceté que nous portons
tous en nous, quiescents, fortement bridés, mais prêts à exploser si les
conditions l’exigent ou le permettent ? Je n’ignore rien de l’état d’esprit
de cette police qui se sait pléthorique sans raison, crainte et méprisée,
surtout inutile, tournant en rond et à vide car dressée à courir derrière le
secret dans un pays transparent, à mater les révoltes dans une société
pacifique. Il y a des chances aussi qu’elle soit secrètement habitée par la
peur de l’arrivée au pouvoir de ceux qu’elle traque. Intenable situation. Mais
qu’y puis-je ?
« Vos
amis ne veulent rien comprendre à notre situation. Ils nous traitent de tous
les noms. Il y en a même qui... Il y a quelques mois, une femme… m’a craché au
visage. »
L’homme porte la main à sa joue droite et me
regarde d’une étrange façon. C’est à ce moment- là qu’eut lieu ce que j’appelle
la rencontre. Rien n’est plus précieux que cette sorte de « Satory »
à deux. Comme pour cette expérience à la fois banale et sans prix si chère aux
bouddhistes, il est inutile d’essayer de la provoquer. La rencontre, que ce
soit avec le partenaire, l’enfant, l’ami ou l’ennemi, est un acte fortuit,
aléatoire, arrivant quand il arrive au moment où on l’attend le moins. Les
humains sont la plupart du temps opaques les uns aux autres. Ils tiennent à le
rester et , pour ce faire, ils ont mille ruses dont la plus affectée des
franchises. Encombrés de masques, jouant le rôle de leur propre personnage,
plus celui d’un nombre incalculable de « je » parasites, ils sont
toujours dans un ailleurs flou et incertain où ils se perdent pour eux-mêmes et
pour les autres. Quand se produit le miracle de la rencontre, tout se passe comme
si les deux êtres avaient abandonné les
masques empilés, le jeu des statuts et des rôles. Les deux consciences sont
nues. Elles se font face et sont parfaitement synchronisées. On plonge le
regard dans l’autre conscience comme si l’on regardait le fond d’une piscine à
l’eau claire. Cette plongée du regard ne s’apparente à aucune forme de viol,
puisque l’autre se donne pleinement à vous et ne se fuit plus lui-même. En
fait, est-ce bien dans l’autre qu’on plonge ce regard qui ne rencontre point d’obstacle
, ou bien le plonge-t-on dans un soi devenu, aussi par le miracle de la
rencontre, tout aussi transparent ? La magie de la rencontre tient dans
cette expérience extraordinaire, où, l’espace d’un temps infinitésimal, on
devient l’autre tout en restant soi. Alors on comprend tout, car entre les deux
êtres il n’y a plus de fracture, mais la continuité. Le terrible crachat ravine
maintenant ma joue gauche comme une coulée de lave brûlante d’humiliation. La
réponse ne se commande pas. Elle est ample, aisée, spontanée et parfaitement
adaptée. Ma main sait toute seule ce qu’il faut faire et le fait. Elle se tend
doucement, cherche la joue du policier et l’effleure.
« Voilà,
maintenant ce crachat est essuyé. »
L’homme
sourit et un drôle de regard brille dans ses yeux.
Je sais
que la salive qui coule depuis des mois, voire des années s’est asséchée, que
la plaie purulente s’est enfin cicatrisée. Je lui tourne le dos et fonce vers
mes rendez-vous dangereux. Toute la scène aura duré moins de trente secondes. Derrière
moi vombrissent les motos. Bientôt fuseront les quolibets et les insultes Mais
qu’importe ! Quelle magnifique journée : une dictature discréditée et affolée
étalant sa brutalité impuissante, une société civile plus que jamais unie dans
sa détermination à tourner la page d’une décennie de répression aveugle, et
puis une rencontre, qui plus est avec un policier. Que veut le peuple ?
De l’art de faire avorter une démocratie naissante
Tout Moïse a sur le dos un Pharaon,
Tout Pharaon a sur le dos un Moïse
(Proverbe arabe)
On
imagine mal la fin de l’Union Soviétique sans tout le délabrement de la
dictature stalinienne et sans Gorbatchev, la naissance de la nouvelle Afrique
du Sud sans les luttes contre l’apartheid et sans Mandela. C’est l’heureuse
conjonction entre la maturation de facteurs objectifs et le rôle d’un homme
providentiel qui fait balancer le destin de tout peuple dans le bon ou le
mauvais sens. Le malheur a fait qu’en Tunisie, comme dans beaucoup de pays
arabes, la maturation sociale a existé, mais que l’homme pouvant donner un coup
de pouce au rêve de liberté a manqué. Deux personnes ont fait avorter le
processus démocratique alors que toutes les conditions étaient réunies pour
qu’il aboutisse dès les années quatre-vingt : Habib Bourguiba et surtout son
tombeur, et pour la même raison : une conception et une pratique archaïques du
pouvoir. Il y a néanmoins entre les deux hommes une différence de taille.
Les hommes qui avaient édifié nos Etats indépendants comme Nasser, Bourguiba ou Boumediène, étaient des êtres d’exception par leur courage, leur intelligence ou leur charisme. C’étaient d’authentiques patriotes qui aimaient leur peuple et voulaient sa promotion. Bourguiba n’était ni corrompu, ni corrupteur. Sa devise était : quand on est aux affaires, on ne fait pas d’affaires. C’est à ce genre d’hommes que nous devons ce que l’Etat national a eu de plus positif :
le projet du développement ,l’amorce d’industrialisation, de modernisation sociale, les écoles, les dispensaires ou les routes. Mais c’est à eux aussi que nous devons l’implosion sociale actuelle et le délabrement avancé de nos Etats.
L’un
des effets pervers majeurs de tout système autoritaire est ce qu’on pourrait
appeler la sélection naturelle à l’envers. Dans ce type de régime, le
chef est jaloux de ses prérogatives, supporte de moins en moins la
contestation. Il n’aime être entouré que d’exécutants fidèles. Rapidement, les
indépendants, les turbulents et les contestataires s’en vont ou sont éliminés.
Les critères d’accession aux plus hautes charges de l’Etat deviennent la
soumission, la fidélité aveugle, l’obséquiosité. La compétence ou l’imagination,
le sens de l’Etat et du bien public deviennent des qualités secondaires, voire
nuisibles à une carrière rondement menée. Au fil des années, les rangs des
vieux compagnons s’éclaircissent. Les forces porteuses d’avenir sont en prison
ou en exil. A sa mort, le dictateur de première génération a préparé la place
au dictateur de seconde génération. Cet individu sans légitimité historique ou
populaire, hissé à la fois par sa fidélité et sa médiocrité, n’a qu’un objectif
: garder ce pouvoir tombé par miracle dans son escarcelle pour lui et toute l’armada
de médiocres et d’opportunistes qui sont ses alliés. Cela donnera un Sadate ou
un Moubarak en Egypte, un Benjedid en Algérie. Tout le problème du dictateur de
seconde génération est de récupérer le legs et de se donner une légitimité
usurpée.
Mais on n’en est pas encore là. Le futur dictateur
est donc tapi dans l’ombre attendant son heure pour s’emparer du fabuleux
héritage. Bourguiba, dans les années soixante et soixante-dix, avait pris trois
grandes décisions qui ont enclenché le processus de modernisation le plus
dynamique de l’histoire du pays : l’enseignement comme priorité numéro un de l’Etat,
la libération de la femme et le pragmatisme en économie. Le pays était dès lors
sur des rails qui ne pouvaient que le conduire vers une société développée et
ouverte, susceptible de réclamer un régime démocratique. Peu à peu se mettaient
en place les institutions de la société civile. Partis politiques, presse
libre, syndicats, associations, échappaient lentement mais sûrement à l’emprise
de l’Etat- Parti. La nouvelle donne dépassait les schémas mentaux du président
et son idéologie autoritariste : un seul chef, un seul parti au service d’une
Tunisie laïque, à régime paternaliste. Il était sincèrement persuadé qu’il
fallait encadrer le pays par un parti fort, discipliné, hiérarchisé, dirigé
comme une armée civile. La flambée de l’islamisme, la contestation
démocratique rendaient chaque jour un peu plus obsolète tout ce sur quoi
Bourguiba avait construit sa vie et son
pouvoir. Qui plus est, l’homme n’était plus, physiquement et mentalement, en
mesure de faire face à une situation politique nouvelle, qu’il ne contrôlait ni
ne comprenait. Bourguiba résiste au début. Il fait annuler les premières
élections démocratiques de 1982, qui ont propulsé le premier parti d’opposition
démocratique :le Mouvement des démocrates socialistes (MDS). Mais en bon
politique, il finit par composer. Il légalise des partis d’opposition,
reconnaît la Ligue. Il se laisse arracher les libertés d’expression et d’association
sans enthousiasme mais sans freiner des quatre fers. Son Premier ministre de l’époque,
Mohamed Mzali, était acquis à l’idée de réformer le système. La société
tunisienne semblait en phase de démocratisation irréversible. Hélas ! il n’en
fut rien ! Ce sont les effets pervers de l’autre grande décision que Bourguiba
avait prise en 1974 qui allaient dévaster tout ce que l’homme avait construit
et livrer le pays à une dictature mafieuse : se faire sacrer président à vie.
Le refus d’une sage alternance, comme celle que conduisit Senghor au Sénégal,
allait livrer le pays à la mafia et le conduire, lui, à mourir misérablement
après onze longues années de détention politique. Rien ne caractérise autant le
pouvoir archaïque de nos dictatures que le refus de l’alternance pacifique et
réglée. Presque tous nos gouvernants ont biaisé et triché avec la
caractéristique principale d’un système moderne de gouvernement. En Tunisie, la
nouvelle « constitution » instaure de fait la présidence à vie,
renouant avec la tradition bourguibienne. En Egypte, en Libye, au Yémen, on
prépare déjà le fiston. En Syrie, il n’a fallu que cinq minutes au « parlement »
pour confier l’héritage du père Assad au fils Assad. On ne verra l’alternance
qu’au Liban pour des raisons d’équilibre confessionnel et une fois au Soudan
par la volonté d’un grand monsieur : Siwar Eddahab. Partout ailleurs, elle est
le résultat d’un coup de force. En endossant la magistrature suprême, le
dictateur arabe brûle tous ses vaisseaux derrière lui et ce faisant devient
dangereux pour le pays et pour lui-même. Les Tunisiens savent qu’ils vivent
dans une fausse démocratie. Ils ne savent pas qu’ils vivent dans une fausse République.
Nous n’avons pas eu, comme on le croit, deux présidents de la République depuis
l’indépendance, mais deux rois roturiers. Les « Bey » de Carthage se
suivent et se ressemblent sur l’essentiel. Certains trouvent que j’exagère en
prétendant que la République est à instaurer en Tunisie, comme si elle n’y
existait pas déjà, même incomplète et imparfaite. Mon argumentation est
toujours la même. Appellerait-on expresso italien une tasse sans café et sans eau
? Evidemment non. Mais personne ne trouve anormal d’appeler République un
régime sans souveraineté populaire, sans Etat de droit et sans alternance
pacifique au pouvoir. Ce n’est pas par hasard que les Arabes se sont mis à appeler
l’Etat syrien, irakien, égyptien ou
tunisien « Joumloukia »,
ou « Républicomonarchie ». Le monarque comme tout être humain
vieillit et peut même devenir dément, mais il est toujours le seul à la barre.
Très tôt, la Tunisie apparut comme un bateau conduit par un capitaine ivre.
C’est en 1982 que je me suis rendu compte de visu de la gravité de
la situation. A l’époque je devais recevoir des mains de Bourguiba en personne
le prix qui portait son nom et que le congrès médical maghrébin m’avait décerné
cette année-là pour mes travaux sur la prévention du handicap chez l’enfant
maghrébin. L’homme, apparemment en pleine forme, fit des remarques assassines
sur les Marzouki, ces gens turbulents du Sud, qu’on verrait remporter des prix
de poésie plutôt que de médecine. La cérémonie de remise du prix terminée, il n’était
plus question que de lui. On eut droit à la visite guidée obligatoire de son
musée personnel et au rabâchage de ses souvenirs. La meute de ministres et
courtisans opinait du chef en faisant des courbettes et des sourires. Je traînais
les pieds, de plus en plus mal à l’aise. L’oeil du clinicien repérait les
signes de multiples désordres neurologiques chez un personnage à la fois
auguste et pathétique. Son discours incohérent témoignait d’une dégradation
psychique avancée. Le plus surprenant, c’était le jaillissement, de temps à
autre, d’un trait d’humour, d’une remarque pertinente. A l’évidence, un esprit
brillant était encore là, se battant pour survivre à un naufrage largement
consommé. Je suis sorti de cette cérémonie vaguement inquiet. Comment un tel
homme pouvait-il gouverner un pays et en plus en despote absolu ? Tout le
monde pouvait constater les effets pervers de cette décision irresponsable de
garder le pouvoir jusqu’au dernier souffle. L’enfermement dans un narcissisme
de plus en plus pathologique, le divorce avec le pays réel, la sournoise montée
des ambitions obscures et incongrues, la guerre des clans, l’exercice chaotique
et de plus en plus folklorique du pouvoir, la déliquescence de l’Etat… tout
cela allait lourdement peser sur l’avenir de dix millions de Tunisiens.
Je devais mesurer la dégradation du personnage quand je l’ai revu en 1984.
Je faisais partie d’une délégation d’associations de défense des enfants
handicapés et nous venions réclamer la mise en place d’une vraie politique de
lutte contre le handicap. L’homme articulait à peine. Visiblement il ne
comprenait rien de ce que je lui disais. Il marchait à petits pas saccadés en
tremblant de tout son corps. Le tableau clinique évoquait une démence avancée,
peut-être une hydrocéphalie à pression normale. On eut droit au discours
décousu sur les souvenirs des années trente, mais l’esprit que j’avais entrevu
à la manière d’éclairs zébrant l’épaisseur de la nuit était définitivement
éteint. C’était pitoyable. J’étais triste, inquiet et accablé.
C’est ce vieillard dément et manipulé par son entourage qui nomma son
tombeur, d’abord au poste de ministre de l’Intérieur puis de Premier ministre.
Ses proches jurent leurs grands dieux qu’il s’est rapidement rendu compte de l’énormité
de son erreur, que la veille du putsch il allait destituer le policier, que
celui-ci, prévenu, prit les devants. Peut-être bien, mais quelle insignifiante
consolation ! Pour s’être accroché au pouvoir, l’homme a raté sa sortie du
pouvoir et nous a fait rater notre entrée dans la démocratie.
C’est Hachemi Jgham qui m’annonça la nouvelle de la mort du détenu
politique le plus illustre du pays.
« On va aller à Monastir présenter nos condoléances. »
J’hésite. J’en veux tellement à cet homme ! La morale musulmane veut que la
mort efface le ressentiment. C’est l’occasion de remettre le compteur des
haines rancies à zéro. On ne doit se rappeler du défunt que le bien qu’il a
fait, oublier sinon pardonner tout le reste. Je suis trop imprégné de cette morale
pour hésiter longtemps. Je m’habille et j’y vais. Grosse surprise dans l’assistance.
Visiblement, je suis le dernier homme qu’on s’attendait à voir dans un tel lieu
et dans un tel moment. Les ministres du dictateur font une sale tête et
détournent les yeux. Je présente à Bourguiba junior mes condoléances et celles
du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT) dont j’étais à l’époque
le porte-parole. Les bourguibiens, dont d’anciens ministres, des proches ou de
vieux militants de leur belle époque, me font un accueil ému et chaleureux. Ils
me prennent à part en désignant de la tête l’aréopage des ministres du
dictateur.
« Tu as vu ces hypocrites, ces salauds ? »
C’est à moi qu’ils se plaignent des conditions de la fin de Bourguiba, de
la police qui sabote l’enterrement, de la farce des funérailles sous haute
surveillance ! C’est à moi qu’ils se plaignent de l’homme qu’ils hissèrent au
sommet de l’Etat pour les protéger non seulement des islamistes mais aussi des
démocrates ! Décidément on aura tout vu ! Bourguiba gît par terre au
milieu de la courette de sa modeste maison de Monastir, enveloppé dans le
drapeau national.Ce n’est plus le despote si peu éclairé qui est là. Je prie
pour le repos de l’âme de l’homme de l’indépendance, de l’homme du Code du
statut personnel, de l’homme de l’enseignement pour tous. Après tout, c’est un
peu grâce à lui qu’un enfant d’origine modeste comme moi a pu entrer au
prestigieux collège Sadiki et devenir interne des hôpitaux de Strasbourg. Je
quitte les lieux en marmonnant une dernière prière : « puisse Dieu
vous pardonner de nous avoir livrés à tout cela ! »
Le hold-up
Dès l’annonce de la chute de Bourguiba,
une cohorte d’opportunistes flairant la bonne affaire et préférant les honneurs
à l’honneur ont vite offert leurs services. Parmi eux, Dali Jazi ,ancien
secrétaire général de la Ligue, rallié précoce à la dictature et toujours
ministre, commence sa douteuse carrière, en démontrant laborieusement dans un
article de presse que la destitution n’était pas un putsch mais un acte
hautement constitutionnel dû au sens des responsabilités du Premier ministre.
En fait il s’agissait d’un complot. La destitution était une action préparée en
secret par un groupe d’hommes armés qui ont obligé des médecins effrayés à
signer un certificat médical proclamant l’incapacité du Président en exercice.
La composante internationale dont on commence à mesurer l’importance a joué un
rôle certain. La presse italienne a parlé
un moment du rôle qu’auraient joué les services de renseignement italiens dans
l’affaire. On peut penser qu’ils n’étaient pas les seuls. Avec ou sans l’aide
étrangère cela s’appelle un putsch. Le régime naissait dans le mensonge. Il en
restera imprégné jusqu’au bout.
De
toute façon, le problème n’était pas là. Dans le cadre de l’Etat-parti, il
était impensable d’envisager une action du type impeachment devant le
parlement et qui aurait chargé le Premier ministre en exercice d’appeler le
peuple à choisir le futur Président dans les délais les plus brefs. Or il
fallait que Bourguiba s’en aille. Quel pays aurait toléré d’être gouverné aussi
longtemps par un dément ? Tout le monde fut soulagé et personne ne se
montra trop critique sur le moyen utilisé. Le problème était maintenant de
savoir ce qui allait sortir du coup de force. J’étais loin d’imaginer que la farce tragique qui se jouait
depuis des années au palais de Carthage allait simplement céder le pas à une
tragédie comique du plus mauvais goût. J’avoue avoir cédé moi aussi à un naïf
élan d’enthousiasme pour le « changement ». Je faisais taire mes
doutes en invoquant Hegel et sa ruse de l’histoire. Après tout, pourquoi un
technicien de l’ordre ainsi que se définissait le dictateur ne serait-il pas l’instrument
de la démocratisation ? N’est-ce pas l’analphabète Catherine II qui fonda
l’académie des sciences de Russie ? Combien d’hommes se sont révélés et ont
surpris dans l’exercice du pouvoir ! Le discours officiel « plus
démocratique que moi tu meurs » et le train rapide des réformes semblaient
donner raison à cette théorie. La Ligue n’arrêtera pas pendant des mois de se
féliciter de l’adoption de la « Convention internationale contre la
torture », de la réduction de la détention préventive et de la garde à
vue, de l’amnistie (bien que partielle). Tout cela n’était que du vent. Le
pouvoir archaïque se mettait en place sous un écran d’épaisse fumée qui finit par
se dissiper même pour les plus myopes.
C’est au moment de l’adoption d’un pseudo- pacte national en 1988 que j’ai
perdu toute illusion sur ce qui nous attendait. Ce pacte signé par tous les
acteurs politiques et les grandes associations de la société civile devait
constituer un consensus sur les rapports de l’Etat et de la société. Tout y
figurait sauf l’alternance au pouvoir. Or c’était là le vrai test pour tout régime
se réclamant de la démocratie. C’est ce texte que Mohamed Charfi, alors
président de la Ligue, signa en son nom, à ma grande fureur. On commençait selon les plus enthousiastes, un prétendu processus qui nous amènerait à la démocratie,
alors qu’en fait c’était la pire dictature qui se mettait progressivement en
place.
Le
calme de la Tunisie frappe tous les visiteurs. Voilà un pays sans grèves, sans manifestations,
sans réunions publiques, sans élections houleuses. Vue du palais de Carthage
(que les Tunisiens appellent le Grand commissariat), la France est un pays à l’instabilité
inquiétante. On y manifeste. On y fait la grève. N’importe qui peut dire n’importe
quoi. On manque de respect aux autorités. On ose brocarder le président. Des
groupes subversifs de tout poil ont pignon sur rue. On se bagarre entre
colleurs d’affiches et on ose voter contre les autorités en place. Quelle
insulte aux valeurs suprêmes de la loi et de l’ordre ! La stabilité est d’autant
plus valorisée par le système qu’elle est tout ce dont le dictateur a besoin et
tout ce qu’exige le protecteur étranger. Mais que de violence et de pression
exercées sur la population pour l’obtenir et la maintenir ! De plus, si l’on
regarde de près cette fameuse stabilité, on se rend compte qu’elle est celle
des marigots. Rien ne bouge en surface, mais tout pourrit en profondeur.
Rapprochons-nous de la surface et regardons de plus près. Nous ne verrons pas
grand-chose car le pays est opaque à lui-même et aux autres. Peu importe, c’est
le nez qui sera notre guide pour sentir la peur qui sourd de partout. Elle est
généralisée, savamment entretenue. Nul ne lui échappe. Elle est le lot et la
malédiction de tous. Le déploiement policier est l’élément-clé de la peur
pédagogique. Mais il y a tout le reste : les écoutes téléphoniques, les rafles,
la délation, la constante suspicion de tous à l’égard de tous. Ne reste que la peur pour soutenir la stabilité. L’humiliation
est l’autre pilier. Les hommes cassés n’ont plus de ressorts pour se soulever
et l’humiliation sera le marteau-pilon du système. Elle est à l’œuvre contre
les opposants surtout s’ils sont islamistes. Violentés dans leur âme et leur
corps, ils doivent boire la coupe jusqu’à la lie. Mais les autres Tunisiens ne
sont pas mieux lotis. Les journalistes, les hommes politiques, les juges, les
hommes d’affaires, les universitaires tout autant que les simples citoyens
savent qu’ils n’ont rien à dire, qu’ils ne sont plus rien, face à l’arbitraire.
La lâcheté devient un instrument de survie, mais dans la honte et la
culpabilité. Ce système poussé à l’extrême et vu à l’échelon du monde arabe va
pousser les gens à préférer le suicide avec panache au suicide par grève de la faim ou étouffement
lent. Peu de gens réalisent, en Occident, à quel
point le suicide commandé des prétendus « terroristes » palestiniens
nous est étrange et étranger. Les comportements de ces hommes et femmes
humiliés jusqu’à la lie par la dernière occupation étrangère en terre arabe
sont si nouveaux que la langue a du mal à trouver des termes pour les désigner.
Ainsi le mot terrorisme en arabe est une traduction littérale des langues
occidentales et n’a aucune historicité. Il en va de même de « kamikaze »
importé du Japon. On se sert parfois du terme « suicidaire ». Or,
pour l’islam, le suicide est la pire offense qu’on puisse faire à Dieu. Dans
l’éthique militaire arabe, on ne s’en prend ni aux femmes, ni aux enfants, ni
aux arbres. Au moment des pires guerres comme celles contre les Croisés, les
Mongols, ou les luttes de libération nationale, on n’a jamais signalé de
comportement kamikaze. On va à la guerre pour se battre vaillamment,
vaincre, survivre, et non pour s’offrir en holocauste. Egorger des femmes et
des enfants, avec la sauvagerie coutumière des attentats en Algérie, ou défiler
drapé d’un linceul annonçant la mort programmée, comme en Palestine, sont des
symptômes nouveaux de ce mal profond qui a sapé les bases de la dignité et qui
fait de la mort héroïque la seule réponse à une dévalorisation dont on ne veut
plus à aucun prix.
Le
monde ne prendra conscience de ce qui se passe dans le paradis de la « stabilité
et du miracle économique » qu’à l’occasion de telle ou telle affaire
concernant un ou une militante des droits de l’homme déjà connus. Les médias
occidentaux rapportent l’affaire. Les hommes politiques occidentaux s’offrent à
peu de frais une bonne conscience, en intervenant pour le héros ou l’héroïne du
moment. L’essentiel pour eux n’est-il pas que les supplétifs fassent régner le
calme dans les pays-banlieues ?
Le
brillant résultat est le fruit d’un long processus de dé- démocratisation
savamment conduit. Le nouveau maître de Carthage commence tout doucement par
reprendre les maigres acquis du temps de Bourguiba. Première cible : la presse
indépendante.
En 1980, des journaux indépendants et d’opposition acquirent un droit de cité chèrement
payé, en devenant le lieu d’un débat très fructueux sur la démocratie, l’islamisme,
l’Etat, la société civile etc. Toute cette presse cessa progressivement, ou d’exister
ou de parler du fait d’une politique systématique de mise au pas par les moyens
les plus divers et surtout les plus retors. Le grand journal Errai qui
fut le porte-parole et le point de ralliement des démocrates se saborda en 1987
sentant que le « changement » était une continuation par d’autres
moyens. L’autre grand lieu de rencontre, Le Maghreb, fut éliminé par de
basses manoeuvres et son directeur, Omar Shabou, emprisonné et réduit au
silence. La Tunisie devint dès 1990 un pays sans presse au sens réel du terme,
à savoir un moyen social d’information et de débat. Dans les journaux dits
populaires, on se spécialisa dans le sordide, le vulgaire, le dérisoire et l’irrationnel.
Les organes officiels écrits ou radiotélévisés sombrèrent, eux, dans le délire
hagiographique. Cherchant désespérément le compliment dans les plus obscurs
journaux étrangers, ils faisaient preuve d’une violence démesurée pour répondre
à de mystérieuses critiques contre la « Tunisie du changement » et
dont le lecteur ne savait rien hormis qu’elles étaient le fait d’ennemis
haineux et jaloux. La Tunisie était un pays où il ne se passait que des choses merveilleuses. Tous les jours,
s'abolissaient les
barrières entre le réel et le fantasme. Nous n'étions plus dans le champ du
politique, mais dans celui de la magie. L'information devenait incantation. L'esprit
désertait une langue de plus en plus délirante. En arabe le jargon était
indigeste, en français il était tout simplement ridicule. Tout se passait comme
si l’objectif n’était plus l’information et le débat mais la sécurité des
esprits supposés simples. Avec la presse tunisienne des années
quatre-vingt-dix, le degré zéro de l’écriture devint non pas un plancher mais
un plafond. A l’un des ci-devant journalistes qui se scandalisait de mon
ignorance de son dernier éditorial, je répondis que si je pouvais acquérir avec
du non- argent son non- journal parlant de non- événements et mettant en scène
des non-hommes politiques, j’aurais certainement acheté le dit produit vu les
nombreux usages domestiques qu’on pouvait en faire. Les Tunisiens vivront dès
lors avec les paraboles (qu’on tentera en vain de contrôler), écouteront Radio -trottoir
et s’abandonneront aux délices empoisonnées des folles rumeurs ignorant
superbement le discours officiel. En détruisant la presse libre, le pouvoir
archaïque détruisait sans le savoir sa propre crédibilité. A force de vouloir
tout contrôler, il a fini par ne plus maîtriser aucun vrai moyen de
communication. C'est cette situation que la Ligue stigmatisa dans
son communiqué du 26 juillet 1991 : « La grave dégradation de la presse s'est
manifestée par la disparition de nombreux journaux d’opinion et d'opposition, le règne du discours officiel à la
radio et télévision, la généralisation de la censure préalable, l'interdiction des communiqués de
la Ligue, l'explosion
d'une presse
spécialisée dans la diffamation, la désinformation, et la tromperie de l'opinion
publique ». Loin d'être isolé, ce
jugement va être partagé, repris par les journalistes, les intellectuels (la
déclaration des trois cents en décembre 1990) et une bonne partie de l'opinion publique. La sévérité des rapports de
Reporters sans frontières allait croissant. Le dictateur figure à la fin des
années quatre-vingt-dix sur la liste des dix premiers ennemis de la presse dans
le monde, publiée annuellement par une association américaine spécialisée.
Deuxième cible : les institutions indépendantes de
la société civile en commençant par les plus faciles.
L’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT). puissante locomotive de
la démocratisation sociale et politique des années soixante-dix/quatre-vingt,
fut rapidement mise au pas par les techniques policières bien rodées que sont l’infiltration,
la corruption des hauts cadres, la manipulation et l’intimidation.
La mise
au pas des partis politiques naissants se fait en douceur au début. Le régime
crée de toutes pièces ses partis d’opposition, contrôlés par ses séides
et tenus par la police politique. Leur rôle est de donner le label du
pluralisme à une dictature qui prend les gens pour des imbéciles.
L’opposition
réelle et non reconnue est constituée de deux composantes : les islamistes qui
avaient demandé à être reconnus sous le nom d’Ennahda et les partis
démocratiques dont le plus ancien est le Mouvement des démocrates socialistes
(MDS). De premier parti démocratique d’opposition, il devint dans les années
quatre-vingt-dix, à force d’être infiltré, entravé, manipulé, pourri, un chaos
de groupuscules déconsidéré, quitté par son propre fondateur.
La
façon dont le pouvoir archaïque organise les élections est très révélatrice. Le
12 avril 1989, la Ligue exige « une révision de la loi électorale en vue
de réaliser une vraie représentativité, la possibilité pour tous ceux qui sont
en âge de voter, de le faire, la garantie du secret du vote, l’impartialité de
l’administration ». Rien n’y fait. Les élections sont des mises en scène
grotesques dont l’objectif est double : verrouiller le système et lui donner, à
peu de risques et de frais, l’aspect exigé par une modernité dont on ne cesse
de se réclamer. Ma tentative de candidature aux élections présidentielles en
1994 était vouée à l’échec puisque la dictature avait rendu la chose impossible
du temps de Bourguiba lui-même. La loi sur mesure exigeait qu’un candidat soit
parrainé par trente députés. Or, tous les députés, dans un régime de parti
unique à peine déguisé par un multipartisme de façade, appartiennent à ce parti
ou à ses prête-nom. On voyait mal trente de ces dévoués fonctionnaires de l’Etat
aller contre la volonté de leur chef et parrainer un rival. En fait l’acte
avait pour objectif de dénoncer une farce qui se répète depuis l’indépendance,
insulte à la Démocratie et au pays. La tentative eut au moins le mérite d’obliger
le pouvoir à affiner ses méthodes et à se résoudre au principe de candidature
multiple, considéré jusque-là comme sacrilège. Les élections « pluralistes »
de 1999 avec des candidats mercenaires furent du plus haut comique, mais ceci est une autre
histoire. Le dictateur s’octroiera en 1989, 1994, 1999, et lors du referendum
constitutionnel de 2002, le même score de 99% et des poussières.
C’est
la Ligue qui donna le plus de fil à retordre au dictateur, pour finir elle
aussi dans l’enclos. Cette dernière avait cessé de fonctionner réellement à
partir de 1992 par la conjugaison de plusieurs mesures : l’interdiction de
diffuser ses communiqués, le refus des autorités de discuter avec ses
représentants attitrés, les conflits internes continuellement relancés et
entretenus par une presse ouverte sur un seul courant et la menace des
nouvelles dispositions légales spécialement mises au point pour en finir avec
elle. Le dictateur aime légiférer, pour donner à son autoritarisme un visage
légal. Ce n’est pas difficile avec un parlement où même les élus de l’opposition
ont été choisis au ministère de l’Intérieur. Que de textes n’a-t-il pas fait « voter »
par cette chambre d’enregistrement : loi sur les partis, les élections, la
presse ! Les nouvelles dispositions pour corser une loi des associations, déjà
très restrictive, étaient au nombre de deux. D’abord on interdit aux
associations dites générales d’avoir dans leur direction des personnalités
politiques. L’objectif était d’éliminer les opposants de la direction des
rarissimes associations non encore inféodées à l’Etat policier. Le second
amendement fait obligation à ces associations de s’ouvrir à tous les citoyens
n’ayant pas perdu leurs droits civiques. On voyait quel genre de « militants »
touchés par la grâce des droits de l’homme allaient se bousculer à la veille du
congrès pour demander une adhésion imposable par la loi. Sur cinq mille
associations que comptait le pays, seulement une quarantaine ,dont la Ligue,
échappait encore au contrôle du pouvoir. La loi allait remédier à cette lacune.
Dorénavant, même les amis des oiseaux devaient montrer patte blanche !
Le 24
mars 1992, le comité directeur, épaulé par le conseil national, publia son avis
sur ce véritable arrêt de mort d’une ONG indépendante. « La Ligue
considère les nouvelles dispositions de la loi sur les associations comme non
constitutionnelles et contraires aux Chartes et pratiques internationales. La
parution de cette loi ne fera qu’approfondir le fossé entre le discours et la
pratique et constitue un dangereux tournant dans la législation tunisienne ».
La Ligue n’avait plus désormais qu’un
choix : disparaître à petit feu en tant qu’institution indépendante ou
disparaître immédiatement tant qu’elle était encore indépendante. Le débat fut
tranché au Conseil national du 14 juin 1992. C’était un non catégorique à la
loi. Le ministre de l’Intérieur réagit immédiatement en annonçant par
téléphone, dès la fin du conseil, au secrétaire général, que la Ligue devait
fermer ses portes. La suite fut une série d’épisodes très compliqués, de
tentatives de créer une Ligue bis, d’appeler un congrès extraordinaire toléré
par le pouvoir pour rattraper la "bévue" du Conseil national et
accepter la loi. Ces tentatives avortèrent. Il fallut attendre mars 1993 pour
que le pouvoir changeât son fusil d’épaule. Il se décida à relégaliser la
Ligue, sous la pression internationale, et gêné d’aller au premier Congrès
mondial sur les droits de l’homme organisé par l’ONU en juin 1993 à Vienne,
avec une Ligue dissoute. L’objectif de soumettre la Ligue n’était que reporté.
La nouvelle bataille portait cette fois-ci sur l’organisation du congrès. Pour
les plus déterminés et les plus lucides, il fallait coûte que coûte reconduire
l’ancienne base et continuer de refuser une loi anticonstitutionnelle, quitte à
ce que le pouvoir redissolve la Ligue. Pour ceux qui fonctionnaient déjà dans
le comité directeur comme les alliés du pouvoir, il fallait au contraire, au
moins pour sauver les meubles disaient- ils, se soumettre à la loi et s’ouvrir
aux nouveaux venus étiquetés « indépendants ». C’était le combat du
pot de terre contre le pot de fer : d’une part, une poignée de militants
harcelés tentant de faire barrage à la crue, de l’autre, la puissante
machinerie du parti mobilisée pour susciter les vocations de membres de la
Ligue, relayée au sein du comité directeur par les « réalistes ». A
la veille du congrès, à l’occasion du renouvellement des adhésions, la Ligue
avait perdu 50% de ses anciens membres, intégré 50 % de nouveaux venus
métamorphosés en « militants » des droits de l’homme et plus pressés
les uns que les autres de s’emparer de la carte d’adhérent. Puis ce furent le
congrès de la reddition, et la victoire de la raison d’Etat sur la volonté
d’une ONG d’assurer une mission devenue impossible. Après cinq années d’âpres
combats, la Ligue entérina au premier jour de son quatrième congrès le 5
février 1994 sa normalisation par l’Etat. Certains membres du comité directeur,
passés au service du pouvoir, m’empêchèrent de lire le discours d’ouverture. L’accablant
rapport général qui devait être lu par le secrétaire général en séance publique
fut, pour la première fois de l’histoire de la Ligue, prudemment remis à la
séance de l’après- midi. Le congrès accepta, il est vrai à une faible majorité,
de se soumettre à une loi qui mettait fin de facto à l’indépendance de
la Ligue. La mise en place d’une direction, avec l’appui décisif du pouvoir,
scellait la fin d’une indépendance ombrageusement défendue depuis la naissance
de la Ligue en 1977.
L’échec
de cette dernière à conserver sa cohésion, son indépendance et sa combativité
s’inscrit dans le cadre de l’échec plus général de la société civile face à l’Etat
autoritaire plus fort que jamais. La plus ancienne ONG arabe et africaine des
droits de l’homme fut ainsi réduite à une impuissance quasi totale. Le paradoxe
est que la direction, installée par le pouvoir lui-même, s’est heurtée à la
même ancienne hostilité. On ne lui a pas pardonné des prises de positions
épisodiques et plus que prudentes, comme on n’a pas accepté de lui laisser la
moindre marge de manœuvre lui permettant de sauver la face notamment vis- à -vis
des organisations internationales. Le pouvoir archaïque semblait avoir tout
soumis en prenant au printemps de 1994 la dernière citadelle insurgée. C’était aller vite en besogne.
Le
nœud gordien du système
Museler
la presse comme verrouiller le système étaient une nécessité absolue pour
rendre opaque le noyau et la fin ultime de toute la politique : la jouissance
du pouvoir absolu avec tous ses corollaires dont le plus important : la
corruption. C’est de tous les maux de la « nouvelle ère » celui que
la société supporte le moins bien. Marginale et anecdotique du temps de
Bourguiba, elle devient avec l’avènement de l’Etat policier le problème
économique et social numéro un. La première activité du jour, dans les cafés
populaires comme dans les salons de la bourgeoisie, est de se raconter la
dernière affaire juteuse qui s’est conclue dans la foire aux larrons. Parfois
on exagère. Une poule noire a disparu dans la cour d’une ferme à Trifouilly-les-deux-
palmiers et c’est encore eux qui ont fait le coup. Bien sûr c’est faux. Ces
gens là ne volent pas des poules dans les fermes de nos villages, et noires de
surcroît. Ces gens- là ne s’en prennent qu’à des milliards.
« Vous
avez entendu parler de la dernière. Ils dépècent Tunis Air. Ils la mettent en
faillite. Ils prennent ses pilotes pour monter la compagnie privée du gendre
ex-cafetier.
- Oui
mais as-tu vu le tract qui circule sous le manteau intitulé les sept familles
qui pillent la Tunisie ?
- Tu
retardes, mon vieux, tiens regarde cette liste probablement diffusée par des
résistants travaillant à l’intérieur de la banque centrale. Regarde tous ces
salauds et les prêts colossaux qu’ils se sont octroyés et qui ne seront jamais
rendus.
-Attends,
le gendre du président n’y figure pas, mais les autres membres de la famille,
si. C’est peut-être une manipulation et un règlement de comptes entre les clans
mafieux.
L’Audace,
journal de l’opposition paraissant à Paris, publie régulièrement des détails
croustillants sur les « affaires » avec noms et chiffres. Aucun
démenti. Et pour cause, les informations que recueille son infatigable patron,
Slim Bagga, proviennent des meilleures sources : les intéressés eux-mêmes. Il y
a les victimes qui racontent sous le sceau de l’anonymat comment elles ont été
plumées. Il y a aussi les clans en guerre intestine permanente qui se « balancent »
mutuellement. Tous les hommes d’affaires sont unanimes pour dénoncer le racket
permanent auquel ils sont soumis. Tous dénoncent les monopoles de facto
accordés à certains plutôt qu’à d’autres, les redressements fiscaux arbitraires
de punition et de chantage, la non- transparence des conditions de passation de
marchés, le secret qui entoure les véritables données économiques, pratiquement
classées « secret Défense ». Les lois de l’économie de marché sont en
permanence court-circuitées. La concurrence, qui devait améliorer les produits
et diminuer les coûts, ne fonctionne plus. Le système bancaire est prêt à
rendre l’âme. La chaîne Mac Donald’s a refusé de s’installer à
Tunis (quelle chance !) quand on a voulu lui imposer les conditions « normales »
c’est-à-dire l’association avec un va-nu-pieds quelconque « mais qui a les
bonnes relations ».Tout le monde spécule sur les sommes colossales volées
au peuple et sur les endroits où elles sont planquées. Bien sûr à part eux
personne n’en sait rien. Mais tout le monde connaît les grands mécanismes de l’arnaque
où le pigeon a la taille d’un pays : colossaux « emprunts » aux
banques jamais remboursés, faillites provoquées pour racheter pour une bouchée
de pain des sociétés florissantes, commissions sur les marchés publics, trafic
de voitures volées en Europe, voire narcotrafic, importation de biens exemptés
de droits de douane et écoulés à très bas prix ruinant au passage les honnêtes
commerçants et ponction sur les prêts étrangers. C’est à ce niveau que se fait clairement la jonction
entre corruption et criminalité. A tous les niveaux douaniers et policiers
véreux prélèvent leur dû. Le pays est mis en coupe réglée par une association
entre mafieux et ripoux.
Rien ne traduit mieux la mentalité mafieuse du
régime que cette invention unique au monde, appelée la Caisse de solidarité
nationale (le 26.26) .Ce ne sont plus un
quartier ou une profession qui sont « protégés » et rackettés, mais
un pays et un peuple.Tous les ans, au mois de novembre un jour est déclaré
celui de la « solidarité nationale ». Chacun doit mettre la main à la
poche pour verser son obole à une caisse appelée le 26.26. Mille et une histoires
circulent sur cette étrange solidarité spontanée mais obligatoire. On exige l’argent
dans les écoles, les entreprises, les administrations. Les gouverneurs de
chaque province rivalisent d’ardeur pour remplir la cagnotte du maître. On
prétend qu’elle sert à financer des projets de développement dans les zones les
plus pauvres du pays. En donnant au 26.26, ils n’ont plus besoin de payer leurs
impôts à l’Etat officiel. Ceux qui ne saisissent pas le ‘‘truc’’voient
débarquer les inspecteurs des finances pour des redressements substantiels. On
prend par l’intimidation ou le chantage au redressement fiscal. On distribue
quelques moutons le jour de l’Aïd sous le flash de la télévision. Des paysans
récitent leur texte sur leur profonde reconnaissance au président qui n’a pas
oublié le petit peuple. Le gros de l’argent, lui, disparaît dans le trou noir
de la corruption structurelle. En juillet 2001, je suis condamné à une année de
prison avec sursis pour avoir dit tout haut ce que tous les Tunisiens disent
tout bas.Bien sûr, cet étrange manège n’a rien à voir ni avec la solidarité, ni
avec la dignité d’un Etat moderne. Dans la tradition sociale musulmane, la
bienfaisance est un acte spontané, personnel et surtout discret, voire anonyme.
La quasi- obligation faite aux uns de donner avec empressement et aux autres de
recevoir les miettes avec gratitude et en public choque profondément les gens.
La séparation de l’argent public de celui du prince est le point de départ de l’Etat
moderne. Les ressources de ce dernier doivent être prélevées par des impôts
réguliers votés par le parlement et surveillés par la cour des comptes. Son
engagement dans le développement notamment dans les régions les plus
déshéritées est un devoir qui ne doit rien à la mansuétude ou à la charité. Ce
sont tous ces principes de l’Etat moderne qui vont être jetés aux orties.
On nous objecte que ce n’est pas là une
caractéristique propre à la Tunisie, ni même à la dictature. Certes, là où vous
mettez ensemble hommes, pouvoir et argent, vous avez immanquablement, dans les
multiples dérivés de la réaction, peu ou prou de corruption. La fréquence de
cette dernière dans les Etats démocratiques devrait nous enlever toute illusion
quant à son éradication définitive. L’exercice de la pire violence révolutionnaire
n’a jamais pu en venir à bout. Si on la considère comme une mauvaise et
vigoureuse herbe qui envahit en permanence le champ du pouvoir dont elle fait
structurellement partie, le problème est de mettre au point une bonne tondeuse
qu’on passe et repasse au fur et à mesure de la repousse inévitable. Cette
tondeuse, ce sont la presse et la
justice indépendantes. Présentes en démocratie elles dégagent régulièrement les
allées du jardin. Rouillée ou sous clé, la tondeuse en dictature est incapable
de faire son travail. Voilà le jardin envahi par le chiendent étouffant les
roses et le géranium. La gravité de la corruption dans nos pays n’est pas
seulement en rapport avec la quantité d’argent qu’on vole au petit peuple. Ses
effets pervers sont plus complexes et plus dangereux. Il y a d’abord la
dévalorisation du travail et de l’honnêteté. Tout le monde finit par se dire
que pour survivre il faut travailler, mais que pour devenir riche, il faut
trouver la combine. Vient ensuite l’assèchement de l’investissement intérieur
puis de l’investissement extérieur. Personne n’aime mettre son argent à la merci de bandes de corrompus-
corrupteurs. Voilà l’économie plombée et le chemin vers la misère bien balisé.
Il n’y a pas que la morale publique
qui va sombrer.
L’autre grande victime du régime est la justice.
Je ne parle pas de la magistrature qui a été à la botte du régime même du temps
de Bourguiba, mais d’une dimension plus fondamentale du problème C’est la
mouvance démocratique qui popularisa dans les années quatre-vingt le concept d’Etat
de droit. L’Etat policier s’empara vite de cette demande pour se l’approprier
et la vider elle aussi de tout sens. Votées par un parlement à la botte,
appliquées par une justice de fonctionnaires dociles, les lois devinrent les
ennemis des droits. Les règles qui existent sur le papier régissent un pays
imaginaire. Celles qui régissent le pays réel sont à géométrie variable. Des
lois sur mesure sont inventées en fonction des aléas de la répression pour
donner une couverture légale à la politique du régime. L’application des lois
existantes est chaotique en apparence, mais dépend, en fait, de la magouille.
On peut vous appliquer une loi, mais le voisin, de par ses relations, peut s’y
soustraire. C’est valable dans tous les domaines de la vie quotidienne :
autorisation de bâtir, licence d’importation, tout cela au vu et au su de tout
le monde. L’exemple est donné par le haut. Les élections trafiquées, la
corruption étalée au grand jour dans les hautes sphères du pouvoir, des actes
comme le vol des voitures des opposants, la diffusion de matériel
pornographique contre eux, les attaques impunies dont ils sont l’objet de la
part de journaux à la solde, enlèvent toute crédibilité à la notion d’Etat de
droit. Ne parlons pas des zones livrées à l’arbitraire le plus complet de
la police politique ou de l’administration pénitentiaire. Ceci développe ou
renforce dans la population une relation à la loi extrêmement pathologique.
Cette dernière n’est plus la règle de conduite que tous doivent respecter pour
le salut de tous, mais la ruse des plus forts, la punition de ceux qui n’ont
pas des « épaules » (c’est-à-dire des relations aux bras longs), l’obstacle
à contourner. La recherche de ces « épaules » pour participer au jeu
général du contournement de la loi est aujourd’hui une caractéristique
quasiment culturelle. Il faudra une génération au moins, vivant en démocratie,
pour amorcer un changement significatif dans cette attitude. Le mélange
détonnant de misère et de corruption, le triomphe de la loi de la jungle font imploser la société. La violence qui ne
peut s’extérioriser est retournée contre soi. C’est le démarrage d’un processus
qui verra flamber usage des stupéfiants, criminalité et suicide. La
société, ne pouvant exploser, implose. Un peuple et un Etat, par la faute d’un
individu incompétent et d’un régime qui dysfonctionne à tous les étages, se
mettent lentement à agoniser.
La
contre-attaque de la société civile
On
oublie souvent que nous ne fonctionnons pas dans un monde du tout ou rien, mais
dans celui des transitions, des spectres, du clair- obscur, bref de la
complexité. Nous sommes aussi dans un monde où fonctionnent en permanence et en
parallèle des forces de construction et des forces de destruction. Par
endroits, la société se délitait par pans entiers. Dans d’autres elle se
construisait en silence. Quand on parle de démocratisation réussie dans un pays,
on a forcément à l’esprit la tenue d’élections libres et l’alternance pacifique
au pouvoir. Cela est certes le signe fort, mais l’alternance n’est qu’un
critère parmi d’autres de la Démocratie. L’islam a cinq piliers, la démocratie
en a quatre: la liberté d’expression, la liberté d’association, l’indépendance
de la justice et l’alternance pacifique au pouvoir. Vues sous cet angle, les
sociétés arabes et la société tunisienne en particulier ne sont pas des
sociétés non démocratiques mais à moitié démocratiques ou plus exactement en
voie de démocratisation. En tant que mouvement politique, nous n’avions pas
pu imposer l’alternance au pouvoir et l’indépendance de la justice, mais nous
avions imposé la liberté d’association et la liberté d’expression. C’est la
situation qui prévaut dans presque tout le monde arabe aujourd’hui. Ces deux
droits ont été acquis de haute lutte, les deux autres finiront par l’être. On
était dans un processus qui pouvait être difficilement stoppé ou inversé mais
sûrement entravé et bloqué.
Le
climat de peur donnait au pays cet air calme si faussement trompeur. La « mercenarisation »
des partis d’opposition légale, l’élimination brutale des autres, la « normalisation »
de la Ligue, l’encerclement et la marginalisation des rares associations
demeurées indépendantes, tout semblait signer la victoire de la dictature sur
la société civile. En fait le feu couvait simplement sous les cendres. Un
système aussi aberrant ne peut tenir que par l’exercice de la violence extrême.
Le dispositif policier enserre le pays dans une véritable toile d’araignée. Il
comptera jusqu’a cent trente mille policiers, autant que pour un pays comme la
France, six fois plus peuplé. On mettra en place une incroyable myriade de
corps spécialisés aux uniformes les plus « hollywoodiens », la police
des universités, plus tard la police du train. Tous ces hommes ne protégeaient
pas la loi. Ils étaient la loi. Bientôt on aura droit aux grèves des chauffeurs
de taxi lassés d’être rançonnés par des policiers postés à tous les carrefours
et de plus en plus gourmands. Les forces démocratiques démoralisées et désunies
travaillaient en coulisse à reconstruire sur les ruines.
La
politique est l’art de faire du mouvement à partir de l’agitation brownienne,
de dégager de la raison à partir des passions les plus folles. C’est surtout l’art
de toujours tout recommencer. Il ne me restait qu’à changer mon fusil d’épaule.
Beaucoup de forces vives du mouvement des droits de l’homme n’ayant plus leur
place dans la Ligue se retrouvèrent rapidement dans un réseau informel. Tous
les anciens s’impliquèrent rapidement dans des opérations de monitoring
notamment des affaires de torture, d’assistance aux prisonniers politiques, d’aide
aux familles et de lien avec les
organisations internationales. Observant avec quelle habileté les dictatures
peuvent s’accommoder d’une sorte de bruit de fond contestataire, je crois aujourd’hui
que les droits de l’homme ne doivent pas s’arrêter à la dénonciation, mais
participer directement à l’éradication de ce qu’ils stigmatisent. Les droits de
l’homme doivent devenir la référence théorique et morale d’une action politique
visant aussi à gouverner. La vocation des militants des droits de l’homme n’est
pas d’être les pleureuses professionnelles de la politique, mais d’investir
toutes les aires du pouvoir politique, l’exécutif, le judiciaire, le législatif
aussi bien que le moral, pour traduire dans les faits nos principes et nos
idéaux. Les belles âmes font une distinction amusante entre le désintéressement
des « vrais » militants des droits de l’homme et les ambitions
politiques des « faux ». La vraie vie montre que les hommes ne s’engagent
dans le champ public que sous la pression de deux types de motivations. Ils
sont mus par des idées et des idéaux qui traduisent des intérêts collectifs qui
les dépassent aussi bien que par leurs ambitions personnelles. Personne ne s’est
jamais marié uniquement par devoir envers la vie et la société. Le désir est le
moteur de la main invisible qui joue sur les intérêts personnels pour
promouvoir l’intérêt collectif. Les saints comme les voleurs ne bougent le
petit doigt que parce qu’ils y trouvent leur compte. La question du bon et du
mauvais usage des valeurs se pose en terme de hiérarchisation des deux forces
qui poussent les hommes à agir. Qui vient en premier ? Toute personne
impliquée dans le champ des luttes politiques et sociales vous jurera ses grands
dieux qu’elle ne désire que l’intérêt public. Réservez votre jugement jusqu’à l’épreuve
de la répression ou du pouvoir à portée de main. Tantôt vous verrez les gens
rentrer prudemment sous la table où aller à la soupe à n’importe quelle
condition. Tantôt vous les verrez accepter tous les sacrifices pour des idéaux
qui les dépassent. Aussi bien dans le milieu de la politique pure et dure que dans celui de l’action associative la plus
idéaliste, il y a et il y aura ceux qui essentiellement servent et ceux
qui essentiellement se servent.
En
juillet 1997, j’ai diffusé dans le réseau un texte appelant à reconstruire
quasiment un parti des droits de l’homme. C’est en septembre 1997 que se tint
chez moi, à Sousse, une réunion qui décida de créer une structure de compromis
entre un parti et une association et de l’appeler le Conseil national pour les
libertés en Tunisie (CNLT). Je fus élu à la tête de la nouvelle structure,
situation qui allait vite se révéler plus dangereuse que celle d’être à la tête
de la Ligue. Le cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle des
droits de l’homme, le 10 décembre 1998, fut l’occasion on ne peut plus
symbolique pour annoncer la naissance du CNLT. Sans illusions, je suis allé,
avec Ali Ben Salem, un vétéran de toutes les luttes, déposer le dossier de
légalisation au gouvernorat de Tunis. Sans surprise fut reçu le refus. Les
libertés dans ce genre de dictature s’arrachent et ne se négocient pas. On
décide de passer outre à l’interdiction et de continuer à fonctionner à l’air
libre. Le pouvoir archaïque avait très bien perçu la gravité du défi qui lui
était lancé. Omar Mestiri, le secrétaire général, fut interpellé , gardé à vue
au mois de mai et poursuivi pour maintien d’une association non reconnue. Au
mois de juin ce fut à mon tour d’être arrêté. Le juge d’instruction me signifie
à chaque fois le chapelet d’accusations habituelles. La ligne de défense est
toujours la même. Le droit d’association et d’expression sont garantis par les
conventions internationales que le régime a signées. Ils sont garantis par la
constitution et ont donc la primauté sur les lois édictées par le parlement du
parti unique, interprétées à sa guise par le ministre de l’Intérieur. Par
conséquent le CNLT était parfaitement légal. Lors de la deuxième comparution en
septembre 2000, je me souviens m’être retourné pour montrer la constitution
accrochée au mur derrière moi, criant que je me mettais sous sa protection, et
que c’était à elle de dire la loi etc. A la troisième comparution, en novembre
2000, et ne craignant pas de me répéter, je me suis tourné vers le mur pour
lancer ma diatribe. Les mots restèrent collés à ma langue. Plus de constitution :
ils l’avaient prudemment décrochée. De toutes façons c’était mieux ainsi. Pour
l’usage qu’ils en faisaient ! Au mois de mai 2002, le dictateur s’en débarrasse
pour s’en tailler une sur mesure. A chaque fois, on me laissa en liberté
provisoire. Je ne pouvais pas aller très loin, tant les barreaux étaient
nombreux. Sous une telle dictature, j’avais le choix entre regarder ailleurs ou
bien être un médecin interdit de soigner, un écrivain interdit de publier, un
amoureux du monde interdit de voyager, un enseignant interdit d’enseigner. La
dignité était à ce prix.
Le
réveil de la société civile se manifesta à plusieurs reprises durant la période
1999-2000, notamment lors des manifestations communes au réseau associatif
comprenant l’Association des femmes démocrates, la Ligue, l’Association des jeunes
avocats, l’Union générale des étudiants tunisiens et la section d’amnesty.
C’est durant l’un de ces rassemblements qui drainaient toutes les forces vives
du pays que Noura Borsali, membre très active du CNLT, lança un cri qui allait
devenir le slogan des années à venir : « Nous ne voulons plus avoir
peur ». Le Conseil se montra présent et offensif sur tous les dossiers
rappelant les positions de la Ligue dans ses meilleurs jours. En octobre 1999,
il publia un rapport accablant sur les prisons. En avril 2000, il sortit un
rapport explosif sur l’état des libertés et publia sur Internet la liste de
quarante tortionnaires. Du jamais vu. Mieux, il appela la société civile à
tenir, le 10 décembre 2000, les assises de la démocratie pour préparer l’avènement
de l’Etat de droit. Au-delà des activités et des prises de position, l’apport
du conseil était l’exemplarité. Il montrait la voie par son mot d’ordre devenu
célèbre : « Nos droits, nous ne les réclamons pas, nous les
exerçons ». Cette attitude diminua un peu la peur et fit des émules.
Le Forum démocratique, parti politique naissant, s’assuma nonobstant le refus
de légalisation et continua de fonctionner malgré l’inculpation de son
secrétaire général Mustapha Ben Jaafar. Il en fut de même pour Attac-Tunisie
(le RAID) et un nombre croissant de comités se sont mis à fonctionner dans l’illégalité la
plus affichée. Le mot d’ordre était : reconstruisons le tissu associatif et de
telle façon que le dictateur ne puisse pas le détruire. En l’espace de deux
ans, la société civile se dota d’un nouveau syndicat (la Confédération des travailleurs),
d’une nouvelle association d’écrivains, d’un Centre pour l’indépendance de la
justice. L’espace virtuel d’Internet allait devenir le champ d’expression
favori de l’opposition, au grand dam du dictateur qui s’empressa de créer une
e-police. L’activité du conseil dopa une Ligue en déliquescence. Le 28 octobre
2000, six ans après la reddition, c’est la Ligue que mes amis et moi-même
avions défendue en 1994 qui renaît, souveraine et indépendante, infligeant une
défaite majeure au pouvoir. Le dictateur comprend le danger. La répression chez
lui n’est pas une politique, c’est un réflexe pavlovien. Dans une incroyable
démonstration de force, la police essaye de casser les nouvelles structures et
surtout de récupérer la Ligue. Elle commence par en fermer les locaux dès la
fin du congrès. Le pouvoir prétend que celui-ci ne s’est pas déroulé selon les
règles démocratiques dont il est le protecteur et exige un autre congrès qui
lui redonnerait le contrôle. Ce régime, maître en faux et usage de faux,
spécialiste des élections truquées, entendait donner des leçons de démocratisme
à la Ligue ! Je plaisante avec Mokhtar Trifi, le président élu, qui est à la
fois un ami des jours sans pain et l’avocat des jours avec juges et policiers.
« Alors
toi aussi, ta tête ne leur revient pas?
-Ils ont bouclé tout le quartier. La police était
casquée. Il y en avait assez pour libérer la Palestine.
-Moi je
pense qu’ils auraient dû envoyer l’aviation et la marine. Avec tous les
missiles Stinger que tu caches à la Ligue, on n’est jamais assez prudent. »
Il
fallait maintenant faire un pas en plus et fédérer toutes les forces
démocratiques pour emporter les deux derniers droits confisqués par L’Etat
policier.L’idée d’appeler tous les démocrates du pays en conclave solennel pour
réfléchir sur l’alternance démocratique, et la préparer, trottait dans ma tête
depuis 1996. C’est l’Afrique noire qui nous donnait l’exemple de ce qu’il
fallait faire, avec ses Conférences nationales démocratiques (CND). Des
centaines d’hommes et de femmes, unis contre la dictature, s’assemblaient comme
dans l’ancienne agora grecque, pour débattre de la défense de la cité en
danger. Il restait à convaincre une nébuleuse démocratique divisée de tenir la
CND tunisienne.
L’idée finit par se frayer lentement son chemin. C’est
le CNLT qui l’adopta le premier dans son rapport sur l’état des libertés d’avril
1999. Le 8 décembre au matin, le comité préparatoire se réunissait dans la
maison de Sadri Khiari, un des quatre endroits que nous avions choisis pour
débattre des pré-projets avant de les soumettre à une plénière qui devait avoir
lieu le 10 au soir chez notre vénéré doyen d’âge le bâtonnier Mohammed
Chakroun. Vers 11 heures du matin, la maison est encerclée par des forces de la
police. Vers midi Sihem Ben Sedrine nous annonce au téléphone que les endroits
prévus pour les réunions de travail sont encerclés et que la police renvoie brutalement tous ceux qui se présentent. Nous
étions dans une souricière. Nous décidons de sortir, après avoir alerté tous
nos amis joignables au téléphone. La police nous fait un véritable corridor
humain, silencieux, menaçant mais sans brutalité. Ce n’était encore rien par
rapport à ce que j’allais vivre la nuit du 10. Ma première réaction est de
sécuriser les textes en les mettant sur la toile. Toutes les maisons « suspectes »,
dont la mienne, restent bouclées le 8 et le 9. Les assises de la démocratie
sont annulées de facto. Le 10 au soir, je retourne à Tunis pour la
cérémonie de la remise du prix « Hachemi Ayari » un des pères fondateurs
de l’organisation. Le CNLT, interdit et pourchassé, avait mis un point d’honneur
à instituer ce prix pour honorer une personne ou une institution qui avait fait
avancer la cause de la liberté en Tunisie. Il est rare que des Tunisiens
honorent des compatriotes. Nous voulions par ce prix adoucir les mœurs rudes du
mouvement démocratique et rompre avec l’idée bien établie que seules des
associations de la société civile internationale étaient capables de
reconnaître les hommes et les femmes de qualité dans notre pays. Nous n’avions
pas d’argent pour doter ce prix et la médaille était de bric et de broc. Mais
qu’importe, pour nous c’était le symbole qui comptait. Je faisais chaque 10
décembre au soir un discours enflammé et notre doyen remettait en grand cérémonial
un parchemin en papier ordinaire. A cette occasion, la demeure de Maître
Chakroun se transformait en maison de la liberté. Mais ce 10 décembre 2000, mon
problème est d’y arriver. Impossible de semer mes éternels anges gardiens. Je
hèle un taxi. C’est un cortège qui se forme derrière moi. Je saute du taxi. La
meute sort de partout. C’est hallucinant. Ils me serrent de façon provocante.
Je n’ai jamais rien vu de pareil dans ma longue carrière de gibier de police. J’ai
en permanence l’image de la chasse à courre. Je veux fatiguer ces
fonctionnaires, mais en vain. Dans les ruelles où je m’engage pour me
débarrasser des voitures, ils lâchent sur moi les motos. Je décide de ne pas
aller chez le doyen, craignant d’être celui qui conduira la meute à la maison
supposée non brûlée. En fait, ils savaient tout et la maison était bouclée
depuis belle lurette. Tous nos invités avaient été refoulés, certains molestés.
La police les pourchassera jusque dans les cafés pour les empêcher d’être
ensemble. Il y a de plus en plus de flics. Il en sort de partout. Bientôt, je
marche sur le trottoir, une moto roulant à mon pas, quasiment collée à moi. Les
rares piétons sautent sur la chaussée, inquiets de ce manège inhabituel.
Soudain je me rappelle le prix ! Il faut qu’il soit décerné ce soir. La
commission l’avait attribué cette année à la Ligue. Essoufflé, je rentre dans
le premier taxiphone ouvert et j’appelle son président Mokhtar Trifi. Il me
confirme que les hordes policières sont à pied d’œuvre dans tout le pays. Les
barrages interceptent les amis venant pour la cérémonie.
Je prends ma voix la plus solennelle.
« Au nom du CNLT, je suis heureux de remettre le
prix Hachemi Ayari de cette année 2000 à la Ligue tunisienne des droits de l’homme
pour sa détermination à sauvegarder son indépendance et à lutter pour les
libertés en Tunisie. » Ouf, c’est fait. Je sens Trifi aussi ému que moi à
l’autre bout du fil.
« Je suis très honoré par ce prix. Nous
allons continuer, quoi qu’ils fassent. »
Je me sens détendu et en humeur de plaisanter.
« Non seulement il n’y a pas un rond à notre
prix et on le décerne à partir d’un taxiphone, mais en plus on s’attribue des
prix entre copains. N’est-ce pas merveilleux ? Qui peut faire mieux ou
plus mal ? On ne dira pas qu’on ne rigolait pas sous la dictature ! »
Les policiers montrent des signes de nervosité et
le propriétaire est visiblement à l’agonie. Je raccroche et la cavalcade
reprend. Je ne sais où aller avec toutes ces hordes policières mobilisées pour
les grandes manœuvres de la peur et de l’intimidation. Il est hors de question
de traîner ces hordes vers les maisons de parents ou d’amis. Les rues sont
presque désertes alors qu’il est à peine neuf heures. Les lumières blafardes
distillent en cette nuit de fête une indicible mélancolie. Le motard me colle
un peu plus. La marche dans la nuit se fait de plus en plus irréelle,
hallucinatoire. Je rentre en moi-même. J’essaye de me concentrer sur le fait
que ce jour anniversaire de la Déclaration est jour de fête, ma fête.
Bientôt je n’entends plus le bruit assourdissant de la moto. Quelque chose de l’ordre
de la jubilation s’empare de moi. Par la roue avant de cette moto qui souffle
dans mon dos, par cette cavalcade insensée, par les cris étouffés qui montent
de toutes les prisons secrètes de la ville humiliée, par mon souffle
court, tu illumineras un jour ma cité et
tu seras un jour chez toi dans mon pays : Liberté !
Les raisons du blocage
La combativité des Tunisiens, dont j’ai
essayé de rendre compte, n’est pas l’exception mais la règle. Dans toutes les
sociétés arabes, probablement les plus politisées du monde, le combat contre la
dictature n’a jamais cessé. Pourtant, force est de constater que nous sommes
toujours sous la botte d’incompétents tyrans qui n’ont plus rien à voir avec ce
que doit être une classe politique normale aux standards de l’époque. La
brutalité des services secrets ne peut expliquer la survie de régimes
unanimement rejetés et déconsidérés. Le KGB soviétique, la SAVAKH iranienne, la
STASI est-allemande ou la SECURIDAD roumaine étaient autrement plus redoutables
que nos « Moukhabarat ».
Où est-ce que cela coince ? Comme pour tout phénomène complexe, il n’y a
pas une cause mais un tissu complexe de facteurs
dont la synergie explique en grande partie le problème. Afin de ne pas donner
la fausse impression de faire porter la responsabilité de notre échec sur les
autres, disons d’emblée que la première cause est à chercher dans le « rendement »
des démocrates arabes eux-mêmes, encore insuffisant malgré tous les sacrifices.
Ceci étant rappelé une fois pour toutes, qu’en est-il des autres éléments du
complexe causal ?
L’aubaine islamiste
Une partie de la mouvance démocratique
est accusée soit de naïveté soit de collusion avec les islamistes par vil
calcul politicien. Or, les défendre était suicidaire à l’époque et garantit de
solides ennuis jusqu’à nos jours. En fait à travers cette position de principe,
nous disions au dictateur : « Nous savons parfaitement comment vous avez
joué de l’épouvantail islamiste pour préparer le putsch dès le début des années
quatre-vingt,comment vous l’avez instrumentalisé pour asseoir la dictature,
comment vous comptez l’utiliser pour la maintenir. Nous ne marcherons pas dans
votre combine. »
Le régime a parfaitement compris le
message, là où les hallucinés du danger intégriste continuaient à se tromper d’adversaire
et de priorités. Car c’est bien là le fond du problème : si l’intégrisme n’avait
pas existé, les dictatures l’auraient inventé de toutes pièces. Toutes les
dictatures arabes ont su tirer le maximum de profit de l’aubaine islamiste et
ceci à quatre niveaux au moins.
Dès les
années soixante-dix, pour combattre le socialisme et le nationalisme arabe,
tous les régimes (ainsi qu’Israël, dans les territoires occupés) encouragèrent
et financèrent le retour de la religiosité, notamment dans les universités.
Voilà l’apprenti sorcier, deux décennies plus tard, en difficulté avec le serpent réchauffé dans son sein. Qu’importe,
on change son fusil d’épaule et on voit ce qu’on peut tirer de la nouvelle
donne.
On va jouer sur la peur des classes
moyennes qui voient dans l’intégrisme un danger mortel et qui de ce fait vont
remiser à des temps meilleurs leurs revendications démocratiques. La plupart
des représentants de cette classe, majoritaire en Tunisie, obnubilés par un
leurre fait de fantasmes savamment entretenus à propos de polygamie, de barbes,
de couteaux entre les dents, de mains coupées et de foulards s’essoufflaient à
courir derrière le lièvre en carton- pâte criant: « Pas de liberté pour
les ennemis de la liberté ! ». Les mafias, pendant ce temps, ravies et
ravissant tout sur leur passage, se frottaient les mains et s’en mettaient
plein les poches. Parmi cette population manipulée, les femmes ont formé le
gros de la troupe.
Les
féministes arabes de première génération comme l’Egyptienne Nawal Saadaoui ont
du mal à comprendre qu’on ne libérera jamais la femme arabe tant que l’homme
arabe ne le sera pas. La prétendue libération des femmes en Tunisie est un
phénomène superficiel et toujours menacé. La dictature en a fait un argument de
vente de son image à l’étranger. Les droits personnels en matière de mariage,
de travail et d’éducation sont avancés à tout propos pour occulter le
fait que les femmes ne sont considérées que comme des personnes ayant des
problèmes liés à leur sexe. L’importance des féministes de seconde génération
comme Fatima Mernissi au Maroc, Neziha Rejiba, Khadija Cherif, Sihem Ben
Sedrine, Radhia Nasraoui en Tunisie est justement de refuser de faire de la
libération de la femme la revanche d’un sexe sur l’autre, et de la lier à l’instauration
de la démocratie. Ces femmes courageuses continuent de refuser que leurs droits
soient menacés par les uns et manipulés par les autres. Malheureusement, une
telle perspicacité restera l’exception. L’épouvantail islamiste fera que les
démocrates algériens applaudiront l’annulation d’élections régulières,
détourneront le regard des pires violations des droits de l’homme comme la
torture et ajouteront de ce fait un problème supplémentaire à la démocratie en
terre arabe : la crédibilité.
Paradoxalement,
le prétendu engagement des régimes antidémocratiques à défendre la « modernité »
contre l’«obscurantisme » allait de pair avec la récupération du
discours intégriste que ces faux défenseurs de la laïcité affirmaient combattre.
Le dictateur reviendra sur des mesures prises du temps de Bourguiba comme la
détermination de l’Aïd selon le calendrier solaire et non selon la vieille
technique des guetteurs de lune. Il introduira l’appel à la prière à la radio
et se glorifiera d’avoir construit à Carthage la plus grande mosquée du pays (à
laquelle il donnera son nom bien entendu). L’une de ses marionnettes, à la tête
d’un prétendu conseil constitutionnel se
targuera, mais devant des non- occidentaux, que la Tunisie, du fait de l’article
premier de la constitution , est un Etat musulman. Sadate dotera l’Egypte de la
constitution dont rêvent tous les intégristes. Il est spécifié dans son
préambule que la source principale de la législation est la Charia. Or, c’est
exactement ce dont ne veut à aucun prix l’opposition démocratique. Le retour à
la Charia ne légalise pas seulement la lapidation de la femme adultère ou les
châtiments corporels. Il signifie que la société n’a pas le droit à son aggiornamento
juridique ou à la modernisation de ses structures politiques. Rappelons qu’un
dictateur n’est jamais communiste, nationaliste, intégriste ou démocrate comme
le commissaire de Carthage. Il est et il n’est que… « pouvoiriste ».
Voilà
le pays en proie aux difficultés économiques et sociales, à l’absence de
libertés, à la scandaleuse corruption. La répression des islamistes désignés
comme les ennemis de la nation à exterminer de toute urgence permettra de faire
taire toutes les voix discordantes, dont celles de l’extrême gauche, pourtant
viscéralement anti-islamiste.
Dernier avantage et non des moindres : se
mettre au service de l’Occident, lui aussi menacé par la vague islamiste et que
la disparition brutale du communisme a privé d’un ennemi aux multiples usages.
Le cynisme des politiciens occidentaux
Comme elle est touchante, la passion
nouvelle de l’administration américaine pour la démocratisation de l’Irak, même
au prix d’une guerre ! Mais quelle sollicitude de sens opposé
pour leurs dictateurs ! M. Tenet, patron de la CIA, s’est précipité après
le 11 Septembre chez le commissaire de Carthage. Ce dernier a reçu tour à tour
le président de la République française, le Premier ministre italien, le
Premier ministre portugais, le ministre des Affaires étrangères belge et bien d’autres
hommes politiques occidentaux encore. Rares sont les hommes politiques ayant
refusé, comme Lionel Jospin, les invitations à Carthage. Ces grands
représentants des grandes nations démocratiques n’ont pas ménagé lors de leurs
visites officielles leurs louanges et leur appui à un régime régulièrement
condamné depuis une décennie pour ses violations massives des droits de l’homme,
aussi bien par le Parlement européen, que par les grandes ONG internationales
de défense des droits de l’homme. Ils ont vanté un « miracle économique »,
dont l’évocation fait grincer des dents à une population s’appauvrissant de jour en
jour et pleurant en silence ses jeunes naufragés au large des côtes italiennes.
Ils ont exprimé leur « admiration » devant l’avant-gardisme du
dictateur.
M. Philippe Seguin est probablement l’étranger
le plus impopulaire en Tunisie, car il est connu comme le grand défenseur de la
dictature. En octobre 1999, il débarque à Tunis pour commenter le triomphe
électoral de son ami aux élections présidentielles remportées par 99, 94%. Il s’indigne
contre la presse de son pays qui se gausse de cette démocratie policière unique
en son genre. Un certain Alexandre Adler officiant tous les matins sur France -Culture
traitait au mois de décembre 2003 notre régime de dictature… éclairée.
Celle-là, on ne me l’avait pas encore faite. Une dictature éclairée ! Si l’on
songe aux éléments constitutifs d’un tel système, il y aurait donc une torture
éclairée, une corruption éclairée et des élections trafiquées mais trafiquées
de façon éclairée. Comme on dit chez nous : « Du moment que tu n’as plus
de pudeur, tu peux dire ce qui te passe par la tête. »
L’attitude
de cet homme ne mériterait pas d’être relevée s’il ne disait pas tout haut ce
qu’une partie des politiciens occidentaux pensent tout bas. Les thuriféraires du régime ont toujours utilisé ces
déclarations pour vanter la clairvoyance du guide qui a éradiqué le
terrorisme par les moyens que l’on sait, donnant un exemple, hélas, non suivi
temps par les Occidentaux. Tout ce beau monde a vite fait d’oublier que c’est
aux démocrates que le régime tunisien livre depuis dix ans une guerre sans
merci, ou que le mouvement islamiste Ennahda n’a pas été mis sur la liste
américaine des mouvements terroristes. Mieux, la presse du régime nous apprend
que les Américains et aujourd’hui les Français sont priés de renoncer à leurs libertés
civiques en échange de la sécurité. Elle gonfle des propos déjà assez
extravagants et des louanges ridicules. Seul Bertrand Delanoë a eu la
décence de protester quand cette propagande a pris, durant l’été 2002, trop de
libertés avec ces propos.
Le soutien tous azimuts des dirigeants
occidentaux à la dictature tunisienne n’est pas un cas isolé. Saddam Hussein,
contre qui l’Amérique a mobilisé le monde, a été pendant dix ans l’homme de
main de l’Occident. La sale guerre qu’il a faite à l’Iran pendant dix années et
qui a coûté un million de morts n’a été
possible que grâce au soutien politique économique des grands Etats occidentaux.
Cette guerre fratricide servait leurs intérêts stratégiques, notamment en
arrêtant la contagion de la révolution islamique et son déferlement sur les
monarchies pétrolières du Golfe. A l’époque, les cinq mille femmes et enfants
kurdes gazés à Halabja en 1988 n’ont pas beaucoup ému les vertueux démocrates
de Washington ou de Paris. En février 2004, l’administration américaine annonce
son grand plan pour la démocratisation du Grand Moyen–Orient et reçoit à
Washington le dictateur en ami et allié
contre le terrorisme.
On connaît les raisons géostratégiques qui ont poussé les
régimes occidentaux à combattre les dictatures communistes. Résumons celles qui
les poussent à ne pas combattre les
dictatures arabes. C’est un phénomène à multiples étages.
Il y a
d’abord la banale corruption de journalistes véreux, d’hommes politiques peu
scrupuleux,d’anciens ambassadeurs convertis dans le lobbying pour le
compte de dictateurs peu regardants à la dépense. Le commerce joue un rôle-
clé. Dans cette période d’intense concurrence entre pays industrialisés, les
marchés du Golfe et même ceux du Maghreb ne doivent pas être dédaignés. Alors
on ferme les yeux. Il y a certainement quelque chose d’encore plus profond qui
relève du non-dit. Les régimes occidentaux savent très bien que les peuples
arabes sont des peuples fiers, vigoureux, impatients de retrouver la place qui
leur est due dans le concert des grandes nations. Ils savent très bien que ce
sont les dictatures qui les freinent, les détruisent, les affaiblissent, les
précipitent dans des conduites d’échec. Ils savent que la démocratie va libérer
en eux des forces colossales. Dans quelle mesure sont-ils réellement prêts à
assumer les risques de nouveaux partenaires forts, même dans le contexte de la
paix et sous l’égide des mêmes valeurs ?
J.P.Chevènement, dont la sympathie et l’amitié
pour les peuples arabes sont connus , ne peut être accusé de rien de tout cela.
Il a été pourtant un grand défenseur du dictateur. Avec lui, on aborde le
problème de fond : l’illusion selon laquelle nos tyrans travaillent pour l’Occident
en combattant l’intégrisme islamiste. Or qu’est-ce que le terrorisme, sinon le
bâtard de la dictature ? Qui lui donne naissance et raison d’être, sinon
la brutalité, la corruption et le blocage de toute réforme politique pacifique?
N’est- ce pas aussi le résultat de ses échecs qui est à l’origine d’une
émigration de désespoir comme celle qui fait échouer régulièrement des cadavres
de plus en plus nombreux sur les plages de Sicile ou d’Andalousie ? Mieux,
les grands Etats démocratiques ne semblent pas comprendre que c’est du maintien
de ces deux fléaux que dépend la survie de nos dictatures. Que l’Europe et la
France s’attendent donc à ce que terrorisme et émigration sauvage soient
nourris secrètement par ces étranges amis si peu recommandables ! En
réalité, ce qui sous-tend cette attitude, c’est un calcul aussi faux que
contre-productif. Tout se passe en fait comme si une fraction des dirigeants
des pays démocratiques avait intériorisé un choix machiavélique : si
notre sécurité est au prix de leur liberté, ainsi soit-il ! Jefferson mettait en garde, déjà il y a plus deux siècles,
contre la tentation de choisir entre la sécurité et la liberté. Il faisait
remarquer très justement que lorsqu’on sacrifie la liberté au nom de la
sécurité, on se retrouve sans l’une et sans l’autre.
Cette conception aberrante plombe le
discours et le projet des démocrates arabes. Elle fait de nous au regard de
notre opinion publique au mieux des naïfs, au pire des agents. De ce fait, les
peuples arabes risquent de vider le bébé démocratique avec l’eau du bain de la
politique occidentale et notamment américaine. Toute notre technique de « vente »
consiste en permanence à essayer de dissocier la démocratie de l’Occident et de
ses politiques,à la présenter comme une
technique ubiquitaire au même titre que l’informatique que nous devons nous
approprier pour notre survie et notre salut. Le discours intégriste, lui, n’a
pas à s’embarrasser de telles complexités. Il parle au coeur et aux tripes. Les
populations arabes se ferment de plus en plus à tout discours sur la démocratie
puisque ce terme est mis à toutes les sauces par ceux-là mêmes qui mettent des
Arabes et des musulmans dans des cages d’animaux à Guantanamo et pratiquent à l’évidence
une politique à grossier double standard. Au moins Jacques Chirac ne pouvait être taxé d’hypocrisie et de cynisme quand il
affirmait à Tunis en 2003 : « Les premiers droits de l’homme sont ceux de
manger à sa faim et d’avoir un toit ». Parmi les hommes politiques
apportant leur soutien indéfectible à la dictature, certains se font plaisir en
intervenant en faveur de tel ou tel militant des droits de l’homme (dont
moi-même). Mais pour l’ensemble du mouvement démocratique, il ne s’agit là que
d’un lot de consolation, qui permet à peu de frais de se donner bonne
conscience et d’occulter le problème de fond, à savoir l’appui à la machine
répressive qui crée des milliers de cas semblables dont personne ne parlera
jamais. Si la démocratie est la liberté, la justice et la dignité alors que la
dictature est l’oppression, l’injustice et l’humiliation, comment peut-on être
pour la vertu chez soi et pour le vice chez les voisins ? Quand on assume cette
double attitude, n’est-on pas considéré dans toutes les cultures comme un homme
de vice plutôt que comme un homme de vertu ? Nelson Mandela a rappelé ce
principe de base de tout engagement démocratique: être un homme libre, c’est se
battre pour la liberté des autres. Le comportement paradoxal de ces drôles de
démocrates que nous appelons entre nous les DGV (démocrates à géométrie
variable) révèle l’affaiblissement des valeurs autant que la myopie des
politiques. La démocratie occidentale serait-elle gérée en partie par des
demi-démocrates, voire de faux démocrates ?
Loin de promouvoir la démocratie, la
politique occidentale, et notamment celle de l’administration Bush, ouvre dans
tout le monde arabo-musulman une autoroute à l’intégrisme qu’elle prétend
combattre. Quel paradoxe en apparence ! En fait rien de plus logique. Le complexe
militaro-industriel a besoin d’un ennemi, comme le bébé a besoin d’une maman
pour le nourrir. Comment pourrait-il justifier autrement son existence et ses
politiques ? Que le prix à payer soit le « clash des civilisations »
et la survie de nos dictatures ne pose aucun problème. Loin d’affaiblir la guerre sainte d’un Ben Laden, cette politique renforce le
vital ennemi. Ici le non-dit est : si leurs libertés sont au prix de nos
affaires, ainsi soit-il ! Les résultats de cette politique de l’instant et du
bénéfice immédiat sont catastrophiques à tous les niveaux. Les dictatures
arabes se voient octroyer un délai de survie supplémentaire sans qu’aucun
problème de fond ne soit réglé. Pendant ce temps tout pourrit et se délite dans
les rapports entre l’Occident et le monde arabe. En Palestine, des
manifestations de joie ont parcouru les rues des villes et des bourgades à l’annonce des attentats de New York, obligeant Yasser
Arafat à organiser des manifestations de deuil hypocrites. Le plus symptomatique, c’est que les Egyptiens, comme les
Algériens dont on oublie de dire qu’ils sont les principales
victimes du terrorisme islamiste, aient réagi de la même façon. Ils ont préféré
ignorer l’origine des attentats pour ne voir que l’Amérique
blessée, goûtant ce dont ils souffrent depuis tant d’années.
Le 25
septembre 2001, les autorités tunisiennes ont annulé la cérémonie de clôture
des Jeux méditerranéens en signe de sympathie pour l’Amérique endeuillée. Le geste s’inscrivait
dans une série de manifestations empressées de solidarité, pour ne pas dire
d’offres de service. L’humeur de l’opinion publique était aux antipodes. Devant
un stade survolté, Habib Ammar, le président de ces Jeux, demanda à la foule
une minute de silence. Sa réaction fut aussi unanime que grossière :
sifflements, quolibets, insultes. On n’entendait que les cris du genre : « ils
l’ont bien cherché, ils l’ont bien mérité, c’est le châtiment de leur
arrogance, de leur injustice». C’est Un
vrai camouflet pour le pouvoir. La réaction viscérale d’hostilité anti-américaine
en dit long à la fois sur les sentiments de la rue et sur le divorce profond
entre elle et le pouvoir censé la représenter. L’écrivain égyptien Nabil
Charfeddine a résumé la situation : « Nos dirigeants s’américanisent, nos
peuples se talibanisent ».
Mais le soutien occidental à nos
dictatures n’exaspère pas seulement nos peuples. Il pose des problèmes
politiques graves aux opposants démocrates. Le pouvoir qu’ils combattent au nom
de la démocratie est renforcé chaque jour un peu plus par l’appui politique,
financier, diplomatique et par un renforcement de la coopération policière et
militaire des grands pays démocratiques.
On
objecte à nos protestations que la France ne reconnaît pas des régimes mais des
Etats. On nous fait observer qu’elle a des intérêts politiques et stratégiques
dans la région et que la nature, en politique plus qu’ailleurs, a horreur du
vide. On nous laisse entendre que, de toutes façons, c’est aux Tunisiens d’imposer
la démocratie et non aux intervenants extérieurs. On n’oublie pas de nous faire
remarquer que, vu la faiblesse et les divisions de l’opposition démocratique
tunisienne et en l’absence de toute alternative crédible, la France n’a d’autre
choix que de traiter avec un régime sur la nature duquel elle n’a d’ailleurs
aucune illusion.
Tout cela ne tient pas debout. Nous n’avons
jamais exigé des gouvernements occidentaux qu’une seule chose : qu’ils s’en tiennent
à leurs propres engagements. Par l’article 2 du traité de Barcelone, le régime
tunisien s’est engagé à respecter les libertés et les droits de l’homme en
contrepartie de son adhésion à la communauté des nations démocratiques et de l’aide
qu’elle lui apporte. Nous sommes en droit d’attendre de tout pays démocratique
et surtout de la France qu’ils exigent le respect de cette clause du contrat dont ils
sont parties prenantes.Mais quel impact peut avoir cette argumentation pour des
décideurs qui s’entêtent à prendre les pyromanes pour les pompiers ?
L’alibi israélien
On néglige souvent l’interférence de ce
facteur. Pourtant son rôle est capital même s’il ne joue à fond que dans l’Orient
arabe. L’impact négatif que joue la « démocratie » israélienne est
trop complexe pour être analysé en profondeur dans un tel texte. Je me
contenterai d’en signaler les grands effets.
Les régimes arabes ont tout justifié par
le danger israélien, y compris et surtout la confiscation des
libertés. Les lois martiales toujours en
cours en Egypte, en Syrie, ont d’abord servi à étouffer toute contestation
interne. A l’abri de ce magnifique alibi, les dictatures du Moyen-Orient ont pu
prospérer, gérant de façon tout aussi calamiteuse et la paix et la guerre. C’est
au nom de la mobilisation contre Israël que la république héréditaire syrienne
a commis les crimes les plus odieux contre ses citoyens et ses opposants, dont
le bombardement de ses propres villes comme à Hama en 1982, ou le massacre de
centaines de détenus politiques dans la
prison de Palmyre en 1980. Après la débâcle de 1967, des voix se sont élevées
pour demander des comptes à l’oligarchie militaire si défaillante. La
contestation démocratique comme l’islamisme ont leurs origines dans cette
défaite qui amorça le lent déclin des vieux mythes et systèmes. Mais Israël n’a
pas été qu’un alibi passif. Il a joué un rôle actif dans la consolidation de
nos dictatures. Au fur et à mesure que le temps passe, les citoyens arabes se
rendent compte à quel point ils ont été bernés par leurs dirigeants sur la
question si sensible de nos rapports avec ce pays[5]. On sait
maintenant que derrière le rideau de fumée des discours incendiaires, les
rapports notamment entre services de renseignement allaient bon train. L’exemple
du Maroc est le plus connu. Très tôt, le Mossad apporta son soutien technique
aux services de renseignement marocains dirigés par le sinistre général Oufkir
et le non moins sinistre colonel Dlimi. La responsabilité du Mossad dans l’enlèvement
de Ben Barka est maintenant bien établie. Les Israéliens sont bien conscients
que le maintien de dictatures illégitimes à la tête des pays arabes est gage de
conflit interne épuisant, d’incompétence généralisée, de faiblesse appelant
protecteurs. Mais comme pour les Occidentaux, le calcul est bon seulement à
court terme. Les dictatures arabes ne sont capables que de gérer des conflits
sans fin, entrecoupés de phase de soumissions, préludes à d’autres conflits.
Malheureusement Israël a un impact plus
profond agissant surtout comme repoussoir. Les peuples arabes ont une allergie
à tout ce qui pourrait être donné comme exemplaire venant de pays
particulièrement honnis comme Israël et de plus en plus les Etats-Unis. Pour l’opinion
publique, aucun bien ne peut venir de ce qui représente pour elle le mal
absolu. Beaucoup de gens sautent au plafond dès qu’on compare nos pays au « démocratique »
Israël. Ils savent qu’au fond nos « cousins » nous ressemblent plus
qu’ils ne veulent le croire. Chez eux aussi le vrai pouvoir est militaire mis
au service de ce que la religion et le nationalisme ont de pire. En surface, s’agitent
des politiciens, comme par hasard tous des militaires en retraite ; en
profondeur, règnent en maîtres les militaires en activité et les services de
renseignement.
Quid du facteur culturel ?
L’explication culturaliste affirmant l’existence
d’une incompatibilité entre la démocratie et notre culture arabo-musulmane a
beaucoup servi dans les années quatre-vingt, d’abord aux théoriciens de la
dictature puis à leurs grands amis occidentaux. Nos tyrans ont
longtemps fait répéter par leur propagande que la démocratie était contraire à
notre culture. Leur point de vue s’explique. Ces gens défendent par tous les
moyens leurs privilèges exorbitants et il y va aussi de leur vie. Ce qui est
par contre incompréhensible et inadmissible, c’est que des politiciens
occidentaux se mettent à colporter de telles inepties. M. Seguin ne perd pas une occasion pour expliquer aux
Tunisiens médusés que chaque peuple doit suivre sa propre voie et qu’il n’existe
pas de démocratie standard. Mais qu’entend-il par le « chemin propre à chaque pays, respectant sa spécificité
culturelle » ? Devons-nous par exemple refuser le droit de vote aux
femmes, leur interdire de se mêler de politique ou accepter la république héréditaire car
notre « culture » telle qu’il l’imagine nous y engage ? Le discours tenu ces dernières années par la droite
occidentale à ce sujet est d’une pauvreté intellectuelle affligeante. Pour
elle, le régime du parti unique n’aurait pas que des inconvénients. La démocratie et les droits de l’homme peuvent avoir des lectures
diverses, qui, comme par hasard, sont celles des dictatures locales. L’attitude
relève d’une insupportable hypocrisie quand elle affirme, au nom d’une
prétendue spécificité culturelle, abandonner la lecture de ces valeurs aux dictateurs et
non à leurs opposants démocrates issus de cette même culture.
Un
vieux parlementaire italien devant qui je fulminais contre de tels individus
éclata de rire : « Il ne faut jamais argumenter avec les imbéciles ou les
gens de mauvaise foi. Je me souviens que dans les années trente, certains
Anglais discutaient très sérieusement de l’incompatibilité culturelle entre
latinité et démocratie. Regardez tous ces Espagnols, Portugais, Italiens,
disaient-ils. Ce n’est pas un hasard s’ils vivent sous une dictature. Tous des
catholiques ! Le saut de la France dans le pétainisme était même supposé
valider cette brillante théorie ! »
Ce qui est frappant chez ces
culturalistes, c’est la petitesse de leur vision à la fois de leur propre
culture et de la démocratie.
Il y a le discours grossier de Philippe Seguin.
Il y a celui plus subtil de Hubert Vedrine[6] : « Ils
(les Européens) pensent, comme les Américains, que leur devoir est de propager
partout sans états d’âme la démocratie occidentale et l’économie libérale de
marché (malgré les efforts des socio- démocrates sur la défensive pour corriger
ou encadrer ce second point), tout
simplement parce qu’ils ne sont pas moins convaincus que les Américains de la
supériorité de leurs valeurs, même s’ils sont gênés quand c’est dit trop clairement,
par exemple par un Silvio Berlusconi qui parle maladroitement de valeurs
occidentales et non de valeurs universelles. » On n’est pas frappé par le
fait que la plus grande démocratie du monde est un pays asiatique qui s’appelle
l’Inde ou que les pires dictatures de ce siècle furent des dictatures
occidentales dont celle qui a prévalu un jour dans le pays de l’inénarrable
Silvio Berlusconi. De toutes les façons, ce que MM. Vedrine, Berlusconi ou
Seguin doivent comprendre, c’est que nous nous fichons de savoir si la démocratie
est occidentale, universelle ou martienne. Nous, Arabes libres, sommes bien
décidés à nous en emparer, à nous l’approprier. Nous l’utiliserons pour nos
propres besoins et nous verrons même si nous ne pourrons pas l’améliorer afin
qu’elle soit un élément de plus dans notre processus de libération. Nous le
ferons comme pour l’appropriation de l’informatique, sans états d’âme, sans
reconnaissance de dette ou gratitude vis-à-vis de qui que ce soit,et pour cause. Nous n’avons jamais envoyé à
personne la note pour l’héritage grec sauvegardé et enrichi, pour les bases de
l’Algèbre, de la Chimie, de l’Optique ou de l’Astronomie, sur lesquelles la
science occidentale s’est construite.
L’étroit provincialisme des hommes de
droite et de gauche imbus de leur supériorité apparaît clairement quand on
compare leur position à la nouvelle révolution conceptuelle de l’UNESCO
: la notion de patrimoine de l’humanité. Qui mettrait en doute que les
Pyramides ont été construites par les Egyptiens et qu’elles leur appartiennent
? Mais qu’ils se mettent à vouloir les ceinturer par une simple autoroute et
les protestations fusent du monde entier. Les voilà obligés de reculer, tout
souverains quils soient sur un sol que nul ne leur conteste,et pour cause. Ces
pyramides égyptiennes appartiennent aussi et surtout à toute l’humanité.
Aujourd’hui, le panda de Chine, le génome humain ou les droits de l’homme, dont
celui à la démocratie, font partie de ce patrimoine universel du présent et
surtout du futur. Une grande culture ne se juge pas à la jalousie avec laquelle
elle protège sa spécificité mais à la générosité avec laquelle elle la
dissémine. Inversement, l’oeuvre d’une culture spécifique ne devient
véritablement grande que lorsqu’elle devient la propriété de tous les hommes.
Aujourd’hui, l’islam ou l’algèbre ne sont pas plus arabes que la démocratie et
l’insuline ne sont occidentales. A une petite conception de la démocratie correspond
forcément une petite pratique. On oublie souvent qu’il y a communiste et
communiste, islamiste et islamiste et donc démocrate et démocrate. Quel rapport
peut-il exister entre Berlinguer et Pol Pot,
Ben Laden et Mahmud Taha, entre Mandela, définissant un homme libre comme étant
celui qui se bat pour la liberté des autres et ces Adler, Seguin et compagnie ?
Ceci étant, il ne faut pas éluder le
problème, même s’il est posé de façon naïve ou malhonnête. Oui, nos sociétés
sont profondément autoritaires. La famille y est régie par l’autoritarisme du
père, l’école par l’autoritarisme du maître etc. Oui, il existe des valeurs,
des attitudes et des comportements bien ancrés dans notre histoire qui sont aux
antipodes des valeurs démocratiques. Mais face à ce phénomène, les
culturalistes commettent deux grossières erreurs de lecture. Primo, il ne s’agit
pas là d’une spécificité arabe. On feint d’oublier que la culture occidentale s’est
accommodée pendant plus d’un siècle du colonialisme, qu’elle a enfanté le
nazisme, le fascisme, le franquisme, Salazar et les colonels et ce dans le
berceau même qui l’a vu naître. Si on regarde en profondeur même les sociétés
les plus démocratiques, on a vite fait de repérer toutes les poches où l’autoritarisme
s’est retiré. C’est en tant que jeune interne que j’ai connu dans les hôpitaux
universitaires de la démocratique France les dictateurs les plus imbuvables. Les grands
patrons de médecine et surtout de chirurgie reproduisaient à petite échelle
(depuis la terreur exercée sur leurs « sujets », jusqu’à la guerre
sans merci faite au dauphin ou au rival) toutes les caractéristiques de la
dictature politique. Il est amusant de noter que, pendant que l’on surveille le
champ politique, l’autoritarisme s’enfuit par tous les interstices pour aller s’installer
dans les entreprises, les hôpitaux ou les administrations.
Secundo, la culture n’est pas une
structure figée mais une entité vivante qui change, s’adapte, s’enrichit et
évolue. On oublie trop vite que les Arabes ont arraché à des dictatures sur la
défensive une liberté de parole mise hors de portée de toute censure par les
nouvelles technologies. Peu d’étrangers et même d’Arabes savent que nous avons…
140 chaînes satellitaires, la plus grande concentration dans le monde
saccageant de fond en comble stéréotypes et images, débattant de tout.
Peu
savent que ce sont les Arabes qui ont embrassé avec le plus grand enthousiasme
la nouvelle « idéologie » des droits de l’homme et ce dès les années soixante-dix.
Et pour cause, les droits de l’homme n’auraient jamais été inventés si leurs
violations n’avaient été si massives. Il était normal que ce soit en « Arabie »,
là où ils étaient le plus sacrifiés, que le mouvement pour leur défense soit l’un
des plus vigoureux.
C’est
durant cette période qu’on vit éclore des organisations de défense des droits
de l’homme en Algérie, au Maroc, en Mauritanie, en Egypte, au Liban ou en
Syrie. La plus curieuse d’entre elles vit le jour en Arabie Saoudite en 1993,
hybride détonnant se réclamant d’une double référence : la Déclaration
universelle et une conception réactionnaire de l’islam. Les feux de la rampe
ont été braqués sur le courant bruyant de la contestation « droitdel’hommienne »
travaillant sur le plan du politique. Mais on mesure mal l’importance du
travail qui est effectué en profondeur par le courant « missionnaire ». Comme toutes les
cultures, la nôtre connaît des conflits, des hésitations et de dangereuses
tentations. Elle est constamment dans un état pénible de tension par le jeu de
forces qui veulent la maintenir stable et d’autres qui essayent de la tracter
vers un futur prometteur mais incertain. Au début des années quantre-vingt-dix,
un projet ambitieux est né de notre rencontre avec le Syrien Haytham Manna et la Libanaise
Violette Daguerre, tous deux écrivains et militants de longue date. Nous avions
commencé chacun de notre côté, et ce dès le début des années quatre-vingt, un
travail de fourmi pour disséminer dans notre culture les nouvelles valeurs. Il
fallait d’abord vaincre le totalitarisme en cours ou en gestation dans les
coeurs et les esprits. Les islamistes saturaient l’espace culturel avec leurs
livres et leurs théories. La vague islamiste qui déferle aujourd’hui sur le
monde peut-elle être comprise sans les idées très largement diffusées d’Ibn
Taimia, Mawdoudi ou Saïd Kotb ? Nous devions faire pareil même si cela
paraissait être le combat du pot de terre contre le pot de fer. C’est sur la
base de ce choix culturel et du pari sur
le long terme que fut créée en 1996 la Commission arabe des droits de l’homme.
A ce jour elle a publié la seule encyclopédie arabe des droits de l’homme et
une quarantaine de titres devenus des références. L’avènement des chaînes
satellitaires aussi bien que les séminaires de formation ou l’occupation
permanente des tribunes des grands journaux nous permirent d’élargir l’audience de travaux
souvent interdits et très peu diffusés. D’autres centres de diffusion de l’arabisation
des droits de l’homme apparurent de façon spontanée et indépendante en Egypte,
Palestine, Tunisie et Maroc. Qui plus est, nous ne travaillions pas dans un
vide total ou sur un terreau totalement nu comme le craignent les nôtres et l’insinuent
les amis qui nous veulent du bien. L’histoire d’Ibn Aql montre qu’on n’invente
rien dans ce domaine mais qu’on reprend indéfiniment les mêmes problèmes avec
de nouveaux outils. C’est par pur hasard que je suis tombé dans le livre Al
Aghani (compilation de contes et de poèmes classiques écrite au Moyen-Age
par Al Aspahani) sur l’histoire étonnante de ce Bédouin ayant vécu en Arabie
avant l’islam. L’homme, rapporte le livre, voyageait à la tête de sa caravane
dans le désert de la péninsule arabique quand il entendit les hurlements d’une
femme. Il se porta vers un campement, où une mère éplorée le
supplia de courir derrière son mari emmenant leur nouveau-né. Il voulait l’enfouir
dans le sable, selon la tradition ancestrale qui consiste à se débarrasser des filles, jugées trop à
risque pour le budget et l’honneur de la famille. Ibn Aql trouva le père à l’oeuvre et négocia avec lui :
« Puisque c’est la misère qui te pousse à faire cela, je t’achète la vie de l’enfant
et non l’enfant lui-même. »
L’affaire
est conclue, mais elle ne s’arrête pas là. Ibn Aql décide de consacrer sa vie
et sa fortune à lutter contre le fléau de l’infanticide des petites filles en
achetant leur droit à la vie aux plus rapaces et en convaincant les autres de
rejeter un tel comportement. C’était soixante ans avant la venue de l’islam qui
allait interdire formellement la terrible coutume. Le prophète dira de lui : « Voilà
un homme qui aurait mérité de connaître l’islam. »
Quinze
siècles plus tard, les militants des droits de l’homme, selon la terminologie
de leur époque, le reconnaîtront pour « ancêtre » et feront honte en
son nom à ceux qui prétendent que les droits de l’homme sont une invention des
Occidentaux et une agression contre nos valeurs. L’une des actions
fondamentales du groupe Ibn Aql, aussi bien sur le plan de l’action politique
que de l’écriture, a été de s’opposer à l’imposture qui pousse des gouvernements
autoritaires à parrainer des déclarations
arabes ou islamiques. Quand on lit de près ces textes, on se rend vite
compte que leur objectif n’est pas d’incorporer les valeurs universelles de la DUDH, encore
moins de leur donner des moyens d’application. Il s’agit toujours de les vider
de leur substance « subversive ». Le non-dit des textes dits « spécifiques »
est évident : « Puisqu’on ne peut pas faire autrement, concoctons nos
droits de l’homme, la Déclaration universelle n’ayant d’universel que le nom.
Restons entre nous et gardons comme ciment de notre identité l’opposition à l’Occident,
y compris dans ce domaine. » Ce processus conflictuel d’implantation de
nouvelles valeurs, le débat qui fait rage autour du rapport entre spécificité
et universalité, démocratie et islam traduisent la vivacité d’une culture où tout
est en jeu et où rien n’est encore joué.
Certes,
l’appui occidental aux dictatures, le parasitage américain de notre discours
sur la démocratie, le facteur israélien et l’habileté des dictatures à utiliser
l’épouvantail intégriste ont joué un rôle important pour bloquer une évolution
possible vers des Etats démocratiques. Il n’en demeure pas moins, pourrait-on
nous objecter, que le monde arabe est submergé par une vague qui n’est pas
celle de la démocratie mais de l’islam. N’est-ce pas là l’origine la plus
profonde du mal arabe ?
L’analyse
qu’on fait d’un problème est largement tributaire de l’outil qu’on lui
applique. Si votre outil est défaillant, votre analyse le sera tout autant.
Pour comprendre ce qui préoccupe, il faut utiliser de nombreux outils pouvant
être empruntés à des champs de savoir très éloignés du politique.
Commençons
d’abord par identifier les protagonistes. Rien de plus biaisé que cette façon
simpliste d’opposer deux entités aussi abstraites qu’Islam et Démocratie. On
oublie souvent que les acteurs de la vie politique ne sont pas ces entités
désincarnées mais des hommes et des femmes tirant leur vision du monde et leurs
pratiques politiques, les uns de cette religion particulière qu’est l’islam,
les autres de cette école de pensée qu’est la Démocratie.
Analysons
ce qu’on va appeler pour le moment le phénomène islamiste avec deux concepts
empruntés à la linguistique, plus exactement à la lumière du distinguo qu’elle
fait entre description diachronique et synchronique. La première décrit l’objet
de l’étude par rapport au temps, la seconde par rapport aux autres éléments de
l’ensemble dont il fait partie.
La
description diachronique va montrer que ce phénomène ne date pas d’aujourd’hui.
Le premier attentat « intégriste » coûta la vie, en 656, au troisième
successeur du prophète, Uthman, accusé déjà de corruption. L’affaire, comme on
dirait de nos jours, fut le point de départ de la première guerre civile arabe.
Cette guerre féroce, appelée par les historiens la « grande discorde »
, démarra à peine vingt ans après le décès du fondateur de l’islam. Elle
aboutira au schisme chiite et inaugurera un processus ininterrompu de violences
politiques qui durent encore de nos
jours. Le phénomène ne cessera de se répéter à intervalles irréguliers pendant
quatorze siècles changeant de forme mais se présentant toujours comme
une révolte de nature politique et d’expression religieuse qui s’attaque, au
nom des principes d’égalité et de justice de l’islam, à l’injustice et à la
corruption du prince musulman. La dernière grande révolte intégriste de
ce type a été celle du wahabisme dans l’Arabie d’il y a deux siècles et plus
récemment la révolution iranienne. Cet islamisme- là, qui mérite bien l’appellation d’intégriste,
renaît régulièrement de ses cendres pour connaître le même échec. Quelles que
soient la sincérité et l’intégrité des fondateurs et membres de ce courant, et
quelle que soit la noblesse de l’idéal de référence, chaque révolte réussie ne
fait que réinstaller ce qu’elle abhorrait le plus : le prince injuste et
corrompu. Et pour cause : nul écosystème politique n’est plus générateur d’injustice
et de corruption que l’absolutisme, quel qu’en soit le masque idéologique. Cet
échec sans cesse recommencé peut s’expliquer à la lumière de ce que nous
apprend aujourd’hui la vaste
expérimentation des régimes politiques en cours dans le monde et surtout la
confrontation des divers bilans. Face à tous les problèmes politiques dont
celui de la corruption, l’intégrisme, comparé à la démocratie, a, pourrait-on
dire, parodiant une célèbre formule en philosophie, des mains propres mais pas
de mains. L’efficacité des sermons moraux, vite récupérés et vidés de tout leur
potentiel révolutionnaire par le pouvoir, est aussi dérisoire que celle des
sévères châtiments corporels n’affectant en général que le menu fretin. L’échec
répété de la contestation islamiste à installer la Cité de Dieu la fait passer
momentanément à l’arrière-plan à partir du XIXe siècle.
Considérons maintenant la dimension
synchronique du phénomène. Il faut l’opposer ici aux autres solutions proposées
par l’histoire au problème toujours en suspens du régime politique idéal. Les
élites arabes adoptent au rude et fécond contact de l’Occident
les nouvelles approches pour solutionner les éternelles difficultés. C’est l’époque
de la Nahda (la Renaissance). Nous voilà nantis de partis dits laïques ,
nationalistes ou communistes prônant la République, le socialisme et l’Etat
moderne etc. L’expérimentation de régimes politiques indépendants de la
religion pour la première fois de notre histoire tourna au désastre du fait de
l’absence d’un ingrédient essentiel : la liberté. Dès les années soixante-dix,
le discours nationaliste était devenu creux et insupportable. Ceci se passait à
peu près au moment où le discours de gauche était en perdition à l’image des
dictatures qui l’incarnaient en Europe de l’Est et en URSS. N’était disponible
dès lors, pour exprimer les espoirs de l’homme arabe, que le vieux discours
rigoriste un peu trop vite jeté aux
oubliettes par les élites occidentalisées. C’est la vague islamiste des années
quatre-vingt/quatre-vingt-dix.
Soumettons
maintenant le phénomène islamiste à l’analyse spectrale empruntée à la
physique. Projetez votre lumière blanche qui semble unie sur un prisme et vous
verrez s’étaler les différentes couleurs qui la composent, se dispersant de l’infrarouge
à l’ultraviolet en passant par les couleurs intermédiaires. Faites la même
expérience devant un prisme mental fait d’absence de préjugés et de sens de l’observation
et examinez ce que donne alors l’islamisme. Vous verrez le spectre s’étaler
entre deux extrêmes en balayant des réalités complexes et hétérogènes. Aucune
personne sérieuse ne devrait parler de l’islamisme mais des islamismes.
C’est d’ailleurs une règle générale. Ce qui est objet d’intervention en
médecine ce sont les diabètes, les épilepsies ou les
handicaps. Chercher toujours le pluriel derrière le singulier m’a toujours paru
la base de toute analyse féconde de n’importe quel problème. Tout le monde sait
qu’il n’y pas eu un communisme mais plusieurs très différents les uns des
autres : celui de Staline, de Mao, de Tito ; de Dubcek, de Berlinguer et de Pol
Pot. Tous les Russes n’étaient pas des communistes et tous les communistes n’étaient
pas des Khmers rouges. Idem pour notre phénomène Tous les musulmans ne sont pas
des islamistes et tous les islamistes ne sont pas des talibans. L’analyse
spectrale décomposera facilement les différentes couleurs de ce que la myopie
politique ou intellectuelle prend pour un tout. Il y a successivement le long
du spectre, et en commençant par l’extrémité droite.
-L’islamisme sectaire : Il est le mieux représenté par les groupes d’illuminés qui
ont sévi en Egypte dans les années 70, appelés Takfir wal Hijra (littéralement Apostasie et Exil) Pour ces
intégristes, tous les musulmans sont des apostats s’ils vivent sous l’autorité
d’un prince corrompu. Leur devoir est de s’exiler pour ne pas participer à la
damnation collective.
-L’islamisme
obscurantiste
: Il est le mieux représenté par les
frustes talibans, paysans et montagnards des confins du monde islamique, qui en
sont restés à la conception la plus archaïque de la religion, rejetant toute
évolution des mentalités et des pratiques par rapport à l’époque de référence :
celle du prophète. On désigne communément ce groupe sous le terme de salafiste
ce qui veut dire en arabe passéiste.
-L’islamisme jihadiste :
Il est le mieux représenté par le GIA et Al Qaïda. Il s’agit d’un intégrisme
violent dont l’ennemi principal est le prince musulman corrompu et non l’Occident
comme on le croit.
-L’islamisme d’Etat :
il est le mieux représenté par le régime saoudien. C’est une idéologie
contre-révolutionnaire et de pouvoir absolu. Son ennemi numéro un n’est pas la démocratie
mais l’islamisme jihadiste.
-L’islamisme conservateur : il est le mieux représenté par la célèbre confrérie des Frères Musulmans.
Il s’agit d’une formation politique qu’on mettrait en France au centre-droit de
l’échiquier politique. Que ce soit en Egypte, en Jordanie ou au Maroc, ces
islamistes-là, souvent des vieux routards de la politique politicienne, ne
veulent que leur place dans le système ….quel qu’il soit.
-L’islamisme moderniste :
Il est le mieux représenté par des hommes au pouvoir comme Khatami en Iran ou
dans l’opposition comme Ghanouchi en Tunisie. Le projet d’un tel courant est de
réconcilier l’islam avec son siècle.
-L’islamisme utopiste : il
est le mieux représenté par le Soudanais Mahmoud Taha pendu par le régime
intégriste de Khartoum. Les thèses de ce courant ne seraient pas reniées par un
marxiste doublé d’un anarchiste chrétien.
On voit bien la complexité du rapport que
peut entretenir le phénomène islamiste avec le mouvement démocratique. Il peut
être l’allié de la dictature, ou son pire ennemi. Il peut être la dictature. Il
peut être le pire ennemi de la démocratie, ou s’en accommoder fort bien.
Les démocrates, par lesquels existe la démocratie,
se dispersent eux aussi selon un spectre, où l’on va trouver en Europe des
démocrates libéraux, des démocrates socialistes, des démocrates chrétiens, des
démocrates laïques. Tous ont des points communs et des divergences importantes.
Dans le monde arabe, ces distinctions existent mais de façon quiescente, car c’est
l’épreuve du pouvoir qui les rend pertinentes. Pour le moment, l’analyse
spectrale ne montre que deux groupes aux contours flous , que nous appellerons
à défaut de meilleurs vocables, les démocrates non dogmatiques et les
démocrates laïques. Au centre de leurs divergences profondes se trouve un
problème lancinant malheureusement très mal posé : la laïcité.
La
pomme de discorde
Il y a
quelques années, j’ai été invité par une association islamiste de Paris à
donner une conférence sur les droits de l’homme en Tunisie. Pour lever toute équivoque sur le
sens de ma présence, et aussi par honnêteté intellectuelle, j’ai commencé par
dire que c’était en tant que démocrate et laïque que j’allais exposer ma vision
du problème. Le présentateur s’empara immédiatement du micro pour expliquer à l’auditoire
que le conférencier n’était pas athée et que par laïque il voulait dire qu’il était ilmani .
Ce mot bizarre en arabe, est encore plus bizarre en français, car traduit au
plus serré il correspond à « scientiste ». Or je ne me sentais pas
plus scientiste qu’athée. Etre laïque signifiait pour moi lutter pour le droit de
notre pays à vivre sous des lois régissant toute société démocratique moderne,
quitte à rompre avec celles que les légistes du premier siècle après l’Hégire
avaient compilés, sous le nom de charia, organisant des sociétés
agraires et semi-nomades qui n’ont plus rien de commun avec nos sociétés d’aujourd’hui.
Sans m’en rendre compte, je m’étais fait de la laïcité l’idée qui m’arrangeait
le plus. Or c’est tout ce que tout le monde faisait. Voilà pourquoi le concept
est devenu un fourre-tout où chaque acteur politique lui donne le sens le plus
compatible avec sa vision de la société et son projet politique. Pour les
dictatures comme celles de l’Irak de Saddam, de la Syrie ou de la Tunisie,
laïcité signifie modernité, occidentalisation et surtout rejet de l’islamisme.
Pour les divers islamismes, elle signifie tout autant rejet de l’islamisme que
de l’islam. Rien d’étonnant à ce qu’elle soit massivement exécrée par tous les
islamismes, des plus modérés aux plus extrémistes. Pour les démocrates, elle s’intègre
dans une vision rejetant à la fois le courant islamiste et la dictature.
Alors qu’est -ce qu’un vrai laïc ?
Comment peut-on être ce bon et vrai laïc en terre d’islam ?
Pour
répondre à cette question, j’ai dû essayer de saisir le sens profond de cette
séparation du religieux et du politique, de l’Eglise et de l’Etat, qui
constituent la clé de voûte de la laïcité, cette spécificité culturelle et politique
française.
Première
interrogation : qu’est -ce qui fonde pour un Français le sens même du concept ?
Qu’est- ce qui a rendu la séparation du religieux et du politique (en fait le
divorce) compréhensible… inévitable ? La meilleure réponse me semble être l’histoire.
J’essaye d’imaginer les images fortes associées à l’Eglise dans un esprit formé
par les Lumières : certes la chapelle Sixtine, les vitraux de Chartres, la
magnifique musique sacrée de Bach, mais aussi les bûchers de l’Inquisition, l’affaire
Galilée, l’affaire Giordano Bruno, le lien étroit avec la monarchie, les Chouans,
le Sacré -chœur édifié en remerciement à la Vierge pour la défaite des Communards.
Eglise rime donc avec réaction.
Deuxième
interrogation : qu’est -ce qui rend la laïcité pour un Français si précieuse,
si digne d’être promue et protégée ? La réponse la plus appropriée est que
seule la séparation du religieux et du politique pouvait permettre l’égalité,
cette valeur fondamentale de la Révolution Française. On ne pouvait dépasser le
stade de communautés juxtaposées régies par la simple tolérance et fonder une
vraie égalité entre les catholiques majoritaires et les minoritaires
protestants ou juif, sans l’évacuation du critère religieux et la fonte de tout
ce beau monde dans une citoyenneté républicaine garantie par un Etat neutre
religieusement.
Troisième
interrogation : qu’est- ce qui a rendu cette laïcité possible ? Il s’agit tout
simplement de l’existence de deux corps parfaitement identifiables qui sont l’Eglise
et l’Etat et qui peuvent de ce fait se marier ou divorcer selon leurs humeurs
ou leurs intérêts. Cela peut paraître élémentaire pour un esprit français mais,
pour un esprit arabe, c’est là une chose tout à fait bizarre.
Une
fois tout ceci bien compris, il faut revenir à notre réalité. On découvre
facilement que non seulement les expériences historiques ne concordent pas,
mais semblent se développer dans des directions diamétralement opposées.
-L’islam
est politiquement ambivalent : il est à la fois le pilier de tout régime
réactionnaire et le porte-drapeau de toutes les révolutions. Il est cocasse de
considérer que la dynastie Ibn Séoud fait aujourd’hui face à une
quasi-insurrection basée sur l’idéologie qui l’a portée au pouvoir. Pour
comprendre cette spécificité culturelle, il faut imaginer la Commune de Paris
se faisant au nom du « vrai » christianisme et élevant sur la butte
de Montmartre sa propre chapelle.
-L’islam
est le fondement et la garant de l’égalité
: la revendication égalitaire trouve son fondement dans les commandements
du Coran. C’est ce qui explique par ailleurs le potentiel révolutionnaire de l’islam.
Certes cette égalité n’est pas absolue et ne couvre pas entièrement la femme ou
les « protégés » appartenant à d’autres religions. Mais au temps des
bébés-filles enfouies dans le sable ou du bûcher pour les marranes en Espagne
catholique, c’était un énorme pas en avant. Malheureusement, cette avance par
rapport à son époque a été perdue de nos jours. C’est au nom de cet
égalitarisme de l’islam et de son avant-gardisme, tout autant qu’au nom des
valeurs des droits de l’homme, que j’ai signé il y a quelques années une
pétition sentant le souffre de l’Association tunisienne des femmes démocrates
appelant à l’égalité devant l’héritage, dernier grand bastion de l’inégalité
entre les sexes et ligne rouge à ne pas franchir pour l’intégrisme islamiste le
plus dur.
-L’islam est la clé de voûte de l’identité : pour un Tunisien, comme pour un Syrien, le
sentiment d’identité saute presque sans transition du niveau familial et
clanique à celui de la Oumma (communauté islamique). La notion de Watan
(patrie) en vieil arabe signifie l’endroit où l’on s’installe momentanément.
Certes, on se sent de plus en plus égyptien, algérien ou marocain, mais c’est
si superficiel ! Le peuple continue quelque part à être nomade comme le fut l’Etat
lui-même. N’a-t-on pas vu des Etats s’en aller avec armes et bagages pour se
tailler un fief très loin du pays d’origine ? Les Ommeyades émigrèrent de
Syrie en Andalousie au VIIIe siècle. Les Fatimides abandonnèrent au XIIe Mahdia
pour aller fonder Le Caire. Les Arabes ont toujours habité leur religion et
leur langue, non un espace physique défini et clos pour toujours.
-L’islam
est partout et nulle part : l’absence
de distinction claire entre le religieux et le politique serait une
caractéristique (exceptionnelle et malheureuse ? ! ) des seules sociétés
musulmanes. En est- on bien sûr ? Quand on retrace l’histoire du
politique, on se rend vite compte qu’il a revêtu dès le départ les habits du
religieux et que cela continue jusqu’à nos jours, y compris en Europe
occidentale. Tout se passe en fait comme si la religion était de la politique
avec des fonctions en plus et un certain théâtre, alors que la politique n’est
que de la religion sans le théâtre ou plutôt avec un autre théâtre. Et pour
cause, ne s’agit-il pas dans les deux cas des mêmes objectifs : commander aux
hommes, les sauver, les formater selon un moule bien déterminé, d’où une
inextricable intrication reconnue ou refoulée ? C’est peut- être la
situation française qui est l’exception et non la règle dans la relation du
religieux et du politique. Personne ne fait grief à Israël d’être un Etat
théocratique ou à la Norvège d’inscrire dans sa constitution que c’est le
christianisme protestant qui est le fondement de l’Etat. Qui a jamais mis en cause le caractère
démocratique de la Grande-Bretagne, dont la reine est à la fois chef de l’Etat
et chef de l’église anglicane ?
Toujours
est-il que les caractéristiques de l’islam expliquent pourquoi le concept de
laïcité n’a pas pris et ne pouvait pas prendre. Une image de la biologie
permettra peut-être de mieux saisir la situation. Pour être efficace, la
molécule d’un médicament doit impérativement pénétrer dans la cellule. Pour ce
faire, elle doit d’abord s’unir, un peu à la manière d’une clé dans une
serrure, avec une structure au niveau de la membrane cellulaire appelée
récepteur. Sans ce récepteur elle ne peut être fixée, transportée à l’intérieur
de la cellule et métabolisée. Tout se passe comme si la laïcité avait rebondi à la surface de notre société, faute
de récepteur qui la fixe et la transporte à l’intérieur de la culture pour la
métaboliser et en faire quelque chose d’utile. Les élites au Maghreb qui ont
mélangé indûment deux réalités distinctes ont continué sans le savoir une
histoire qui n’était pas la leur et commis par suivisme et manque de
discernement un grave contresens.
Pour avoir ignoré (dans les deux sens du terme à savoir méconnaître et /ou
refuser d’en tenir compte) cette réalité, des hommes comme Atatürk, Reza Pahlavi
ou Bourguiba n’ont fait que violenter leurs sociétés. La réislamisation des
sociétés turque, iranienne et tunisienne est aujourd’hui l’aspect le plus
patent de leur échec par ailleurs si coûteux en souffrances ô combien inutiles.
Les illusions, les errements de tels hommes inspirent toujours un courant
dangereux, confondant une idéologie propre à une histoire avec un système
politique qui la dépasse. La leçon de l’histoire est pourtant sans appel : exiger
l’association chez nous de la démocratie et de la laïcité, comme le font
les Français à cause de leur histoire, c’est condamner la démocratie à être
rejetée de l’espace culturel arabo-musulman et au seul profit de l’intégrisme.
A la
question, comment peut-on être laïque en terre d’islam la réponse est qu’on ne peut pas l’être,
à moins de l’être à la façon d’un corps étranger dans un organisme.
La
vraie bonne question est plutôt : comment défendre en terre d’islam non
la forme, mais l’essence des valeurs défendues en France sous la bannière de la
laïcité, ailleurs sous d’autres bannières, à savoir l’égalité et la liberté ?
Lignes
de continuité contre lignes de rupture
L’analyse spectrale nous a donc dévoilé
la complexité des acteurs impliqués dans des conflits politiques en cours ou à
venir, l’enjeu étant l’adoption ou le rejet des valeurs et des institutions
démocratiques. Avant d’entrer dans le détail de leurs conflits présents et d’anticiper
sur ceux du futur, terminons par le dernier outil d’analyse. Il est emprunté
aux mathématiques modernes : l’analyse des complexes flous. Cette branche de la
recherche considère que les phénomènes qu’on peut opposer de façon simple
(masculin-féminin, zéro -un, vie-mort) sont l’exception et non la règle dans la
nature. Les choses ont tendance à être plus en continuité qu’en opposition, à
avoir des contours et des frontières flous et non tranchés, à se transformer
les unes dans les autres, à s’influencer mutuellement, à constituer des
hybrides. Cette théorie subtile permet de comprendre que les divers islamismes
ne sont pas des zones fermées par des frontières étanches. Ce qui fera un
groupe jihadiste, obscurantiste ou moderniste, c’est sa composition
majoritairement jihadiste, obscurantiste ou moderniste.
Mais la
théorie a un autre intérêt : l’osmose entre les entités en présence. La police
connaît bien ce phénomène : le crime ne génère pas que des gendarmes et
des voleurs, mais au niveau de la zone tampon de leur rencontre chronique des
gendarmes-voleurs qu’on appellera les ripoux et des voleurs, gendarmes qu’on
appellera les indics. Rien d’étonnant à voir se rapprocher au centre des deux
spectres les islamistes les plus modérés et les démocrates les moins
dogmatiques.
C’est à Londres, en juillet 2000, que j’ai
rencontré pour le premier long entretien Rached Ghannouchi, le dirigeant d’Ennahda
croisé auparavant à Tunis sans qu’il y ait eu vraiment de rencontre. Mon interlocuteur est
aux antipodes de l’intégriste des caricatures. Il est affable, modéré, serein,
parle d’une voix douce, manie une langue arabe classique mais sans préciosité.
L’homme a connu la prison et l’exil. Il a vécu des mois dans le couloir de la
mort. Il fait partie de ces êtres denses avec lesquels les échanges vous font
gagner beaucoup de temps dans la compréhension des choses. Sudiste, d’origine
populaire, profondément attaché aux racines et à la culture, que de points
communs en apparence ! En fait nous appartenons à des écoles de pensée très
différentes. Il ne tarit pas d’éloges sur la position de la Ligue des années de
braises, sur celles du CNLT.
J’explique au Cheikh ma position.
« Ce ne sont pas des islamistes que nous défendons et que nous
continuons à défendre mais des êtres humains et des citoyens tunisiens victimes
d’intolérables injustices. Ce n’est pas par calcul politique, aveuglement ou
naïveté, que nous réclamons la légalisation d’Ennahda, comme tous les partis d’opposition,
mais par souci de cohérence interne. On ne peut être militant des droits de l’homme
en détournant la tête quand on torture votre adversaire politique. On ne peut
être démocrate quand on refuse la liberté d’association et d’action politique
pacifique aux autres. Nous savons qu’il est impossible de maintenir la fraction
traditionaliste du pays indéfiniment hors du système politique, autrement que
par le recours à la répression permanente incompatible avec la démocratie. Ceci
étant, je reste un homme profondément hostile à tout Etat théocratique, attaché
au caractère sacré du corps humain, fermement opposé à la peine capitale,
décidé à pousser aussi loin que possible, dans les textes et la pratique
sociale, l’égalité entre l’homme et la femme. Je ne confonds pas antisionisme
et antisémitisme, la politique américaine et l’Occident. Universaliste, j’ai
fait de la Déclaration universelle des droits de l’homme mon credo. Je n’envisage
pour la Tunisie qu’un Etat en totale conformité avec les conventions et les
traités, tels que rédigés par le Législateur Universel. L’islam est certes ma
religion et une composante de ma culture, mais il ne saurait être le fondement
de l’Etat, car il ne serait que l’alibi de luttes de pouvoir, et le prétexte d’un
nouveau totalitarisme. En politique on doit avancer sous la bannière de ses
propres idées, non les prêter à Dieu. De plus, notre appui à vos droits
politiques tiendra tant que vous resterez un mouvement pacifique, ne fût-ce qu’à
cause du bénéfice colossal que pourrait tenir le dictateur de la violence. »
Le
Cheikh Ghannouchi m’écouta très calmement.
« Certes,
nos bases idéologiques sont différentes, et nous ne pouvons pas être d’accord
sur tout. Voyez vous-même quant à l’aspect pacifique de notre combat. Dix
années de terrible répression et de provocation permanente n’ont pas réussi à
nous entraîner dans la violence. Notre adhésion aux règles de la démocratie est
un choix stratégique. Nous ne cessons de répéter que nous accepterons un
gouvernement communiste si le peuple le désigne par des élections libres. Nous
avons de plus renoncé à toute prétention à l’hégémonie. D’ailleurs pourquoi
continuez-vous à opposer islamistes et démocrates ? Pourquoi des
islamistes ne seraient-ils pas eux aussi des démocrates ? »
C’est
alors que j’ai mesuré le chemin parcouru, car l’approche a bien changé par
rapport à celle du début des années quatre-vingt. Manœuvre disent les uns,
maturation me paraît un terme plus exact. J’ai mesuré aussi le rôle dans cette
maturation de l’attitude qui avait été celle de l’écrasante majorité des
démocrates tunisiens durant toute la décennie noire. Souvent de gauche,
allergiques à l’islamisme, ils ont néanmoins adopté face à la répression des
islamistes une attitude éthique et non politique. C’est cette attitude qui a
donné aux islamistes tunisiens une image forte et crédible de la démocratie.
Avons-nous su toucher les cœurs et les esprits, lever des obstacles supposés
infranchissables et ouvrir de nouvelles perspectives à la démocratie et à la
paix civile dans notre pays ? Peut-être n’allons-nous pas être condamnés à
choisir entre la peste et le choléra, entre la dictature supposée nous protéger
des talibans et le GIA supposé nous
libérer de la dictature.
La
recherche de cette rencontre au centre du spectre a été une option stratégique
qui va chercher à se concrétiser sur le plan politique. Au mois de mai 2003 eut
lieu à Aix- en -Provence une réunion qui a rassemblé dans une charmante abbaye
une trentaine de personnes venues discuter pendant trois jours de l’avenir de
leur pays Ces hommes et ces femmes représentaient les courants politiques les
plus importants en Tunisie dont le mouvement islamiste Ennahda. Etaient
présents aussi les représentants de grandes associations de la société civile
comme le barreau ou le CNLT. Les extrémistes des deux bords brillaient par leur
absence, ainsi que quelques hésitants. Pour la première fois de l’histoire tumultueuse
des démocrates et des islamistes, sera signé un document commun[7] où
chaque mot sera âprement négocié. Le texte est un compromis mais sans
compromissions. Les démocrates non dogmatiques, dont des représentants de l’extrême
gauche, reconnaissent le droit des Tunisiens à leur identité nationale et
religieuse. Les islamistes éclairés reconnaissent, eux, leur droit à un régime
démocratique et à ses principes de base dont l’égalité complète, notamment
entre les deux sexes.
On
comprend qu’une telle évolution dans les rapports des deux composantes
principales de l’opposition à l’Etat policier inquiète profondément le pouvoir
archaïque, habitué à les jouer l’une contre l’autre. Et pour cause, l’alliance
de ces deux courants signifie que le mécontentement diffus de la population a
enfin trouvé une expression politique capable de présenter une alternative au
régime de la répression et de la corruption.
Les
récalcitrants à cette démarche expriment à travers leur opposition à tout
rapprochement la secrète inquiétude de tous les démocrates arabes et je ne fais
pas exception à la règle. La pire situation ne serait-elle pas d’installer l’islamisme
au pouvoir grâce à la démocratie ? Les dernières élections au Maroc en
2002 ou en Turquie en 2003, comme celles de l’Algérie il y a dix ans, montrent
le grand capital de popularité des islamistes et leur grande capacité à
utiliser les mécanismes de la démocratie pour se hisser au pouvoir. Allons-nous
recommencer le drame qu’a connu l’Allemagne de 1933 où les élections démocratiques
ont livré le pays aux forces qui l’ont détruite? Mais par ailleurs comment
bâtir une démocratie en excluant une partie importante de la population ?
Quel régime démocratique pourrons-nous mettre en place si nous ne prenons pas
le risque d’élections honnêtes ? Pouvons-nous au nom de la défense d’une démocratie
abstraite refuser d’affronter les aléas et les risques de son installation ?
Quels que soient ces risques, ils sont préférables au pourrissement généralisé,
à la lente agonie sous les dictatures actuelles. Au mieux, le pari sera gagné
en faisant accéder au pouvoir des forces politiques diverses obligées de
négocier des compromis. Au pire, les islamistes arrivés au pouvoir refuseront
de retourner aux urnes et installeront comme au Soudan une dictature
intégriste. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il ne faudra que
quelques années pour que tombe aussi cette dictature au masque religieux
et que nos peuples abandonnent définitivement la croyance que la charia
est la solution de leurs problèmes économiques, sociaux et politiques. Cette
prise de risque est le moteur du rapprochement au centre que je prône depuis
des années. La stratégie n’est pas le propre de la Tunisie. En Syrie, le face-
à-face des islamistes et des démocrates a suivi pratiquement le même
scénario. Les démocrates ont rejeté avec horreur toute « collusion »
avec le diable intégriste. La frange modérée des démocrates a reconnu, quant à
elle aux islamistes le droit d’exister sans vouloir pendant des années les
fréquenter. Riadh El Turk, secrétaire général du PC, dissident et vieux routier
des prisons du dictateur défunt Hafez Al Assad, comme Haythem Manna, figure de
proue du mouvement des droits de l’homme syrien, plaident aujourd’hui pour un
large front contre la dictature comprenant les islamistes. Ces derniers, qui
avaient pris les armes contre le régime au début des années quatre-vingt,
abandonnèrent la stratégie violente prônée par leur guide des années soixante/soixante-dix,
Adnane Saadeddine, et reviennent à la stratégie politique et centriste du
fondateur du mouvement dans les années cinquante : Mustapha Sebaï. Le guide
actuel ,Ali Al Bayanouni, déclarait en 2002 que les Frères Musulmans syriens
luttent non pour un Etat islamique, mais pour un Etat démocratique. C’est sur
cette base qu’eut lieu à Londres en août 2002 une conférence de dialogue national qui a
réuni islamistes, communistes et militants associatifs pour entériner ensemble
un texte commun appelé la charte nationale. Ce texte fondateur stipule que l’Etat
sera démocratique, reconnaissant les libertés, le pluralisme, l’alternance, l’égalité
entre les deux sexes. Malheureusement la prise de risque et la rencontre au
centre ne sont pas la stratégie de tout
le monde. Au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la frontière floue où se
fait l’échange entre hommes de bonne volonté, les positions passent par toutes
les nuances, de l’attentisme neutre à l’hostilité froide, arrivant aux deux
extrêmes de l’exécration mutuelle. L’extrémisme n’est pas que le propre de
certaines franges de l’islamisme. Il existe aussi au sein du mouvement
démocratique. Je l’appelle l’intégrisme laïque. Ici la haine de ce qu’il
qualifie d’islamisme au singulier vire rapidement à la haine de l’islam, pire,
à la haine des hommes et les femmes qui adhèrent à la religion ou à l’idéologie.
En fait, tout se passe comme si l’on avait affaire à la même race d’esprits,
également répartis entre les deux intégrismes, fonctionnant sur les mêmes
principes d’intolérance, de peur, de simplification, d’ignorance, de rejet et d’absence
de nuance et de compassion. Ce courant ,minoritaire dans le mouvement
démocratique tunisien, est hélas le courant majoritaire en Algérie. Il est
certes la conséquence de la violence intégriste, mais dans quelle mesure ne la
nourrit-il pas ? S’il y a un jour un conflit à couteaux tirés entre « démocratie »
et « islam » et si la première est expulsée de la terre du second, on
le devra en grande partie à la singulière approche du problème de ce courant. L’intégrisme
laïque prolonge la vie de la dictature,
pave le chemin à la guerre civile et condamne la démocratie à rester en dehors
et au-dessus de la culture d’un peuple largement imprégné par les valeurs
religieuses. L’hétérogénéité des sociétés arabes est le produit de son
histoire. Elle ne peut pas plus se débarrasser de sa partie conservatrice,
héritage de quatorze siècles de culture, qu’elle ne peut se débarrasser de sa
partie moderniste, fruit de son contact avec l’Occident. Il n’y a que de
dangereux fous pour vouloir éliminer ou assujettir indéfiniment telle ou telle
partie de cette constitutive et insécable hétérogénéité. Il n’y a pas d’autre
solution pour la paix en Algérie ou dans tous les autres pays arabes que les
libertés et l’intégration de toutes les contestations ,dont l’islamique, dans
un jeu politique démocratique, certes risqué, mais dont on ne pourra faire l’économie
qu’au prix de la répression et de la guerre civile.
Quid
maintenant de la frange extrémiste du spectre islamiste ? A l’évidence,
elle ne peut être « convertie » ou arrimée à l’attelage démocratique.
Le courant intégriste et violent doit être combattu sur le plan des idées pour
l’inefficacité prouvée de son programme. Il doit l’être sur le plan politique
comme n’importe quel mouvement anti- démocratique. La démocratie a le droit et
le devoir de se défendre, mais dans le respect de ses propres valeurs et lois,
autrement elle ne serait pas digne d’être aimée, respectée et défendue. Si les
démocrates doivent rejeter ce courant, ce n’est pas parce qu’il se réclame de l’islam,
mais parce qu’il est gros du totalitarisme le plus destructeur. La
responsabilité des démocrates arabes est donc de tirer vers le centre, je
dirais presque de « convertir » à la démocratie le maximum de
composantes de l’islamisme modéré. Si nous ne voulons pas tourner en rond, il
nous faut bien admettre que la démocratie arabe ne se fera pas contre l’islam,
mais avec lui, plus exactement avec ses représentants les plus ouverts qui sont
à la fois la chance de l’islam et celle de la démocratie.
Pistes pour accélérer une guérison
On ne peut que rester sidéré devant ce
que coûte une dictature à un pays, à un
peuple et parfois au monde. Des millions d’hommes ont été détenus, humiliés,
sont morts inutilement par la volonté de simples mortels appelés Hitler,
Staline, Mussolini, Pinochet, Kim Il Sung. Que l’on songe à ce qu’a coûté hier
le maintien au pouvoir d’un Saddam Hussein, de ce que coûte aujourd’hui en
souffrances inouïes pour des millions de pauvres gens le maintien des dictateurs arabes.
La ruine d’un des pays les plus riches d’Afrique
comme le Congo a pu être organisée et menée à terme du fait d’un seul homme :
Mobutu. La dictature devrait être reconnue comme un fléau de l’humanité au même
titre que le sida ou la tuberculose et son éradication faire l’objet d’un
programme prioritaire des instances internationales, mais lesquelles ?
Mobiliser la société civile internationale
Le grand bouleversement dans les
relations internationales, de nos jours, n’est pas le cataclysme survenu dans
la structure ou les relations des Etats existants, mais l’irruption sur la
scène des sociétés civiles. Ces dernières, représentées par une myriade d’ONG
intervenant dans tous les domaines de la vie nationale et internationale, sont
l’expression de cette nouvelle donne où les peuples et les hommes commencent à
traiter des affaires du monde par-dessus la tête des Etats. Durant les
dernières décennies, il y avait en Tunisie deux « diplomaties »
concurrentes et deux politiques extérieures en conflit essayant chacune de
représenter le pays et d’en donner l’image souhaitée. Les relations
internationales de la Ligue ou du CNLT ont plus fait pour faire connaître la
Tunisie que les diplomates de la
dictature grassement payés mais totalement incapables de vendre l’image
souhaitée par le dictateur. Dans son combat pour faire connaître l’envers du
décor, la myriade des ONG indépendantes arabes a pu toujours compter sur un
soutien sans faille et sans contrepartie du riche tissu associatif
international et notamment occidental. On ne soulignera jamais assez l’importance
du rôle qu’a joué et que joue encore la presse libre des pays occidentaux,
notamment la presse française, dans ce processus de rapprochement des sociétés
et le renforcement du sentiment d’appartenance à des valeurs communes
transcendant les frontières linguistiques et religieuses. Je vois au siècle
prochain des thèses de journalisme et d’histoire préparées dans les universités
de Tunis, d’Oran ou de Marrakech, sur le rôle du journal
Le Monde ou Libération dans la démocratisation
au Maghreb. C’est grâce à la pression de cette société civile occidentale que
le Parlement européen ne cesse de condamner les dictatures de nos pays, que les
gouvernements sont obligés de mettre la pédale douce à leur appui contre-nature
et contre-productif, d’intervenir pour tel ou tel cas médiatisé etc. Les
rapports entre sociétés civiles arabes et occidentales ne sont que la
composante d’un réseau plus vaste où tous les peuples semblent se chercher pour
traiter directement et au ras des
pâquerettes leurs problèmes communs, qu’il s’agisse de la faim dans le monde,
de la pollution de la planète ou des droits de l’homme. Ne peut-on dire de la
politique ce qu’on a dit de la guerre à savoir qu’elle est une affaire bien
trop sérieuse pour être laissée aux politiciens ? C’est ce qui passe de
plus en plus par-dessus la tête et en dehors d’Etats qui en sont restés à une
pratique machiavélique de la politique. Ces Etats acceptent mal que nous soyons
passés de l’ère de l’indépendance à tout prix à celle de l’interdépendance
égale par tous les moyens. Ils ignorent surtout à quel point les peuples
veulent que « politique » rime avec « éthique » et non plus
avec « cynique ».
Le maître mot de cette politique éthique
régissant la vie de ce réseau en expansion rapide est la solidarité. Deux
sacro-saints concepts sont remis en cause par la même occasion : non- ingérence
et souveraineté nationale.
Pour
tous les régimes anti-démocratiques, ces concepts continuent de signifier le
droit absolu d’une poignée d’hommes à disposer librement d’un pays et d’une
population. Ces hommes ne sont pas plus comptables devant leurs peuples (puisqu’ils
s’auto-légitiment et se reconduisent à vie avec 99,99% des voix d’une
population « enthousiaste » et « reconnaissante ») qu’ils
ne le sont devant l’opinion internationale. Ils rejettent avec horreur toute
« ingérence étrangère », eux qui s’immiscent dans les affaires les
plus intimes de leurs sujets. Ils feignent de s’offusquer devant cette atteinte
à l’indépendance et à l’honneur du peuple qu’ils oppriment et déshonorent. L’attitude
est ridicule au vu de la marge d’indépendance réelle dont jouissent ces
régimes, le plus souvent clients de telle ou telle puissance occidentale. Elle
est juridiquement obsolète et politiquement dépassée. En juin 1993, eut lieu à
Vienne la première conférence mondiale sur les droits de l’homme. Durant ce
grand show organisé par l’ONU, les grandes ONG de la société civile
internationale siégeaient au même titre que les Etats. Boutros Ghali, le
secrétaire général, annonça dans son discours d’ouverture la mort de ce
sacro-saint concept de non-ingérence dans les affaires intérieures au regard de
l’universalité, de l’intangibilité et de l’indivisibilité des droits de l’homme.
L’Etat moderne, essayait-il vainement de faire admettre à un parterre poli et
hostile, n’est pas le propriétaire d’un territoire et le maître absolu d’une
population. Il n’est que le gérant des problèmes internes et externes d’une
société selon un cahier des charges établi par le législateur universel onusien
dans ses multiples déclarations, traités et conventions internationales. Il ne
peut tirer sa légitimité que du respect de ce cahier des charges dont un
chapitre essentiel traite de l’obligation qui lui est faite de restaurer, protéger
et promouvoir les libertés individuelles et collectives. Tous les Etats
antidémocratiques ne peuvent qu’être violemment hostiles à une telle révolution
des mentalités et des lois.
On oublie souvent que la souveraineté
nationale n’existe que quand la nation est souveraine, c’est-à-dire quand elle
est en mesure d’exercer toutes ses libertés, de contrôler son Etat, et de
changer ses dirigeants librement et pacifiquement. En réalité, seules les
nations démocratiques sont souveraines et indépendantes et elles ont une
obligation morale de venir en aide à leurs sœurs captives.
Pour le moment, les sociétés civiles
libérées de la tyrannie notamment en Occident nous aident de manière indirecte
et peu organisée. Certes, elles dénoncent, pétitionnent et manifestent. Mais il
leur faut aller plus loin. Les politiques étrangères des gouvernements
démocratiques d’appui à nos dictatures ne sont pas encore des questions
électorales au même titre que le chômage ou l’insécurité. Elles devraient l’être
pour les raisons évidentes de notre interdépendance. Nous avons vu que les
politiques cyniques et à courte vue des DGV (démocrates à géométrie variable) ne
font que renvoyer et déplacer dans un futur plus ou moins lointain les graves
problèmes qu’affronteront les générations nouvelles sous forme d’insoutenables
transferts de populations ou de guerres des civilisations. La réponse cinglante
de la société civile française aux déclarations du président Chirac lors de son
voyage officiel en Tunisie en décembre 2003 est très encourageante. D’autres
pas doivent être franchis pour que les politiciens en quête de mandats se
rendent compte du prix de leur appui à nos oppresseurs. Il existe aussi un
facteur encore peu influent mais qui pourrait jouer un rôle important dans le
futur : les électeurs d’origine arabo-musulmane.De tels électeurs doivent être
mobilisés et sensibilisés pour apporter leur soutien aux démocrates réels pour
qui la liberté est une et indivisible. Il s’agit là de pistes à explorer par
les démocrates à l’échelon de chaque pays libéré. Il en existe deux autres à
examiner en commun et qui pourraient rendre la carrière des dictateurs beaucoup
plus brève et abréger les souffrances des peuples « infectés ».
Identifier et punir les vrais terroristes
Le vocable « terroriste » a
largement servi à qualifier, sinon à stigmatiser des individus ou des groupes.
Accolé au mot Etat, il désigne dans la terminologie américaine des
gouvernements soupçonnés d’utiliser des groupes violents et des hors-la-loi
pour atteindre par la peur et le chantage des objectifs de politique
extérieure. Mais quid des Etats, de loin les plus nombreux, utilisant leurs
propres polices comme des groupes violents et des hors-la-loi pour atteindre par la peur et le chantage des buts de politique interne ? Comment
qualifier autrement que d’Etats, ou plus exactement de régimes terroristes, des
dictatures qui planifient et conduisent des politiques de torture ayant pour
but ultime de briser toute résistance ou toute velléité de contestation d’une
politique donnée ?
Une
politique de torture n’est jamais clairement énoncée comme une politique de
santé par exemple. Mais à l’instar de cette dernière, elle s’articule autour d’un
même schéma. Elle vise à atteindre certains objectifs, mobilise pour ce faire
des ressources et évalue au fur et à
mesure les progrès et les échecs de ses actions. On peut parler
de l’existence d’une politique de torture dans un pays donné quand sont réunis
cinq critères:
-La
dissémination des cas de torture sur l’ensemble du territoire national.
-La
persistance du problème ou son extension le long des années.
-L’absence
de décrue après les dénonciations répétées des ONG spécialisées.
-L’inexistence
ou la non-transparence des sanctions prises à l’encontre des tortionnaires.
-La
chasse systématique aux militants des droits de l’homme coupables de dénoncer
le fléau.
Les objectifs d’une politique de torture,
qu’on détermine a contrario, sont de trois
ordres : il faut extraire les informations nécessaires à la conduite de la
guerre contre l’opposition, casser le moral de cette dernière par les plus
grandes humiliations et par-dessus tout terroriser la population. Des trois
objectifs, le dernier est le plus important. La torture n’est pas par hasard un
secret de Polichinelle. L’information sur les horreurs et les abjections (comme
le choix qu’on a donné à certaines victimes tunisiennes entre la fellation et
le léchage des excréments des tortionnaires) doit sourdre des murs opaques et
se frayer un chemin dans le conscient et l’inconscient collectif. La courroie
de transmission idéale est la famille des victimes qui va disséminer des
sentiments d’horreur, de peur et d’impuissance nécessaires à la soumission des
populations. A cet égard, il faut rappeler en passant que la torture, comme le
handicap, n’est pas seulement le drame d’une personne, mais bel et bien celui d’une
famille soumise de façon indirecte mais tout aussi dévastatrice que la victime
à la souffrance, la peur et l’humiliation. Cette terreur qu’on veut greffer
dans l’âme et l’esprit de la société est elle-même au service des objectifs
ultimes de toute dictature : maintenir le pouvoir absolu du chef et la
prédation libre pour ses proches, sous couvert d’une idéologie instrumentalisée
et depuis longtemps trahie.
Deux
facteurs-clés sont susceptibles de briser une politique de torture : le recul
de la peur et celui de l’impunité. Le premier point relève de la compétence de
la résistance démocratique de l’intérieur. C’est à elle de transformer la peur
que suscite la torture en rejet, condamnation, indignation et protestation
diffusant dans toute la société. C’est son devoir et son honneur d’assister les
victimes et leurs familles, de les aider à transcender le traumatisme et de
valoriser souffrances et sacrifices. Une levée de bouclier généralisée peut
casser le projet d’intimidation, voire faire changer la peur de camp. L’opposition
démocratique arabe s’est largement acquittée de cette mission et continue à le
faire dans le sacrifice et l’honneur.
Le
second élément, à savoir la fin de l’impunité, relève de la responsabilité du
monde extérieur. Une grande étape a été franchie avec la création du Tribunal Pénal International (TPI). On ne dira jamais
assez le rôle qu’ont joué des ONG de la société civile internationale et
notamment occidentale dans sa naissance. Bien entendu les pays arabes se sont
massivement abstenus (la Jordanie étant la seule exception) d’en ratifier le
texte. Comment rendre dès lors effectif le principe d’impunité ? Il est
clair que la condamnation platonique des « autorités tunisiennes » ou,
pire en matière de noyer le poisson, de « la Tunisie », ne pèse pas
lourd devant le sentiment d’omnipotence et d’impunité que donnent à certains
individus le pouvoir absolu et les bénéfices politiques de la torture. Mais,
que les responsables au plus haut niveau soient identifiés, nommés, désignés du
doigt, leurs portraits affichés sur les murs et Internet, qu’une vaste campagne
soit déclenchée contre eux par la société civile internationale, qu’une foule de
plaintes soient déposées devant le TPI, voire les tribunaux nationaux tous
compétents en matière de torture selon la Convention internationale de 1984 et
ce sera le début de la sagesse. La dénonciation par le nom et l’image ne doit
pas se focaliser sur le dictateur mais porter aussi sur ses ministres de l’Intérieur
et de la Justice, les grands pontes de sa police secrète et les grands
maniaques de la gégène ou du fer à repasser les chemises portées par les
malheureuses victimes.
Pour
mieux isoler ces tristes échecs de l’humanité, je suggère la création d’un anti-prix
Nobel de la paix, qui pourrait s’appeler le prix Hitler ou le prix Attila.
Décerné annuellement par un aréopage de personnalités internationales
incontestées au grand tortionnaire en chef de l’année, le prix sera le hit -parade
des dictateurs. Quel plaisir d’imaginer une ribambelle de ces odieux
personnages, de leurs ministres ou grands policiers, vivant dans la hantise de
se voir nominer, ou pire, de remporter le prix Hitler de l’année, et d’avoir à se
débrouiller le reste de leur existence avec cet encombrant et terrible trophée !
Même de
tels hommes savent qu’une politique ne vaut que tant que ses bénéfices sont
largement supérieurs à ses effets pervers. Il faut donc obliger les commanditaires
et les instruments de la torture à refaire leurs calculs.
C’est
seulement quand il sera clairement signifié par des actes forts à tous les
responsables politiques que le monde a
décrété la tolérance zéro pour le plus ignoble des crimes et qu’ils sont
personnellement responsables des atrocités qui peuvent se passer durant leur
règne, que s’amorcera enfin la décrue. Ceci étant posé comme principe général,
il faut maintenant en comprendre toutes ses implications et ses effets pervers.
Il existe une sorte de loi qui fait que la meilleure loi appliquée aveuglément
et dans tous les cas sans discrimination peut devenir contre-productive. Il y a
toujours des situations extrêmes où il faut substituer à cette excellente loi
autre chose qui relève tantôt du bon sens, tantôt de quelque chose d’encore plus subtil comme la
compassion, le pardon ou simplement l’oubli volontaire. Examinons ce que veut
dire pour un dictateur, par nature paranoïaque, de savoir qu’il ne peut
échapper nulle part aux poursuites. Ce sera évidemment la fuite en avant avec
ce que cela implique d’aggravation de la répression, voire de guerre civile. Un
vieux stratège chinois conseillait aux militaires de ne jamais enfermer un
ennemi des quatre côtés, d’où le proverbe : « Il faut faire un pont en
or à l’ennemi qui fuit ». Le problème en effet n’est pas seulement de
passer à la démocratie, mais que le passage se fasse de la façon la plus
pacifique possible. Si le dictateur et les siens refusent l’inévitable, se
battent jusqu’à la fin, en faisant couler le sang, alors la société civile
nationale et internationale aura le droit de faire preuve de la plus grande
sévérité. Mais s’ils veulent négocier une porte de sortie pacifique, il faut
faire passer la vie avant la justice.
Renforcer
la légalité internationale par un nouveau dispositif
Le
dictateur tunisien s’est offert trois 99% lors des « élections
présidentielles » de 1989, 1994, 1999. Il s’est fait plaisir en mai 2002
en s’offrant un quatrième 99% approuvant une constitution taillée sur mesure qui
lui donne tous les pouvoirs en plus de la présidence et de l’immunité à vie.
Cette constitution a été rejetée par toute l’opposition lors de sa rencontre du
12 mai 2002 à Tunis et du 18 mai de la même année à Paris. A l’appel de cette
opposition pour une fois unanime, la mascarade du référendum constitutionnel a
été boycottée par 80% des Tunisiens. Or le dictateur s’apprête au mois de
novembre 2004 à jouer la même sinistre comédie du plébiscite populaire, en se
présentant à un nouveau mandat auquel il n’avait pas droit d’après la défunte
constitution, ajoutant ainsi l’illégitimité à l’illégalité. Supposons que,
pratiquant la fuite en avant, sûr de sa police et de l’appui des sponsors
américains et européens, le dictateur tunisien se fasse « réélire »
en améliorant un peu le spectacle. Imaginons qu’en plus de la bataille sur le
terrain, l’opposition tunisienne présente une plainte aux Nations unies contre
le dictateur, pour confiscation de la souveraineté du peuple tunisien et ce,
par la tenue d’élections trafiquées au résultat imposé par la terreur et la
fraude. Imaginons que notre plainte s’accompagne d’une demande d’invalidation
des élections et de non-reconnaissance de leurs résultats, avec tout ce que
cela implique de non-reconnaissance du gouvernement qui en est issu. Je ne sais
si on recevra une quelconque réponse de la bureaucratie onusienne. Si celle-ci
nous répond, ce sera sur un air désolé nous apprenant ce que nous savons déjà,
à savoir que l’ONU n’est pas en mesure de prendre notre plainte en considération.
Cette dernière fera tout au plus l’objet de quelques articles dans la presse
occidentale et sera considérée par beaucoup comme une opération publicitaire à la limite de la bouffonnerie.
Mais arrêtons-nous aux deux raisons qui rendent notre plainte irrecevable par l’ONU.
Primo, il n’existe pas au regard de la législation onusienne
de textes donnant le droit à un peuple de porter plainte contre son
gouvernement ou de contester ses méthodes et encore moins sa légitimité.
Secundo,
il n’existe pas de structure capable de traiter une telle plainte, d’invalider
des élections, aussi visiblement trafiquées, soient-elles ou de prononcer la
non-constitutionnalité d’une loi sur la presse ou sur les associations votée
par des parlements nationaux dont on sait qu’ils ne sont sous une dictature que
des chambres d’enregistrement. Ne parlons pas de l’absence d’une force capable
d’imposer les décisions d’une telle structure.
En fait
le message implicite d’une telle non-réponse, quel qu’en soit la forme ou le
contenu, est clair. Si vous voulez vous débarrasser de votre dictature, faites
comme tout le monde, descendez dans la rue, faites-vous hacher menu par les
mitraillettes comme cela s’est fait partout et comme cela a été le cas chez
vous en 1978 et en 1984. Si vous l’emportez, on sera bien content pour vous. Si
vous n’y arrivez pas, on sera bien désolé, mais on sera bien obligé de
continuer de traiter avec votre dictateur sur lequel nous ne nous faisons
aucune illusion par ailleurs.
Il faut
d’abord reconnaître dans ce non-dit sa formidable capacité de miner la volonté théorique
de la communauté internationale de substituer partout le droit à la force. On
reconnaît que, dans le cas d’espèce, il n’y a pas de solution de droit mais
seulement une solution de force. On accepte implicitement aussi que le droit ne
puisse éviter de traiter avec la force tant qu’elle est capable de l’emporter
sur le droit. Du point de vue éthique, la situation est aussi inacceptable que
celle qui consisterait, pour d’honnêtes gens, à traiter sans états d’âme avec
des voisins volant et violant sous leurs propres yeux, au lieu d’appeler la
police ou tout au moins de cesser d’avoir la moindre relation avec eux. L’argumentation
est inacceptable aussi pour d’autres raisons : les textes existent bel et bien.
Quant à la structure, elle manque et il faut la créer d’urgence.
L’humanité
se dote depuis cinquante ans d’un corpus de principes et de lois rédigés par le
législateur universel onusien sous forme de chartes, déclarations, pactes et
autres conventions. Les textes-clés de cette législation universelle sont la
charte des Nations unies, la Déclaration universelle des droits l’homme (DUDH),
le Pacte international pour les droits civils et politiques (PIDCP) et le Pacte
international des droits économiques ,sociaux et culturels (PIDESC).
Autant
les articles du PIDCP sont clairs et fermes sur les droits de la personne et du
peuple, autant sont dérisoires les mécanismes prévus pour le suivi de leur
application. Et pour cause. L’ONU reste encore très imprégnée de la mentalité « Syndicats
d’Etats » défendant leurs privilèges et négociant des compromis politiques
sur le dos des principes et des lois. Une « Commission des droits de l’homme »
sans le moindre pouvoir reçoit les rapports des Etats-partis sur l’application
du pacte, délibère et fait des remarques ou bien règle dans le secret les
plaintes d’un Etat contre un autre. Il n’est bien entendu nullement question de
condamner ou de dénoncer les graves violations de la loi commune. Or, seule une
structure indépendante et de type judiciaire peut donner aux principes de la
DUDH et des lois énoncées par les deux pactes, des chances d’être pris au
sérieux par des dictatures qui ne les signent que pour les oublier aussitôt. Si
le concept de monde de droit doit avoir un sens, il faut qu’il y ait une
structure judiciaire, à laquelle peut s’adresser la société civile nationale ou
internationale pour demander justice face à un pouvoir coupable de violer les
textes qui fondent aujourd’hui la légalité internationale. Elle serait l’équivalent
d’une cour constitutionnelle dans un pays démocratique, mais à l’échelle du
monde.
Imaginons
ce que peut signifier l’existence d’une telle structure qui doit être
nécessairement crédible par sa représentativité, sa rigueur, son indépendance
(par rapport au Conseil de sécurité). Elle pourrait invalider des élections
scandaleuses comme en organise en permanence tel ou tel dictateur sobre ou
bigarré. Elle pourrait, en amont de ces élections, invalider les lois et
pratiques scélérates s’attaquant aux libertés fondamentales.
Cette
structure pourrait exiger que les élections à risque soient faites ou refaites
sous contrôle de l’ONU. En cas de refus, les sanctions pourraient être
prononcées. Elles ne prendraient pas l’aspect grossier des embargos qui mettent
dans le même sac le peuple et ses bourreaux mais distingueraient la population,
l’Etat et le régime. Ainsi, on pourra par exemple demander aux Etats de droit
de renvoyer les ambassadeurs du régime félon, mais pas les fonctionnaires du consulat
chargés des affaires des citoyens, et encore moins pénaliser les citoyens du
pays en question. Les hommes-clés du régime hors-la-loi seraient, eux, et
seulement eux, la cible de l’embargo. Montrés du doigt, interdits de voyage
dans l’espace de droit, voyant leurs comptes en banque cachés à l’étranger
gelés et leur dossier transmis devant le
tribunal criminel international pour ceux impliqués dans les affaires de
torture, ces hommes ivres de pouvoir et habitués à l’impunité apprendraient à
mieux gérer leur mégalomanie et leur agressivité.
J’ai proposé
d’appeler une telle structure la Cour constitutionnelle internationale (CCI).
Dans un premier temps, la CCI n’aurait probablement qu’un rôle de magistrature
morale exercée soit par auto-saisine ou en réponse à une plainte de la société
civile du pays concerné ou de la société civile internationale Mais son
existence constituerait à elle seule un énorme acquis. Un verdict frappant de
nullité des élections trafiquées équivaudrait à un verdict d’illégitimité
nationale et internationale pour le pouvoir en question.
Venant d’une instance judiciaire et
morale mondiale, représentative, indépendante et crédible, il aurait des
répercussions politiques énormes. Il renforcerait la résistance démocratique
interne, mettrait les pays démocratiques devant leur responsabilité, isolerait
le régime hors-la-loi, l’affaiblirait et diminuerait considérablement sa durée
de vie.
Si
l’administration américaine
veut être prise au sérieux par
les démocrates arabes , qu’elle commence
par refuser de reconnaître les régimes issus d’élections manifestement manipulées , comme celui que
nous prépare le dictateur .
La CCI ne rendrait pas seulement l’exercice de la
dictature encore plus périlleux et écourterait sa durée en renforçant la
résistance démocratique. Elle serait aussi une pièce maîtresse dans le maintien
de la paix dans le monde puisque ce sont
le plus souvent des dictateurs à moitié
fous qui ont déclenché les plus terribles guerres. La grande catastrophe que
fut l’invasion irakienne du Koweït est typique de la façon dont les dictatures
ont toujours creusé le fossé entre nos peuples arabes et ouvert les portes
toutes grandes à l’intervention étrangère. L’Europe n’a arrêté ses guerres
civiles et commencé à s’unir qu’à partir du moment où tous ses Etats sont
devenus démocratiques. Il en ira de même des pays arabes. La démocratie nous
libérera de l’occupant intérieur et nous réconciliera avec le monde extérieur.
Mais n’ayons
aucune illusion à court ni à moyen terme. On voit mal dans l’état actuel des
choses, même avec une forte dose d’optimisme, une telle cour exister, encore
moins ordonner une action quelconque à un conseil de sécurité rénové, ou
transmettre le dossier individuel des sbires de la dictature au tribunal criminel
international ou à une future police économique mondiale chargée de repérer et
saisir l’argent de la corruption. Les Tunisiens et les Arabes ne vont pas
attendre que leur souveraineté puisse être récupérée par de tels mécanismes,
encore éloignés dans le futur. Ils devront, hélas, beaucoup se sacrifier pour
mériter leur démocratie. Mais la dictature est un mal récurrent. La CCI servira
à d’autres peuples dans un futur proche ou lointain.Tout est dans l’enclenchement
du processus. La création de la CCI, à l’instar de celle du TPI, ne peut être
que le résultat d’un long combat commençant par l’appropriation du projet par
tous les démocrates du monde et par les ONG de défense des droits de l’homme.
Un éminent juriste tunisien travaille depuis quelques années sur l’habillage
juridique de l’idée et l’a déjà soumise au débat dans des cercles
internationaux. Le processus se continuerait par une campagne de lobbying
pouvant amener tel ou tel gouvernement démocratique à défendre le projet devant
les instances onusiennes. S’en suivrait alors une guerre de tranchées menée par
des dictatures affolées pour faire avorter le projet ou le vider de sa
substance.
Pour
amorcer le lent et difficile processus, la société civile internationale
pourrait ériger une sorte de Tribunal Russel qui serait l’ancêtre ou le prélude
de la CCI, en attendant qu’elle naisse comme pour le TPI de la fructueuse
collaboration entre ONG et Etats. Ne dit-on pas que le voyage le plus long
commence par un petit pas ?
Balayer surtout devant notre porte
Il existe une condition sine- qua- non qui donne à la société civile
arabe le droit d’exiger l’aide de la société civile internationale: balayer
devant sa propre porte. Les agressions criminelles contre les synagogues d’Istanbul
en novembre 2003 doivent être des signaux d’alerte très forts pour tous les
Arabes et les musulmans. Les attentats n’ont pas été condamnés à ma connaissance avec la vigueur qu’il faut... et
parfois pas du tout. L’antisémitisme qui sévit dans nos sociétés doit être
considéré comme une menace à la mise en place d’une société démocratique en
paix avec elle-même et avec son environnement international. J’ai pu mesurer la
virulence du mal en 1984, au moment du troisième Congrès de la Ligue tunisienne
des droits de l’homme.
Nous
étions un certain nombre de candidats à briguer un siège dans le nouveau comité
directeur. Quelle ne fut pas ma surprise de voir certains congressistes d’obédience
baassiste, s’en prendre à l’un des candidats à cause de ses origines juives.
Outré aussi bien par le racisme bête que par sa présence dans une telle
enceinte, je suis monté à la tribune ne sachant trop comment j’allais
stigmatiser le comportement de tels individus. J’ai laissé parler le cœur qui a
spontanément trouvé le ton et les mots : si nous pouvions être fiers d’être
arabes, n’était-ce pas parce que nous appartenions à une nation si peu raciste
qu’elle propose à ses enfants depuis leur naissance un Noir « Antara »
comme modèle du courage, un chrétien « Hatem » comme modèle de l’hospitalité
et un juif « Samaoual » comme modèle de la fidélité et de l’honneur.
La
réaction émue de la salle, sa condamnation ferme des propos et comportements
antisémites permirent l’élection du candidat contesté pour sa judaïté par une
très large majorité. Cela me rassura énormément. Oui, il y a de l’antisémitisme
épidermique, mais cela ne peut aller très loin, me suis-je dit. Erreur. Le
pourrissement du conflit au Proche-Orient, l’apparition de Ben Laden, l’écho de
ses discours irresponsables avec ses amalgames et ses simplifications, ont
considérablement aggravé la situation depuis vingt ans.
L’antisémitisme
arabe se développe au grand dam des démocrates et des militants des droits de l’homme,
et pour le plus grand mal de nos causes légitimes. L’erreur des nationalistes
ou islamistes est de mélanger les registres, de se tromper d’adversaires, de
faire payer l’innocent à la place du coupable. C’est ce que font aujourd’hui
ceux qui agressent les lieux de culte juifs ou profanent leurs cimetières. Ils
semblent faire fi du tort considérable porté à l’image des Arabes et des musulmans
dans le monde. Leur haine les aveugle au point de ne pas voir le caractère
contre-productif de telles pratiques et ses effets désastreux sur la cause qu’ils
prétendent servir : la fin du martyr du peuple palestinien soumis aux crimes de répétés de Charon .
Au nom
de l’antisionisme, on a vu se développer deux réactions inacceptables. Tout d’abord la reprise
par certains du fameux ‘’Protocole des sages de Sion’’. Tous les gens sérieux dans le monde arabe savent que
c’est un faux fabriqué par la police tsariste, mais le torchon continue tout de même de circuler. Autre
stupidité, certains auteurs arabes se
sont fait les relais des thèses révisionnistes. Or le révisionnisme est un
discours européen de déculpabilisation de l’Europe. C’est un débat qui à la
limite ne nous concerne pas. De plus il est totalement en contradiction avec
nos valeurs les plus fondamentales. En Islam on considère que tuer injustement
un seul homme, c’est tuer toute l’humanité, aider un seul homme c’est aider
toute l’humanité. Du point de vue
musulman, c’est toute l’humanité qui a subi la shoah à Auschwitz, quel que soit
le nombre ou la race des victimes. La
seule approche digne et pertinente pour nous est de marquer notre compassion, de ne laisser
planer aucun doute sur notre condamnation de ce crime contre l’humanité. Ceci
étant de l’acquis, nous avons le droit de dénoncer le racisme anti-arabe qui déborde de tant de sites juifs
sur Internet ou de refuser de justifier au nom de la shoah, le drame que vit
le peuple palestinien.
C’est tout cela qu’il faut enseigner à nos
jeunes, déboussolés par la colère et le ressentiment. On ne leur répètera
jamais assez que notre problème est avec la politique d’apartheid et de colonisation
de l’Etat d’Israël, non avec les juifs en tant que juifs. Ce sont les
Palestiniens qui nous ont appris dès les années soixante-dix à distinguer entre
juifs et sionistes. Si nous perdons de vue ce principe de base, la guerre entre
le sionisme et le mouvement national de libération palestinien pourrait se
transformer en une sale guerre de races et de religions. Pour l’instant les
profanateurs de tombes et les poseurs de bombes dans les synagogues nous
salissent et nous déshonorent. Dans tous les cas de figure, ils ne nous
représentent pas ou plus exactement ils ne représentent que ce que toute nation
a en elle de détraqué, de sombre et d’inhumain. C’est à nous de terrasser la
bête, avant qu’elle nous terrasse.
N’importe
quel comité de lecture de n’importe quelle revue qui se respecte[8]
aurait rejeté l’article de Samuel Huntington sur le clash des civilisations
comme scientifiquement irrecevable. L’auteur invente des entités qui n’existent
pas. Qu’est-ce que cette « civilisation sud-américaine » supposée
être le ciment unissant les Argentins blancs, les Indiens du Pérou et les Noirs
du Brésil ? Il met sur le même plan des entités bien définies comme la « civilisation »
hindouiste et une entité aussi floue que la « civilisation négro-africaine ».
Il
compare en permanence des poires et des pommes.
Par-dessus tout, il confond civilisation et
culture. Alvin Toeffler a brillamment montré dès les années quatre-vingt que ce
sont la technologie et ses modes de
production qui déterminent notre façon de voir le monde, la façon dont nous
percevons le temps et l’espace, les rapports sociaux, voire les images que nous
nous faisons de Dieu. Il soutient que le monde n’a connu que deux
civilisations: la civilisation agraire et la civilisation industrielle qui se prépare à être submergée par la troisième,
la civilisation de l’information. Au sein de ces grandes civilisations qui sont
les grandes étapes de l’histoire humaine, se développent un grand nombre de
cultures qui sont autant de variations sur le même thème : inventer des
manières de vivre ensemble avec les bénéfices et les limites de la technologie
imposée par la civilisation.
Mais qu’importe
! Nous savons que la théorie est tombée à point nommé pour donner de la
noblesse à la politique de containment de la « civilisation
confucianiste » (comprendre la Chine en voie de devenir la première
puissance économique mondiale) et de la civilisation islamique (comprendre le
monde arabe qui contrôle les plus grands gisements de pétrole de la planète).
Pourquoi en parler dès lors ? Parce qu’elle soulève un problème central pour
les Arabes et probablement pas seulement pour eux : le rapport entre identité
et universalité.
Huntington
divise l’humanité en huit entités à identifier comme des cultures :
Chrétienne-Romaine, Chrétienne-Orthodoxe, Islamique, Bouddhiste, Confucianiste,
Sud Américaine, Hindouiste et… Négro-africaine .
Partons
de cette classification en faisant comme si elle était objective. Acceptons
dans une première approximation que culture signifie l’ensemble commun de
croyances, valeurs, attitudes et comportements propres à une communauté humaine
donnant à ses membres le sentiment d’une identité commune les rapprochant les
uns des autres et les distinguant d’autres groupes humains.
Il est
clair qu’il existe dans la ville de New York une culture, ainsi définie, différente
selon qu’on habite Harlem ou le Bronx. On objectera que ce sont là des
sous-ensembles d’une culture plus vaste qui est la culture américaine.
Justement, il n’y a que des sous-ensembles s’imbriquant dans des ensembles plus
grands. Où allons- nous mettre les limites des ensembles les plus cohérents et
les plus pertinents pour faire nos gros paquets ? En fait tout est
question du niveau d’observation. C’est un peu comme dans la vision aérienne.
Plus vous vous élevez haut, plus la terre au- dessous de vous se restructure
différemment. Votre vision du paysage est fonction de ce qu’indique l’altimètre.
Proche du sol, vous allez voir les petits sous-ensembles que sont les champs,
les clôtures, les routes etc. Plus vous montez haut, plus les paysages
comprenant ces sous-ensembles changent prenant d’autres configurations. Idem
pour une classification des cultures. Au ras des pâquerettes, on pourra
décrire, à partir de points de convergence évidents dans les croyances, les
attitudes et les comportements, une culture flamande et wallonne, corse et
alsacienne, bavaroise et saxonne, etc. Le même type d’analyse pourra
fonctionner chez nous, montrant les points de convergence qui « font »
la différence entre Moyen-Orientaux et Maghrébins ou entre Algériens et
Tunisiens. Grimpons assez haut dans notre espace mental pour observer
maintenant les cultures du monde telles que les décrit Huntington.
Nous ne
sommes qu’à une « altitude moyenne ». A ce niveau se sont estompées,
pour l’islam par exemple, les différences pourtant si importantes à un niveau
plus « bas », entre sunnisme, chiisme. On verra encore moins la
myriade des cultures régionales propres à chaque pays où l’islam a été au
contact des peuples d’Afrique noire ou du Sud-Est asiatique.
Reculons
le champ de l’observation en cherchant des traits communs aux croyances,
attitudes et comportements des groupes humains observés à l’«altitude »
de Huntington. Si nous prenons pour critère le partage d’une même histoire ou
la conception du monde, les huit cultures vont se redéployer selon une
géographie bien surprenante.
Horreur
! voilà que le monde arabo-islamique n’est
que le versant Sud d’une même culture dont l’Occident chrétien est le versant
Nord. Le Maghreb ne signifie-t-il
pas d’ailleurs Occident en arabe ? Comment nier que les deux
sous-ensembles partagent l’héritage égyptien, grec et judéo-chrétien ?
Rappelons ici la thèse de Freud, défendue dans Moïse et le monothéisme
affirmant la filiation directe entre la religion d’Akhenaton et le judaïsme.
Les trois religions monothéistes dont la parenté est évidente sont les trois
branches d’un même arbre dont les racines plongent très profondément dans l’Egypte
antique. Il n’y a pas lieu de creuser trop profondément pour trouver jusqu’à
nos jours l’héritage commun de Sumer, Babylone, Thèbes, Bagdad ou
Constantinople. La ligne de partage entre l’Occident et l’Orient, comme l’ont
signalé des auteurs européens perspicaces, ne passe pas entre le nord et le sud
de la Méditerranée, mais très loin à l’est et plus exactement à partir des
frontières orientales de l’Iran. Ceux qui connaissent les Méditerranéens savent
à quel point ils sont semblables malgré leurs différences apparentes, et ce, qu’il s’agisse de leur
rapport à la nature, à la femme ou à la cuisine. C’est cette culture commune,
qu’on pourrait appeler méditerranéenne, qui s’est étendue en cercles
concentriques tout le long de l’histoire. Elle a apporté aux Irlandais et aux Scandinaves
l’un des trois avatars de l’ancienne religion d’Akhenaton, aux Slaves l’art
grec dont les icônes, aux Amériques, l’architecture arabe des haciendas
boliviennes et les villas californiennes.C’est ce même mouvement d’échanges et
de brassage dans le même grand sous- ensemble qui amena sur la rive Sud les
savants de Napoléon précurseurs de la renaissance arabe du XIXe siècle.
A notre
« altitude », les huit cultures se réduisent à quatre : la
méditerranéenne selon notre terminologie et l’hindouiste, la confucianiste et
la négro-africaine selon celle de Huntington. On peut encore « monter »
et le paysage mental va encore nous surprendre. Vue de l’espace, la terre est
sans frontières ou plus exactement ses frontières sont celles de sa rotondité.
Si nous prenons assez de hauteur mentale, de recul historique, nous verrons
fondre les quatre cultures en une : l’ensemble des valeurs, croyances,
attitudes, comportements et produits qui nous distinguent, nous autres humains
des peuples animaux et « nations sylvestres », avec lesquels nous partageons la planète.
Arrêtons-nous
maintenant au point crucial de la théorie: l’affrontement inéluctable et
programmé entre les « civilisations » et notamment entre l’Islam et
la chrétienté vu et corrigé par les stratèges du Pentagone. Le clash est
supposé inévitable car dans la nature même de ces « civilisations »,
au mieux des rivales, au pire d’irréductibles ennemies. Nous n’avons qu’un
devoir : nous y préparer. En décrétant le conflit structurel et inévitable, on n’a
que le choix entre vaincre, par l’extension de sa zone d’influence, ou se
retrancher sur des bases solidement défendues , donc le viol ou le divorce. C’est
de divorce que rêve Huntington en appelant l’Occident à se refermer sur
lui-même, à laisser tomber son prosélytisme notamment pour la Démocratie et les
droits de l’homme, tout en surveillant Arabes et Chinois du coin de l’œil pour
qu’ils n’atteignent jamais une puissance leur permettant de défendre leurs
intérêts face à l’hégémonisme américain.
Toute
cette vision recouvre une malhonnêteté et une naïveté.
La
malhonnêteté est facile à démonter. Les têtes d’œuf des centres d’études
stratégiques qui appliquent les statistiques à tout et n’importe quoi devraient
calculer combien de morts ont fait les guerres entre l’Occident et le monde
arabo-musulman et comparer le chiffre à celui des morts qu’ont faits la guerre
civile américaine ou les deux grandes guerres civiles européennes, appelées
improprement guerres mondiales. Nous leur rappellerons au passage qu’après son
extension à toute la planète, la deuxième guerre civile européenne n’a pas
opposé la « civilisation chrétienne-romaine » à la « civilisation
confucianiste », mais qu’on y a vu des Chinois et des Japonais, à couteaux
tirés par ailleurs, s’allier les uns aux Occidentaux de l’Alliance, les autres
aux Occidentaux de l’Axe. Les guerres entre « civilisations », parce
que beaucoup plus rares que les guerres entre les membres de la même culture,
sont autrement moins meurtrières. Cette règle est valable pour nous aussi. Qu’est-ce
que les batailles contre les Occidentaux, sur leur territoire ou le nôtre, en
comparaison des guerres civiles qui ont ensanglanté notre histoire ? La
bataille dite du Chameau, qui eut lieu quelques années après la mort du
prophète, entre les prétendants au califat pour le contrôle de l’empire à peine
conquis, décima en deux jours plus d’un tiers de l’armée arabe.
Le
contre- sens que fait Huntington sur la fonction du clash est assez étonnant
pour ce théoricien de la Realpolitik américaine. Le contact entre les hommes se
fait selon deux modes : le pacifique et le violent. Dans les deux cas il y a
échange. La guerre n’interrompt pas leur flux nécessaire, elle l’accélère. La
fonction de la guerre a été souvent d’ouvrir la route du commerce restée fermée
par un adepte de Huntington, dont le rejet de l’autre l’a emporté un moment sur
la fascination qu’il exerce sur lui. Il est assez amusant de penser que le
commodore Perry, ouvrant le Japon par la force au commerce américain était à
mille lieues de penser qu’il ouvrait aussi les Etats- Unis à l’invasion des
produits japonais,mais que cela arriverait un siècle plus tard. Les Croisades
ont joué un rôle important dans le développement culturel d’une Europe qui
était, à l’époque, le monde sous-développé. La Renaissance française est
rentrée, sous forme de rêves fascinés, de secrètes jalousies, de projets d’imitation
et de dépassement, dans les bagages des armées guerroyant dans l’Italie de la
fin du XVe siècle. Le colonialisme, si décrié, apparaît comme une étape
importante dans l’échange permanent entre l’Europe et l’Afrique, même
déséquilibré, injuste et inégal. Il en
va de la guerre comme du tremblement de terre. Une fois la catastrophe passée
et la dernière larme essuyée, on redessine les plans de la ville, on construit
mieux et plus solide. On apprend et on évolue. C’est dans ce sens qu’il faut
comprendre la fameuse boutade de l’écrivain Kateb Yacine « le français est
pour nous Algériens un butin de guerre ». Et quel butin ! Il va permettre
aux Arabes et notamment aux Maghrébins d’explorer à leur aise les arcanes d’une
culture fascinante, mais dont on est décidé à utiliser tous les leviers et à
relever tous les défis. Secrètement, ces hommes et ces femmes à cheval sur deux
cultures mesurent en permanence leur désavantage en tant que représentants de
la culture d’en dessous, mais leur avantage en tant que personne sur les monoculturels.
L’appel
au divorce des cultures ou les tentatives émouvantes pour l’éviter qui se multiplient ces derniers temps
sont aussi dérisoires qu’inutiles. La dynamique des cultures est semblable à
celle des plaques tectoniques. Des forces colossales les font se rapprocher, se
chevaucher. Leur contact peut se faire sur le mode lent ou cataclysmique. Dans
les deux cas de figure, l’échange d’énergie est permanent.
De la
même façon que la vie se nourrit de la vie, la culture se nourrit pour l’essentiel
des autres cultures. Cette « anthropophagie » est derrière le
puissant mouvement de recherche de contact qui n’a jamais cessé depuis l’aube
de l’histoire. Les « cosmopoles » modernes comme Londres, Paris,
NewYork ou HongKong ne font que prolonger les traditions de Babylone, Carthage,
Alexandrie, Athènes ou Bagdad. Dans ces lieux de rendez-vous, les hommes
venaient échanger objets, idées, attitudes et comportements afin de s’enrichir
mutuellement. Le processus de fécondation des cultures les unes par les autres
continuera dans la guerre, comme dans la paix. Tout montre que, loin de se
ralentir ou de s’inverser, le processus s’accélère, s’étend et s’approfondit La
question pertinente me semble être plutôt : vers quoi nous conduit ce processus
d’échange lent et rapide, pacifique et violent, programmé et chaotique ?
et non comment l’arrêter.
Les
deux ressorts de l’identité
Pour
répondre à cette question, l’hypothèse qu’on peut formuler à partir d’indices
concordants est qu’il nous conduit, par les chemins différents que sont nos
sous- ensembles culturels plus ou moins vastes, vers une identité universaliste
dont la clé de voûte est constituée par les valeurs des droits de l’homme et
dont l’instrument est la Démocratie. Quand j’avance cette hypothèse auprès de
mes amis arabes, même les moins chauvins, ils s’étranglent d’indignation
affirmant que je ne suis au mieux qu’un naïf, au pire qu’un laquais de l’Occident.
Cette universalité est-elle autre chose que le faire- valoir de l’impérialisme
culturel occidental, lui-même couverture de la mondialisation selon saint- Capital ?
Considérons
tout d’abord les mécanismes qui sculptent à travers l’histoire l’identité
nationale. Pour chaque peuple, comme pour toute personne, il s’agit là d’une
question centrale. Le problème paraît être au centre de la névrose arabe. Mais
les dernières élections présidentielles françaises et le débat lancinant sur l’immigration
dans tout l’Occident montrent que c’est là une préoccupation générale.
L’identité
est le sentiment d’appartenance à un groupe humain bien déterminé et de la
non-appartenance à tous les autres. C’est dans l’affirmation des caractères spécifiques
de sexe, de couleur de peau, de religion, de langue, d’accent ou de cuisine que
l’on trouve les signes les plus forts de son appartenance. Disons d’emblée que
c’est là quelque chose de sain et de normal. Comment échangerait-on quelque
chose qui intéresserait les autres si on n’était pas soi-même aussi original
que possible ? L’affirmation de la différence et son maintien donneront lieu malheureusement à toute cette panoplie d’attitudes
et de comportements qui vont de l’hostilité froide et contenue au au racisme le plus abject, mais ceci est une
autre histoire. On pourrait appeler ce mécanisme l’identité par opposition.
La
difficulté que rencontre ce mécanisme est que le groupe bien déterminé auquel
on veut se rattacher est rempli de cet autre menaçant à qui on s’oppose. A un
ami étranger qui me demandait de lui expliquer ce qu’est un Tunisien, j’ai proposé d’aborder la démonstration par
une analyse de la table tunisienne. La conférence démarra devant un lablabi
(plat de pois chiches bouillis que mangeaient déjà les soldats d’Hannibal).
Vinrent ensuite le sacro-saint couscous de nos ancêtres amazigh, le méchoui de
nos ancêtres arabes, les fameux brik apportés par les Turcs,
les spaghetti dont nous sommes les plus gros consommateurs dans le monde après
les Italiens, enfin le steak-frites et la baguette raflés aux Français.
« Mais
alors qu’est-ce que vous avez de proprement tunisien ?
- C’est
tout cela qui est tunisien. »
L’archéologie
culinaire est une façon agréable de démontrer ce qu’on peut prouver avec celle
des bâtiments, de la langue des costumes, des us et des coutumes : l’identité
tunisienne est un processus lent construit par l’histoire à partir du clash des
civilisations. Elle s’est ordonnée en couches géologiques superposées
toujours actives et dont la dernière attend celle que le cours de l’histoire
des prochains siècles voudra bien déposer au- dessus d’elle. Au Moyen-Orient,
le processus est le même. Les Israéliens se construisent une part importante de
leur identité par la guerre contre les Palestiniens, mais aussi par tout ce qu’ils
leur empruntent en permanence dans tous les domaines de la vie. Idem pour les
Palestiniens.
Les
Arabes anti-occidentaux, très nombreux dans la droite nationaliste et l’intégrisme
islamiste, sont donc confrontés à un terrible problème. Le « butin de
guerre », et tout ce qui va avec, jugé par Kateb Yacine et tous les
démocrates comme un cadeau somptueux, est pour eux un cadeau empoisonné dont il
faut se défaire le plus tôt possible. Mais comment nous débarrasser de cet
héritage si détesté, alors qu’il est déjà partie intégrante de nous- mêmes? Le
dilemme auquel font face leurs homologues de l’extrême droite européenne et
américaine n’est pas plus simple à résoudre. D’une certaine façon il serait
même plus grave. Dans notre cas, le clash n’a amené que des mots, des idées, des
procédures ou des comportements nouveaux. En Occident, il a apporté les acteurs
de ces nouveautés. L’ironie de l’histoire a joué un mauvais tour aussi bien aux
Européens qu’aux Américains. La conquête militaire au XIXe siècle par le Nord-Occident
du Sud-Occident n’a pas ouvert le Sud aux populations du Nord, mais le Nord aux
populations du Sud. Aujourd’hui les Arabo-Musulmans sont plus de dix millions
dans la communauté européenne et plus de sept millions aux Etats-Unis. Beaucoup
ont acquis la nationalité de leur pays d’adoption. Leur poids électoral
commence déjà à se faire sentir. La misère et la répression dans nos pays
alimentent en permanence leur flot grandissant qu’aucune barrière, sauf celle
de la démocratie et du développement au pays natal, ne stoppera. Citoyens occidentaux
entièrement à part, ils deviendront dans une ou deux générations des Occidentaux
à part entière. C’est la dernière couche de la coupe géologique de l’identité
occidentale. Voilà l’islam, ennemi héréditaire et dit irréconciliable, nouvel
élément de la culture « chrétienne occidentale » de M. Huntington, de
plus installé pacifiquement dans la demeure et pour toujours. De quoi vous
faire perdre votre latin et l’envie de publier des théories superficielles et
des classifications grossières !
L’islam
est abusivement associé à une seule nation, en occurrence la nôtre. On oublie
souvent que 10% des Arabes sont chrétiens, jouant dans notre histoire et notre
culture un rôle de premier plan et que les islams , iranien, indonésien, africain, indo-
pakistanais ont assez de personnalité pour être aisément distingués de l’islam
arabe.
Rien d’étonnant
à ce que nous assistions à la naissance d’un islam en plus : l’occidental, dorénavant
partie constitutive et de l’islam et de l’Occident. Partout les gouvernements
occidentaux sont à la recherche de la politique de « domestication »
de l’ogre. Pour commencer elle se fera dans le sens où l’on dompte un animal
dangereux. Avec le temps, elle prendra le sens que les Anglais donnent à ce
terme : rendre local, indigène, familier. Appelons ce deuxième mécanisme de
construction l’identité par apposition.
L’ultime
niveau
Le
sentiment le plus fort qui cimente cette identité et la caractérise est la
solidarité. Instinctive, réflexe, elle a soudé les membres du clan
préhistorique. Elle a donné naissance à la tribu, au peuple, à la nation. Aujourd’hui,
un autre niveau de la solidarité fait bouger des Belges pour des prisonniers
tunisiens, mobilise des membres tunisiens d’amnesty international contre
la lapidation d’une Nigériane. Des pacifistes juifs protestent contre le
massacre de Palestiniens à Jenine par d’autres juifs. De plus en plus d’hommes
et de femmes disséminés de par le monde se reconnaissent compatriotes et concitoyens
du monde par la communion dans les valeurs de la Déclaration universelle des
droits de l’homme (DUDH).
Sans le
savoir, les Arabes sont déjà en train de construire cette nouvelle couche
identitaire alors que d’aucuns se les imaginent en train de retourner au pire
fanatisme religieux. On peut même affirmer que si la contestation communautaire
est si bruyante dans le Nord et le Sud-Occident, c’est bien à cause de cette
lente ascension vers un nouveau palier de l’identité. Vaine opposition et tout
aussi vaine inquiétude. En parvenant au niveau de l’universel nous ne cessons
pas d’êtres occidentaux, africains, russes, chinois ou arabes. Nous apprenons
simplement à être des humains arabes, des humains occidentaux, des humains
mayas ou des humains yoruba.
L’identité universelle en cours de création n’annule pas nos
identités communales, régionales et nationales, notre appartenance à l’Europe
ou à l’islam. Elle les porte au plus haut de leur potentialité, tout en les
intégrant dans quelque chose de plus grand et de plus nécessaire au projet
éternel jamais abandonné d’un monde meilleur. Seul l’avenir confirmera cette
hypothèse ou l’infirmera comme ayant été un rêve dont seuls peuvent se rendre
coupables des intellectuels n’admettant pas que l’histoire ne soit qu’un conte plein de bruit et de fureur
raconté par un dément. Mais pourquoi le croirons- nous ? On peut envisager
pour l’avenir deux grands scénarios. Dans le premier, le navire a pu doubler le
cap du siècle sans être drossé sur les rochers par la tempête. L’humanité a pu
maîtriser sa crise écologique, démographique, économique, politique et identitaire. Les textes de la loi
universelle dessineront le niveau ultime de l’identité, constitueront les bases
juridiques et éthiques d’une nouvelle culture , réglant le statut des personnes, les devoirs des Etats, ainsi que
les divers aspects de la vie commune de
l’espèce. Les textes élaborés sur plus d’un demi-siècle seront reconnus par nos
descendants comme les textes fondateurs de la nouvelle étape de l’histoire.
Dans le second scénario, tout a mal tourné. La crise écologique n’a pas pu être
surmontée pas plus que l’explosion démographique au Sud ou l’implosion démographique au Nord. Le
libéralisme sans freins a coupé l’humanité en deux, la minorité des riches et
la majorité clochardisée. A la vague démocratique, a succédé la vague de la
dictature. La crise identitaire qui s’est
exacerbée, du fait de l’explosion de
tribalismes, nationalismes, intégrismes
en tout genre, a mis la planète à feu et à sang. Dans ce cas de figure, les
textes apparaîtront aux quelques chercheurs qui voudront bien s’y intéresser
comme les reliquats d’un rêve brisé, d’une utopie de plus qui s’est ensablée
dans un bras asséché du fleuve de l’histoire.
On peut certes imaginer entre ces deux extrêmes des situations
moins tranchées et plus probables. Il n’en demeure pas moins que la réussite de la nouvelle
identité, comme de tout le reste, est
une question de conjoncture, peut- être de chance, mais aussi de volonté. Comme disait Nietzsche , « les promesses
que la vie nous a faites, c’est à nous de tenir ».
Contrairement à ce qu’on affirme dans les
manuels d’histoire, l’URSS ne s’est pas effondrée en novembre 1991, la Tunisie
n’est pas devenue indépendante en mars 1956. Les Etats naissent et meurent dans
le silence des coeurs et des esprits longtemps avant leur naissance ou leur
mort dans l’espace du visible. On peut affirmer tranquillement aujourd’hui que
les dictatures arabes avec leurs chefs mégalomanes, leurs procédés iniques, leur
propagande primitive, leur corruption scandaleuse, leurs élections trafiquées,
leurs tortionnaires et leurs juges font
déjà partie du passé. Morts dans tous les cœurs et dans tous les esprits arabes, nos dictateurs
attendent simplement leur liquidation par l’histoire au niveau d’un pouvoir sur
lequel ils sont assis comme sur un volcan ou sur un siège éjectable.
La seule question qui se pose aujourd’hui
est de savoir ce qui va remplacer ces
régimes d’un autre âge. Tout semble indiquer que c’est une forme ou une autre d’islamisme
qui va emporter le morceau. Ce sont les islamistes qui combattent les armes à
la main l’occupation étrangère au Liban, en Palestine ou en Irak. Ce sont eux
qui, à travers le terrorisme, maintiennent la puissante Amérique dans une
mobilisation anxieuse et coûteuse. C’est leur idéologie qui est véhiculée par l’essentiel
des chaînes satellitaires. C’est cette idéologie qui revient aujourd’hui en
force en Tunisie en dépit d’une lamentable et inutile décennie de féroce
répression. Chaque fois que se tiennent des élections honnêtes dans n’importe
quel pays arabe ou musulman, ce sont des islamistes qu’on élit en majorité.
Cette lame de fond n’est pas stoppée mais plutôt nourrie par la collusion de l’intégrisme
laïque et de l’appui occidental à la dictature. Alors, dira-t-on, les carottes
sont cuites et la politique occidentale a au moins le mérite de retarder les
échéances. Rien n’est moins sûr et le pire n’est pas nécessairement le plus
probable.
La démocratie n’est pas condamnée à s’échouer
sur les rives Sud de la Méditerranée comme une vague qui se brise sur un récif
et qui n’a d’autre choix que de se retirer au large. Comme les islamismes, elle
a des atouts et ils sont loin d’être négligeables. Il y a d’abord le facteur
démographique, qui, avec soixante-dix millions d’analphabètes, joue en faveur
de la poussée islamiste. Une nation majoritairement jeune, ouverte sur le monde
et piaffant d’impatience pour trouver sa
place dans le concert des nations n’est pas condamnée, dans toutes ses
composantes, à marcher toujours les yeux rivés sur son passé. Il faut
rappeler ici que cinquante millions d’Arabes appartiennent déjà aux classes
moyennes aspirant aux droits et libertés associés à la démocratie. Il y a la
révolution technologique qui a introduit dans beaucoup de foyers arabes l’information
et la formation au débat démocratique. Il y a la vivacité du mouvement des
droits de l’homme, l’un des plus actifs du monde. Il y a surtout le profond
dégoût du totalitarisme vécu dans sa chair par l’écrasante majorité de la
population et dénoncé à longueur de journée par ce que la nation compte d’autorités
intellectuelles et morales. Il y a l’air du temps et la bonne contagion de tous
ces peuples qui se libèrent autour de nous. Il y a tout ce courant centriste et
éclairé de l’islamisme qui peut construire, avec les démocrates séculiers, un
compromis historique, évitant à la nation la guerre civile permanente. On ne le
répétera jamais assez : les démocrates ne s’opposent pas à l’intégrisme parce
qu’il se réclame de l’islam mais parce que c’est une idéologie totalitaire.
Enfin, il y a l’appui et la chaleureuse
complicité de la société civile occidentale. Mais que cette dernière comprenne
bien que c’est sa propre démocratie qu’elle défend en s’attaquant à l’appui que
ses dirigeants maintiennent contre vents
et marées à nos bourreaux !
Vue de l’extérieur, la démocratie
occidentale n’a vraiment pas bonne mine. On peut même dire qu’elle présente des
signes inquiétants d’essoufflement. Il y a dans cette crise des éléments, hélas !structurels.
Le vieillissement des populations et la fidélité de ces électeurs-là aux urnes
désertées par les jeunes introduisent un biais majeur appelé à s’aggraver dans
le futur. De tels électeurs, pour qui la sécurité passe avant la liberté, ne
peuvent hisser au pouvoir que des gouvernements de plus en plus conservateurs,
pour ne pas dire répressifs. Le Pen et Haider ne sont que le début d’un long
processus de harcèlement et de grignotage de la démocratie. Il y a le
glissement du pouvoir des mains des élus dans celles d’hommes que personne n’a
élus comme les patrons des grandes entreprises ou les maîtres des médias.
Il
existe un autre facteur structurel de mauvais pronostic. Si le turn over
des décideurs est trop lent dans les dictatures, il est beaucoup trop rapide
dans les pays démocratiques et notamment aux Etats-Unis. Pour des hommes
politiques vivant dans la hantise d’élections rapprochées, seuls comptent les
résultats visibles et immédiats. Or, la promotion du développement et de la démocratie
dans les pays du Sud relève d’une politique à très long terme. Rares sont les
politiciens capables de s’engager dans de telles entreprises dont les bénéfices
incertains ne profiteraient plus à une carrière depuis longtemps achevée.
Sur ce
terreau fragile, quoiqu’en disent les culturalistes (qui ont oublié avec quelle
facilité les Français se sont adaptés à Pétain et les Allemands à Hitler), des
facteurs externes et conjoncturels peuvent accélérer des processus délétères.
Les
politiques à court terme, le cynisme et l’immoralité des DGV, loin de protéger
l’Occident, vont aggraver ses difficultés, tant dans la gestion de l’émigration
que dans celle du terrorisme. Au lieu de stabiliser le mal tant redouté au limes
de l’empire, on ne fait que l’importer chez soi. Quelle aubaine pour l’extrême droite
profondément anti-démocratique ! La dérive sécuritaire, observée aux Etats-Unis
après le 11 Septembre, la multiplication des lois restreignant et encadrant les
libertés ne sont-elles pas les
conséquences directes de la crise politique qui sévit dans le monde arabe ?
En
sacrifiant les libertés des autres, les DGV mettent en danger, même si c’est à
long terme, la liberté dans leurs propres sociétés. Ces décideurs
comprendront-ils enfin que les premières lignes de défense de la démocratie
occidentale passent aussi par Alger, Rabat, Le Caire, Damas ou Tunis ?
Tout laisse à penser que le mal arabe est contagieux et que l’avortement de la
démocratisation dans le Sud-Occident mettra à mal les acquis de la démocratie
dans le Nord- Occident. Qu’on le veuille ou non, qu’on en soit conscient ou
pas, le sort de la démocratie dans le monde pourrait dépendre de la façon dont
elle va perdre ou gagner la partie dans le monde arabe et musulman avec son
milliard d’habitants et ses formidables capacités de construction et de
destruction.
L’histoire,
dit-on, se répète. Elle le fait parfois en bégayant. Aujourd’hui le monde arabe
ressemble fortement à la Chine du XIXe siècle. La politique
moyen-orientale de l’Amérique et notamment face à l’Irak est un remake de
la politique britannique face à la Chine d’avant ses diverses révoltes du XXe
siècle. On trouve de nos jours les mêmes attitudes, comportements et discours d’antan
où la puissance impérialiste utilise les mêmes alibis pour occuper directement
la terre ici, ailleurs entretenir la pauvreté, la division et la corruption.
Désuni, affaibli, opprimé et humilié par l’occupant intérieur, et tout autant
par l’alliance de l’arrogance suicidaire d’Israël et de la politique de la
canonnière américaine, le monde arabe est certes très malade, il n’en reste pas
moins un géant. L’histoire enseigne que les grandes nations s’inscrivent dans
la durée pour prendre leur revanche. Ces nations plus que les hommes, par leur
volonté farouche de survie, sont capables de faire de leurs handicaps les
points de départ de leur renaissance. Le XVIIIe siècle a été celui
de la révolution française, le XIXe celui du réveil japonais, le XXe
celui des révolutions russes et chinoises. Le chaudron qui bout sur la rive Sud
de la Méditerranée fera-t-il du XXIe siècle celui de la révolution arabe ?
C’est
notre responsabilité à tous de faire que l’inévitable explosion qui se prépare
débouche sur une révolution démocratique. Faute de quoi, la vague démocratique
qui a déferlé sur le monde dans les années quantre-vingt entamera un reflux
inexorable dont nul ne peut prévoir où et quand il s’arrêtera.
Annexe 1
Non à l’agression, oui à la
Démocratie
(Traduit de l’arabe)
Trente-six présidents d’ONG,
de partis politiques et des syndicalistes, six bâtonniers, soixante avocats,
vingt-cinq écrivains du monde arabe ont signé l’appel suivant à la veille de l’intervention
américaine en Irak.
Au moment où les forces
américaines et britanniques s’apprêtent à lancer une agression contre l’Irak
qui pourrait coûter la vie a des dizaines de milliers d’innocents se
surajoutant au million des victimes de l’embargo.
Au moment où l’on voit les
bases étrangères revenir en terre arabe, les roitelets courir se mettre sous la
protection américaine, l’Amérique mettre le monde arabe sous tutelle allant
jusqu’à vouloir contrôler ses programmes scolaires après s’être assuré le contrôle de ses richesses.
Au moment où l’armée et la
police s’apprêtent dans nos pays à réprimer tout mouvement populaire de
protestation contre le niveau d’impuissance et d’humiliation auquel la nation
est parvenue.
Au moment où le
découragement collectif s’intensifie face à cette nouvelle tragédie qui se
surajoute à celles du martyre du peuple palestinien, du sous-développement, de
la misère, de la dictature, de la corruption et de la fuite éperdue de notre
jeunesse.
Au moment où plus aucun
projet collectif ne fait rêver et où nos actions sont simplement des réactions
aggravant la situation.
Dans le cadre de la
faillite totale de régimes sans légitimité, sans dignité, non crédibles et
incompétents, et compte tenu de l’absence d’une autorité morale se faisant le
porte-parole des souffrances et des espoirs de tous les Arabes.
Nous, signataires de cet appel, traduisant le refus général de
cette guerre, le soutien et la commisération de tous pour le peuple irakien
pris entre l’enclume de la dictature et le marteau de l’impérialisme :
Voulons par la présente
déclaration faire porter l’essentiel de la responsabilité de l’état
catastrophique actuel de la nation arabe sur le facteur essentiel de sa
déchéance : le système politique délétère, qui a donné
lors des derniers sommets arabe et islamique de nouvelles preuves de sa totale
incurie.
Ce système a divinisé le
chef, humilié et terrorisé le peuple, usurpé ses pouvoirs, disséminé la
corruption, persécuté les hommes et les femmes libres, donné en tout temps et
en tout lieu l’exemple du mensonge, de
la falsification et du clanisme, vidé notre indépendance de tout contenu,
épuisé les forces vives de la nation par la guerre civile ou la guerre entre
pays.Ce système a empêché de par sa structure tout rapprochement de nos peuples
pour qu’ils constituent un grand ensemble régional similaire à ceux qui nous
entourent.
Ce système assiste, impuissant, à la lente
agonie de l’héroïque peuple palestinien. Il ouvre aujourd’hui les portes
grandes ouvertes des terres arabes aux forces étrangères et à la colonisation
directe. Ce système ferme devant nous toutes les portes de l’avenir après avoir
échoué à réaliser toutes les promesses du passé. Malgré la gravité de cette
situation, considérant l’enracinement des peuples arabes dans l’histoire, leur
capacité à relever tous les défis et à construire leur avenir, et au moment où
se lèvent de par le monde des voix transcendant les frontières des pays, des
nations et des religions, refusant la domination américaine et la folie
furieuse du sionisme en Palestine.
Tout en appelant notre
nation à assumer sa responsabilité historique en Palestine et en Irak, nous
restons persuadés qu’il n’existe aucune sortie des multiples crises que nous
traversons hors d’un changement radical de notre système politique. Aussi appelons-nous
tous les Arabes à se mobiliser en vue d’un nouveau système politique mettant
fin à la tyrannie d’un individu, faisant de la volonté du peuple librement
exprimée la seule source de légitimité, imposant l’alternance pacifique au
pouvoir, garantissant les libertés individuelles et collectives, éradiquant la
torture, éliminant la police politique, libérant tous les prisonniers
politiques, instaurant l’indépendance de la justice, liquidant la corruption,
instituant la stricte égalité entre l’homme et la femme, reconnaissant à nos
frères amazigh, kurdes, sud- soudanais tous leurs droits.
Seul un tel système
permettrait au citoyen de retrouver la dignité, à la société de s’épanouir, à l’indépendance
de la nation de devenir une réalité et au peuple palestinien de retrouver ses
droits légitimes.
Nous, Arabes, vivons
aujourd’hui une période cruciale de notre histoire où sont déjà morts dans nos
esprits et nos consciences les régimes de l’homme unique, du parti unique, de l’idéologie
unique, qu’ils se présentent sans masque ou sous le fard d’une fausse
démocratie. Dans nos cœurs et nos consciences, les nouveaux choix d’un système
démocratique ont suffisamment mûri pour que nous passions à son installation
dans cette honteuse réalité d’aujourd’hui que la nation tout entière rejette
avec force.
Que la catastrophe de l’agression
américaine et britannique avec la complicité israélienne soit notre chance
historique d’un sursaut patriotique et démocratique, ramenant notre nation sur
la scène de l’histoire dont elle n’a été absente que trop longtemps.
Signataires
Ahmed Jallali, Ahmed Faiez
Faouar, Ahmed Kalai, Oussama Bouthelja, Anouar Aoulad Ali, Anouar Bonni, Anouar
Nassreddine Haddam, Amina Zouari, Bassel Chalhoub, Bechir Essid, Balkis Magid
Hassen, Boubaker bettabet, Jad Karim Jebai, Hassan Toukabri, hakim Arbidou,
Houssam Abdallah, Houneifi Faridhi, Khaled Krishi, Khalil Maatoug, Rabeh
Khraifi, Radhia Nasraoui, Ridha Taraghani, Rached Ghannoushi, Rafia Al madini,
Riadh Chihaoui, Riadh Khaddah, Zouheir Hamidha, Sami Moubarak, Sabika Najjar,
Sofiene Chouitar, Lassad Jouhri, Saad El nounou, Said Mechichi, Saida Akermi,
Samir Ben Amor, Samir Dilou, Saida Harrathi, sakhr Achaoui, Tarek Nouri, Ameur
Laraidh, Aida seif Eddoula, Abbes Mouroua, Abdelbasset El Ouni, Abdallah
Mansour, Abdelhamid Abdallah, Abderrahmane Al Noueimi, Abderrahmane Hedhili,
Abdelraouf Aba, Abdelrahim saber, Abdelraouf Ayadi, Abdelsattar Ben Moussa,
Abdallah Khalil, Abdellatif Mekki, Abdelmonem sahbani, Abdelwahab Matar, Abida
Nahhas, Arbi Abid, Ali Sadreddine Al bayanouni, Ali Amer Hamid, Ali Gharsalli,
Ayachi Hammami, Fahem Mansouri, Fethi Jerbi, faouzia Ghazlane, faissal
jadlaoui, Violette Daguerre, latifa Habbachi, Leila ben Mahmoud, Maged Habbou,
Mazen maialla, Maged Charra, Mohsen rabii, Mohamed abu harthia, Mohammed Abbou,
Mohammed lazhar akermi, Mohammed Hasnaoui, Mohammed Chakroun, Mohammed Salah
Chatti,Mohammed Abdel Rahman, Mohammed Nagib Ben Youssef, Mohammed Nouri,
Mohsen Saoudi, Mohieddine Ismail, Mokhtar Trifi,Mokhtar Yahyaoui, Mustapha
Souilah, Mustapha Kamel Saied, Mohamed Bouthalja, Moncef Marzouki, Monther
Charni, Monia Chaabani, Michel Kilo, Nasser Ghazali, Nahi Dhamen Armouni, Nabil
Elissabii, Negib Hosni, Nejib Eddoum,
Nethir ben Yedder, Neziha rjiba(Oum Ziad), Nihad Bires, Nawar Atfa, Nawal
Saadaoui, Noureddine Bhiri, Hedi Abdelkebir, Hedi Mannai, hichem Gerfi, Haythem
Maleh, Haythem Manna, Yasser hassen, Yassine hadj Salah, Youssef Rezgui, Salah
Badreddine, Hatem Bouzaiane, Sabah Moussaoui, Amari Moncef, Farid haddad,
Salaheddine sidhoum, Sami Kahloul, Sultan Abazeid.
Annexe 2
Déclaration de Tunis
Le 17
juin 2003
Les
Tunisiens et les Tunisiennes représentants de partis politiques, d’associations
ainsi que des personnalités indépendantes, considérant la gravité de la
situation politique que traverse leur pays et la gravité de l’impasse dans
laquelle il se débat.
-Font
porter au pouvoir la responsabilité de la situation actuelle caractérisée par :
les horizons bouchés, la fuite en avant du régime, la confiscation des libertés
individuelles et collectives, la domination absolue du parti au pouvoir sur l’administration
et l’Etat, le monopole de tous les espaces, le blocage du fonctionnement des
partis et des associations et l’intrusion dans leurs affaires internes, les
massives violations des droits de l’homme, l’utilisation de la justice contre
les adversaires politiques, l’entretien d’un climat de peur, le traitement
policier des affaires politiques, le fossé entre le discours et la pratique, la
manipulation de la constitution, la négation des principes de la République, la
mise au point d’un arsenal juridique pour se donner l’impunité et perpétuer le système actuel enterrant à jamais l’espoir d’une
alternance pacifique au pouvoir, le mépris de l’opinion publique, la
désinformation, le déni de la fragilité de la situation économique et sociale
due aux choix économiques et à la corruption aggravant les inégalités.
-Réaffirment
leur foi dans le peuple tunisien qui a connu très tôt dans son histoire moderne
un mouvement réformiste, qui a été l’un des premiers peuples arabes à se doter
d’une constitution limitant par la loi l’absolutisme, qui a lié sa
revendication de l’indépendance à celle
d’un parlement, qui a donné tant de martyrs, qui a lutté durant des décennies pour
de vraies réformes politiques et le développement social, dont les élites ont
toujours fait preuve d’un grand dynamisme, qui a produit des réformateurs dans
tous les domaines dont Kheireddine, Mohammed Ali Hammi, Tahar Haddad, Farhat
Hachad. Un tel peuple est en mesure de refuser la confiscation de sa
souveraineté, peut mettre fin à la dictature et instaurer l’alternative
démocratique à laquelle il a droit.
Par
conséquent et en cette période cruciale de l’histoire de notre pays, nous
adressons cet appel à toutes les constituantes de la société pour qu’elles
assument leur responsabilité dans la
mise en place et la réalisation d’un contrat politique instaurant une société
démocratique et rompant avec les solutions tronquées et les stratégies de
marchandage au détriment des principes démocratiques dont les objectifs sont :
1-La
libération de tous les prisonniers politiques, le retour des exilés, la
promulgation de l’amnistie générale, le dédommagement moral et matériel des
victimes de la répression et leur rétablissement dans leurs droits civiques et
politiques.
2-La
promulgation d’une nouvelle constitution instaurant un système politique
démocratique se fondant sur la souveraineté du peuple comme seule source de
légitimité, lui reconnaissant toutes les libertés individuelles et collectives
telles que définies dans la Déclaration universelle des droits de l’homme,
assurant la séparation des pouvoirs, garantissant l’indépendance de la justice,
permettant aux Tunisiens et Tunisiennes de briguer tous les postes sans
exclusive, organisant l’alternance pacifique et instituant des mécanismes
efficaces pour contrôler la constitutionnalité des lois.
3-La
mise en place d’un Etat de droit et de vraies institutions protégeant les
droits et libertés, réprimant la corruption et garantissant des élections
libres et honnêtes.
4-Le
respect de l’identité du peuple et de ses
valeurs arabo-musulmanes, la garantie de la liberté de croyance à tous et la
neutralisation politique des lieux de culte.
5-La
défense de l’indépendance du pays et de la souveraineté de la décision nationale.
6-La
construction d’une société pluraliste et tolérante acceptant la différence d’opinion
et faisant des associations de la société civile le cadre du débat démocratique.
7-L’égalité
entre les citoyens et surtout entre l’homme et la femme.
8-La
neutralité de l’administration et celle des forces de sécurité dans les
conflits politiques, ces dernières n’ayant d’autre mission que d’assurer la
sécurité des citoyens et le combat contre le crime.
9-La
libération de l’information et de tous les moyens de communication, permettant
ainsi la libre expression et la transparence dans le débat entre les différents
courants politiques.
10-La
bonne gestion des deniers publics, la poursuite des corrompus, la récupération
des biens volés à la collectivité, la mise en place de mécanismes efficaces de
lutte contre la corruption.
11-La
protection des droits sociaux et économiques, de la liberté syndicale, la
promotion de l’égalité entre les régions et la lutte contre les effets pervers
de la mondialisation ainsi que toute vassalisation.
12-La
promotion de l’ouverture de la Tunisie et son intégration dans son espace
maghrébin, africain et méditerranéen dans l’égalité , ainsi que le soutien à
toutes les causes justes arabes et mondiales, en priorité le droit du peuple
palestinien à libérer son sol, à décider de son avenir, à instaurer son Etat
dont Jérusalem est la capitale.
Les
signataires de cet appel, se félicitant de la réussite de la rencontre d’Aix
du 26 mai 2003, la considérant comme la suite de la réunion de Tunis du 12 mai
2002 et de celle de Paris du 18 mai
2002, donc comme une étape de plus dans le rassemblement de l’opposition
démocratique de notre pays.
Considérant
l’urgence d’un tel rassemblement de partis, d’associations et de personnalités
indépendantes sur la base d’un compromis démocratique, instituent un comité de suivi dont la mission
est d’élargir la consultation à toutes les parties en vue de préparer , au début
de l’année politique à venir, une réunion ultime devant appeler à la tenue de la Conférence nationale
démocratique en 2004 afin d’unir les
Tunisiens autour de l’alternative démocratique à laquelle ils aspirent tous.
Les
signataires
Abderraouf
Ayadi,, Abdessalem Rafik, Abidi Imed, Ameur Laraïdh, Abbou Mohamed, Bedoui
Mohamed Ali Ben Mbarek Khaled, Ben Salem Ali, Ben Salem Mohamed, Me Chakroun Mohamed,
Elguennaoui Elammari, Elayachi Hammami, Gaaloul Ahmed, Hachemi Jgham, Hamrouni
Chokri, Hani Abdelwahab, Khiari Sadri, Kraïem Mustapha, Moncef Marzouki, Matar
Abdlwahab, Mestiri Omar Nouri, Mohamed
Naziha R’jiba, Semii
Ahmed, Pr TalbiMohamed, Yahyaoui Mokhtar, Zougah Mehdi.
Table des matières
Vol au
dessus d’un nid de ripoux 15
De l’art de faire avorter une démocratie
naissante 81
Les raisons du blocage 111
Préalable à une greffe réussie 131
Pistes pour accélérer une guérison 149
Identité
nationale et universalité 165
En
conclusion 177
Annexes 183
[1] Voir annexe 1 .
[2] La Tunisie, à l’instar du cas clinique en médecine,
servira comme exemple pour démonter la mécanique de la dictature arabe. Ce que
nous savons sur le gâchis tunisien sera un jour complété par d’autres
révélations sur le prix effroyable payé par les Irakiens, les Saoudiens, les
Libyens, les Syriens etc. Les lecteurs arabes non tunisiens reconnaîtront dans
ce texte les figures emblématiques de leurs combats nationaux, mais sous d’autres
noms. Ils y reconnaîtront tout aussi aisément leurs chefs abhorrés, leurs
polices secrètes omnipotentes, leur corruption endémique et surtout leur propre
souffrance.
[4] En déplacement en Suisse en 2000, et sur plainte des ONG internationales
des droits de l’homme, il n’a dû son salut qu’à la fuite. Un juge genevois
avait lancé contre lui un mandat d’arrêt, au nom de la Convention internationale
contre la torture. Il fut prévenu, par on ne sait trop qui , et son départ
précipité a dû soulager plus d’un politicien helvétique. L’incident aura eu au
moins l’avantage de rappeler aux tortionnaires tunisiens, dont la liste a été
publiée sur Internet, que le temps de l’impunité est fini et que tous les crimes
seront un jour punis.
[5] Il y a un côté délirant rarement relevé à ce conflit
interminable. Ce qu’on appelle aujourd’hui les Arabes au Maghreb sont en
réalité les descendants des anciens conquérants très minoritaires et de l’écrasante
majorité de Berbères convertis à l’islam et à l’usage de la langue arabe. L’Egypte,
la Syrie ou l’Irak modernes sont nés de la même alchimie entre une poignée de
conquérants et la population d’origine. En Palestine, le fond de cette
population a toujours été celui d’Hébreux dont la majorité n’a jamais quitté le pays ou disparu du jour au lendemain. Convertis au
christianisme ou à l’islam et parlant l’arabe, ils ont donné les Palestiniens d’aujourd’hui.
Quelle triste ironie de l’histoire de les voir chassés de leur terre par des
slaves convertis de Russie, des Africains convertis d’Ethiopie, des Berbères
convertis du Maroc, voire même de purs Arabes convertis du Yémen !
[8]Samuel.P.Huntington
: “The clash of civilizations”, Foreign Affairs, Summer 1993, V27, nb 3,
pp, 22-28.
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la dictature et le monde arabe
jeudi 7 juillet 2005
la dictature et le monde arabe
le coût de la dictature dans le monde arabe
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